Des libertés publiques et de leurs contradictions

Des libertés publiques et de leurs contradictions

Messagede bipbip » 22 Nov 2014, 03:38

Des libertés publiques et de leurs contradictions
Par Alain Bihr

Des libertés publiques et de leurs contradictions (1)

Le 1er septembre dernier, la direction de l’Université de Lausanne (Unil) a adopté la directive 5.4, intitulée «Affichage et activités promotionnelles sur le campus universitaire», qui a pu laisser craindre une limitation des possibilités d’expression libre par voie d’affichage, par la diffusion de journaux, de tracts, par la récolte de signatures (pétitions, initiatives, référendums), la tenue de stands ou de tables de presse, etc. Après une mobilisation d’une large partie de la communauté universitaire (étudiants, corps intermédiaire et enseignants), elle a retiré cette directive le 27 octobre en faisant valoir qu’«à l’évidence les intentions de la Direction ont été mal formulées et n’ont donc pas été comprises».

Il ne s’agit pas ici de revenir directement sur ces événements et feu la directive pour la discuter, évaluer la réalité des risques réels de restriction des libertés publiques dont elle était porteuse, les intentions de ses auteurs, les raisons de leur maladresse de formulations, etc. L’occasion nous est en fait donner ici de prendre un peu de recul pour poser toute une série de questions concernant les libertés publiques.

1. Définition, fondements et origines des libertés publiques

Définition

Par libertés publiques, on entend généralement un ensemble de droits accordés à toute personne dans un Etat de droit à fonctionnement démocratique régissant sa présence active au sein de l’espace public. On peut formellement distinguer deux groupes de libertés publiques: d’une part, les libertés de communication, d’information, d’expression, de pétition, etc., qui régissent l’expression de la parole et de la pensée au sein de l’espace public; d’autre part, les libertés de circulation, de réunion, d’association (temporaire, périodique ou permanente), de manifestation sur la voie publique, etc., qui régissent l’expression de l’action collective au sein de l’espace public.

Ces libertés sont dites publiques pour une double raison. Elles s’exercent au sein de l’espace public: un espace à la fois social et mental auquel chaque personne peut librement accéder par opposition aux espaces privés dont l’accès est réservé à certaines personnes seulement. Par ailleurs, elles s’exercent collectivement par opposition aux libertés individuelles ou personnelles (le droit de propriété, le droit de contracter, la liberté de conscience, etc.) que des personnes peuvent exercer seules ou dans le cadre social limité de rapports interpersonnels.

Cependant, par-delà leur opposition que l’on vient de souligner, il existe une profonde unité et complémentarité entre libertés privées et des libertés publiques. Elles ont le même fondement: l’attribution à toute personne de la qualité de sujet de droit, d’une subjectivité juridique, d’un ensemble de prérogatives réputées inaliénables (le droit de disposer librement de sa personne et de ses facultés, le droit à la sûreté de sa personne, le droit à la propriété et la sécurité de ses biens, etc.). De même expriment-elles les unes et les autres les deux mêmes capacités fondamentales du sujet juridique: l’autonomie de la volonté et la liberté contractuelle.

Fondements

Ces fondements sont compris dans la définition précédente: État de droit et démocratie.

Les libertés publiques sont tout d’abord un élément de constitution de tout Etat de droit. Par Etat de droit, il faut comprendre un Etat qui prend la forme d’un pouvoir public impersonnel: un pouvoir qui n’appartient à personne, pas même (et surtout pas) à ceux qui sont chargés de l’exercer, à quelque niveau que ce soit; un pouvoir qui se distingue donc formellement des divers pouvoirs privés qui continuent à s’exercer, en marge de lui et sous lui (sous son contrôle), dans le cadre de la société civile: pouvoirs liés à la naissance, à l’argent et au capital, à la compétence, etc.; un pouvoir dont les actes ne doivent pas être l’expression d’intérêts particuliers mais exclusivement celle de l’intérêt général, ici assimilable au maintien de l’ordre civil, garantissant à chacun le respect de sa subjectivité juridique et la possibilité de contracter librement; un pouvoir respectant par conséquent toutes les prérogatives des personnes en tant que sujets de droit (un Etat dont la sphère d’action est par conséquent limitée et dans lequel, pour cette raison, les différents pouvoirs législatifs, exécutif et judiciaire se trouvent séparés); un pouvoir s’adressant à tous de manière égale: soumettant tous ses membres aux mêmes obligations et garantissant à tous les mêmes capacités légitimes; en définitive un pouvoir qui apparaît non pas comme le pouvoir d’un homme ou d’un groupe d’hommes sur d’autres hommes mais comme le pouvoir d’une règle impersonnelle et impartiale s’appliquant à tous ses membres et qu’il s’agit de faire respecter par tous: la loi. En somme, un Etat de droit est non seulement un Etat qui respecte la subjectivité juridique de ses membres mais encore un Etat qui fait de leur subjectivité juridique la norme même de ses relations à ses membres tout comme des relations de ses membres entre eux.

La précédente définition des libertés publiques laisse cependant clairement entendre qu’elles sont aussi un élément constitutif de la démocratie. Et cette précision semble redondante au regard de ce qui vient d’être dit. En fait, il n’en est rien. Car il convient de distinguer entre Etat de droit et démocratie, en particulier sous l’angle de leurs rapports respectifs aux libertés publiques.

