Déserter l’utopie numérique

Déserter l’utopie numérique

Messagede digger » 05 Jan 2014, 19:09

Déserter l’utopie numérique
Ordinateurs contre informatique

Crimethinc.

Texte inédit traduit

“Il existe un monde invisible connecté à la poignée de chaque outil—utilisez l’outil pour quoi il a été conçu et il vous coule dans le moule de tous ceux qui font la même chose ; déconnectez l’outil de ce monde et vous pourrez commencer à en dessiner d’autres.”

Le produit capitaliste idéal tirerait sa valeur du constant travail non rémunéré de tout le genre humain. Nous serions disponibles; il serait indispensable. Il intégrerait l’activité humaine dans son ensemble sur un seul terrain, accessible seulement via des produits marchands ajoutés les uns aux autres, pour la production desquels fusionneraient les marchés et une main d’œuvre exploitée. Cela s’accomplirait au nom de l’autonomie et de la décentralisation, peut-être même de la "démocratie directe".

A coup sûr, si un tel produit était inventé , quelques anticapitalistes bien-pensants proclameraient que le paradis est proche — il ne resterait plus qu’à soustraire le capitalisme de l’équation. La rengaine des mangeurs de lotus.

Ce ne serait pas la première fois que des dissidents extrapolent leur utopie à partir de l’infrastructure de la classe dominante. Souvenez-vous de l’enthousiasme commun de Karl Marx et de Ayn Rand pour le chemin de fer ! Nous croyons, au contraire, que la technologie produite par la compétition capitaliste tend à incarner et à imposer sa logique; si nous voulons échapper à cet ordre, nous ne devrions jamais considérer ces outils comme inoffensifs. Lorsque nous utilisons des outils, ils se servent de nous en retour.
Ci-dessous, une tentative pour identifier l’idéologie induite par la technologie numérique et pour esquisser quelques hypothèses face à la manière de les utiliser.

Le Réseau Enferme

A notre époque, la domination n’est pas seulement imposée par des ordres issus de gouvernants à des gouvernés mais par des algorithmes qui produisent systématiquement et recalibrent constamment les différentiels du pouvoir. L’algorithme est le mécanisme fondamental qui perpétue les hiérarchies d’aujourd’hui; il détermine par avance les possibilités tout en offrant l’illusion d’une liberté de choix. Le numérique réduit les possibilités infinies de vie à un treillage d’algorithmes interconnectés — pour choisir entre des zéros et des uns. Le monde est réduit à une représentation et la représentation s’étend pour emplir le monde; l’irréductible disparait. Ce qui ne numérise pas n’existe pas. Le numérique peut présenter un formidable éventail de choix— de combinaisons possibles de zéros et de uns —mais les issues de chaque choix sont prédéterminés à l’avance.

Un ordinateur est une machine qui exécute des algorithmes. Le terme désignait à l’origine un être humain qui suivait des ordre de manière aussi rigide qu’une machine (1). Alan Turing, le père de la science informatique a nommé l’ordinateur numérique comme extension métaphorique de la forme de travail humaine la plus impersonnelle: “L’idée derrière les ordinateurs numériques peut être expliquée en disant que ces machines sont prévues pour réaliser toutes les opérations qui pourraient l’être par un calculateur humain” Depuis les cinquante dernières années, nous avons vu la métaphore s’inverser, et s’inverser encore, en même temps que l’humain et la machine devenaient de plus en plus indissociables. “Le calculateur humain est supposé suivre des règles immuables, poursuivait Turing, il n’a pas autorité pour en dévier dans le moindre détail.”

Tout comme les technologies qui font gagner du temps nous ont rendu plus occupés, confier le moulinage de chiffres fastidieux à des ordinateurs ne nous a pas libéré du travail fastidieux—il a fait des ordinateur une partie intégrale de toutes les facettes de notre vie. Dans la Russie post-soviétique, ce sont les nombres qui vous moulinent.

