Féminisme et Antimilitarisme

Féminisme et Antimilitarisme

Messagede Merricat » 22 Avr 2016, 21:35

J'ouvre un fil sur l'antimilitarisme dans la section féministe. J'ai vu qu'il existe aussi un sujet sur l'antimilitarisme dans la section Autres.

Je laisse un extrait de l'avant-propos au livre d'Andrée Michel, Féminisme et Antimilitarisme, écrit par Jules Falquet, une sociologue féministe. (Le texte de l'avant-propos est disponible en pdf à l'adresse du livre sur le site de la maison d'édition - http://www.editions-ixe.fr/content/f%C3 ... es-falquet). C'est aussi cette sociologue qui a écrit la préface de la traduction française du livre de Pinar Selek, Service militaire en Turquie : construction de la classe de sexe dominante. La préface est longue et je ne sais pas quel extrait mettre ici.

Le site de Jules Falquet avec un très grand nombre de textes en accès libre, dont la préface au livre de Pinar Selek et un autre article (2014) qui concerne les systèmes militaro-industriels : https://julesfalquet.wordpress.com/
Le livre d'Andrée Michel, Féminisme et Antimilitarisme, 2012. C'est un recueil de travaux plus anciens.
Et la traduction du livre de Pinar Selek, Service militaire en Turquie : construction de la classe de sexe dominante, 2014 (2008).

LE SYSTEME MILITARO-INDUSTRIEL, ANALYSES ET LUTTES FEMINISTES

Alors que la France est l’un des pays les plus nucléarisés au monde et l’un des principaux fabricants et vendeurs d’armes de la planète, il faut répéter d’abord qu’Andrée Michel est l’une des très rares universitaires féministes françaises contemporaines à avoir travaillé directement sur le militarisme et le nucléaire en France. Un tel silence du féminisme universitaire et d’une bonne partie du féminisme militant est préoccupant, même s’il ne fait que refléter le silence construit, voire imposé à l’ensemble de la société française. Les quelques voix qui s’élèvent n’en sont que plus précieuses, surtout quand elles analysent les raisons profondes du mutisme et de l’autocensure sur ces deux « mamelles » de la France.
Il s’agit précisément de l’un des apports majeurs du travail d’Andrée Michel, manifeste dès le premier article qu’elle publie à ce sujet en 1985, « Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des femmes » (infra, p. 33-111). Dans la veine du féminisme matérialiste, Andrée Michel analyse tant la face mentale que la face matérielle du militarisme, qui se construit très concrètement comme un double système idéologique et productif solidement appuyé sur un ensemble d’institutions qui organisent l’ensemble de la société. Et, comme on le verra, elle met en rapport cette double analyse avec celle des violences masculines contre les femmes, en les définissant bien au-delà du seul cadre des violences conjugales et « privées ».
Concernant les bases matérielles du complexe militaro-industriel et du système militaro-industriel (CMI et SMI), Andrée Michel analyse méticuleusement les données économiques, sociologiques, historiques et statistiques disponibles, souvent celles-là mêmes que fournissent les institutions internationales. Quel pays produit quoi, quel gouvernement dépense combien en armes, qui choisit d’acheter ou de vendre plutôt des missiles que des hôpitaux, de rémunérer des soldats et d’imprimer des manuels de torture plutôt que de former des maîtresses d’école et de développer des bibliothèques enfantines : là se jouent les choix décisifs. Or, Andrée Michel montre bien qu’une petite clique de vieux messieurs, souvent blancs, toujours fort riches, décide des priorités en la matière dans la plus totale opacité, sans souci ni de la démocratie, ni des intérêts du plus grand nombre. De plus, Andrée Michel dévoile les liens entre plusieurs dimensions structurelles du militarisme. Elle souligne l’articulation de trois dimensions capitales. D’abord, l’organisation du système productif lui-même, qui est déformée par le militarisme : il est instructif de constater non seulement le poids économique du secteur, mais aussi d’analyser les logiques d’emploi dans l’industrie de l’armement et dans l’industrie nucléaire. Ensuite, il convient d’observer que le militarisme ne peut prospérer qu’en étant solidement soutenu par un système politique antidémocratique où les décisions sont prises sans transparence, comme le montre très bien le choix du nucléaire en France, sans aucun débat. Enfin, Andrée Michel attire notre attention sur les systèmes médiatiques et éducatifs qui légitiment le militarisme sur le plan idéologique. Érotiser la guerre avec des images de pinups et de soldats musclés, la dé-réaliser et la transformer en « jeu » vidéo, présenter aux enfants et aux jeunes la vie militaire comme un idéal viril ou un modèle de discipline, de moralité et d’amitié, minimiser l’impact du nucléaire sans crainte du ridicule en décrivant le mouvements de nuages respectueux des frontières de l’Hexagone : c’est cela, aussi, le quotidien du CMI, son danger et sa redoutable force.