En premier lieu, l’exercice des libertés publiques n’est pas nécessaire à l’Etat de droit alors qu’il est indispensable à la démocratie. Un Etat de droit respecte les conditions générales d’expression de la subjectivité juridique de ses membres dès lors que et dans la seule mesure où il n’en interdit pas l’expression. Mais il ne garantit pas la qualité et l’intensité de cette expression, notamment en ce qui concerne les libertés publiques. Ce n’est pas parce qu’on n’interdit pas aux citoyens de prendre la parole publiquement et de s’organiser en syndicats et en partis politiques que ces derniers vont automatiquement s’exprimer, se syndiquer ou militer dans des organisations politiques. Un Etat de droit peut donc aller de pair avec une grande médiocrité de pratique des libertés publiques.

La démocratie, au contraire, exige un usage effectif et aussi intensif et riche que possible des libertés publiques. Il n’y a pas de démocratie sans un tel usage des libertés publiques. Cela ressort clairement de la définition classique de la démocratie comme gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, le peuple étant ici entendu comme ensemble des citoyens. Gouvernement par le peuple, la démocratie implique que la loi soit l’expression de la volonté générale (à défaut de volonté unanime, la volonté majoritaire). Gouvernement pour le peuple, elle exige que la loi satisfasse l’intérêt général (à défaut de l’intérêt de tous, du moins de l’intérêt du plus grand nombre). Sachant que, dans tous les cas, les minoritaires conservent la possibilité de contester la loi existante et de proposer de la changer.

Tout cela implique clairement que le peuple prenne une part active à l’élaboration de la loi. Et c’est bien en quoi les libertés publiques et leur usage le plus développé possible sont une condition nécessaire (sine qua non) de la démocratie. La formation de la volonté générale implique nécessairement une discussion et une délibération collectives qui sont inconcevables sans les libertés publiques: liberté de communication, d’information, d’expression, de pétition, etc., mais aussi liberté de réunion, d’association, de manifestation sur la voie publique, etc. Et cela est encore plus vrai s’agissant des droits des minorités de contester les décisions majoritaires. Ne jamais oublier que la liberté est d’abord celle des minoritaires et que la qualité d’un régime démocratique se mesure d’abord à la place qu’elle réserve à ses minorités.

En deuxième lieu, alors que l’Etat de droit méconnaît la dimension conflictuelle de la réalité sociale, cette dernière est centrale en démocratie. La définition précédente de l’Etat de droit ignore ou méconnaît les conflits entre individus, les conflits entre individus et société, les conflits entre groupes sociaux divers (classes, sexes, générations, nationalités, groupes ethniques ou «racialisés», etc.). Conflits qui sont liés à l’existence de phénomènes de pouvoir et de lutte pour le pouvoir, donc en définitive de rapports sociaux d’oppression (d’exploitation, de domination, d’aliénation).

La démocratie au contraire place cette dimension conflictuelle au cœur de son fonctionnement. Par ces procédures de discussion et de délibération collectives, par sa recherche de la formation d’une volonté générale (à défaut, d’une volonté majoritaire), par son respect des droits des minorités, elle vise, d’une part, à proposer une solution pacifique de ces conflits en en neutralisant le potentiel de violence et de destruction; d’autre part, et de ce fait, à transformer un facteur potentiellement destructeur en un facteur constructif: à faire de la contradiction (de la confrontation) des intérêts particuliers et des opinions partisanes le moteur de la recherche permanente d’une volonté générale et de l’intérêt général.

Origines

Toutes ces formes (libertés personnelles et libertés publiques, subjectivité juridique, Etat de droit, démocratie) ne sont évidemment pas tombées du ciel. Ce sont des constructions sociales, donc historiques, qui résultent même d’une longue histoire, qui continue d’ailleurs de s’écrire de nos jours. Rappelons-en quelques étapes clés.

Leur toile de fond générale en est la formation du capitalisme. Proposons-en ici une définition dont l’unilatéralité apparaîtra plus loin. Le capitalisme, c’est plus qu’une économie de marché, c’est une société de marché. Entendons une société dans laquelle les relations marchandes deviennent la forme dominante des relations entre les membres de la société, soit que ces dernières deviennent elles-mêmes des relations marchandes, soit qu’elles se subordonnent aux exigences et à la logique des relations marchandes. C’est donc une société dont tous les membres se trouvent constamment mis en relation marchande les uns avec les autres et transformés, de ce fait, en sujets de droit, notamment en propriétaires privés de marchandises, ne serait-ce que de cette marchandise tout à fait singulière qu’est leur force de travail. C’est encore une société dont tous les membres se trouvent donc pourvus d’une subjectivité juridique qu’ils se doivent de respecter dans leurs relations réciproques, sur le marché ou même en dehors du marché. C’est enfin une société dont la subjectivité juridique de ses membres devient une norme et une exigence qui régissent y compris l’espace public – d’où la nécessité de l’établissement et du respect des libertés publiques, en tant que dimension intégrante de l’existence et de l’exercice de la subjectivité juridique de leurs membres.

Historiquement, cette norme et cette exigence ont d’abord été portées par la classe qui est à l’origine du capitalisme et qui va en devenir la classe dominante: la bourgeoisie. Elles lui ont servi d’armes pour conquérir le pouvoir de différents points de vue. Elles lui ont permis d’appuyer l’extension des relations marchandes en dissolvant les rapports féodaux de production et de leur substituant les rapports capitalistes de production, en particulier en arrachant la propriété de la terre à la noblesse et en expropriant les producteurs à la campagne (les serfs, les tenanciers, les petits propriétaires) tout comme à la ville (les artisans organisés en corporations). La bourgeoisie s’en est aussi servi pour dissoudre et délégitimer la division et hiérarchisation de la société en ordres (fondés sur la possession ou non de privilèges) et lui substituer une division et hiérarchisation en classes, tout comme pour délégitimer les monarchies absolues en leur substituant des monarchies constitutionnelles puis des régimes parlementaires. Enfin, la défense par la bourgeoisie des libertés publiques aura été le moteur de sa remise en cause du monolithisme idéologique des sociétés d’Ancien Régime (et d’abord sur le plan religieux), face auquel elle aura fait valoir le principe de la libre expression et discussion de toutes les idées au sein de l’espace public.

