Je laisse un extrait de l'avant-propos au livre d'Andrée Michel, Féminisme et Antimilitarisme, écrit par Jules Falquet, une sociologue féministe. (Le texte de l'avant-propos est disponible en pdf à l'adresse du livre sur le site de la maison d'édition - http://www.editions-ixe.fr/content/f%C3 ... es-falquet). C'est aussi cette sociologue qui a écrit la préface de la traduction française du livre de Pinar Selek, Service militaire en Turquie : construction de la classe de sexe dominante. La préface est longue et je ne sais pas quel extrait mettre ici.
Le site de Jules Falquet avec un très grand nombre de textes en accès libre, dont la préface au livre de Pinar Selek et un autre article (2014) qui concerne les systèmes militaro-industriels : https://julesfalquet.wordpress.com/
Le livre d'Andrée Michel, Féminisme et Antimilitarisme, 2012. C'est un recueil de travaux plus anciens.
Et la traduction du livre de Pinar Selek, Service militaire en Turquie : construction de la classe de sexe dominante, 2014 (2008).
LE SYSTEME MILITARO-INDUSTRIEL, ANALYSES ET LUTTES FEMINISTES
Alors que la France est l’un des pays les plus nucléarisés au monde et l’un des principaux fabricants et vendeurs d’armes de la planète, il faut répéter d’abord qu’Andrée Michel est l’une des très rares universitaires féministes françaises contemporaines à avoir travaillé directement sur le militarisme et le nucléaire en France. Un tel silence du féminisme universitaire et d’une bonne partie du féminisme militant est préoccupant, même s’il ne fait que refléter le silence construit, voire imposé à l’ensemble de la société française. Les quelques voix qui s’élèvent n’en sont que plus précieuses, surtout quand elles analysent les raisons profondes du mutisme et de l’autocensure sur ces deux « mamelles » de la France.
Il s’agit précisément de l’un des apports majeurs du travail d’Andrée Michel, manifeste dès le premier article qu’elle publie à ce sujet en 1985, « Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des femmes » (infra, p. 33-111). Dans la veine du féminisme matérialiste, Andrée Michel analyse tant la face mentale que la face matérielle du militarisme, qui se construit très concrètement comme un double système idéologique et productif solidement appuyé sur un ensemble d’institutions qui organisent l’ensemble de la société. Et, comme on le verra, elle met en rapport cette double analyse avec celle des violences masculines contre les femmes, en les définissant bien au-delà du seul cadre des violences conjugales et « privées ».
Concernant les bases matérielles du complexe militaro-industriel et du système militaro-industriel (CMI et SMI), Andrée Michel analyse méticuleusement les données économiques, sociologiques, historiques et statistiques disponibles, souvent celles-là mêmes que fournissent les institutions internationales. Quel pays produit quoi, quel gouvernement dépense combien en armes, qui choisit d’acheter ou de vendre plutôt des missiles que des hôpitaux, de rémunérer des soldats et d’imprimer des manuels de torture plutôt que de former des maîtresses d’école et de développer des bibliothèques enfantines : là se jouent les choix décisifs. Or, Andrée Michel montre bien qu’une petite clique de vieux messieurs, souvent blancs, toujours fort riches, décide des priorités en la matière dans la plus totale opacité, sans souci ni de la démocratie, ni des intérêts du plus grand nombre. De plus, Andrée Michel dévoile les liens entre plusieurs dimensions structurelles du militarisme. Elle souligne l’articulation de trois dimensions capitales. D’abord, l’organisation du système productif lui-même, qui est déformée par le militarisme : il est instructif de constater non seulement le poids économique du secteur, mais aussi d’analyser les logiques d’emploi dans l’industrie de l’armement et dans l’industrie nucléaire. Ensuite, il convient d’observer que le militarisme ne peut prospérer qu’en étant solidement soutenu par un système politique antidémocratique où les décisions sont prises sans transparence, comme le montre très bien le choix du nucléaire en France, sans aucun débat. Enfin, Andrée Michel attire notre attention sur les systèmes médiatiques et éducatifs qui légitiment le militarisme sur le plan idéologique. Érotiser la guerre avec des images de pinups et de soldats musclés, la dé-réaliser et la transformer en « jeu » vidéo, présenter aux enfants et aux jeunes la vie militaire comme un idéal viril ou un modèle de discipline, de moralité et d’amitié, minimiser l’impact du nucléaire sans crainte du ridicule en décrivant le mouvements de nuages respectueux des frontières de l’Hexagone : c’est cela, aussi, le quotidien du CMI, son danger et sa redoutable force.