Par ailleurs, si son travail empirique part du cas français, Andrée Michel situe ses analyses dans une perspective internationale et anti-néocoloniale*1. Elle lie sa critique du militarisme à une dénonciation très claire d’une série de guerres concrètes, qui constituent le débouché on ne peut plus logique du CMI – et non pas quelque regrettable « bavure » que nos dirigeant.es s’efforceraient de circonscrire et de faire disparaître. Sans guerres ouvertes, pas de consommation des produits centraux du CMI, pas de justification des arbitrages budgétaires scandaleux et de l’endettement massif pour équiper les armées de matériel dernier cri. Il est complètement illusoire d’espérer que les dépenses militaires mènent à la préservation de la paix : bien au contraire, elles prolongent indéfiniment, non seulement les guerres, mais aussi les luttes contre « l’ennemi intérieur » (la population civile contestaire, qui constitue souvent un premier test « grandeur nature » des nouveaux matériels), et surtout, comme Andrée Michel l’a si bien souligné, le retard dans toutes sortes de domaines, comme la recherche, les droits humains, l’égalité de sexe, de « race » ou de classe. Ce qu’on dépense en armes, c’est toujours ça de moins pour la musique, la poésie ou le désengorgement des tribunaux qui fixent les montants des pensions alimentaires.
C’est pourquoi Andrée Michel s’inscrit dans l’activisme et travaille à mettre
en valeur les actions pacifistes et surtout antimilitaristes du mouvement
des femmes et des féministes dans différents contextes nationaux et internationaux
(voir notamment infra, p. 155-164, et 165-171).

Dans cette perspective internationaliste, le travail d’Andrée Michel se distingue aussi par sa dénonciation constante de l’ethnocentrisme des féministes françaises et européennes, « renforcé par leur sentiment [d’appartenir] à des sociétés qui doivent devenir la référence pour les femmes du tiers monde », écrit-elle avec des accents proches de ceux de Chandra Mohanty dans un texte consacré aux échanges entre participantes du Nord et du Sud lors de plusieurs grandes rencontres internationales contre la guerre*2 (Michel, 1994b). Analysant les différences entre ces rencontres, elle affirme que les femmes européennes ont un potentiel de résistance à l’impérialisme très réduit, même si on trouve chez elles un potentiel élevé pour la résolution des conflits par la non-violence. Dans ce texte du début des années 1990, elle montre déjà comment le retour de pratiques de lapidation en Irak est manipulé, avec succès, par les médias occidentaux pour que les femmes occidentales se détournent avec effroi et incompréhension du sort des femmes irakiennes. Andrée Michel estime en revanche que c’est chez les femmes des Suds que les luttes contre l’impérialisme, la guerre et le militarisme, sont les plus résolues et les plus lucides. Et en tout état de cause, elle n’a de cesse de prôner et d’oeuvrer très concrètement à des alliances, comme en témoignent notamment, non seulement ses articles publiés dans Nouvelles Questions féministes (en 1984, 1985*3, 1991 ou 1993) et ses nombreuses interventions dans différents espaces militants, mais aussi ses efforts constants pour faire connaître les travaux et les luttes de nombreuses activistes et théoriciennes du Sud, qu’elle cite abondamment et avec qui elle dialogue constamment.
Enfin, en ce qui concerne les femmes, on sait que le pacifisme est souvent mêlé à un certain naturalisme : c’est parce que les femmes seraient avant tout des mères, proches de la vie, qu’elles chériraient la paix. Ou bien c’est en tant que victimes directes des violences, des viols de guerre, en tant que veuves et mères éplorées, qu’elles s’opposeraient légitimement à la guerre. Rien de tel chez Andrée Michel, qui différencie avec soin pacifisme et antimilitarisme. L’antimilitarisme, bien plus large qu’un amour un peu sentimental de la paix, est éminemment raisonné. Il est l’aboutissement logique – inévitable, aimerait-on dire – de positions féministes, anticolonialistes, antiracistes et anticapitalistes. Andrée Michel, comme avant elle Cynthia Enloe (1989) et Cynthia Cockburn*4, insiste d’ailleurs sur la dimension féministe que revendiquent de nombreux mouvement de femmes
antimilitaristes.