Evidemment, tout cela a pris des siècles au cours desquels ont alterné avancées, stagnations et reculs, tout comme des évolutions plus ou moins pacifiques et des révolutions plus ou moins violentes. Mais une fois le capitalisme placé sur ses rails (les rapports capitalistes de production formés et la dynamique de leur reproduction lancée) et le pouvoir de la bourgeoisie établi, ces mêmes normes et exigences contenues dans la subjectivité juridique vont être retournées contre eux par tous ceux qui en restaient ou en restent encore privés (en tout ou en partie) soit du fait de la persistance de rapports précapitalistes d’oppression, soit du fait des effets propres aux rapports capitalistes d’oppression. Les normes et exigences de la subjectivité juridique – et notamment celles relatives aux libertés publiques – ont ainsi été reprises et continuent aujourd’hui à être reprises par de très nombreux autres mouvements sociaux comme conditions ou parties intégrantes de leurs revendications spécifiques.

Ainsi a-t-il été du mouvement ouvrier: pensons simplement à ses luttes pour obtenir le droit de former des organisations syndicales et de développer l’action syndicale sur les lieux de travail comme en dehors d’eux; à ses luttes pour le droit d’occuper une partie de l’espace public à des fins d’expression, de propagande, de manifestation, etc., de ses propres intérêts, objectifs, aspirations et valeurs. Le même geste d’appropriation des libertés publiques a été au cœur de la lutte des peuples colonisés pour se constituer en peuple (en communauté politique) et obtenir leur indépendance nationale. On le retrouve aussi dans la lutte des groupes «racialisés» (par exemple les noirs aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud) pour l’abolition des discriminations raciales et l’obtention des droits civiques qui leur étaient jusqu’alors refusés; tout comme dans la lutte des femmes… pour devenir des hommes comme les autres : de parfaits sujets de droit, sur le plan civique (dans l’espace public) autant que civil (dans l’espace privé); aujourd’hui dans la lutte des minorités sexuelles (gays, lesbiennes, bi et trans) pour leur libre apparition dans l’espace public (fin des stigmatisations et des discriminations).

2. Comment les libertés publiques sont-elles régulièrement menacées ?

Ce qui précède pourrait laisser penser que les libertés publiques et tout le cadre juridico-politique dont elles sont parties prenantes font l’objet d’un consensus très large, pour ne pas dire universel. Ne figurent-elles pas en bonne place dans la Déclaration universelle des droits de l’ONU signée et ratifiée par tous les Etats membres de cette dernière. Et, pourtant, il n’en est rien: elles font l’objet de nombreuses et constantes menaces.

Les menaces qui pèsent sur les libertés publiques sont diverses dans leurs formes. Je ne m’arrêterai ici que sur les principales, en allant des plus grossières aux plus subtiles.

En premier lieu, les libertés publiques peuvent faire l’objet d’attaques frontales qui visent purement et simplement à les détruire. C’est le cas de la part de certaines idéologies ou de certains mouvements totalitaires. Ils s’en prennent aux libertés publiques parce qu’ils en refusent le principe même: l’autonomie individuelle, la capacité et plus encore le droit de l’individu à disposer et à exercer une quelconque autonomie de pensée et d’action dans ses rapports aux autres et au monde social en général. Plus largement, ils refusent toute la modernité, dont l’autonomie individuelle est une dimension cardinale. Ce sont donc des idéologies et des mouvements réactionnaires au sens propre : elles proposent d’en revenir vers des sociétés holistiques et fermées, régies par un principe transcendant (naturel, religieux, métaphysique) et un pouvoir absolu, l’un et l’autre placés au-delà de toute discussion et délibération collective et tout examen critique individuel. On aura reconnu dans cette définition, par exemple, les mouvements politiques ou religieux qui fétichisent une identité collective (la nation, la classe, l’ethnie, la communauté religieuse, etc.), à laquelle l’individu est censé appartenir tout entier, devoir tout et doit être prêt à tout sacrifier, sous la conduite d’un chef charismatique ou d’un pouvoir totalitaire.

Mais de pareilles attaques frontales peuvent aussi être le fait de l’une ou l’autre forme de ces États d’exception auxquels les péripéties des luttes de classe peuvent donner naissance au sein du capitaliste. Ces Etats d’exception sont justement dénommés dans la mesure où ils enfreignent plus ou moins gravement la norme de l’Etat de droit. Ainsi peuvent-ils maintenir toute la structure juridique nécessaire aux rapports capitalistes de production (notamment la garantie de la propriété privée, les contraintes d’exécution de leurs obligations contractuelles par les agents économiques et sociaux, l’arbitrage des conflits entre sujets de droit, la répression des infractions à l’ordre juridique, etc.), tout en suspendant voire annulant complètement les éléments de cette structure qui établissent les libertés publiques ainsi que les formes de la démocratie représentative qui les prolongent. Ils s’en prennent alors aux pratiques de lutte et aux formes d’organisation des classes dominées fondées sur l’exercice de ces libertés, dès lors qu’elles sont susceptibles de faire obstacle aux politiques conduites dans l’intérêt des dominants, en les interdisant et en en réprimant de manière plus ou moins féroce l’expression, en instaurant ainsi des formes autoritaires, violentes voire barbares de rapports entre gouvernants et gouvernés (surveillance policière systématique, arrestations arbitraires, pratique de la torture, internement sans jugement ou après simulacre de jugements, détention dans des camps de concentration à régime sévère, etc.), le tout dans le but de briser toute opposition active et d’en prévenir la formation en terrorisant la population. Et ils se légitiment d’ordinaire par la désignation de quelques dangers imaginaires (la subversion, la révolution, l’invasion étrangère, la décadence morale, etc.) et de quelques boucs émissaires (indigènes ou étrangers).

