Chronique d’un aéroport en jachère DENIS FAINSILBER 04/1140 fois plus vaste et 80 fois plus cher que le projet de barrage dans le Tarn, l’aéroport projeté au nord de Nantes est un casse-tête d’un autre calibre pour le gouvernement. Les opposants veulent croire à son abandon.
Les tritons marbrés vont pouvoir batifoler pour un bon moment encore en bord de mares avec les campagnols amphibies: les Boeing des compagnies low cost ne sont pas près de poser leurs roues à Notre-Dame des Landes. Un îlot de nature humide de 1.700 hectares très peu habité, protégé de facto du mitage périurbain de la banlieue nantaise, depuis ce jour de 1974 où il fut classé zone d’aménagement différé (ZAD) par arrêté préfectoral pour en faire à terme... un aéroport.
Les travaux d’aménagement des deux pistes parallèles et du futur terminal, qui devaient commencer au printemps 2014 pour une mise en service calée en 2017, afin de remplacer l’actuel aéroport de Nantes-Atlantique guetté par la saturation, ont pris deux bonnes années de retard. Au mieux. Car ici, dans le bourg le plus connu de France (bien malgré lui), où l’une des associations d’opposants vient de passer le cap des quarante ans, certains interprètent le mutisme du gouvernement comme un renoncement implicite.
« Pour moi, cet aéroport ne se fera pas, mais on n’a pas complètement gagné. Ce que l’on craint surtout pour le moment, c’est l’enlisement complet », estime Dominique Fresneau, co-président de l’Acipa, une autre association d’opposants. « François Hollande ne fera jamais Notre-Dame des Landes », renchérit le sénateur Vert Ronan Dantec, qui se demande si l’Elysée aura le courage de l’annoncer clairement.
Interprétation erronée, relève à Nantes le sous-préfet de Loire-Atlantique, Mikaël Doré, chargé de ce dossier miné : « la légitimité de ce futur outil est démontrée et affirmée ; le tissu économique attend cet aéroport, et l’immense majorité des élus y sont favorables. Le gouvernement a marqué sa volonté de le réaliser, mais veut aller au bout des contentieux, pour être tout à fait clair ».
Un projet très ancienIdentifié sur les cartes dès 1967 par le service technique des bases aériennes, ressorti des cartons à l’automne 2000 par le gouvernement Jospin, « l’aéroport du Grand Ouest » fut confirmé par une demi-douzaine de premiers ministres, a résisté aux écueils de l’alternance et même au Grenelle de l’environnement. La mode étant de moins en moins aux financements publics, il a été décidé de laisser au privé 70 % de l’ardoise , dans le cadre d’une délégation de service public sur une durée de 55 ans. Sur un coût total de 602 millions d’euros pour la réalisation de la première tranche de la plate-forme (hors accès routier), l’Etat n’en mettrait que 130 millions et les collectivités, 115 de plus, le solde étant à la charge de Vinci, qui a décroché la concession fin 2010, sous le gouvernement Fillon.
S’ensuit alors la phase de confrontation dure (automne 2012/2013), véritables batailles rangées qui ont opposé dans les bois des garnisons de CRS à des cohortes d’opposants radicaux très politisés, bien déterminés à « réoccuper » le site. Période émaillée de destructions de fermes à coup de bulldozers et de grèves de la faim, jusqu’au saccage du centre-ville de Nantes. Puis le vent a tourné depuis ce jour de février 2014 où Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre et chaud partisan de l’aéroport, brandissait la nouvelle doctrine: la suspension des travaux sur le site jusqu’à l’épuisement complet des recours juridiques. Et la « mise sous cloche » des quelques fermes qui devaient encore être rasées.
Une manière de calmer le jeu à la veille des municipales, et de préserver les fragiles alliances locales avec les Verts. Mais un geste qui a également surpris, dans la mesure où les différents recours en question n’étaient pas suspensifs. « C’est la première histoire d’une lutte foncière, en France, où une action devient suspensive dans les faits pour des raisons politiques, alors qu’elle ne l’est pas en termes juridiques », s’étonne Julien Durand, un autre membre historique de l’Acipa. « Il n’était pas indispensable d’avoir cette position-là », avance quant à lui Jacques Auxiette, président de la région Pays de Loire et président du syndicat mixte aéroportuaire, qui cache mal son sentiment « d’exaspération et d’impatience » face à ces atermoiements.
