ENCORE UN EFFORT POUR ETRE SCIENTIFIQUE ! par Michel BoccaraSCIENCE ET PROPAGANDE : LE DEFI NUCLEAIRE.
Chercheur au CNRS et militant du Réseau SORTIR DU NUCLEAIRE, Miche Boccara réagit au document diffusé par SAGASCIENCE sur le Nucléaire et demande un véritable débat qui respecte le défi "Nucléaire : Energie, Environnement, Déchets, Société" (NEEDS) lancé à l'initiative de la mission Interdisciplinarité du CNRS.
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ENCORE UN EFFORT POUR ETRE SCIENTIFIQUE !
Analyse critique du document Sagascience du CNRS sur le Nucléaire
Par MICHEL BOCCARA, chercheur au CNRS
A la suite des prises de position de Stéphane Lhomme [1] et Thierry Ribault [2] à propos d’un document émanant de la collection Sagascience qui publie des dossiers thématiques sur le site web du CNRS,
http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosnucle ... dex_gd.htm il m’a paru nécessaire comme militant du Réseau « Sortir du Nucléaire » et chercheur au CNRS de donner mon point de vue.
Je partage globalement les analyses de Stéphane Lhomme et Thierry Ribault sur le caractère partiel et pro-nucléaire de ce document qui, de plus, se donne l’apparence de l’objectivité mais il me paraît important d’indiquer que la collection Sagascience ne représente pas la position du CNRS, encore moins de tous ses chercheurs, même si le fait qu’il soit publié sur le site du CNRS prête à confusion.
Nous pouvons et nous devons parler en tant qu’appartenant au CNRS et montrer que le CNRS est composé aussi
- de chercheurs anti-nucléaires qui peuvent également fournir des analyses scientifiques dans un domaine controversé. Le document de Sagascience, avec toutes ses limites, fait état de ces controverses,
- d’une direction qui a su prendre acte de la récente catastrophe de Fukushima en lançant en 2012, par l’intermédiaire de la Mission Interdisciplinarité du CNRS, le défi "Nucléaire : Energie, Environnement, Déchets, Société" (NEEDS), ce qui est de fait en contradiction totale avec ce document (voir les analyses de Thierry Ribault).
Une des originalités de ce programme est de placer les Sciences Humaines et Sociales au centre de la réflexion sur l’énergie nucléaire. Une autre en est d’intégrer une action « SHS Nucléaire, risque et société » entièrement sous la responsabilité scientifique du CNRS et qui a soutenu des projets de recherche d’orientations très diverses sur le nucléaire, et notamment un programme « Fukushima un an après » sur les suites de la catastrophe japonaise.
http://www.cnrs.fr/mi/spip.php?article85Ce programme, j’en rappelle les grandes lignes que j’ai déjà résumées dans Atomes crochus, organe des journées d’Etudes du réseau « Sortir du Nucléaire ». (Journal téléchargeable sur le site des Journées d’étude du Réseau « Sortir du Nucléaire » (
http://leliencommun.org/journeesdetudes).
« Le nucléaire, précise le document d’orientation, n’est pas seulement un sujet technique. C’est indissociablement une question politique, économique et sociale : les choix effectués dans ce domaine engagent le présent et l’avenir des sociétés et font régulièrement l’objet de vives controverses dans l’espace public. Si besoin en était, l’accident de Fukushima est venu rappeler de manière dramatique que le nucléaire est une technologie à risques dont la maîtrise doit faire l’objet d’un examen critique et dont les conséquences, parfois lourdes, méritent d’être questionnées ».
http://www.cnrs.fr/mi/spip.php?article75Le document dégage ensuite plusieurs axes et notamment :
Quelle est l’incidence économique et sociale des différents choix en matière d’énergie ?
Le nucléaire est-il compatible avec une société démocratique ?
