A Sivens, le quotidien toujours explosif entre pro et anti-barrage Sylvain Mouillard 18/12« Libération » fait un tour des «zones à défendre», emblématiques de la lutte contre les grands projets d'aménagement. Troisième étape à Sivens, où les tensions restent très vives depuis la mort de Rémi Fraisse.
« Oh, regarde, ils ont monté un truc de pelluts !» Le « truc » en question, ce sont deux bottes de foin posées au milieu d’un rond-point. Les « pelluts » (prononcer « pélutse » ), c’est le sobriquet censément désagréable dont se retrouvent affublés les zadistes opposés au projet de barrage de Sivens : les « chevelus » , par extension « hippies » , en occitan. Il est 9h30 ce jeudi matin dans la vallée du Tescou. La bruine qui couvre la région n’a pas découragé une cinquantaine d’exploitants agricoles du coin. Avec l’aide de la FDSEA et des Jeunes agriculteurs, ils ont décidé de manifester pour redire leur soutien à la « retenue » d’eau, ils n’aiment pas le terme de « barrage » .
Les banderoles ne font pas dans la dentelle : « Ecolos au pouvoir = Guerre civile » , « Zadiste = Jihadiste » . Le programme du jour est bien défini. Opération escargot sur la départementale 999, avant de « casser la croûte » et de filer dans la forêt de Sivens pour passer un « coucou franc » aux zadistes, voire leur « souhaiter un joyeux Noël » . L’opération a été baptisée « Manche de pioche » , signe que les intentions ne sont pas si pacifiques.
« DES GENS VENUS D’AILLEURS POUR SOUILLER LA VALLÉE »
Jérôme, fils d’un paysan à la retraite, s’emporte : « Il faut que les zadistes dégagent et ne viennent pas nous emmerder chez nous. » Pour lui, Rémi Fraisse « n’a pas été tué par un gardien de la paix » , il a « vu une vidéo qui le montre » [c’est pourtant bien une grenade offensive lancée par les forces de l’ordre qui a provoqué le drame, NDLR]. Et d’ailleurs, « s’il [Rémi Fraisse, NDLR] était resté bien au chaud chez lui, il serait encore en vie » .
Pour ces pro-barrage, les occupants de la ZAD de Sivens sont des « étrangers », « des gens venus d’ailleurs pour souiller la vallée » . « Là-bas, il y a des Brésiliens, des Roumains, des Russes, prétend Jacques, un retraité de Salvagnac. Il faut que le gouvernement les évacue de chez nous. » Il avertit : « On va être de plus en plus dans la démarche de défendre nos droits, et ça pourrait créer du grabuge. »
DANS LA VALLÉE, LA MACHINE À RUMEURS
Ces relations tendues, voire explosives, entre les zadistes et une frange des gens du coin ne sont pas nouvelles. Dans la vallée du Tescou, qui n’a pas une histoire (forcément édifiante) à raconter sur le compte des « pelluts » venus d’ailleurs ? Vols, dégradations, provocations… les rumeurs naissent, circulent, s’amplifient. « Souvent, les pro-barrage ne sont jamais allés sur la ZAD, explique un agriculteur local. Ils ont peur parce qu’ils ne connaissent pas. Et le message politique transmis par le camp d’en face, à savoir pratiquer l’agriculture de manière plus durable, ils ne sont pas prêts à l’entendre. »
Pourtant, tous les exploitants ne soutiennent pas le projet. « Beaucoup, de toute façon, ne pourront pas pomper dans la future retenue d’eau, explique l’un d’entre eux. Moi, j’ai le courage de dire que c’est une connerie. J’aimerais que les silencieux se manifestent. » Une démarche pas évidente à accomplir : « On se croise régulièrement au marché, dans les coopératives. Certains de mes collègues ne m’adressent plus la parole. »
« PERSONNE NE RENTRE AUJOURD’HUI »
11h30, à l’entrée de la « Zone à défendre » de Sivens. Les occupants sont sur les dents, ils n’ont pas beaucoup dormi. La venue de journalistes, alors que les « pro-barrage » menacent de leur rendre visite, divise. D’interminables palabres s’engagent pour franchir la première barricade. « C’est pas contre vous, mais les médias racontent trop de bêtises » , explique un zadiste. D’un checkpoint à l’autre, on donne son avis par talkie-walkie interposé. « Personne ne rentre aujourd’hui » , affirme un homme. Deux types cagoulés, casque de fortune sur le crâne, masque à gaz autour du cou, et gourdins de récup' à la main, viennent prêter main forte.
Une jeune fille soupire. « Depuis le 25 octobre et le décès de Rémi, c’est très dur. Les gens sont fatigués par deux mois d’affrontements avec les gendarmes, on dort dans de mauvaises conditions, on s’engueule. » Elle envisage de partir bientôt, vers la ZAD de Roybon ou la maison de Bure. Après une heure de discussion, la barrière s’ouvre. « C’est rare que ça se passe aussi mal qu’aujourd’hui » , rassure notre guide, qui rappelle les consignes. « Pas de photos des lieux de vie, des visages, des véhicules. On vérifiera à la fin. »
Après avoir vécu à Notre-Dame-des-Landes, il est arrivé à Sivens il y a un an. « J’essaye de m’installer un certain temps aux endroits où je passe, ça facilite le travail en commun. » Ces dernières semaines, le « turnover » parmi les habitants a compliqué la donne. Beaucoup de zadistes sont allés à Roybon, d’autres à Sainte-Colombe. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes vivent sur le site : à la « Métairie » , une bâtisse de pierre, dans des cabanes en bois, des tentes, des camionnettes…
UN TAG « ICI VIT BEN LADEN »
Plusieurs projets se sont montés, notamment un espace potager, avec des fèves, de l’ail, des oignons. Quelques arbres fruitiers ont été plantés. A plus long terme, l’un des zadistes rêve de créer une « forêt comestible à la place de la pinède dévastée » par les machines du conseil général du Tarn. « On peut essayer, expérimenter, c’est ça qui est bien. »
Un autre habitant assure que les relations avec les riverains se passent « de mieux en mieux » . Certains continuent d’ailleurs d’apporter des denrées alimentaires sur le site. Selon lui, les problèmes ne subsistent qu’avec quelques dizaines de personnes, les « pro-barrage » les plus virulents. Sur la ZAD aussi, les exemples de dérapages du camp d’en face ne manquent pas. Un jeune homme assure ne plus faire de stop dans les environs, car « certaines voitures font des écarts dans le bas-côté ». D’autres racontent des embuscades tendues par des « milices » , qui s’attaquent aux véhicules isolés, frappent les conducteurs, cassent les pare-brise, urinent sur les sièges.
Parmi les faits avérés, il y a ce tag sur les murs de la maison de Ben Lefetey, porte-parole du collectif d’opposants : « Ici vit Ben Laden ». Ou cette lettre, envoyée au préfet du Tarn le 8 décembre, évoquant la mobilisation, une semaine plus tôt, d’un groupe de pro-barrage prêts à en découdre : « Ils en ont été dissuadés par l’intervention des gendarmes sur le lieu de leur rassemblement, au rond-point de Ste Cécile d’Avès. »
Quant à l’opération escargot de ce jeudi, elle n’a pas tourné à la confrontation. Les quelque 250 gendarmes déployés pour l’occasion ont évité tout face-à-face. « Un jour, il faudra bien qu’on se parle, dit pourtant un zadiste. Car certains d’entre nous veulent rester ici, et les agriculteurs ne bougeront pas. »