En deuxième lieu, les libertés publiques peuvent aussi être menacées, quoique dans une moindre mesure, par des restrictions réglementaires. Celles-ci ne visent pas à les supprimer les libertés publiques mais à en définir et contrôler les conditions et les modes d’exercice quitte à les limiter en conséquence. Elles sont le fait des pouvoirs publics chargés de cette réglementation et de ce contrôle mais qui sont aussi pourtant, en principe, garants de l’exercice des libertés publiques.

Les raisons invoquées pour justifier cette réglementation et les éventuelles restrictions qui peuvent les accompagner sont multiples. Il peut s’agir de réguler les conflits de droits au sein de la société qui peuvent résulter de l’exercice des libertés publiques; la manière dont la liberté d’expression (par voie de presse) peut entrer en conflit avec le droit à la protection des personnes privées et de leur vie privée (contre la diffamation) en fournit un exemple. Il peut s’agir aussi de conjurer les risques de violence (de conflits violents) engendrés par l’usage des libertés publiques ; l’exemple classique est le risque de dérapages violents des manifestations sur la voie publique et d’atteintes aux personnes et aux biens privés ou publics. Enfin, ces réglementations peuvent viser à protéger les libertés publiques contre ceux qui les menacent. De telles menaces existent bel et bien, comme nous venons de le voir. Et leur forme la plus perverse est sans doute celle qui consiste à faire usage des libertés publiques pour créer les conditions de leur destruction. La fanfaronnade du propagandiste en chef du régime nazi, le Dr. Joseph Goebbels, peut ici nous servir d’avertissement: «Cela restera toujours l’une des meilleures farces de la démocratie d’avoir elle-même fourni à ses ennemis mortels le moyen par lequel elle fut détruite.»i

Mais il existe encore une troisième menace envers les libertés publiques, beaucoup plus diffuse et insidieuse mais peut-être aussi plus dangereuse, parce qu’elle entre dans les conditions de possibilité des précédentes menaces: la négligence des libertés publiques et l’indifférence à leur sort de la part du plus grand nombre, de la part des citoyens ordinaires qui devraient au contraire en faire le plus large usage. La négligence des libertés publiques consiste à ne pas en faire usage (ne pas s’informer, ne pas exprimer publiquement ses opinions sur les choses publiques, ne pas protester contre leur cours, ne pas s’associer à ceux qui protestent et manifestent, ne pas se syndiquer, ne pas militer, etc.). Quant à l’indifférence au sort des libertés publiques, elle laisse porter atteinte aux libertés publiques (que ce soit par leurs ennemis déclarés ou leurs partisans a minima) sans protester et elle ne se soucie pas des conditions effectives de leur exercice.

Autrement dit, l’ennemi des libertés publiques, ce n’est pas seulement l’idéologue, le chef ou le militant d’un parti totalitaire ou d’un mouvement religieux fondamentaliste; ce n’est pas non plus seulement l’homme politique, l’administrateur ou le policier qui cherche à en réduire le champ d’exercice; c’est aussi le «pêcheur à la ligne». Ce que les libertés publiques ont à craindre, ce n’est pas d’abord le bruit (heureusement rare) des bottes et des chaussures à clou, c’est le silence feutré beaucoup plus fréquent des pantoufles! (Suite le 22 novembre 2014)

___

Alain Bihr, professeur-émérite de l’Université de Besançon. Denier ouvrage: en collaboration avec Roland Pfefferkorn, Dictionnaire de égalité, Armand Colin (2004).

http://alencontre.org/societe/des-liber ... ons-1.html
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Re: Des libertés publiques et de leurs contradictions