Depuis le début, le but du développement du numérique à été la convergence du potentiel humain et du contrôle algorithmique. Il existe des cas où ce projet est déjà réalisé. Le iPhone “Retina display” est si dense qu’à l’œil nu, on ne peut pas voir qu’il est composé de pixels. Il existe encore des vides entre les écrans mais ils s’amenuisent toujours plus.
Le réseau qui ferme les espace entre nous ferme les espaces à l’intérieur de nous. Il enferme l’espace commun qui résistait auparavant à la marchandisation, des espaces communs comme les réseaux sociaux, que nous ne ne pouvons plus reconnaître en tant que tels maintenant qu’ils ont été cartographiés pour être clôturés. En même temps qu’il s’élargit pour englober nos vies entières, nous devons rapetisser suffisamment pour rentrer dans ses équations . Immersion totale.

On nous a dit autrefois que l’avion avait "aboli les frontières"; en réalité, c’est seulement depuis que l’avion est devenu une arme redoutable que les frontières sont devenues définitivement infranchissables.”
–George Orwell, “You and the Atomic Bomb”

Le clivage numérique

Des libéraux bien intentionnés se préoccupent du fait que des collectivités entières ne soient pas encore intégrées dans le réseau numérique mondial. D’où des ordinateurs portables gratuits pour le "monde en développement" et des tablettes à cent dollars pour les écolier-es. Ils ne sont capables de concevoir que le un de l’accès numérique ou le zéro de l’exclusion. Selon cette vision binaire, l’accès numérique est préférable — mais elle est un produit du processus qui produit l’exclusion, elle n’en est pas la solution .

Le projet d’équiper numériquement les masses résume et élargit l’ unification de l’humanité sous le capitalisme. Aucun projet d’intégration ne s’est autant développé, ni incrusté autant que le capitalisme, et le numérique emplira bientôt la totalité de son espace. “Les pauvres ne disposent pas encore de nos produits!”— était le cri de ralliement de Henry Ford. Amazon.com vend aussi ses tablettes en dessous de leur prix de revient, mais ils considèrent cela comme un investissement. Les travailleurs individuels se déprécient sans accès numérique; mais être disponible d’un simple click, être obligé d’entrer en compétition intercontinentalement en temps réel, ne fera pas s’apprécier la valeur totale du marché de la classe ouvrière. La mondialisation capitaliste l’a déjà démontrée. Plus de mobilité des individus ne garantit pas une plus grande parité sur le terrain.

Pour intégrer il n’est pas nécessaire d’égaliser: la laisse, les rênes, le fouet, sont aussi connecteurs. Même lorsqu’il connecte, le numérique divise.

Comme le capitalisme, le numérique divise entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Mais l’ordinateur n’est pas ce dont manque ceux qui n’ont pas. Ceux qui n’ont pas manquent de pouvoir, ce qui n’est pas réparti de manière égale par le numérisation. A la place d’un système binaire entre capitalistes et prolétaires, un marché universel est en train d’émerger, où chaque personne sera continuellement évalue et classée. La technologie numérique peut imposer des différentiels de pouvoir plus sûrement et plus efficacement que n’importe quel système de caste dans l’histoire.

Déjà, votre capacité à vous impliquer dans des relations sociales et économiques de tous genres est déterminée par la qualité de votre processeur. Au bas du spectre économique, la personne au chômage part avec le billet le moins cher acheté sur Craigslist (2) (alors que l’autostop assurait l’égalité des chances). A l’autre bout de ce spectre, le trader sur très haut débit profite directement de la puissance du processeur de sa machine (rendant le vieux courtage en valeur mobilière presque sympathique), comme le fait le chasseur de Bitcoin.

Il est impensable que l’égalité numérique puisse être construite sur un terrain aussi inégal. Le fossé entre riches et pauvres ne s’est pas comblé dans les nations à la pointe du numérique. Plus l’accès numérique deviendra répandu, plus nous verrons s’accélérer la polarisation sociale et économique. Le capitalisme produit et met en circulation de nouvelles innovations plus vite qu’aucun système précédemment, mais à côté de cela, il produit des disparités toujours plus grandes: là où des cavaliers ont repoussé autrefois les piétons, les bombardiers furtifs volent au-dessus des têtes des automobilistes. Et le problème n’est pas seulement que le capitalisme est une compétition injuste mais qu’il impose cette compétition à chaque sphère de notre vie. La numérisation rend possible d’intégrer dans sa logique les aspects les plus intimes de nos relations.

