Situation tendue à l'usine Michelin de Joué-lès-Tours
PAR RACHIDA EL AZZOUZI LE 21 OCTOBRE 2013
Après deux semaines de blocage de l'usine, les salariés du site Michelin de Joué-lès-Tours en Indre-et-Loire ont repris le travail lundi, condition mise par la direction pour reprendre la négociation sur la mise en œuvre d'un plan social de 726 suppressions de postes.
« Il faut faire quoi ? Brûler l’usine, séquestrer la direction pour qu’on parle du drame social qui se joue ici ? Les gars ne comprennent pas. Ils veulent durcir le mouvement, ils n’ont plus rien à perdre, ils se sentent tellement isolés, abandonnés des élus locaux et nationaux aveuglés par la super-communication du groupe. » Délégué Sud à l’usine Michelin de Joué-lès-Tours en Indre-et-Loire, où 726 emplois sur 936 vont être rayés de la carte du numéro deux mondial du pneu dans le cadre d’un vaste « projet de réorganisation », Olivier Coutant craint de ne pouvoir contenir la désespérance des troupes dans les jours qui viennent.
Depuis deux semaines, la colère est maximale et l’usine paralysée, faute d’un accord entre syndicats (Sud, CGT, CFE-CGC, CFDT) et direction sur le dispositif d’accompagnement social. Dans cette usine peu habituée à montrer du muscle, à bloquer les rocades et à brûler des pneus, le blocus est inédit et non sans conséquence à l’échelle du groupe. En France comme à Cholet et Roanne, mais aussi en Italie, en Espagne, des sites se voient contraints de tourner au ralenti, voire au chômage partiel, n’étant plus approvisionnés par Joué-lès-Tours en nappes calandrées, ce composite fait de câbles métalliques noyés dans la gomme qui sert à fabriquer des pneus.
« Michelin est secoué par ce conflit. Ils n’ont pas l’habitude. C’est le siège à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) qui met la pression sur la direction du site pour conclure les négociations », analyse Olivier Coutant.
Principal point d’achoppement entre syndicats et direction ? Les mesures d'âge de départ à la retraite anticipée dans cette usine où trois quarts de l’effectif a plus de 50 ans. Le manufacturier attend qu’elles génèrent le départ de 360 salariés, les syndicats entendent qu’elles bénéficient aux personnes nées dès septembre 1960, soit presque 500 salariés. « Les propositions de la direction sont scandaleuses, inférieures au dernier plan social de 2009 qui avait vu à Montceau-les-Mines le départ de 350 salariés mais uniquement sur la base du volontariat. Ce PSE de 2009, c'est notre base de départ pour la négociation. Nous voulons des contreparties à la hauteur du préjudice subi », explique Olivier Coutant.
Vendredi 18 octobre, la sortie de crise était très mal engagée. La direction décidait d'ajourner les négociations prévues « à cause du blocus et des dégradations ». Elle menaçait d’aller en référé pour obtenir gain de cause et posait comme condition non négociable pour revenir à la table des discussions la fin du blocus. Ce que syndicats et salariés refusaient en bloc. « C’est trop facile. On négocie d’abord puis on cesse le mouvement si on obtient des garanties », martelait l’intersyndicale. Finalement, ce dimanche 20 octobre, en début d’après-midi, de guerre lasse, 80 % des Bibs ont levé la main pour la fin du blocus. Les négociations vont donc reprendre ce lundi 21 octobre ainsi que le ballet des camions à l’entrée et à la sortie de l’usine.
« La direction a gagné. Les salariés sont à cran. Ils ont très peur. Ils se souviennent du plan social de 2006 à l’usine de Poitiers. À l’époque, le site avait été bloqué durant plusieurs semaines, Michelin avait suspendu les négociations et beaucoup de salariés étaient partis avec le minimum. Ils craignent de revivre cela », analyse Olivier Coutant. Le délégué Sud ne cache pas sa déception de voir le blocus levé mais il comprend les salariés qui n’écartent pas de nouveaux débrayages si la direction persiste à négocier a minima. Car les Bibs de Joué-lès-Tours comme leurs syndicats, qui ont tenté vainement de repousser l'échéance du plan social à 2019-2020 pour que les mesures d'âge profitent à un maximum de salariés (550 sur 730), craignent que l’accompagnement du PSE, tel que dicté par la direction, n’envoie dans la précarité les quinquagénaires qui constituent le gros du bataillon.
« Ils nous vendent les ateliers de transition professionnelle (dispositif d’accompagnement personnalisé vers un projet professionnel externe - ndlr), où le salarié suit des formations, fait des stages. Mais avec une moyenne d’âge aussi élevée, à la sortie de ces ateliers, quel patron va se battre pour récupérer des vieux de 55 ans ? Aucun. Les gars ne retrouveront pas de boulot mais le chômage », s’indigne Olivier Coutant. L’intersyndicale est d’autant plus furieuse que le groupe prévoit, via sa filiale Michelin Développement, la création de 730 nouveaux emplois dans le bassin de Tours, mais il n’envisage pas d’y reclasser prioritairement les salariés de Joué-lès-Tours. « Ces emplois ne sont pas pour nous car nous ne sommes pas formés, nous disent-ils, mais c’est eux qui, depuis trente ans, ne forment plus les ouvriers. »
La Roche-sur-Yon, un projet de bonne foi ou un artifice médiatique ?