Bien plus que s’opposer à des guerres ponctuelles, il s’agit de remettre en cause toute une logique quotidienne du « temps de paix », qu’Andrée Michel débusque là où on oublie souvent qu’elle se niche. Le militarisme, ce sont bien sûr les dépenses militaires, le commerce des armes et les interventions armées – l’une des principales occasions de ce qu’elle nomme la « consommation d’armes ». Pourtant, il s’exprime aussi dans la mode (camouflage), le cinéma (héroïque) ou le nucléaire « civil » (même quand cette industrie est pilotée par une femme). Mais Andrée Michel nous rappelle que la militarisation implique aussi toute une politique de l’emploi à l’échelle de pays entiers, subordonnant les industries civiles aux industries militaires, ce qui diffuse et aggrave la division sexuelle du travail dans l’un comme dans l’autre secteur, renforce la taylorisation du travail et augmente le chômage en général et celui des femmes en particulier. On voit alors apparaître le lien profond entre politique de classe et politique de genre. De même, la division internationale ou « raciale » du travail n’est jamais loin : d’où vient l’uranium à bas prix ? qui se prostitue dans les bases militaires de qui ? qui est envoyé.e en première ligne avec la promesse d’obtenir, un jour, des papiers si elle/il se bat courageusement pour les intérêts des multinationales basées dans le Nord ? Finalement, comme le souligne Andrée Michel, pour que des choix budgétaires et politiques militaristes et guerriers éminemment défavorables aux femmes, et surtout aux plus pauvres d’entre elles, puissent s’imposer, il faut exclure les femmes des Parlements. Qu’on repense un instant au Congrès états-unien qui a voté la guerre contre l’Irak : parmi les rares opposant.es à cette décision tragique et scélérate, les plus déterminées étaient des députées femmes, Noires.
Pour conclure, il faut rappeler que si le travail d’Andrée Michel est à la fois précurseur et profond, il est surtout terriblement actuel. Sa dénonciation de la culture de guerre et du militarisme résonne avec un écho tout particulier depuis le début de la « guerre anti/terroriste*5 » lancée par les États occidentaux à la suite du 11 septembre 2001. La guerre a connu deux grandes transformations après la Deuxième Guerre mondiale : la doctrine de la dissuasion nucléaire et le fait que les pays du Sud soient devenus le principal théâtre des opérations militaires. Ces deux transformations sont d’une actualité brûlante. Le nucléaire civil et militaire reste la plus terrible menace pour la vie humaine, comme l’ont montré la catastrophe entièrement évitable de Fukushima et les énormes tensions qui entourent les programmes nucléaires français, indien, pakistanais, israélien, états-unien, coréen et, aujourd’hui, iranien. On sait aussi que les pays des Suds font aujourd’hui les frais d’une longue liste de conflits armés destinés à leur imposer la démocratie de marché (Irak, Afghanistan), le pillage de leurs ressources (Libye, Nigeria, Mali), ou encore un contrôle social brutal par la terreur et la décomposition sociale généralisée, cas de nombreux pays latino-américains où la « guerre contre le narcotrafic » s’est transformée en véritable guerre contre la population civile, faisant des mort.es et des disparu.es par dizaines voire centaines de milliers (Mexique, Amérique centrale, Colombie). Face à cet état de guerre généralisé qui menace de devenir permanent, être « militairement incorrectes », comme le préconise Andrée Michel, est plus que jamais une urgence où convergent les luttes féministes, antiracistes, anticoloniales et anticapitalistes.