Le clivage numérique ne sépare pas seulement des individus d’une partie de la population; il traverse chacun de nous. Dans une époque de précarité,alors que tous occupons simultanément de multiples positions économiques et sociales mouvantes, les technologies numériques nous valorisent sélectivement selon la manière dont nous sommes nantis tout en dissimulant les manières dont nous sommes marginalisés. L’étudiant qui doit cinquante mille dollars communique avec d’autres endettés via les réseaux sociaux mais il est probable qu’ils partagent davantage leur CV ou les tarifs des restaurants qu’ils n’organisent une grève de la dette.

Ce n’est que lorsque nous comprenons les protagonistes de notre société comme réseaux plutôt que comme individus indépendants que nous prenons conscience de la gravité de tout cela : la collectivité numérique est fondée sur le succès du marché, alors que nous connaissons tous l’expérience négative de l’isolement. Dans les réseaux sociaux du futurs —que les publicitaires, agences de crédit, employeurs, propriétaires terriens et la police surveilleront via une seule matrice de contrôle—nous ne pourrons nous rencontrer que dans la mesure où nous acceptons le marché et et la valeur que nous y attachons

Les mises à jour du système

La compétition et l’élargissement du marché ont de tout temps stabilisé le capitalisme en offrant une nouvelle mobilité sociale, en donnant aux pauvres un intérêt pour le jeu lorsqu’ils n’avaient plus aucune raison de le jouer. Mais maintenant que le monde entier est intégré dans un marché unique et que le capital est concentré entre les mains d’une élite rétrécie, qu’est ce qui pourrait désamorcer une nouvelle vague de révolte ?

Henry Ford, déjà mentionné, fut l’un des innovateurs qui a réagi à la dernière grande crise qui menaçait le capitalisme. En augmentant les salaires , en développant la production de masse et le crédit, il a développé le marché pour ses produits—sapant ainsi les revendications révolutionnaires du mouvement syndical en transformant les producteurs en consommateurs. Cela a encouragé les travailleurs, y compris les plus précaires, à aspirer à l’intégration plutôt qu’à la révolution.

Les luttes des générations suivantes jaillirent sur un nouveau terrain, alors que les consommateurs reprenaient les revendications de producteurs pour l’autodétermination sur le marché : d’abord comme une revendication comme individu, et puis, lorsque ce fut acquis, pour l’autonomie. Cela a culminé avec l’impératif classique de la contre culture du do-it-yourself —“Devenez les médias”—alors que l’infrastructure mondiale de télécommunications était miniaturisée pour rendre les travailleurs aussi flexibles individuellement que les économies nationales.

Nous sommes devenus les médias et notre revendication d’autonomie a été acquise—mais cela ne nous a pas rendu libres. Tout comme les luttes des producteurs ont été désamorcées en les transformant en consommateurs, celles des consommateurs l’ont été en les transformant en producteurs : La où les médias anciens étaient hiérarchisés horizontalement et unidirectionnelles, les nouveaux médias tirent leur valeur du contenu créé par leurs utilisateurs. En même temps, la mondialisation et l’automatisation ont érodé le compromis que Ford avait négocié entre les capitalistes et une partie privilégiée de la classe ouvrière, produisant une population inutile et précaire.

Dans ce contexte volatile, de nouvelles sociétés comme Google remettent au goût du jour le compromis fordiste via le travail et la distribution gratuits. Ford a offert aux ouvriers une plus grande participation dans le capitalisme via la consommation de masse; Google offre tout gratuitement en transformant tout en travail non salarié. En offrant le crédit, Ford a permis aux ouvriers de devenir consommateurs en leur vendant leur travail futur aussi bien que présent ; Google a effacé la distinction entre production, consommation et surveillance, rendant possible de capitaliser sur ceux qui pourraient jamais avoir rien du tout à dépenser.

L’attention elle-même vient renforcer le capital financier comme monnaie déterminante dans notre société. C’est un nouveau prix de consolation pour lequel les précaires peuvent concourir—ceux qui ne seront jamais millionnaires peuvent encore rêver d’attirer un million de visiteurs sur youtube—et une nouvelle incitation à impulser l’innovation constante que le capitalisme nécessite. Tout comme sur les marchés financiers, les sociétés et les individus peuvent aussi bien tenter leur chance, mais ceux qui contrôlent la structure à travers laquelle circule l’attention détiennent le plus grand pouvoir. L’ascendance de Google ne provient pas de ses revenus publicitaires ou de ses produits mais de la façon dont il manipule le flux d’information .