Plus inquiétant encore pour les syndicats de Joué-lès-Tours mais aussi ceux des autres sites français : le sentiment que le géant du pneumatique « a enfumé le gouvernement » en juin dernier avec son plan de réorganisation, présenté comme inévitable compte tenu du marché européen « devenu extrêmement concurrentiel » et de la chute de la demande de pneus poids lourds, « plus une posture médiatique qu’un choix industriel ». Sa promesse d’investir 800 millions d’euros de 2013 à 2019 pour permettre à ses usines françaises d’atteindre les meilleurs standards de compétitivité en Europe et de développer son centre de recherche mondial à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) est « un leurre », estiment-ils. « 800 millions d’euros, c’est ce qu’ils auraient dû normalement investir », pointe Olivier Coutant, qui rappelle que « le groupe restructure non pas parce qu’il rencontre des difficultés économiques mais pour augmenter sa rentabilité ».
L’une de leurs grandes interrogations réside dans le projet de Michelin de transformer son site de La Roche-sur-Yon (Vendée) en un pôle industriel qui accueillera une partie des activités poids lourds de Joué-lès-Tours pour produire, d’ici à 2019, 1,6 million de pneus par an, soit le double du niveau actuel. Crainte confirmée par les experts du cabinet Secafi que l’intersyndicale a sollicité.
Dans leur rapport, consulté par Mediapart, ces derniers sont circonspects : « Nous ne voyons pas d’intérêt économique à annoncer une augmentation de croissance sur la France à l’horizon 2015-2016 alors que la principale usine européenne demeurerait en sous charge et ne permettrait pas à la ligne produit de profiter de la massification en chargeant son site le plus productif en Europe. L’annonce du plan de développement de La Roche-sur-Yon et tout particulièrement la phase d’augmentation importante des capacités de production à compter de 2016 n’aurait pu être qu’une posture médiatique permettant à certains intervenants de qualifier ce projet de "globalement positif", malgré la suppression de 726 postes sur le bassin de Tours. »
« Devant l’ensemble des déséquilibres économiques contenus dans l’évolution de l’empreinte industrielle qui nous a été présentée, nous ne pouvons croire à une absence de "savoir-faire financier" de Michelin, poursuivent-ils. Nous ne voulons pas remettre en cause totalement la "bonne foi" des présentations de la direction. Mais nous ne pouvons l’accepter globalement. Pour Secafi, un élément majeur a été ignoré dans cette présentation, c’est la fermeture d’un autre site poids lourds au cours de la période étudiée. »
À Joué-lès-Tours comme à La Roche-sur-Yon, on craint de revivre « un remake de Poitiers ». « Lorsque Michelin a fermé son usine poitevine en 2006, Joué-lès-Tours devait devenir le pôle d’excellence du poids lourd. Sept ans plus tard, ils nous sacrifient pour se recentrer sur La Roche-sur-Yon. Ils leur servent le même discours qu’à nous. Ils ne disent plus "vous serez un pôle d’excellence mais une grosse unité de production européenne" », souligne Olivier Coutant. René Bocquier, son homologue Sud de La Roche-sur-Yon, n’est pas rassuré : « Plus qu’un engagement formel face au CCE des plus hautes instances de l’entreprise, nous exigeons une clause pénale à insérer dans l’accord sur le volet social de l’arrêt de l’activité poids lourds de Joué-lès-Tours prouvant que La Roche-sur-Yon ne sera pas le prochain site rasé dans quelques années. »
René Bocquier garde en mémoire un autre mauvais souvenir : « Au début des années 80, Michelin a construit un immense bâtiment à La Roche-sur-Yon pour construire des tissus métalliques. Il était prévu 200 embauches. De magnifiques machines sont arrivées. Elles sont restées cinq ans puis elles sont parties et il n’y a jamais eu d’embauches. »
À La Roche-sur-Yon, l’inquiétude a gagné les salariés, poursuit le syndicaliste : « Quand on a appris que Joué-lès-Tours serait sacrifié, on ne s’est pas réjouis. On sait qu’on peut y passer nous aussi un jour. On sait aussi qu’en contrepartie de cet investissement, on va nous demander une flexibilité accrue. Cela n’enchante personne de bosser le dimanche à l’âge que l’on a, peut-être les jeunes, mais pas moi, à 57 ans. » Cet été, l’usine a tourné même le 15 août. « C’est la première fois que je vois cela en 37 ans de maison », constate René Bocquier.
Son directeur de site veut les emmener, lui et ses camarades syndicalistes, en tournée européenne dans les sites Michelin, en Allemagne, en Italie, où la flexibilité est maximale. Il veut leur « montrer que l’avenir, c’est ça ou la restructuration ». À Roanne, aussi, où l’usine Michelin tourne en 4×8 depuis 2009 avec des dimanches activés ou désactivés selon le rythme de production, les syndicats ont eu droit à la même invitation. « Mais à quel prix pour la santé des salariés ? » demande Jérôme Lorton. Délégué Sud à Roanne et membre du comité d’entreprise européen Michelin, il voit déjà les ravages du 4×8 sur ses collègues, sur leur santé physique, mentale, leur vie de famille…