Encore 30 recours à purgerEt maintenant ? Manuel Valls devenu premier ministre, la doctrine Ayrault continue officiellement à prévaloir, et Matignon se retranche derrière le tribunal administratif de Nantes. « On a gagné jusqu’à présent 52 recours contre les opposants, détaille le sous-préfet de Loire-Atlantique. Mais il y en a encore une trentaine en cours, dont 24 liés aux arrêtés sur l’eau et les espèces protégées, un recours sur la déclaration d’utilité publique du programme routier, et un autre en cassation sur les ordonnances d’expropriation ». Chronologiquement, le dernier point pourrait être jugé à la mi-2015, « dès lors que le conseil d’Etat aura rendu son jugement en appel concernant les arrêtés de cessibilité », ajoute Fabrice Roussel, vice-président de Nantes Métropole (24 communes, 600.000 habitants).
Autrement dit, un premier coup de pioche à ce moment-là seulement dans le meilleur des cas, alors que Vinci imaginait se mettre au travail beaucoup plus tôt... Même Ségolène Royal, ministre de l’environnement et des transports, pour une fois solidaire du gouvernement, se range prudemment derrière le leitmotiv officiel : « J’attends l’issue des différents recours pour voir ce qu’il convient de faire ». Mais ici en Loire-Atlantique, beaucoup se souviennent de ses positions antérieures cinglantes contre ce « projet daté, imaginé avant l’arrivée du TGV sur Nantes-Paris, et qui sera très difficile à faire ».
Du coup, partisans comme opposants se sont mis, bien malgré eux, en mode « provisoire qui dure ». Exemple : après avoir versé 33 millions d’euros au concessionnaire au titre d’avance remboursable, les collectivités locales, prenant acte de l’enlisement, n’ont plus mis un sou au pot depuis décembre 2013. Et l’instruction du permis de construire vient d’être suspendue, pour pouvoir ajuster les plans du terminal avec le nouveau calendrier.
Laisser la décision à la droite ?Sur le terrain cependant, le climat est de plus en plus lourd. « Les gens en ont ras-le-bol de tout cet enfumage. Le gouvernement n’a pas envie d’y aller, mais laisse pourrir la situation tout en continuant à faire avancer les dossiers. On se demande s’ils ne vont pas délibérément laisser tout ça à la droite » , se désole Françoise Verchère, conseiller général et membre du CéDpa (Collectif d’élus doutant de la pertinence de l’aéroport).
La guerre des nerfs tient aussi aux forces en présence. Car à côté des associations classiques, citoyennes ou d’exploitants agricoles, qui mènent un combat somme toute classique sur le terrain juridique, la cohabitation est plus difficile avec l’autre forme d’opposition, les « zadistes ». Qui sont ces ultras qui, après avoir envoyé quelques camionnettes de légumes maison à leurs « camarades de lutte » du barrage de Sivens (Tarn), ont affrété un autocar le 24 octobre pour venir faire le coup de poing avec eux contre les CRS, le temps d’un funeste week-end?
Environ 150 jeunes (un peu moins l’hiver) qui occupent l’emprise du futur aéroport, dans des cabanes ou des fermes squattées. Leur mot d’ordre est large: « la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame des Landes, contre Vinci et contre le monde capitaliste ». Et leurs méthodes, pas franchement pacifiques: des automobilistes sommés de verser leur obole à des « checkpoints », un relais téléphonique de SFR récemment vandalisé à la machette, au grand dam des habitants, des barrages de pneus brûlés, les zadistes ne sont pas nés à l’ère du « peace and love ». Ils dénoncent «l’agriculture productiviste qui marche aux intrants chimiques», refusent de parler à la presse «issue d’un monde conspirationniste et réactionnaire», et tentent d’inventer un nouveau monde, sorte de petite République autoproclamée, sans argent et sans leader.
Trois kilomètres de chicanesLe coeur de leur territoire, la D281, n’a pas fière allure: trois kilomètres de chicanes faites de palettes, gravats et voitures brûlées, des trous creusés dans le bitume, la voie étroite qui serait en théorie recouverte par les deux pistes d’atterrissage et la future duty free sent la guerre civile. Et les spécialistes venus faire les prélèvements archéologiques sous escorte policière n’ont pas fait de vieux os dans les bocages de l’Ouest.