Pour la première fois, nous semble-t-il dans un document émanant du CNRS, il est précisé que « Les SHS [Sciences Humaines et Sociales, nde] doivent s’écarter du rôle qu’on veut encore trop souvent leur faire jouer, celui d’éduquer le public afin de favoriser l’acceptabilité sociale de cette technologie, pour développer au contraire de véritables recherches scientifiques susceptibles d’informer le débat public et d’alimenter la discussion démocratique. »
Bernd Grambow, directeur du programme, précise même qu'aucun scénario ne doit être exclu, y compris les scénarios de sortie du nucléaire :
« Tous les scénarios et leur coût seront étudiés, depuis une augmentation de la production d’énergie nucléaire jusqu’à l’abandon pur et simple de cette énergie. [3]»
Et je concluais en ces termes :
« Souhaitons que ces déclarations d’ouverture permettent à des programmes de recherche qui posent l’hypothèse de la sortie du nucléaire de s’inscrire dans NEEDS. »
Je m’attarderais sur un point :
« Tous les scénarios, stipule le texte d’orientation, seront étudiés depuis une augmentation de la production d’énergie nucléaire jusqu’à l’abandon pur et simple de cette énergie »
Force nous est de constater que le document Sagascience prend exactement le contre-pied de cette orientation, reprenant le rôle que (je cite à nouveau le texte de présentation de NEEDS) « on veut encore trop souvent leur faire jouer ». « On », c’est-à-dire l’état et le lobby du nucléaire, « leur », ce sont les sciences sociales, dont on sait qu’elles sont souvent, mais pas toujours (les physiciens ont montré à certaines époques une volonté de résistance) plus rebelles que les autres sciences.
1) Je commencerai donc par l’analyse de la quatrième partie du document, Nouvelles technologies de production qui est tout simplement atterrant. On aurait pu penser qu’il fasse une part égale aux scénarios de développement de l’énergie nucléaire et aux scénarios de sortie, il n’en n’est rien. Le passage consacré aux scénarios de sortie est si squelettique que je peux me permettre de la citer intégralement « Certains experts ont proposé des scénarios pour une sortie du nucléaire d’ici 2033 ». On appréciera la formulation. De plus, pas un mot sur les scénarios les de 5 et 10 ans qui sont pourtant très argumentés [4], pas un mot sur le fait qu’il existe aussi des scénarios pour sortir immédiatement, ce que les Japonais ont fait pendant un an ! Ni sur les grandes orientations de ces scénarios. Le reste du développement est ensuite consacré aux scénarios de développement de l’énergie nucléaire…
Alors oui, nous devons agir pour que les organes de publication (sites, journaux…) du CNRS tiennent compte des événements de Tchernobyl et de Fukushima, donnent la parole aux nombreux chercheurs opposés à l’usage de l’énergie nucléaire civile et militaire, et que des recherches soient financées sur les domaines controversés. Espérons que la parole des chercheurs ne sera pas enterrée comme dans le passé. Pour prendre l’exemple des années soixante dix, une forte contestation des chercheurs, et notamment de physiciens [5], avait été suivie d’un reflux de la contestation, dû notamment à des pressions sur les carrières de ces chercheurs et au refus de tout débat contradictoire.
Il nous faut développer la recherche et l’information pour faire connaître les scénarios de sortie existants, leurs coûts et les confronter aux scénarios de développement du nucléaire.
2) La troisième partie du document, intitulée « aspects sociétaux », concerne les problèmes que l’on peut qualifier d’éthiques et qui touchent essentiellement à la sécurité, thème central s’il en est, à droite comme à gauche.
Sur la question des catastrophes, il nous faut être très clair, les spécialistes ne sont pas tous d’accord sur les probabilités des catastrophes à venir mais une chose est sûre, après Fukushima, le risque de très faible est devenu possible. Comme l’analyse Bernard Laponche dans son article Accident nucléaire, l’inacceptable pari [6], un accident majeur en France est loin d’être improbable. En effet si le calcul théorique donne un résultat très faible, l’occurrence observée – quatre réacteurs ont connu un accident majeur – indique « que le nombre d’accidents, quatre, a été environ trois cent fois supérieur à ce qui était attendu sur la base du calcul des probabilités. Cet écart est considérable …»
Là aussi, il y a urgence à ce qu’un véritable débat démocratique se développe car si un accident majeur est loin d’être improbable en France, alors les habitants de notre pays doivent en être informés et décider s’ils souhaitent prendre ce risque. C’est même la première question que nous devons leur poser. Selon certains avis compétents, un accident majeur, c’est plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions de victimes. Fournir à nos concitoyens une information pluraliste n’est plus seulement un droit mais un devoir.
