"On se connaît un peu par cœur, on sait qui va être grincheux, de bonne humeur, combien de sucres Untel met dans son café", s'amuse Gérard Cazorla, l'une des figures emblématiques des 77 "Fralib", ces anciens salariés du site de production de Gémenos (Bouches-du-Rhône), d'où sortait, jusqu'en 2011, une grande partie des sachets de thé Lipton et d'infusion de la marque Eléphant. "Au final, on passe plus de temps ici que chez nous avec nos familles", confie d'un air assombri, ravalant son sourire communicatif, le secrétaire CGT du comité d'entreprise.
Mobilisés depuis l'annonce, en 2010, de la fermeture, les Fralib cohabitent depuis l'été 2011 dans leur usine, bordée par le massif provençal de la Sainte-Baume. Avant que la communauté urbaine de Marseille ne rachète le site et les machines en 2012, certains y dormaient même à tour de rôle, afin d'empêcher les dirigeants de Fralib de les déloger pour de bon en emportant avec eux les outils de production.
A l'intérieur du hangar, dans le silence des machines à l'arrêt, flotte encore une entêtante odeur de thé parfumé. C'est pour récupérer la marque Eléphant, née en Provence il y a près de 120 ans, que les anciens salariés se battent. Leur souhait est de redémarrer l'activité sous la forme d'une société coopérative ouvrière de production (SCOP).
ÉPINE DANS LE PIED D'UNILEVER
Les dirigeants de cette filiale agro-alimentaire de la multinationale anglo-néerlandaise Unilever ne s'attendaient certainement pas à un tel bras de fer. De plus, la justice française a rejeté à trois reprises les plans de sauvegarde de l'emploi présentés par l'entreprise, et a enjoint à Fralib de reprendre l'intégralité de la procédure de licenciement de tous les salariés – soit 182 personnes – sous peine d'une astreinte de 3 000 euros par jour. Une épine dans le pied du géant mondial, et une rupture brutale dans la vie des anciens salariés, que la plupart considèrent paradoxalement comme un événement fondateur et salvateur.
Avant, je n'avais pas la parole facile", se souvient Omar Dahmani, ancien opérateur logistique. "Aujourd'hui, je peux parler devant des centaines de personnes, et je ne me trompe plus dans les termes juridiques", poursuit-il, entre deux bouffées de cigarette. Chez cet homme de 47 ans transpire la fierté de tenir tête à une multinationale, mais aussi au gouvernement.
En 2011, le candidat Hollande était venu à Gémenos plein de promesses. Des engagements qu'Omar Dahmani et ses collègues ont récemment rappelé au bon souvenir d'Arnaud Montebourg, le ministre du redressement productif. "On l'attendait à la gare de Lyon. Il ne pensait pas nous trouver là. Quand il nous a aperçus, ça s'est vu dans son regard : il s'est dit 'merde, ils sont là'", s'amuse-t-il, d'une voix éraillée.
De la fierté aussi pour Elodie Groutsche, qui a fêté ses 42 ans le 22 octobre, jour de la condamnation de Fralib à revoir sa copie du plan social sous peine d'une astreinte. "Un beau cadeau d'anniversaire", sourit la syndicaliste, qui compare la fermeture de l'usine à "un grand crochet du droit en pleine figure".
"DES HAUTS ET DES BAS"
Embauchée en 1995 comme comptable, Elodie Groutsche mène une lutte presque familiale. Comme d'autres Fralib, c'est sur son lieu de travail qu'elle a rencontré son mari. "Forcément, au début, on s'est demandé si on menait ce combat tous les deux", se souvient-elle. Une décision risquée, mais facilitée par le statut et le salaire protégés de son mari, membre du comité d'entreprise.
Après avoir passé des heures à éplucher les décisions judiciaires et à élaborer leur projet de reprise d'activité, la majorité des anciens salariés racontent s'être bardés de compétences juridiques et économiques. Sans toutefois occulter les moments de fatigue et d'abattement.
"Forcément, il y a des hauts et des bas. Trois ans, ça vous marque, et ça vous change", concède Rim Hidri. Cette dernière a travaillé sur les chaînes de Gémenos au côté de son mari, qui a quitté l'entreprise en 2006, après onze années de service. "J'ai cette chance, il comprend et soutient ma révolte", assure-t-elle. Une colère aiguisée en mars, lorsqu'Unilever met fin à son contrat de travail, malgré l'annulation du troisième plan social présenté par l'entreprise en février. Cette rupture, contestée par les salariés, prive Rim Hidri et les 63 autres anciens salariés non protégés de revenus pendant cinq mois, et les mène à s'inscrire à Pôle emploi.
PRESSION DES CONJOINTS
Même situation pour Marc Decugis, dont le travail consistait à réparer les machines. Ces engins, il continue à les choyer, et à farfouiller dans les programmes, pour "être prêt quand on redémarrera l'activité". S'il exprime sa fierté de jouer un rôle-clé, il admet qu'ajoutée aux petits soucis du quotidien, "la lutte" lui pèse un peu. "Ici, on se bat tous les jours pour conserver nos emplois. Et à la maison, j'ai trois adolescents, c'est pas toujours un âge facile. Je suis un peu spécialisé dans la gestion de conflits", s'amuse-t-il.
A Gémenos, le combat des Fralib n'a pas été compris dans tous les foyers. "Certains ont été poussés par leurs conjoints à prendre les indemnités au lieu de continuer à lutter", raconte Marc Decugis, qui a choisi d'amener sa femme plusieurs fois à l'usine. "C'est important de les faire participer", affirme-t-il.
"C'est sûr que quelques-uns ont abandonné malgré eux, à cause de la pression des conjoints. Quand il y a de la casse sociale, il y a aussi de la casse familiale", lance Gérard Cazorla. A 55 ans, ce mécanicien d'origine est l'un des deux meneurs des Fralib. S'il est convaincu "d'être dans le juste", ce statut de leader se fait parfois pesant. "C'est lourd, très lourd. Des fois, le moral est atteint, admet-il. On n'a pas le droit à l'erreur, on sait qu'on a des responsabilités par rapport aux autres."
Comme Gérard Cazorla, Olivier Leberquier, autre figure des Fralib, raconte la pression subie. Ce Normand grisonnant de 50 ans, arrivé à Gémenos en 1998, après la fermeture de l'usine Fralib du Havre, assure que "la lutte tue aussi l'individualité et l'intimité". "Tout le temps que tu passes ici, tu ne le passes pas avec ta famille. Ils comprennent, mais c'est dur", déplore le délégué CGT, qui a revêtu son costume de combat, un T-shirt blanc, estampillé du message "Unilever tue l'emploi".
Mais Olivier Leberquier n'entend pas baisser les bras. Pour atténuer les difficultés, il préfère, comme les autres, insister sur les aspects "enrichissants" de la mobilisation. Et cite en exemple l'élaboration du projet coopératif, mais aussi "l'intérêt de certains entrepreneurs pour notre SCOP, ce qui emmerde royalement Unilever".