Messagede digger » 23 Nov 2014, 09:06

C'est un texte intéressant qui reprend de manière plus clair, bien sûr, ce que j'ai soulevé rapidement sur l'aspect légal notamment dans le topic http://forum.anarchiste-revolutionnaire.org/viewtopic.php?f=70&t=11207&start=15#p184437
Un des aspect de l'usage de la "violence", de l'affrontement direct avec les forces de l'ordre, est celui de l'occupation de l'espace public, le plus souvent, privé, parfois.
Si l'on considère une manifestation sous son angle juridique, je pense qu'on a l'illustration de la différence entre "démocratie" et "état de droit" - terme souvent employé par les autorités - dont parle Alain Bihr
La notion "d'ordre public" par exemple, particulièrement vague, qui recouvre "le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique", et son pendant qui est "le trouble à l'ordre public". Là dessus repose en partie l'autorisation ou non d'une manifestation.
Hier, à Toulouse, la manif du matin était autorisée, la seconde, celle de l'après-midi interdite. Le NPA a eu l'intelligence d'appeler à et de soutenir les deux.
Une forme de "trouble à l'ordre public est "l'attroupement" : Article 431-3 du code pénal :
"Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public."
Une manifestation interdite devient ainsi un "attroupement", bien que cet attroupement n'a rien d'illégal en lui-même, si il ne trouble pas "l'ordre public". Il n'y a donc pas de différence légale entre un "attroupement" qui ne trouble pas "l'ordre public"et une manifestation qui respecte la même règle. Mais il n'existe pas de différence légale non plus entre une manif autorisée qui "trouble l'ordre public"et un "attroupement" qui aurait le même résultat.
On est ici dans l'arbitraire total, fondé sur des notions vagues, laissées à l'appréciation d'une autorité locale le plus souvent.
La logique de tout cela m'apparaît être que la révolution est légale si elle ne trouble pas l'ordre public. Tout ordre établi est aujourd'hui considéré par l'appareil politique, judiciaire et policier comme un ordre perpétuel, puisque la seule expression d'une "volonté populaire" serait les bureaux de votes, contrôlés et verrouillés par la classe dirigeante.
Nous avons la mascarade du vote et la mascarade de la manif qui restent autorisées si les deux se déroulent selon les règles érigées par le pouvoir, c'est à dire si elle ne remettent ni l'une ni l'autre celui-ci en cause.
C'est pourquoi je pense, il faut dépasser le seul cadre de la "violence" - prendre la rue et la défendre le temps d'une manif ne mettra pas en danger le capitalisme, pas plus que le bris d'une vitrine, - mais il y a d'autres enjeux derrière à défendre et à expliquer. Et le moindre qu'on puisse dire, c'est qu'il y a du travail à faire dans ce domaine, y compris dans des milieux militants "non-violents" qui ont intégré la notion "d'état de droit".
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Re: Des libertés publiques et de leurs contradictions

Messagede Causa Senex » 25 Nov 2014, 01:37

Le commencement de l'esclavagisme est dans un manichéisme qui oblige une compréhension de l'humain dépourvue de tout son « sang » et sa « sueur ». Les esclavagistes sont imprévisibles et c'est pour cela qu'il faut toujours être au aguets, ne jamais accepter l'abandon de notre intègre liberté publique. Nous avons besoin de conscience pour survivre, est c'est le propre des esclavagistes d'en être inconscients. Leurs règnes, quels qu'ils soient, ne permettrons jamais une quelconque survivance. C'est justement là la cause de cette recherche que l'humaniste fait et qui consiste à s'outiller de principes permanents pouvant défaire ce fou d'esclavagiste. Soyons fort, la solution est dans la conscience !

(P.-S. : plus d'idées sur mon blog : http://causa-senex.skyrock.com/ ) :mrgreen:
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Re: Des libertés publiques et de leurs contradictions

Messagede bipbip » 03 Déc 2014, 02:09

Des libertés publiques et de leurs contradictions (2)

3. Pourquoi les libertés publiques sont-elles régulièrement menacées

En fait, les menaces multiformes et apparemment hétérogènes contre les libertés publiques s’alimentent à deux contradictions fondamentales qui se situent au cœur même du processus de leur constitution mais qui sont aussi des sources constantes de menaces pour elles et tendent donc à les affaiblir.

Le péché originel de la bourgeoisie

Nous avons vu précédemment le rôle historique décisif que la bourgeoisie a joué dans la création des libertés publiques. Ce rôle tient à sa nature de classe révolutionnaire. Mais, de classe révolutionnaire, la bourgeoisie est devenue classe dominante, une classe qui doit assurer la permanence de son pouvoir (sa domination de classe). Et, dès lors qu’elles sont exercées par les classes dominées, les libertés publiques constituent une menace potentielle permanente qu’elle cherche à conjurer de différentes manières.

Reprenons ces différents éléments. Nul ne contestera que la bourgeoisie ait été une classe révolutionnaire dans les siècles passés. Elle l’a été non seulement en ce sens simple et immédiat qu’elle a été capable de réaliser des révolutions qui lui ont permis d’accéder au pouvoir (de devenir classe dominante), habituellement dénommés révolutions bourgeoises, en établissant et en se servant notamment des libertés publiques. Mais elle a été révolutionnaire en ce sens beaucoup plus large et plus profond qu’elle a été capable (et pour l’instant seule capable) de bouleverser de fond en comble un mode de production (le féodalisme) dans lequel elle était une classe dominée pour en créer un autre (le capitalisme) au sein duquel elle est la classe dominante.

Par contre, on tend encore à méconnaître que la bourgeoisie demeure aujourd’hui encore une classe révolutionnaire en ce sens qu’elle ne peut assurer la continuité de sa domination qu’en bouleversant en permanence l’ensemble des conditions sociales. Autrement dit, la révolution qu’elle a opéré pour créer le capitalisme doit se poursuivre pour assurer la survie du capitalisme. Elle doit devenir une révolution permanente. Cette dimension-là du caractère révolutionnaire de l’action de la bourgeoisie a été soulignée avec force par Engels et Marx dans un passage proprement prophétique du Manifeste:

«La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.» [2]

Cette œuvre révolutionnaire de la bourgeoisie, qu’elle est contrainte de poursuivre aujourd’hui à l’échelle mondiale et dans les domaines de la vie sociale, constitue son péché originel. Car, en même temps qu’elle assure la perpétuation de sa domination, elle tend à la fragiliser. Pour deux raisons.