Si l’on regarde l’avenir , il est possible d’imaginer un féodalisme numérique au sein duquel le capital financier et l’attention se sont cimentés entre les mains d’une élite et une dictature bienveillante de calculateurs (humains et autres) gérant internet comme un parc de loisir pour une population superflue. Les programmes et les programmeurs seront remplaçables—plus une structure hiérarchique offre une mobilité interne et plus elle est solide et résistante —mais la structure elle même sera non négociable. Il est même possible d’imaginer le reste de la population participant à l’amélioration des programmes sur une base horizontale et volontaire en apparence—à l’intérieur de certains paramètres, bien sûr, comme pour tous les algorithmes.

Le féodalisme numérique peut survenir sous la bannière de la démocratie directe, en affirmant que chacun à le droit à la citoyenneté et à la participation, et en se présentant lui-même comme solution aux excès du capitalisme. Ceux qui rêvent d’un revenu de base garanti, ou qui souhaitent être couverts pour l’hébergement en ligne de leurs "données personnelles" doivent comprendre que ces demandes ne peuvent être satisfaites que par un état dont rien n’échappe à la surveillance —et qu’elles légitiment le pouvoir d’état et la surveillance même si elles ne sont jamais satisfaites. Les étatistes utiliseront la rhétorique de citoyenneté numérique pour justifier le repérage de tous à l’aide de nouvelles cartographies de contrôle, enfermant chacun de nous dans une seule identité en ligne afin de satisfaire leur vision d’une société sujette à une régulation totale et au maintien de l’ordre. “Les villes intelligentes” imposeront un ordre algorithmique au monde non connecté, remplaçant l’impératif insoutenable de croissance du capitalisme contemporain par de nouveaux impératifs : la surveillance, la souplesse et la gestion.

Dans cette projection dystopique, le projet numérique de réduire le monde à une représentation converge avec le programme de démocratie électorale dans lequel, seuls, des représentants agissant via les canaux prescrits peuvent exercer le pouvoir. Les deux sont opposés à ce qui est incompressible et irréductible, faisant entrer l’humanité dans le lit de Procuste (3). Fusionnés dans une démocratie électronique, ils offriraient la possibilité de voter sur un large éventail de sujets, tout en rendant l’infrastructure elle-même incontestable —plus un système est participatif et plus il est "légitime" .Cependant, toute notion de citoyenneté implique une partie exclue; toute notion de légitimité politique induit une zone d’illégitimité.

La liberté réelle signifie être capables de décider de nos vies et de nos relations d’un bout à l’autre. Nous devons être capables de défini nous-mêmes nos propres schémas conceptuels, de formuler les questions aussi bien que les réponses. Ce n’est pas la même chose que d’obtenir une meilleure représentation ou une participation plus grande au sein d’un ordre pré-établi. Défendre l’inclusion numérique et l’administration "démocratique" d’état sert ceux qui détiennent le pouvoir et qui légitiment les structures à travers lesquelles ils l’exercent.
C’est une erreur que de penser que les outils construits pour nous diriger pouraient nous servir si nous destituions nos maîtres. Toutes les précédentes révolutions ont commis la même erreur au sujet de la police, des tribunaux et des prisons. Les outils de la libérations doivent être forgés dans la lutte pour la mener à bien.

Les Réseaux Sociaux

Nous envisageons un futur où les systèmes numériques satisferont chacun de nos besoins, aussi longtemps que nous ne demandions seulement à l’ordre établi de le satisfaire instantanément . En suivant la trajectoire de notre imaginaire numérique, nous voterons toujours, nous travaillerons toujours, nous achèterons toujours, nous irons toujours en prison. Même les rêves qui séparent l’esprit du corps pour voyager à l’intérieur de l’ordinateur laissera l’individu libre intact : chaque post-humanisme que l’on nous a offert a été un néo-libéralisme.

Les libéraux réformistes qui combattent pour le respect de la vie privée en ligne et la neutralité du réseau pensent aux subalternes qu’ils défendent comme à des individus. Mais aussi longtemps que nous agirons selon le paradigme des "droits de l’homme", nos tentatives pour s’organiser contre les systèmes de contrôle numérique ne feront que reproduire leur logique. Le régime de constitutions et de charte qui arrive actuellement à son terme ne protégeait pas seulement l’individu libre, l’individualité—il l’inventait. Chacun des droits de l’individu libre implique un treillage de violence institutionnelle pour garantir son atomisation fonctionnelle —le cloisonnement de la propriété privée, le secret de l’isoloir et les cellules de prison.