—Jules Falquet
Paris, juillet 2012


NOTES

1. Dans la période récente, on se souviendra qu’en 2011, pendant la révolution tunisienne et quelques jours à peine avant la chute du régime du président Ben Ali, Mme Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, proposait à ce dernier de mettre à sa disposition le savoir-faire et le matériel français pour le maintien de l’ordre. Une société française a vendu au colonel Kadhafi le matériel électronique servant à espionner les opposant.es. La France a également équipé Saddam Hussein dans sa guerre contre-révolutionnaire, ainsi d’ailleurs que le gouvernement mexicain.
2. La 14e Conférence générale de la fédération générale des femmes d’Irak (12-16 décembre 1992, Bagdad) ; la 1re Conférence sur la sécurité et la coopération des femmes en Europe (Womens CSCE, 13-15 novembre 1990, Berlin) ; et le Meeting international des femmes pour la Paix (11-15 novembre 1992, Düsseldorf ). Pour plus d’informations, voir Michel 1994.
3. On trouvera ici, p. 33-111, l’article de 1985 sur le complexe militaro-industriel.
4. On se reportera à son récent bilan de nombreuses années d’enquête avec et à propos du réseau féministe antimilitariste international des « Femmes en noir » (Cockburn 2007). En français, on lira notamment Maruani et Rogerat 2003.
5. Je reprends (ici et ailleurs) ce terme, inspiré notamment par le travail de Zillah Eisenstein (2010), pour désigner une guerre qui, tout en se réclamant de la lutte contre le terrorisme, fait abondamment usage, précisément, de techniques terroristes, en particulier de la torture et des attaques délibérées contre les populations civiles.


SOMMAIRE

Avant-propos

LA GUERRE CONTRE LES FEMMES
Féminisme et internationalisme
Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des
femmes
Militarisation et politique du genre

RESISTANCES FEMINISTES
Politique pacifiste, politique féministe
Les féministes de Colombie et la lutte contre la violence
Quand les féministes de la Ruta Pacifica invitent les femmes à
définir elles-mêmes leur sécurité
Les femmes juristes et la promotion d’une citoyenneté planétaire

Bibliographie
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Re: Féminisme et Antimilitarisme

Messagede digger » 23 Avr 2016, 12:44

Vaste sujet. Je n'ai pas lu le livre ni ne connais Andrée Michel, ni Jules Falquet .
Un tel silence du féminisme universitaire et d’une bonne partie du féminisme militant est préoccupant

Peut-être parce que l'antimilitarisme a eu longtemps pour fondement le service militaire obligatoire. Dans les années 60-70, il a été un des moteurs des mobilisations, avec comme point d'orgue, le Larzac.
La seconde raison est, sans doute, la défaite du féminisme "radical" devant le féminisme "libéral".
Le premier a toujours succombé aux sirènes du patriotisme, une des deux mamelles du militarisme, avec le capitalisme, mettant au second plan leur lutte pour des "intérêts supérieurs". (C'est vrai pour les guerres, mais aussi les révolutions). Le dernier a toujours dénoncé le militarisme dans le cadre de la lutte des classes.