D’une part, elle a rendu fondamentalement fragiles les bases sur lesquelles elle peut tenter d’établir la légitimité de son pouvoir. En effet, par son œuvre révolutionnaire, la bourgeoisie a ruiné une fois pour toutes toute légitimité transcendante de l’ordre social, de caractère religieux ou métaphysique (il n’est plus possible de légitimer son pouvoir en le fondant imaginairement sur un principe supra social ou surhumain) ; au contraire, elle a établi une fois pour toutes que le capitalisme (comme toute réalité sociale plus largement) est un produit historique, historique constitué, en proie à l’histoire et que l’histoire peut donc éventuellement voué à disparaître. Œuvre humaine, il peut également être défait par les hommes.

D’autre part, son œuvre révolutionnaire tout comme les structures mêmes du mode de production qu’elle a fait naître ont établi un espace public à l’intérieur duquel, par l’intermédiaire de l’exercice des libertés publiques, tout un chacun peut venir examiner et éventuellement contester les modalités d’exercice de son pouvoir et même les fondements de ce pouvoir, sans que la légitimité d’un pareil examen et d’une pareille contestation puisse être contestés. Autrement dit, les libertés publiques constituent une menace permanente pour l’exercice et la perpétuation de sa domination de classe. Et c’est bien ce que nous avons vu tout à l’heure.

Dans cette mesure même, en tant que classe dominante, la bourgeoisie peut être tentée de conjurer la menace potentielle que constituent les libertés publiques. Et elle peut tendre à le faire de différentes manières : en engendrant ou en favorisant la passivité et l’indifférence politiques de la grande masse des populations sur lesquelles elle règne ; en limitant l’exercice des libertés publiques par leurs réglementations institutionnelles qu’elles contrôlent directement ou indirectement ; voire, le cas échéant, en détruisant les libertés publiques lorsque la perpétuation de sa domination de classe exige que soit établie l’une ou l’autre forme d’Etat d’exception.

En somme, en tant que classe dominante, la bourgeoisie est constamment tentée de et amenée à remettre en cause les acquis de son œuvre en tant que classe révolutionnaire. Et ses atteintes aux libertés publiques en sont une illustration.

La contradiction fondamentale du capital

En tant que rapport social de production, le capital est essentiellement fondé sur la transformation de la force de travail en marchandise, sur l’achat-vente de la force de travail. Ce qui présuppose l’expropriation des producteurs (leur dépossession de tout moyen de production propre qui leur interdit de pouvoir vendre le produit de leur travail ou leur travail lui-même et ne laisse entre leurs mains que leur force de travail) et, inversement, la monopolisation des moyens sociaux de production et de la richesse monétaire par une minorité de propriétaires privés, les capitalistes. C’est cela qui rend possible l’exploitation de la force de travail sous forme de la formation d’une plus-value (d’un produit net d’une valeur supérieure à sa propre valeur).

Le rapport capitaliste de production, le rapport du capitaliste au travailleur salarié, se présente donc comme un rapport à double face. D’une part , c’est un rapport d’échange marchand au sein duquel capitaliste et travailleur salarié se font face respectivement comme acheteur et vendeur : comme propriétaires privés, l’un d’une marchandise (la force de travail) l’autre d’une somme d’argent qu’il est disposé à dépenser pour l’acquérir (sous forme du salaire du travail), donc aussi comme sujets de droit nouant entre eux un rapport contractuel sur la base de l’autonomie réputée de leur volonté et l’égalité non moins présumée de leurs prétentions. Mais, d’autre part, il se présente aussi comme un rapport de domination et d’exploitation : un rapport de domination puisque l’un (le salarié) se place sous le commandement de l’autre (le capitaliste) ; et un rapport d’exploitation puisque l’un met sa force de travail au service de l’autre, dont le but est d’en tirer le maximum de survaleur (de valeur au-delà de celle de la force de travail). Marx exprime tout cela avec beaucoup d’ironie dans le passage suivant :

«Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le salariat, nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné.» [2]

Et cette double face se retrouve plus largement au sein de la société capitaliste. Celle-ci présente bien deux faces bien nettement contrastées:
•Une face lumineuse et glorieuse : c’est celle de la sphère de la circulation (le marché) dans laquelle les individus figurent tous comme des propriétaires privés, donc aussi comme des sujets de droits, des sujets libres d’entrer en rapport (contractuel) entre eux comme ils l’entendent, sur un pied d’égalité de droits et qui disposent avec les libertés publiques, de la capacité de se poser comme citoyens concurrents à la formation de la loi commune.
•Mais aussi une face nettement plus sombre (le côté « obscur » du capitalisme), pour partie soustrait au regard public, parce que secrète et honteuse à la fois : c’est la sphère de la production dans laquelle on « tanne » des peaux humaines, pour le plus grand dommage physique et moral des « tannés » et le pour le plus grand bénéfice, pouvoir et prestige des « tanneurs » et dans laquelle les libertés privées et publiques des premiers tendent à se réduire comme peau de chagrin.

4. Pourquoi et comment défendre les libertés publiques

L’examen de ces deux questions pourra s’effectuer plus rapidement dans la mesure où les développements précédents y ont déjà, pour partie, implicitement répondu. Mais ce sera aussi l’occasion d’examiner certaines objections.

Pourquoi défendre les libertés publiques ?

Deux raisons essentielles. D’une part, on peut et on doit les considérer comme un acquis de civilisation au sens de Norbert Elias : elles participent de l’attribution de droits à toute personne humaine en tant que membre des sociétés globales ou des groupements particuliers dont ils font partie ; et elles contribuent à pacifier les mœurs, en contribuant à l’institution des procédures non violentes de discussion et de délibération collective et de résolution des conflits sociaux.

