Derrière Bertrand Cantat en héros romantique, l'histoire d'une presse française machiste
franceculture.fr
Barbe de trois jours, cheveux en bataille, regard de cocker... Bertrand Cantat, en couverture des Inrocks pour annoncer son retour sur la scène musicale, voilà qui fait grincer bien des dents. À commencer par celles de la secrétaire d’État, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa. "Et au nom de quoi devons-nous supporter la promo de celui qui a assassiné Marie Trintignant à coups de poings ?", interrogeait-elle sur Twitter le 11 octobre. De nombreuses féministes ont également réagi à cette Une, comme cette célèbre blogueuse ayant pour pseudonyme Crêpe Georgette, dont le billet a fait le tour des réseaux sociaux, et dont voici un extrait : « Oh les hommes français, qu'ils soient de gauche ou de droite, aiment à corner qu'ils aiment les femmes en grands poètes de l'amour courtois qu'ils sont. Les femmes françaises se bercent de cette douce illusion et chacun de croire que c'est de l'amour si typiquement français que d'infliger tant de coups que le visage devient violet, que le nez éclate, qu'on finisse dans le coma, qu'on meure ». Un buzz à bon marché pour Les Inrocks, qui repose sur l'image (Cantat, en clair-obscur, a des allures d'icône), mais aussi sur l'éditing et le vocabulaire choisi. Pathos et empathie maximale jusque dans la titraille, qui installe l'ancien chanteur de Noir Désir dans la posture du héros maudit, victime de sa passion : "On finit toujours par se retrouver seul face à soi-même", titre, en énorme, la première double page. O.J. Simpson, Oscar Pistorius, Bertrand Cantat... Ce n'est pas la première fois qu'en France, le traitement médiatique d'affaires de violences conjugales prend des allures de feuilleton romanesque. D'où vient cette tradition, très française, de romantiser les fémicides, de tenter de polir les contours d'une réalité terrible (rappelons que 123 femmes sont mortes de violences conjugales en 2016), avec des expressions vides de sens juridique, comme "crime passionnel" ? Nous avons posé la question à Annik Houel, professeure émérite en psychologie sociale à l'Université Lumière-Lyon 2, et auteur de Crime passionnel, crime ordinaire (2008), et Psychosociologie du crime : à la vie, à la mort (2008), aux PUF. Elle a notamment travaillé sur le décalage entre ce que disait la presse, et la réalité crue des dossiers d’assises. Que pensez vous de cette Une des Inrockuptibles ? : Barbu, les cheveux un peu dans tous les sens… il ressemble vraiment à un grand romantique, un héros. Il n’y a pas de doute sur la présentation signer :
https://www.change.org/p/sauvons-le-r%C ... ge-pour-l- 20 qu’on en donne. De manière générale, Cantat est très souvent présenté comme une victime. Dans toutes ces histoires de fémicides, ce qui est frappant c’est qu’il n’y a pas d’analyse sociale ou politique. Ça reste étonnant, passionnel, donc ça concerne tout le monde. Mais on n’analyse pas. Le Monde, à l’époque, avait traité l'affaire dans la rubrique "fait divers", celle des chats et des chiens écrasés. C’est un "fait divers", donc un truc qu'on n'analyse pas. Et puis ensuite, c’est devenu une affaire passionnée et passionnelle. On était au mois d’août 2003, et ça remplissait les pages. On voit qu’au tout début, cette histoire est présentée comme une histoire de passion à laquelle on ne comprend rien. On ne peut rien en dire car il s’agit de passion. Il faut savoir qu’en France il n’y a pas de "crime passionnel" dans la loi, ça n’existe pas ! Cantat s’est fait juger en Lituanie [où a eu lieu le meurtre de Marie Trintignant, NDR], où le crime passionnel existe comme catégorie juridique. En France ça ne se serait pas passé comme ça. Là-bas, il n’a écopé que de huit ans de prison. Il est sorti assez vite d’ailleurs, il n'a pas purgé entièrement sa peine, et il est sorti [au bout de trois ans de prison, NDR]. Si ça avait été reconnu en France comme "violence conjugale", il aurait pu prendre vingt ans. Cantat, Pistorius… Pourquoi les médias traitent-ils ce genre d’affaires en romantisant le féminicide ? Qu’est ce que ça veut dire des médias et de notre société ? : Grâce à "l’affaire Cantat", si j’ose dire, la problématique des violences faites aux femmes est devenue très publique. À la même époque, il y avait l’enquête ENVEFF, une enquête nationale sur les violences conjugales, qui avait eu beaucoup de mal à passer. "Grâce" à la mort de Marie Trintignant, on a pu publier tous ces chiffres. Il y a en France, qui est à la jonction des cultures latines et des cultures du Nord, une vraie tradition de "l'amour passionnel". La passion, ça marche bien, depuis le Moyen Âge. C'est le mythe de Tristan et Iseut etc. La presse, depuis le XIXe siècle, a toujours fait ses choux gras de ces histoires-là. Avec les histoires d’adultères d'abord. Et aujourd’hui, on axe autour de "la passion". Très souvent, on titre : “Un coup de folie”. D’ailleurs, Cantat lui-même plaide la folie. La passion, c’est de la folie, c’est l’idéalisation de la passion amoureuse. Et ça, c’est absolument français. Encore aujourd'hui, il y a souvent des titres dans la presse où l'on trouve des expressions comme “crime passionnel”... alors que, juridiquement, ça n’existe pas ! C’est un schéma de la presse. Qu’est ce que ça dit du rapport de notre société aux femmes ? : Ça veut dire qu’il reste beaucoup à faire. C’est un symptôme de l’inégalité des sexes, en terme de domination. Cantat a toujours été présenté dans cette affaire comme le pauvre homme. Il y a eu beaucoup d’articles, même dans Le Monde, qui disaient : “Bertrand Cantat est notre frère.” On n’a jamais vu ça pour une femme qui aurait violenté un homme. Quand les femmes tuent leur conjoint - avec le cas récent de Jacqueline Sauvage par exemple -, il n'est pas question de “crime passionnel”. Le mot "fémicide" n’est toujours pas reconnu en France. Il a été inscrit dans des lois en Amérique latine, curieusement, mais toujours pas en France. La presse est assez épouvantable, parce qu’elle traite tout ce qui va concerner les hommes et les femmes, de façon inégale. On doute de la parole des femmes. Et les hommes sont dominés par leurs passions, c’est-à-dire par leur sexualité en fait. C’est la même chose pour les histoires de harcèlement sexuel. Toute la presse véhicule sans arrêt des stéréotypes sur la famille, le couple, avec des schémas sous-jacents extrêmement traditionnels. Je vous donne un exemple : à la radio, il y a une pub en ce moment pour une voiture. Le propos est : “Votre beau frère vient d’acheter une super voiture. Il pourrait peut être vous la prêter puisqu’il a épousé votre sœur.” Et là, vous voyez qu’on est dans ce que Lévi-Strauss aurait appelé l’échange des femmes. Ce sont des choses très, très latentes. Que ce soit dans la presse ou la publicité, on trouve les mêmes stéréotypes. La femme a valeur d’objet, sexuel ou marchand.