«Toute une mouvance est arrivée à Notre-Dame des Landes en août 2009, avec le Camp action Climat que nous avions organisé sur le site», reconnaît Dominique Fresneau, de l’Acipa. «C’est pas facile à gérer tous les jours sur place, on a des divergences dans la pratique. Ces gens-là n’ont rien à perdre, et ne croient pas au juridique». Après avoir négocié avec eux la levée de plusieurs barrages dispersés sur l’ensemble de la ZAD, les débats avec « les associations bureaucratiques de lutte » portaient, juste avant les évènements du Tarn, sur le nettoyage de la « route des chicanes ». Mais les « zadistes » se cramponnent à leur symbole, et l’ambiance s’est retendue depuis la mort de Rémi Fraisse.
Pour autant, les ponts ne sont pas rompus, et les opposants «légalistes» laissent même filtrer une certaine affection à leur égard. Car peu à peu, les « black blocks des bois » ont fait de la place à d’autres jeunes, souvent des fils d’agriculteurs de la région, plus axés sur l’introduction de nouvelles cultures et des « circuits courts », à la façon des Amap (Association pour le maintien de l’agriculture paysanne). « Il faut laisser une part d’utopie à des jeunes qui s’investissent autant. Ils ont engendré une micro-société, ils créent beaucoup de choses, échangent beaucoup d’idées », raconte Dominique Fresneau qui fait le point avec eux une fois par mois.
Même sympathie chez Marcel Thébault, un « résistant historique », éleveur de vaches laitières en cours d’expropriation, aucunement dérangé par ses nouveaux voisins: ici dans son hameau du Liminbout, une maison squattée après avoir été vendue en 2012, là une autre rasée et remplacée par des caravanes, un peu plus loin un « collectif » regroupé autour d’un projet de culture bio. Les défenseurs de l’aéroport prétendent qu’ici, la terre argileuse, avec ses 98% d’humidité, est incultivable ? Eux veulent démontrer le contraire. Blé panifiable, pommes de terre, maïs, haricots secs, maraîchage mis à disposition des zadistes à prix libre... « Ils cultivent sans se faire bouffer par le boulot. Ils gardent du temps pour des spectacles,des discussions, des films. Leur projet est de remettre de la vie dans des lieux qui avaient été détruits », plaide Marcel Thébault. Bref, des méthodes d’action différentes, mais un but commun.
Problèmes de bruit à NantesMais à Nantes, les défenseurs du projet Notre-Dame des Landes n’ont que faire de la réintroduction de la traction attelée dans le bocage. Avec 4,1 millions de passagers cette année (soit un million de plus en quatre ans) et sa piste unique orientée depuis l’origine vers le centre-ville, l’actuel aéroport de Nantes-Atlantique, au sud-ouest de la métropole, touche ses limites avec trois ans d’avance sur les projections du débat public, font valoir la Chambre de commerce comme la préfecture. Son transfert à 25 km plus au nord « permettra à 41.000 personnes de ne plus être sous le bruit des avions, alors qu’à Notre-Dame des Landes, le plan d’exposition au bruit porte sur 3.200 personnes au maximum avec un trafic bien supérieur », plaide Mikaël Doré.
Changer plutôt l’orientation actuelle de la piste, pour épargner les Nantais des nombreux survols actuels ? Difficile, car une commune concernée est protégée par la loi Littoral. Et une telle opération de réorientation de l’emprise supposerait de nombreuses expropriations de bureaux et de logements, alors que le transfert vise au contraire à loger jusqu’à 16.000 personnes de plus dans ces quartiers.
Et si, de guerre lasse, l’Etat venait à renoncer au nouveau site, comme il l’a fait sans sourciller sur l’écotaxe? Sur le papier, tout est prévu : la déclaration d’utilité publique (DUP) deviendrait caduque, la trentaine d’exploitants agricoles ayant accepté à l’amiable de vendre à l’Etat seraient prioritaires pour récupérer leurs fermes, tandis que leur exploitation serait orchestrée par une CDOA (Commission départementale d’orientation agricole). Quant à Vinci, ses conditions d’indemnisation en cas de résiliation de la concession sont dûment couchées, avec moult formules mathématiques, dans un décret signé par cinq membres du gouvernement Fillon fin 2010. Mais le discours officiel balaye toujours ces scénarios : pour l’heure, « il n’y a pas de plan B » , assure la préfecture de Loire-Atlantique, tandis que Matignon ne daigne aborder le sujet. Jusqu’à quand ?