Je mets dans la partie traduction de textes inédits un article de Marie Louise Berneri, trop méconnue parce que "fille de son père". (Je ne sais plus si j'ai mis les autres, sinon l'accès est possible par le lien vers le site sous mon pseudo) Sa dénonciation des guerres est claire, comme l'était celle de Goldman et de tant d'autres. On retrouve cela tout au long de l'histoire du féminisme radical, par exemple, la seconde vague lors de la guerre du Vietnam aux États-Unis.
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Re: Féminisme et Antimilitarisme

Messagede Merricat » 24 Avr 2016, 14:46

J'avoue que je n'ai pas trop cherché à confronter les prismes féminisme radical/libéral et anti/pro-militarisme, probablement en effet que c'est révélateur. Par contre le féminisme en France est quand même un peu difficile à lire en ces termes et je comprends tes guillemets, parce que les oppositions ont l'air d'avoir concerné beaucoup plus des questions de différence ou pas, et de spécificité des rapports sociaux de sexe par rapport à ceux des classes capitalistes. À partir de là, j'aurais personnellement beaucoup de mal à saisir par exemple un portrait global du féminisme libéral en France et à déterminer ses représentantes, même si dans certains cas ça peut paraître évident.

Tu penses à des féministes radicales en particulier ?
Sinon merci pour les précisions, le site a l'air très intéressant.
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Re: Féminisme et Antimilitarisme

Messagede digger » 24 Avr 2016, 17:19

Je n'ai pas particulièrement réfléchi à la relation féminisme/antimilitarisme.(Je ne sais pas si il existe une particularité sur ce sujet) Je réagissais juste au terme "féministe" en en séparant les deux tendances - elles -mêmes plurielles - à prendre en compte au minimum.
Je m'intéresse encore moins au féminisme libéral, qui est pour moi au féminisme ce qu'est le P.S au socialisme. Mais il n'est pas difficile d'en trouver, hélas.
Mais cela est une approche personnelle. Si le féminisme est seulement l'égalité des droits, il n'a que peu d'intérêt pour moi. Une femmes dans l'armée, dans la police ou à la présidence de la république ne vaut pas mieux qu'un homme aux mêmes postes. Autrement dit "Ni Dieu ni Maître-sse".
Ce n'est pas la parité hommes/femmes dans les institutions qui compte (programme libéral) mais la remise en cause des institutions.
Il y a au-dessus de ce fil le lien vers le CLAS qui est sans doute l'orga la plus accessible en ligne.
Après, il me semble dur en tant que mec de commenter les différentes tendances d'un féminisme "radical" et j'adopte la position que j'ai sur l'anarchisme - la reconnaissance d'une diversité.Pour le reste, c'est herstory.
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Re: Féminisme et Antimilitarisme

Messagede Merricat » 19 Déc 2016, 23:56

À propos de la traduction du livre Des femmes contre le militarisme et la guerre, de Cynthia Cockburn.
Compte-rendu de lecture par Angeliki Drongiti.

Dans cet ouvrage, Cynthia Cockburn, chercheuse « hors du commun » [3] depuis 1965, donne la parole aux femmes et aux collectifs féministes contre le militarisme et la guerre. Ayant focalisé son intérêt sur la recherche féministe depuis les années 1970, elle nous présente le fruit de ses multiples investigations liées à cette thématique originale. Engagée dans la recherche-action depuis les années 1980, elle a interviewé des membres de collectifs mixtes et non mixtes au Royaume-Uni, en Irlande du Nord, en Turquie, en Bosnie, à Chypre et en Israël, entre autres, et elle a réalisé des observations participantes auprès de ces populations. Cette œuvre combine à la fois son intérêt scientifique pour la théorie féministe, c’est-à-dire le genre comme rapport de pouvoir, et ses engagements militants, principalement comme membre active du collectif « Femmes en Noir contre la guerre ».

Chacun des trois chapitres présente un caractère différent. Le premier expose l’histoire de la naissance du mouvement féministe antimilitariste en Grande-Bretagne, le deuxième a un caractère empirique et avance une analyse du groupe féministe antimilitariste « Femmes en Noir » en Serbie et le troisième propose une théorie féministe de la guerre.