A défaut d’autre chose, la mise en ligne ostentatoire de la vie quotidienne souligne la fragilité de l’individualité libre. Où commence et où finit "je", lorsque mes connaissances proviennent de moteurs de recherche et mes pensées provoquées et dirigées par des mises à jour en ligne ? Pour lutter contre cela, nous sommes encouragés à consolider notre fragile individualisme en construisant et en disséminant de la propagande autobiographique. Le profil en ligne est une forme réactionnaire qui tente de préserver la dernière petite flamme vacillante de notre libre subjectivité en la vendant. Disons une "économie de l’identité".

Mais l’objet de l’exploitation est un réseau et le sujet en révolte l’est aussi. Et personne n’a jamais ressemblé à un individu libre très longtemps. La galère et le soulèvement des esclaves sont tous deux des réseaux composés de quelques aspects de nombreuses personnes. Leurs différences ne consistent pas en différents types de personnes, mais par différents principes de mises en réseau. Chaque corps contient de multiples cœurs. La perspective que la représentation numérique nous offre sur notre propre activité nous permet de mettre en évidence que nous sommes à la recherche d’un conflit entre principes organisationnels rivaux, pas entre des réseaux ou individus spécifiques.

Les réseaux conçus et bâtis par le libéralisme sont inévitablement hiérarchiques. Le libéralisme cherche à stabiliser la pyramide des inégalités en élargissant toujours plus sa base .Notre désir est de niveler les pyramides, d’abolir les indignités de domination et de soumission. Nous ne demandons pas que le riche donne au pauvre; nous voulons abattre les barrières. On ne peut pas dire que le numérique soit hiérarchique par essence parce que nous ne savons rien des "essences"; nous savons seulement que le numérique est fondamentalement hiérarchique, parce qu’il est construit sur le même fondement que le libéralisme. Si un numérique différent est possible, il n’émergera qu’à partir de fondations différentes.

Nous n’avons pas besoin de meilleures itérations de la technologie actuelle; ce dont nous avons besoin, c’est de meilleurs postulats pour nos relations. De nouvelles technologies sont inutiles à nous pourrons laisser de côté la question des droits individuels moins qu’elles ne nous aident à établir et à défendre de nouvelles relations.

Les réseaux sociaux ont existé avant internet; des pratiques sociales différentes nous reliant selon différentes logiques. En concevant nos relations en terme de circulation plutôt que comme identité statique — en termes de trajectoires plutôt que de lieux, de forces plutôt que d’objets— nous pourrons laisser de côté les questions de droits individuels et commencer à créer de nouvelles collectivités en dehors de la logique qui a produit le numérique et ses clivages .

La Force démissionne

Pour chaque action, il y a une réaction égale et opposée. L’intégration crée de nouvelles exclusions ; les atomisés se cherchent les uns les autres. Chaque nouvelle forme de contrôle crée un autre site de rébellion. L’infrastructure policière et sécuritaire s’est développée de manière exponentielle ces deux dernières décennies mais n’a pas produit un monde plus pacifié—au contraire, plus la coercition est grande, plus il y a d’instabilité et d’agitation. Le projet de contrôler les populations en numérisant leurs interactions et leurs environnements est lui-même une stratégie d’adaptation pour anticiper les soulèvements probables qui suivront la polarisation économique, la dégradation de la situation sociale et les dégâts écologiques provoqués par le capitalisme.

La vague de soulèvements qui a balayé le globe depuis 2010 — de la Tunisie à l’ Égypte en passant par l’Espagne et la Grèce, jusqu’au mouvement mondial d’Occupy, et plus récemment la Turquie et le Brésil — ont largement été interprétés comme des produits des nouveaux réseaux numériques. Mais elle est aussi une réaction contre la numérisation et les disparités qu’elle renforce. Des informations provenant des campements de Occupy ont été véhiculées via Internet,mais ceux qui peuplaient ces campements étaient là parce qu’ils ne se satisfaisaient pas du virtuel seul —ou parce que, étant sans abri ou pauvres, ils n’y avaient pas accès du tout. Avant 2011, qui aurait pu imaginer que Internet produirait un mouvement mondial fondé sur une présence permanente dans un espace physique partagé ?