3) De la seconde partie du document, intitulée L’énergie nucléaire, je ne retiendrai que les aspects économiques.
La manière dont le document traite un point central, la question du démantèlement, est là aussi très partielle et partisane.
Je fournirai des éléments de rectification des chiffres avancés :
1) l’incertitude sur les coûts n’est pas d’un facteur 2 mais d’un facteur 10. Que dire de l’avenir d’une technologie où il y a de tels écarts ?
Pour prendre un seul exemple : les Français évaluent le démantèlement de leurs centrales à 38 milliards d’euros (chiffre de 2003) et les Britanniques à plus de 100 milliards d’euros avec un parc cinq fois moindre. Evalué avec les critères britanniques, le démantèlement des centrales Françaises coûterait donc plus de dix fois plus cher !
La cour des comptes, dans son rapport de janvier 2012 écrit quelque chose de beaucoup plus radical que ce que le document de Sagascience nous laisse entendre, elle écrit « qu’elle n’est pas en mesure de valider le montant estimé par EDF en l’absence d’expérience réelle et comparable de démantèlement dans l’histoire ».
Quant à l’incidence faible sur les coûts dont le document fait état, là encore tout dépend du mode de calcul de l’amortissement, et cette affirmation mériterait pour le moins d’être confrontée à d’autres estimations.
Il apparaît que, avec de telles approximations, le coût du démantèlement pèsera très lourd sur les générations futures, quel que soit le scénario car, de toutes façons, en sortant ou en restant dans le nucléaire, il faudra démanteler les centrales de la génération actuelle.
En conclusion, il est urgent de développer au CNRS une information et une recherche équilibrée.
Le défi NEEDS doit nous permettre, si ses orientations sont poursuivies, de mener une recherche contradictoire sur des questions controversées et permettre aux pro et aux anti-nucléaires de s’exprimer, voire de débattre ensemble.
La nation ne peut pas engager un débat sur l’énergie sans confronter scénarios de maintien et scénarios de sortie du nucléaire.
Il ne s’agit pas d’être naïfs. Le lobby nucléaire est très actif au gouvernement comme dans les entreprises, au CNRS et jusque dans les organisations écologiques. Mais le combat pour la démocratie et l’objectivité scientifique ne doit pas s’arrêter aux portes de l’énergie nucléaire, il en va de la crédibilité de la science, et du CNRS.
Michel Boccara, chercheur au CNRS (LISST, Université de Toulouse Le Mirail)
[1]
http://blogs.mediapart.fr/edition/nucle ... vatoire-du [2]
http://www.rue89.com/rue89-planete/2013 ... ses-238627 [3] « Évaluer scientifiquement le nucléaire », dans Le journal du CNRS, n°266, Mai-Juin 2012, p. 31.
[4] On citera, parmi d’autres, les scénarios de l’association Négawatt, en ligne sur le site des journées d’étude du Réseau « Sortir du Nucléaire », voir section Archives/Métamorphose/Fin du nucléaire (
http://leliencommun.org/journeesdetudes/) ainsi que les minutes de la table ronde sur les scénarios de sortie qui s’est déroulée le 4 novembre à Clermont-Ferrand, lors des secondes journées d’études de Sortir du Nucléaire (voir section Actes).
[5] On citera le texte de Sezin Topçu, chercheuse au CNRS, qui analyse les mouvements de contestation de la fin des années 70 (« Nucléaire : de l’engagement « savant » aux contre-expertises associatives », Natures Sciences Sociètés 14, 249-256 (2006)). Le fait le plus marquant de cette décennie qui a vu le décollage du programme de production d’électricité d’origine nucléaire, a été l’appel des 400, lancé par le Laboratoire de Physique Corpusculaire (LPC) du collège de France et qui a recueilli 4000 signatures en trois mois. Plus en amont, je rappellerai la prise de position de Frédéric Joliot Curie dont j’ai fait état dans mon article sur la recherche, paru dans Atomes crochus.
[6] Atomes crochus, p. 14 et 15.