Le caractère historique du premier chapitre met en relief la double lutte que les femmes militantes antimilitaristes et pacifistes ont dû mener tout au long de leur histoire : une première bataille contre la guerre telle qu’elle est vue par les courants nationalistes et l’impérialisme économique – à savoir un moyen de tirer des profits et de renforcer les rapports de hiérarchie – et une seconde face aux membres masculins des collectifs antimilitaristes qui voulaient que ces militantes soient silencieuses et soumises. En s’appuyant notamment sur les textes produits par les historiennes féministes, Cynthia Cockburn expose et analyse les premiers pas du mouvement féministe pacifiste en Grande-Bretagne depuis les guerres napoléoniennes jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’une partie qui porte simultanément sur l’histoire des mouvements antimilitaristes de l’époque et sur l’histoire des femmes des mouvements pacifistes, tout en révélant un regard profond sur la place des femmes dans la société de l’époque.

Le modèle masculin de l’« homme-citoyen-soldat » (p. 36), qui s’est développé du Ve siècle av. J.-C. jusqu’au début du XIXe siècle sous l’influence de la réorganisation de l’institution militaire, des transformations de la famille, des changements de la représentation sociale des hommes, des nouvelles perceptions de l’État-nation et de la souveraineté, a institué des hommes « despotes » (p. 37). Ce rôle leur vaut d’être inextricablement liés au monopole de la violence et de la guerre. C’est au sein du mouvement des suffragettes que le pacifisme des féministes est né. Privées de la prise de parole en public et mises dans l’ombre des hommes, les militantes contre la guerre ont créé des sociétés parallèles réservées aux femmes. À l’arrivée de la Grande Guerre, elles continuent à militer pour la paix en participant également à des organisations généralistes et à des collectifs mixtes. L’auteure explique leurs manières de s’organiser sur le plan international, leurs dilemmes face à la question de la mixité et les transformations que les collectifs ont subies. La Charte des femmes issue du Congrès de Zurich, le second congrès international des femmes, qui a eu lieu en 1919, contient des revendications pour l’égalité entre les deux sexes face au maintien de la paix et pour la nécessité de l’autonomie politique des populations colonisées, des propos anticapitalistes et antinationalistes et des appels à la non-violence. Malgré leur dynamisme, les mouvements pour la paix s’affaiblissent.

Comme Cynthia Cockburn nous le montre, le contexte historique qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale a favorisé la formation d’un mouvement féministe pacifiste puissant et solide. Une « nouvelle conscience féministe » (p. 60) réunit les femmes pour revendiquer non seulement le désarmement nucléaire et l’instauration de la paix, mais aussi leur émancipation. L’action directe des femmes de Cardiff qui, en 1982, ont marché cent soixante kilomètres pendant dix jours pour arriver à la base de Greenham Common et qui ont campé pendant cinq ans sur cette base militaire, constitue un moment crucial dans l’histoire du féminisme pacifiste. Selon l’analyse que l’auteure propose, la particularité de ce mouvement de 30 000 femmes consiste dans le fait qu’il a réussi à transformer le profil politique du mouvement pacifiste grâce à son caractère international, dans la méthode appliquée et dans les liens qu’elles ont pu établir entre le mouvement pour la paix et les revendications féministes.

Le deuxième chapitre, intitulé « Les Femmes en Noir traîtres à la Nation et à l’État serbes », emmène les lectrices et les lecteurs en ex-Yougoslavie dans les années 1980. Cynthia Cockburn présente brièvement l’historique et les caractéristiques de la Troisième Guerre balkanique. Les Femmes en Noir contre la guerre de Belgrade, inspirées par des militantes italiennes de 1991, commencent à manifester toutes les semaines à la place de la République, pendant la guerre de Bosnie et le conflit du Kosovo, et offrent en parallèle leur soutien, tant symbolique que matériel, aux hommes objecteurs de conscience et aux déserteurs. Auprès d’elles, plusieurs initiatives féministes continuent à prendre soin des survivantes de viols, des traumatisées, des victimes de violences, à assurer l’hébergement de femmes et de jeunes filles, à abriter les réfugiées en danger, tout en partageant « une même conception politique articulant féminisme, antinationalisme et antimilitarisme » (p. 96). L’appartenance aux groupes non mixtes et l’identité féministe semblaient constituer une sorte de voie de sortie des identités nationalistes séparatistes, en rejetant le nationalisme. La dynamique du mouvement des Femmes en Noir, qui fait écho à d’autres pays du monde, révèle la solidarité féministe et nourrit à la fois les actions féministes et la production scientifique d’un point de vue féministe. À part les actions de solidarité transfrontalières, les collectifs des femmes contribuent à proposer de nouvelles approches théoriques en croisant la thématique du genre avec celles du fondamentalisme, du nationalisme, de l’identité nationale et du militarisme et en se référant pour la première fois aux notions d’enracinement et de déplacement. Le dernier sous-chapitre de cette partie, fondé sur les expériences de terrain de l’auteure à Belgrade en 2004, nous permet d’en apprendre plus sur la suite des mobilisations de Femmes en Noir, qui organisent des ateliers et des séminaires constituant un lieu de rencontre et de solidarité entre des femmes venues du Monténégro, de Serbie, de Bosnie, considérées auparavant comme des « ennemies ». Les extraits d’entretiens des militantes du mouvement rendent cette partie très agréable à lire.