C’est seulement un avant-goût de la réaction qui s’ensuivra au fur et à mesure que chaque aspect de la vie sera davantage accaparé par l’avidité numérique. Les résultats ne sont pas écrits d’avance mais nous pouvons être sûr que de nouvelles opportunités se présenteront pour sortir, et aller à l’encontre, de la logique de contrôle du capitalisme et de l’état. Alors que nous sommes les témoins de l’émergence d’une citoyenneté numérique et d’un marché de l’identité, commençons par nous demander de quelles technologies auront besoin les non-citoyens exclus du numérique. Les outils employés durant les affrontements de la place Gezi à Istanbul pendant l’été 2013 pourrait être un modeste point de départ (4). Comment extrapoler à partir d’une cartographie de manifestations jusqu’aux outils nécessaires à l’insurrection et à la survie, notamment lorsque les deux ne font plus qu’un ? Si l’on considère l’Égypte, nous pouvons voir la nécessité d’outils capables de coordonner le partage de vivres — ou de déstabiliser l’armée.

Comprendre le développement du numérique comme enfermement de notre potentiel ne signifie pas cesser d’utiliser les technologies numériques. Cela signifie plutôt changer la logique avec laquelle nous les approchons. Toute vision positive d’un avenir numérique sera utilisée pour perpétuer et encourager l’ordre établi; La raison de s’engager sur le terrain du numérique est de déstabiliser les disparités qu’il impose. Au lieu d’établir des projets numériques destinés à préfigurer le monde que nous souhaitons voir, nous pouvons appliquer des pratiques numériques qui perturbent le contrôle. Plutôt que de commencer à défendre les droits d’une nouvelle classe numérique—ou d’intégrer tout le monde dans une telle classe via une citoyenneté universelle — nous pouvons suivre l’exemple des exclus, en commençant par les soulèvements contemporains qui redistribuent radicalement le pouvoir.

Considérés comme une classe, les programmeurs occupent la même position aujourd’hui que la bourgeoisie en 1848, en détenant un pouvoir social et économique disproportionné avec leur représentativité politique. Lors des révolutions de 1848, la bourgeoisie a condamné l’humanité à deux siècles supplémentaires de malheur en se rangeant en fin de compte du côté de la loi et de l’ordre contre les travailleurs pauvres. Les programmeurs captivés par la révolution Internet pourraient même faire pire aujourd’hui : ils pourraient devenir les bolchéviques numériques dont la tentative pour créer une utopie démocratique engendrerait le totalitarisme.

Au contraire, si une masse critique de programmeurs se range du côté des luttes réelles des exclus, l’avenir sera à saisir une fois de plus. Mais cela signifirait abolir le numérique tel que nous le connaissons — et eux-mêmes en tant que classe. Désertez l’utopie numérique.

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NDT

(1) Compute, en français calculer. Le terme computer a été utilisé à partir du début du dix-septième siècle pour désigner une personne qui faisait des calculs longs et compliqués. Ces personnes travaillaient généralement en équipe, mais en parallèle et indépendamment les unes des autres, souvent dans le domaine de l’astronomie.

(2) Craigslist est un site web américain d’annonces diverses (offres et recherches d’emplois, logements, objets/services …) avec des forums de discussion sur différents sujets.

(3) Dans la mythologie grecque, Procuste avait pour habitude de capturer des voyageurs, de les attacher sur un de ses deux lits, les grands sur le petit lit, et inversement.
Il coupait les membres qui dépassaient pour les gens trop grands, ou bien il étirait ceux des trop petits, pour les ajuster à la dimension du lit.
L’expression Le lit de Procuste signifie l’ uniformisation au prix d'une déformation ou dégradation, ou bien d'une élimination de ce qui ne rentre pas dans le moule, ou encore, la mutilation d'un ouvrage ou d'un projet pour le rendre conforme à un modèle

(4)Voir The Revolution Will Be Live-Mapped: A Brief History of Protest Maptivism
http://motherboard.vice.com/blog/the-revolution-will-be-live-mapped-a-brief-history-of-protest-maptivism
digger
 
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