D’autre part, les libertés publiques font partie des conditions nécessaires (mais non suffisantes) à la formation d’un sujet social (sur la base d’alliances entre classes, fractions, couches et catégories disposant de ses propres organisations) capable de contester les actuelles formes d’exploitation, de domination et d’aliénation et d’élaborer les fins et les moyens d’une action qui se proposent de les abolir. C’est le cas sur le plan théorique : pas de pensée critique collective sans libertés de communication, d’information, d’expression, de pétition, etc. ; tout comme sur le plan pratique : pas d’action critique collective (capable de transformer la réalité sociale actuelle dans un sens émancipateur) sans libertés de circulation, de réunion, d’association, de manifestation sur la voie publique, etc.

Autrement dit, les libertés publiques font partie de l’héritage capitaliste (bourgeois) que le mouvement anticapitaliste doit se proposer de recueillir et de faire fructifier… contre le capitalisme.

C’est le moment d’examiner une objection régulièrement formulée au sein du mouvement anticapitaliste. Les libertés publiques seraient purement formelles et, comme telles, elles ne mériteraient pas d’être défendues. Il faudrait, au contraire, leur substituer des libertés réelles.

On ne peut dénier toute valeur à cette objection. Les libertés publiques restent en effet bien souvent formelles en ce sens qu’elles ouvrent des droits à tous sans leur assurer pourtant les conditions réelles (matérielles, institutionnelles, intellectuelles) de leur exercice. Par exemple, à quoi sert-il d’avoir le droit formel de s’exprimer si l’on ne dispose pas réellement d’un accès à des médias ? Et surtout, elles laissent subsister en dehors d’elles des conditions de vie marquées par des rapports d’exploitation et de domination qui privent concrètement des pans entiers (qui peuvent être majoritaires) de la population de l’accès à de pareilles conditions. Par exemple, quelle peut être la capacité objective (par exemple le temps disponible) mais aussi la capacité subjective (la volonté et le désir) d’exercer les libertés publiques d’un homme ou d’une femme quotidiennement accablé par son labeur salarié et par les préoccupations de la survie au quotidien des siens ? Et on a vu précédemment comment l’indifférence et l’insouciance ainsi générées à l’égard des libertés publiques pouvaient compter parmi leurs menaces mortelles.

Le caractère formel des libertés publiques en ferait donc une illusion et un leurre dont il conviendrait de se détourner en leur substituant des libertés réelles. Par exemple le droit pour chaque travailleur de décider réellement avec tous ses collègues, sur leur lieu de travail, de leurs conditions d’emploi, de travail, de rémunération, de l’organisation du procès de production et de la finalité de ce procès. Ou encore le droit pour chacun·e de bénéficier d’une réelle formation générale la plus large possible, initiale et continue, couplée avec des expériences professionnelles qualifiantes.

Pour autant, l’objection ne doit pas conduire, selon la formule consacrée, à jeter le bébé avec l’eau du bain sale : à sacrifier les libertés publiques. Car, d’une part, elles ne sont pas si formelles (au sens de sans effet) que cela : si c’était le cas, elles ne seraient pas autant menacées et attaquées qu’elles le sont par ceux notamment qui ont tout à craindre de leur exercice : les actuels maîtres du monde et leurs valets politiques (les capitalistes et les gouvernants). D’autre part, s’il est vrai que les libertés publiques restent souvent formelles et quand elles demeurent formelles, ce sont là autant de raisons de lutter pour les rendre réelles : pour créer les conditions qui permettent d’en faire pratiquement, concrètement, dans le quotidien, des libertés pour le plus grand nombre possibles. Enfin, répétons-le, l’exercice des libertés publiques est la condition indispensable aujourd’hui à la formation d’un sujet social et d’un projet politique de transformation de la réalité sociale contemporaine dans un sens émancipateur ; demain à l’auto-institution d’une société émancipée où, à tous les niveaux et dans tous les domaines de la pratique sociale, l’autogestion collective généralisée des affaires publiques requerrait l’exercice le plus large et le plus riche possible des libertés publiques.

Comment défendre les libertés publiques ?

La réponse est simple : en les pratiquant le plus largement et le plus systématiquement possible, sans restriction ni limitation. Car, nous l’avons vu, contrairement à la pile Wonder, les libertés publiques ne s’usent que si et quand l’on ne s’en sert pas ; et elles ne peuvent que se renforcer au fil de leur usage, en se transformant de droits formels en usages, coutumes, traditions ancrés dans les mœurs.

Mais, nouvelle objection à laquelle il nous faut répondre, on retrouve ici les raisons précédemment évoquées pour justifier d’éventuelles restrictions réglementaires des libertés publiques. En fait, il convient de distinguer entre ces différentes raisons.

Les deux premières ne posent pas de problèmes sérieux. Ni les conflits de droits ni les risques de violence qui peuvent résulter de l’exercice des libertés publiques ne justifient la restriction a priori de ces derniers. C’est a posteriori qu’il convient de régler le problème en soumettant éventuellement à sanction qui se sera livré à un usage abusif des libertés publiques, préjudiciable à des personnes privés (par exemple sous forme de diffamation par voie de presse) ou à personnes collectives (par exemple dégradation de biens publics lors d’une

La troisième raison (l’existence de personnes, d’organisations politiques, d’idéologies menaçant directement les libertés publiques ou cherchant même à les détruire) est plus sérieuse. Mais elle ne justifie pas pour autant des restrictions a priori des libertés publiques à l’égard de ces personnes, organisations, etc. (par exemple sous la forme d’une interdiction de leur expression). Autrement dit, on aurait tort en la matière de s’inspirer de la célèbre formule d’Antoine de Saint-Just, « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » formulée dans de tout autre circonstance.