Dans la troisième partie, Cynthia Cockburn s’intéresse aux théories féministes produites à travers la participation aux mouvements antimilitaristes, par exemple la théorie du point de vue (stand-point theory). Selon l’auteure, le féminisme anti-guerre forme un type de féminisme particulier qui porte trois caractéristiques : il est holistique car il a un caractère transnational, il « relève nécessairement du constructionnisme social » (p. 135) car il vise à changer les rapports sociaux de sexe issus du patriarcat et, parallèlement, il est conscient de toutes les exclusions car il développe une critique pointue du capitalisme, de l’impérialisme et de la colonisation. La guerre et ses causes, alors, doivent être vues comme système, comme culture et comme continuum. Selon Cynthia Cockburn, qui tente ici de proposer une thérapeutique de la guerre [4], le concept d’intersectionnalité permet une analyse exhaustive du fait belliqueux. Les conflits armés et la militarisation découlent ainsi des trois dimensions principales du pouvoir : le pouvoir économique, le pouvoir ethnique ou national et le pouvoir lié au genre. Elle termine en défendant l’idée que « militer pour la paix, c’est transformer le genre ».

En conclusion, cet ouvrage, qui est publié dans une actualité concernée par la question de la militarisation radicale des sociétés, discute et analyse remarquablement le patriarcat militarisé sous le prisme des luttes féministes contre la guerre. L’auteure démontre comment la guerre et la violence reproduisent des rapports sociaux de sexe inégaux et met en évidence la contribution des mouvements féministes antimilitaristes à la paix. La sociologie militaire française a tendance à oublier tant les femmes dans les armées que les femmes contre la militarisation. Peu de travaux scientifiques français éclairent les institutions militaires et leurs fonctionnements sous le prisme du genre [5]. On rejoindra les propos d’Arielle Denis, directrice de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires et coprésidente du Mouvement de la paix, qui rédige la préface : « À la lecture de cet ouvrage, j’ai formulé le vœu que toutes les jeunes filles puissent le lire, qu’elles rencontrent ces luttes et ces analyses, qu’elles perçoivent un instant le monde à travers elles, qu’elles s’inspirent du courage de leurs aînées, et, dans la joie et le plaisir de leurs luttes, construisent avec leurs sœurs un bout de chemin vers la paix » (p. 14).

Deux regrets toutefois : d’une part, le deuxième chapitre présente un caractère très narratif et le lecteur ou la lectrice pourrait souhaiter une analyse plus exhaustive ; d’autre part, un dictionnaire des sigles et une chronologie auraient facilité la lecture.