Par ailleurs, si son travail empirique part du cas français, Andrée Michel situe ses analyses dans une perspective internationale et anti-néocoloniale*1. Elle lie sa critique du militarisme à une dénonciation très claire d’une série de guerres concrètes, qui constituent le débouché on ne peut plus logique du CMI – et non pas quelque regrettable « bavure » que nos dirigeant.es s’efforceraient de circonscrire et de faire disparaître. Sans guerres ouvertes, pas de consommation des produits centraux du CMI, pas de justification des arbitrages budgétaires scandaleux et de l’endettement massif pour équiper les armées de matériel dernier cri. Il est complètement illusoire d’espérer que les dépenses militaires mènent à la préservation de la paix : bien au contraire, elles prolongent indéfiniment, non seulement les guerres, mais aussi les luttes contre « l’ennemi intérieur » (la population civile contestaire, qui constitue souvent un premier test « grandeur nature » des nouveaux matériels), et surtout, comme Andrée Michel l’a si bien souligné, le retard dans toutes sortes de domaines, comme la recherche, les droits humains, l’égalité de sexe, de « race » ou de classe. Ce qu’on dépense en armes, c’est toujours ça de moins pour la musique, la poésie ou le désengorgement des tribunaux qui fixent les montants des pensions alimentaires.
C’est pourquoi Andrée Michel s’inscrit dans l’activisme et travaille à mettre
en valeur les actions pacifistes et surtout antimilitaristes du mouvement
des femmes et des féministes dans différents contextes nationaux et internationaux
(voir notamment infra, p. 155-164, et 165-171).
Dans cette perspective internationaliste, le travail d’Andrée Michel se distingue aussi par sa dénonciation constante de l’ethnocentrisme des féministes françaises et européennes, « renforcé par leur sentiment [d’appartenir] à des sociétés qui doivent devenir la référence pour les femmes du tiers monde », écrit-elle avec des accents proches de ceux de Chandra Mohanty dans un texte consacré aux échanges entre participantes du Nord et du Sud lors de plusieurs grandes rencontres internationales contre la guerre*2 (Michel, 1994b). Analysant les différences entre ces rencontres, elle affirme que les femmes européennes ont un potentiel de résistance à l’impérialisme très réduit, même si on trouve chez elles un potentiel élevé pour la résolution des conflits par la non-violence. Dans ce texte du début des années 1990, elle montre déjà comment le retour de pratiques de lapidation en Irak est manipulé, avec succès, par les médias occidentaux pour que les femmes occidentales se détournent avec effroi et incompréhension du sort des femmes irakiennes. Andrée Michel estime en revanche que c’est chez les femmes des Suds que les luttes contre l’impérialisme, la guerre et le militarisme, sont les plus résolues et les plus lucides. Et en tout état de cause, elle n’a de cesse de prôner et d’oeuvrer très concrètement à des alliances, comme en témoignent notamment, non seulement ses articles publiés dans Nouvelles Questions féministes (en 1984, 1985*3, 1991 ou 1993) et ses nombreuses interventions dans différents espaces militants, mais aussi ses efforts constants pour faire connaître les travaux et les luttes de nombreuses activistes et théoriciennes du Sud, qu’elle cite abondamment et avec qui elle dialogue constamment.
Enfin, en ce qui concerne les femmes, on sait que le pacifisme est souvent mêlé à un certain naturalisme : c’est parce que les femmes seraient avant tout des mères, proches de la vie, qu’elles chériraient la paix. Ou bien c’est en tant que victimes directes des violences, des viols de guerre, en tant que veuves et mères éplorées, qu’elles s’opposeraient légitimement à la guerre. Rien de tel chez Andrée Michel, qui différencie avec soin pacifisme et antimilitarisme. L’antimilitarisme, bien plus large qu’un amour un peu sentimental de la paix, est éminemment raisonné. Il est l’aboutissement logique – inévitable, aimerait-on dire – de positions féministes, anticolonialistes, antiracistes et anticapitalistes. Andrée Michel, comme avant elle Cynthia Enloe (1989) et Cynthia Cockburn*4, insiste d’ailleurs sur la dimension féministe que revendiquent de nombreux mouvement de femmes
antimilitaristes.