Les arguments sont multiples. C’est délégitimer tout le combat en faveur des libertés publiques que de les réserver à certains et de les interdire à d’autres. C’est un aveu de faiblesse que de procéder de la sorte : en l’excluant de l’espace public, on laisse entendre qu’on a peur d’affronter l’ennemi des libertés publiques dans cette arène et qu’on craint d’y être vaincu, donc qu’on n’a pas confiance dans la valeur de ses propres positions et arguments – ce qui ne signifie qu’on est assuré de sortir vainqueur de cet affrontement. Toute interdiction d’exercice des libertés publiques provoque aussi des effets pervers, par exemple de victimisation ou d’héroïsation de ceux et celles qu’elle atteint ; et, en ce sens, elle est contre-productive. L’interdiction d’exercice des libertés publiques est bien souvent inefficace et inutile ; ainsi, une formation politique dissoute peut facilement se reconstituer ; et, à l’heure d’Internet et des « réseaux sociaux », comment priver un groupe de sa capacité effective à s’exprimer ? Enfin, instituer le principe d’une possible interdiction d’exercice des libertés publiques peut être très dangereux. En effet à qui va-t-on confier le pouvoir discrétionnaire de juger de ce et de ceux qui méritent ou ne méritent pas de bénéficier des libertés publiques ? Ce pouvoir discrétionnaire ne risque-t-il pas de devenir arbitraire ? Quelle garantie possède-t-on que, sur cette base, il ne se produira pas d’abus qui consistera à interdire sans cesse à d’autres l’exercice de ces libertés ? Risque du caractère discrétionnaire et arbitraire de ce pouvoir.

Conclusion: et à l’université ?

Terminons en revenant brièvement sur le cadre institutionnel qui a fourni le prétexte à cette mise au point sur les libertés publiques : l’Université. Pourquoi défendre les libertés publiques plus spécifiquement à l’Université ? Pour deux séries de raisons.

La première tient aux missions propres de l’Université qui sont d’élaborer et de transmettre un savoir de haut niveau, voire un savoir inédit, novateur, original. Ce qui n’est possible qu’à certaines conditions institutionnelles et intellectuelles (pour ne pas même évoquer les conditions matérielles) parmi lesquelles figurent la plus totale liberté de recherche ; la plus totale liberté de communication et de diffusion des résultats de la recherche ; la plus totale liberté de discuter collectivement les savoirs acquis, les méthodes et techniques de recherche précédemment instituées et les paradigmes apparemment les plus indiscutables ; la plus totale liberté de confrontation et de critique réciproques des résultats, des acquis, des hypothèses et des paradigmes des uns et des autres ; donc le refus de tout dogme intangible et de toute autorité idéologique supérieure.

Sous ce rapport, l’Université devrait être à la fois une agora permanente au sein de laquelle chacun·e (étudiant·e ou enseignant·e) alternerait les rôles de Socrate et des interlocuteurs ; une foire aux idées où chacun-e pourrait venir « faire son marché » que ce soit comme vendeur (producteur) ou comme acheteur (consommateur), en comparant les qualités et défauts respectifs des « produits » (résultats, méthodes et techniques, paradigmes) mis sur le marché ; mieux : un atelier d’artistes où étudiant·e·s et enseignant·e·s chercheraient à rivaliser et à se stimuler réciproquement à la fois en faisant étalage de leurs talents et leurs compétences dans leur style propre.

A chacun-e de juger dans quelle mesure nos universités répondent à ces exigences et à ces modèles… Mais il est certain que ceux-ci ne peuvent se passer de l’existence et d’un exercice aussi large que possible des libertés publiques dans l’enceinte même des universités comme en dehors d’elles.

Cela n’est pas moins nécessaire pour permettre à l’Université de satisfaire à certaines attentes du public qu’elle accueille et qu’elle a pour mission de former. Et cela vaut aussi dans une certaine mesure pour le public des dernières années de l’enseignement secondaire. Ce public est celui de jeunes qui entrent ou s’apprêtent à entrer dans la vie, avec l’espoir de réussir la leur ; de jeunes qui accèdent à l’âge adulte (on attend d’eux qu’ils deviennent pleinement autonomes et responsables) et à la majorité civile et civique ; de jeunes qui découvrent aussi que le monde est à la fois vaste, infiniment complexe, souvent profondément injuste, effrayant même par bien des aspects ; de jeunes qui attendent donc aussi que l’Université les ouvre sur ce monde en leur donnant la capacité de le comprendre (c’est le minimum) mais aussi la capacité de prendre pleinement part à sa production, en y prenant place et en jouant leur rôle.

L’Université doit aussi répondre à cette situation et ces attentes, en offrant aux jeunes qu’elle accueille le droit d’exercer, en son sein tout comme à l’extérieur d’elle, les libertés publiques. Elle doit être pour eux un champ d’apprentissage et d’expérimentation de l’exercice de ces libertés. Cela aussi fait partie de ses missions en tant que service public et partie intégrante de l’espace public. Ce qui revient à dire qu’elle doit aussi les former comme citoyens.



[1] Le Manifeste du Parti communiste in Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres choisies en deux volumes, Éditions du Progrès, Moscou, tome 1, page 25.

[2] Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1948, tome I, page 179.

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