Notes
[1] Cynthia Cockburn (2015). Des femmes contre le militarisme et la guerre. Paris : La Dispute, coll. Le genre du monde, 167 pages ; préface d’Arielle Denis et traduction par Séverine Sofio.
[2] Angeliki Drongiti est doctorante ATER en sociologie à l’Université Paris 8. Elle travaille sur les facteurs sociaux du suicide pendant le service militaire en Grèce liés au genre.
[3] « Cynthia Cockburn, une universitaire hors du commun », entretien réalisé par Margaret Maruani et Chantal Rogerat, Travail, genre et sociétés, 1 (9), 2003, p. 11.
[4] Raymond Aron ([1969] 2006). Les sociétés modernes. Paris : PUF.
[5] Voir notamment les travaux d’Anne-Marie Devreux : « Des appelés, des armes et des femmes : l’apprentissage de la domination masculine à l’armée », Nouvelles Questions Féministes, 18 (3-4), 1997 ; et « Être du bon coté », BIEF, « Des hommes et du masculin », printemps 1992.


Je recopie ici les référence du compte-rendu de lecture d'Angeliki Drongiti, cité en entier et paru dans l'avant-dernier numéro en date de Nouvelles Questions Féministes, et celle du livre dont il est question, de Cynthia Cockburn :

Angeliki Drongiti, « Cynthia Cockburn : Des femmes contre le militarisme et la guerre », Nouvelles Questions Féministes, 1/2016 (Vol. 35), p. 166-169. URL : http://www.cairn.info/revue-nouvelles-q ... ge-166.htm

Cynthia Cockburn, Des femmes contre le militarisme et la guerre, Paris : La Dispute, coll. Le genre du monde, 2015, 167 pages.
Préface d’Arielle Denis et traduction par Séverine Sofio.
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Re: Féminisme et Antimilitarisme

Messagede Béatrice » 07 Mai 2018, 20:07

vendredi 11 mai 2018 à 18h à VOLX (04)

Foyer Rural de Volx

CONFÉRENCE-DÉBAT AVEC PINAR SELEK

SANS FÉMINISME, PAS DE LUTTE EFFICACE
CONTRE LE NÉO-FASCISME

CONFÉRENCE-DÉBAT AVEC PINAR SELEK
ÉCRIVAINE ET SOCIOLOGUE, SYMBOLE DE LA RÉSISTANCE DÉMOCRATIQUE EN
TURQUIE

Née en 1971 à Istanbul, Pinar Selek, est devenue le symbole d'une
Turquie résistante qui doit continuer à penser, à créer, à
s'organiser, à lutter malgré la répression.
En juillet 1998, DEA de sociologie en poche, elle est arrêtée,
emprisonnée et torturée pour la forcer à donner les noms des
personnes qu'elle a interviewées et notamment les entretiens
qu'elle a eus avec des kurdes.
Elle résiste et est alors accusée de terrorisme pour un attentat qui
n′a pas eu lieu. C'est le début d'un acharnement
politico-judiciaire kafkaïen qui en est aujourd'hui à sa vingtième
année. Acquittée à quatre reprises - chaque acquittement étant
suivi d'un appel - elle est à nouveau placée sous la menace d'une
condamnation à perpétuité depuis janvier 2017.
Sa situation est exemplaire de l'acharnement du système
politico-judiciaire turc à réprimer les libertés fondamentales.
Son seul crime sont ses combats aux côtés de groupes sociaux opprimés
et ses engagements multiples pour la solidarité, la justice et les
libertés fondamentales.
Sociologue, enseignante, romancière, militante des droits de l'Homme
et du féminisme, Pinar Selek, vit aujourd'hui en exil à Nice et
enseigne les sciences politiques à l'Université Nice Sophia-Antipolis.
Elle résiste à la torture psychologique que représente cet
acharnement de 20 années contre elle et ses proches, et continue
d'écrire et de participer à de nombreuses rencontres un peu partout
en France et en Europe.
Son œuvre de chercheuse et d'écrivaine de premier plan, son courage
politique, nous donnent des outils pour comprendre les phénomènes de
domination et construire des stratégies de résistance.
Un témoignage précieux, indispensable.

https://04.demosphere.eu/files/docs/f-a ... lename.pdf

https://04.demosphere.eu/rv/2062
« Simple, forte, aimant l'art et l'idéal, brave et libre aussi, la femme de demain ne voudra ni dominer, ni être dominée. »
Louise Michel
Béatrice
 
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