Illusions et aménagements contre l’égalité
« Le présent mémoire s’intéresse à l’écart qui existe entre la volonté admise des individus de partager les tâches domestiques et parentales de manière égalitaire et les données d’enquête qui font état de l’inégalité qui subsiste tant dans le temps alloué que dans le type d’activités exécutées par les hommes et les femmes. »
Dans son introduction, Julie Garon souligne les écarts de temps passés par les femmes et les homme dans le quotidien domestique et parental. Les statistiques – ici au Québec – sont sans ambiguïté, les priorités des un·e·s et des autres sont différentes, le temps consacré aux travaux ménagers et aux soins des enfants par les femmes est toujours plus important que celui assuré par les hommes. Cela a bien quelque chose à voir avec les rapports sociaux de sexe, l’ancrage « des références traditionnels de genre », la compréhension asymétrique de la notion de « responsabilité », les habitudes au long cours…
« Je souhaite comprendre pourquoi, alors que le mot « égalité » est sur toutes les lèvres et qu’il s’est même hissé au rang des valeurs communes de la société québécoise, un écart important sépare les uns des autres lorsqu’il s’agit de la prise en charge des activités de la maison » et sur quoi repose « les sentiments de satisfaction et d’insatisfaction conjugale »…
Je ne présente pas les éléments méthodologiques de cette étude. Je laisse aussi de coté des divergences d’appréciation sur certains points.
Dans les premiers chapitres, Julie Garon revient sur certaines études sociologiques, les changements socio-historiques, les relations de dépendance, le droit de la famille, la primauté juridique de l’époux, les tâches spécialisées suivant l’age et le sexe, l’urbanisation et l’industrialisation, la double journée de travail, le travail à l’extérieur des femmes considéré comme « quasi-illégitime et potentiellement immoral », les aller-retours entre travail domestique et travail salarié, le cantonnement des femmes à certains secteurs et emplois salariés, les positions du clergé, la seconde guerre mondiale, puis l’encouragement au retour des femmes au foyer, la généralisation et une certaine acceptation de la présence des femmes au travail extérieur, « Si bien que les vingt années comprises entre 1950 et 1970 peuvent être définies comme un intervalle durant lequel la participation des femmes sur le marché du travail se généralise et constitue un passage vers l’acceptation sociale du travail des femmes à l’extérieur et ce, malgré le fait que les femmes étaient présentes dans le monde du travail depuis le début de la révolution industrielle. »
L’autrice revient sur des acquis des femmes, l’abolition officielle du double standard en matière de séparation conjugale, la légalisation du divorce, le droit à la contraception puis la décriminalisation de l’avortement, l’abolition de l’infériorité légale des femmes, la suppression de la notion de « puissance paternelle », l’égalité économique des époux, les mesures de « conciliation travail-famille », le congé non-transférable des pères, les transformations de la composition des ménages québecois, la forte hausse des divorces, la mise à nu des inégalités économiques entre hommes et femmes, la monoparentalité le plus souvent féminine, l’union libre devenue courante, les naissances hors mariage, les « ententes » choisies de vie commune, le baby-boom puis la diminution des naissances, les taux de natalité et de fécondité, « Aujourd’hui, on constate qu’au Québec, le fait d’avoir des enfants n’est plus une caractéristique inhérente à la vie conjugale », la « crise » de l’institution familiale, les multiples formes de famille, l’accession des femmes au statut d’individu·e pouvant contrôler sa fécondité, un certain estompage de la frontière entre espace privé et espace public, la parentalité devenue optionnelle, les rapports aux enfants, les partages des tâches domestiques et parentales circonscrites, etc.
Je souligne que les effets matériels et asymétriques des rapports sociaux et leur imbrication ne sont pas évoqués. Ils seront, pour partie – système de genre -, réintroduits dans les chapitres suivants. Je rappelle aussi que ces évolutions n’ont rien eu de naturelles, que les femmes, par leurs luttes, les ont imposées aux différents groupes de réactionnaires et aux hommes progressistes…
Julie Garon analyse ensuite, la construction du sexe et du genre, « le cadre normatif qu’est la dichotomie de genre », les réalités matérielles – y compris les dimensions psychiques, les habitudes, les idéalités – souvent trop lourdes « pour que la simple volonté permette d’en changer ». Sexe et genre comme lieux de pouvoir, les préjugés des scientifiques, la construction historique des catégories, les divergences biologiques « perçues comme incommensurables », les manières de voir les corps, la nouvelle lecture biologique comme question politique, « Ni le sexe, ni le genre ne porte en soi une nécessaire distinction des êtres sur la base d’une essence qui leur serait propre… », les discours sur le sexe comme déjà « affirmation sur le genre », l’ordre du genre comme pouvoir politique, l’hétéro-normativité et l’homophobie, la construction de la virilité et ses privilèges (sur ce point, je rappelle la très belle préface de Jules Falquet au livre de Pinar Selek, Devenir homme en rampant, jules-falquet-2013-preface-au-livre-de-pinar-selek-devenir-homme-en-rampant-paris-lharmattan/), les constructions du masculin et du féminin.