Bien plus que s’opposer à des guerres ponctuelles, il s’agit de remettre en cause toute une logique quotidienne du « temps de paix », qu’Andrée Michel débusque là où on oublie souvent qu’elle se niche. Le militarisme, ce sont bien sûr les dépenses militaires, le commerce des armes et les interventions armées – l’une des principales occasions de ce qu’elle nomme la « consommation d’armes ». Pourtant, il s’exprime aussi dans la mode (camouflage), le cinéma (héroïque) ou le nucléaire « civil » (même quand cette industrie est pilotée par une femme). Mais Andrée Michel nous rappelle que la militarisation implique aussi toute une politique de l’emploi à l’échelle de pays entiers, subordonnant les industries civiles aux industries militaires, ce qui diffuse et aggrave la division sexuelle du travail dans l’un comme dans l’autre secteur, renforce la taylorisation du travail et augmente le chômage en général et celui des femmes en particulier. On voit alors apparaître le lien profond entre politique de classe et politique de genre. De même, la division internationale ou « raciale » du travail n’est jamais loin : d’où vient l’uranium à bas prix ? qui se prostitue dans les bases militaires de qui ? qui est envoyé.e en première ligne avec la promesse d’obtenir, un jour, des papiers si elle/il se bat courageusement pour les intérêts des multinationales basées dans le Nord ? Finalement, comme le souligne Andrée Michel, pour que des choix budgétaires et politiques militaristes et guerriers éminemment défavorables aux femmes, et surtout aux plus pauvres d’entre elles, puissent s’imposer, il faut exclure les femmes des Parlements. Qu’on repense un instant au Congrès états-unien qui a voté la guerre contre l’Irak : parmi les rares opposant.es à cette décision tragique et scélérate, les plus déterminées étaient des députées femmes, Noires.
Pour conclure, il faut rappeler que si le travail d’Andrée Michel est à la fois précurseur et profond, il est surtout terriblement actuel. Sa dénonciation de la culture de guerre et du militarisme résonne avec un écho tout particulier depuis le début de la « guerre anti/terroriste*5 » lancée par les États occidentaux à la suite du 11 septembre 2001. La guerre a connu deux grandes transformations après la Deuxième Guerre mondiale : la doctrine de la dissuasion nucléaire et le fait que les pays du Sud soient devenus le principal théâtre des opérations militaires. Ces deux transformations sont d’une actualité brûlante. Le nucléaire civil et militaire reste la plus terrible menace pour la vie humaine, comme l’ont montré la catastrophe entièrement évitable de Fukushima et les énormes tensions qui entourent les programmes nucléaires français, indien, pakistanais, israélien, états-unien, coréen et, aujourd’hui, iranien. On sait aussi que les pays des Suds font aujourd’hui les frais d’une longue liste de conflits armés destinés à leur imposer la démocratie de marché (Irak, Afghanistan), le pillage de leurs ressources (Libye, Nigeria, Mali), ou encore un contrôle social brutal par la terreur et la décomposition sociale généralisée, cas de nombreux pays latino-américains où la « guerre contre le narcotrafic » s’est transformée en véritable guerre contre la population civile, faisant des mort.es et des disparu.es par dizaines voire centaines de milliers (Mexique, Amérique centrale, Colombie). Face à cet état de guerre généralisé qui menace de devenir permanent, être « militairement incorrectes », comme le préconise Andrée Michel, est plus que jamais une urgence où convergent les luttes féministes, antiracistes, anticoloniales et anticapitalistes.
—Jules Falquet
Paris, juillet 2012
NOTES
1. Dans la période récente, on se souviendra qu’en 2011, pendant la révolution tunisienne et quelques jours à peine avant la chute du régime du président Ben Ali, Mme Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, proposait à ce dernier de mettre à sa disposition le savoir-faire et le matériel français pour le maintien de l’ordre. Une société française a vendu au colonel Kadhafi le matériel électronique servant à espionner les opposant.es. La France a également équipé Saddam Hussein dans sa guerre contre-révolutionnaire, ainsi d’ailleurs que le gouvernement mexicain.
2. La 14e Conférence générale de la fédération générale des femmes d’Irak (12-16 décembre 1992, Bagdad) ; la 1re Conférence sur la sécurité et la coopération des femmes en Europe (Womens CSCE, 13-15 novembre 1990, Berlin) ; et le Meeting international des femmes pour la Paix (11-15 novembre 1992, Düsseldorf ). Pour plus d’informations, voir Michel 1994.
3. On trouvera ici, p. 33-111, l’article de 1985 sur le complexe militaro-industriel.
4. On se reportera à son récent bilan de nombreuses années d’enquête avec et à propos du réseau féministe antimilitariste international des « Femmes en noir » (Cockburn 2007). En français, on lira notamment Maruani et Rogerat 2003.
5. Je reprends (ici et ailleurs) ce terme, inspiré notamment par le travail de Zillah Eisenstein (2010), pour désigner une guerre qui, tout en se réclamant de la lutte contre le terrorisme, fait abondamment usage, précisément, de techniques terroristes, en particulier de la torture et des attaques délibérées contre les populations civiles.
SOMMAIRE
Avant-propos
LA GUERRE CONTRE LES FEMMES
Féminisme et internationalisme
Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des
femmes
Militarisation et politique du genre
RESISTANCES FEMINISTES
Politique pacifiste, politique féministe
Les féministes de Colombie et la lutte contre la violence
Quand les féministes de la Ruta Pacifica invitent les femmes à
définir elles-mêmes leur sécurité
Les femmes juristes et la promotion d’une citoyenneté planétaire
Bibliographie