Je souligne les pages sur le temps des femmes saturé de tâches, les vertus associées aux femmes, les normes de propreté et d’ordre, « les actions posées face à la saleté et au désordre portent la marque distinctive du genre », l’inégalité construite des hommes et des femmes face à l’univers domestique, les techniques ménagères spécifiques, la reconnaissance ou non des efforts accomplis, la « force insoupçonnée » des normes de genre versus la « norme égalitaire »…
Si l’égalité est bien une nouvel idéal social – au moins dans une partie de la population et de fait dans l’échantillon étudié – il n’en reste pas moins « Cependant, les données d’enquête montrent que l’égalité demeure jusqu’à aujourd’hui un rêve auquel ne correspond pas la réalité ». Et si l’égalité est un aiguillon, comment peut-on définir « le principe même de l’égalité » ?
Et comment oublier, dans de multiples discussions, les hurlements rageurs sur l’« égalitarisme », ce spectre infâme ou ce fantôme insipide, pour une fois encore refuser l’égalité réelle. Je n’évoque pas ici la réduction de l’égalité à la seule égalité de droit voire à la ténébreuse équité jamais définie. La « puissance de l’idée d’égalité » s’arrête devant le mur des rapports de pouvoir dont les un·e·s et les autres semblent s’extraire bien facilement (dans un domaine similaire, je rappelle le « Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne », indispensable).
Et dans les contradictions entre la force matérielle des rapports sociaux et l’idée souhaitable de l’égalité, des nouveaux modèles d’arrangement, un double standard asymétrique, la complémentarité plus traditionnelle, les écarts importants entre le dire et le faire…
« La présente étude vise donc à comprendre pourquoi, dans le contexte québécois contemporain, ce sont les femmes qui demeurent les principales responsables de l’univers domestique et ce, malgré une adhésion toujours plus prononcée des hommes et des femmes à un idéal d’égalité. »
Je laisse chacun·e se confronter à ces analyses comme miroir tendu (à chacun·e d’entre nous) sur les écarts entre les attentes et la réalité, sur les moyens choisis pour réduire les dissonances et masquer, avec des plus ou moins beaux habits, nos rapports à nous-même et aux autres, les équilibres pour nous justifier, les retours à la réalité, la gestion des mésententes conjugales, l’inégalité du partage dévoilée au grand jour, l’importance des regards extérieurs et nos aménagements avec la vérité, nos distanciation mentales avec ces rôles traditionnels allant « à l’encontre de l’idéal d’égalité », la négation des effets de la socialisation depuis la plus tendre enfance, l’adhésion maintenue à la maternité comme instinct, le refus de voir le poids du travail domestique et parental et de la charge mentale dans la vie des femmes, la gestion des insatisfactions, l’invention de causes extérieures à nos propres comportements, la négation de la possibilité d’interchangeabilité, ces « tâches traditionnelles masculines » jamais questionnées, les mots qui permettent d’accepter l’inacceptable, les « coups de mains » ne remplaçant pas le partage, la non-reconnaissance du travail accompli et du poids des charges…
L’égalité comme la démocratie n’ont pas franchi le seuil des foyers – est-ce même possible sans détruire cette séparation privée/publique ? – « L’égalité n’est donc pas acquise, pas plus qu’elle ne l’était au moment où les lois ont été adoptées ».
Et face à ces cristallisations des « rôles de genre », des rapports sociaux de sexe, il convient de « s’attaquer aux pratiques jusqu’ici inégalitaires des hommes et des femmes pour favoriser une interchangeabilité concrète et, par l’exemple généré, modifier la manière dont on conçoit socialement ce que c’est que d’être homme ou femme », en finir avec ces modèles de la « différence » et des conditions matérielles qui les engendrent et les perpétuent… Et probablement s’interroger sur la parentalité, la famille ou la vie en couple, et construire d’autres formes de coopération collective…
Que l’on partage ou non certains soubassements théoriques ou le choix d’auteur·e·s en référence, ce mémoire est d’une grande utilité. L’autrice montre la force matérielle, les effets concrets, des rapports sociaux de sexe (du système de genre), les écarts entre l’idée d’égalité et les réalités profondément inégalitaires – ici dans le quotidien de couples pourtant favorables à l’égalité femme/homme -, les irréconciliables réalités qui nécessitent, non des aménagements, mais bien un bouleversement social et politique pour que l’égalité soit tout simplement possible. Et cela implique un mouvement auto-organisé de femmes pour imposer ces changements matériels, qui ne seront pas de simples aménagements et réaménagements.
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