Un facteur nouveau : la volonté ouvrière !
Un élément nouveau apparaît sur le marché du travail : la volonté ouvrière. Et cet élément, inconnu quand il s’agit de fixer le prix d’un boisseau de pommes de terre, influe sur la fixation du salaire ; son action peut être plus ou moins grande, suivant le degré de tension de la force ouvrière, qui est une résultante de l’accord des volontés individuelles vibrant à l’unisson – mais, forte ou faible, elle est incontestable.
La cohésion ouvrière dresse alors, contre la puissance capitaliste, une force capable de lui résister. L’inégalité des deux adversaires – incontestable quand l’exploiteur n’avait en face de lui qu’un ouvrier isolé – s’atténue proportionnellement au degré de cohérence atteint par le bloc ouvrier. La résistance prolétarienne, latente ou aiguë, est désormais de tous les jours ; les conflits entre le travail et le capital s’avivent, grandissent en acuité. Le travail ne sort pas toujours victorieux de ces luttes partielles ; cependant, même quand il est battu, il y a encore profit pour les ouvriers en lutte : leur résistance a entravé la compression patronale et, souvent même, a obligé le patron à concéder une partie des réclamations formulées. En ce cas se vérifie le caractère de haute solidarité du syndicalisme : du résultat de la lutte bénéficient des faux frères, des inconscients, et les grévistes se satisfont de la joie morale d’avoir combattu pour le mieux-être général.
Que la cohésion ouvrière fasse hausser les salaires, les théoriciens de la « loi d’airain » le concèdent d’assez bonne grâce. Les faits sont tellement tangibles qu’il leur serait difficile d’y apporter une sérieuse dénégation. Mais, ils objectent que, parallèlement à l’accroissement des salaires, se manifeste un renchérissement du coût de la vie, de telle sorte que la puissance de consommation de l’ouvrier ne s’accroît pas et que le bénéfice de son plus haut salaire se trouve, de ce fait, annulé.
Il y a des circonstances où cette répercussion se constate ; mais cette montée du coût de la vie, en rapport direct avec la montée du salaire, n’a pas une constance telle qu’elle puisse s’ériger en principe. D’ailleurs, quand ce renchérissement se produit, il est – dans la plupart des cas – la preuve que le travailleur, après avoir lutté en qualité de producteur contre son patron, a négligé de se défendre en qualité de consommateur. Très souvent, c’est la passivité de l’acheteur à l’égard du commerçant, du locataire à l’égard du propriétaire, etc., qui permet aux propriétaires, commerçants, etc., de récupérer par des augmentations sur l’ouvrier, en tant que consommateur, le bénéfice des améliorations qu’il a acquises en tant que producteur.
Au surplus, l’irréfutable démonstration que le taux du salaire n’a pas pour inéluctable conséquence un renchérissement parallèle de la vie est faite dans les pays à courtes journées et à hauts salaires : La vie y est moins coûteuse et moins restreinte que dans les pays à longues journées et à bas salaires.
Le salaire et le coût de la vie
En Angleterre, aux États-Unis, en Australie, la durée quotidienne du travail est souvent de huit heures (neuf heures au plus), le repos hebdomadaire y est pratiqué, les salaires y sont plus élevés que chez nous. Malgré cela, la vie y est plus facile. D’abord, du fait qu’en six jours de travail, ou mieux en cinq et demi (le travail étant suspendu, dans la plupart des cas, l’après-midi du samedi) l’ouvrier gagne pour se suffire pendant les sept jours de la semaine ; ensuite parce que, en règle générale, le coût des choses nécessaires à l’existence y est moindre qu’en France, ou tout au moins à meilleur compte, relativement aux taux du salaire.
Ces constations infirment la « loi d’airain ». Elles l’infirment d’autant mieux qu’il est impossible de prétendre que les hauts salaires des pays en question sont la simple conséquence d’une pénurie de bras. Aux Etats-Unis, et aussi en Australie, tout comme en Angleterre, le chômage sévit âprement. Il est donc évident que si, en ces pays, les conditions de travail sont meilleures, c’est qu’il entre dans leur établissement un facteur autre que l’abondance ou la rareté de bras : la volonté ouvrière ! Ces conditions meilleures sont le résultat de l’effort ouvrier, de la volonté prolétarienne se refusant à accepter une vie végétative et limitée, et c’est par la lutte contre le Capital qu’elles ont été conquises. Cependant, les batailles économiques qui ont amélioré ces conditions, pour violentes qu’elles aient été, n’ont pas créé une situation révolutionnaire : elles n’ont pas dressé, face à face, en ennemis, le travail contre le Capital. Les travailleurs n’y ont pas, au moins dans l’ensemble, acquis leur conscience de classe ; leurs aspirations ont, jusqu’ici, été trop limitées à une meilleure adaptation au sein de la société actuelle. Mais, les temps changent ! Cette conscience de classe qui leur manquait, Anglais, Yankees, etc., sont en passe de l’acquérir.
Si de l’examen des pays à hauts salaires et à courtes journées on passe à l’examen de nos régions paysannes où, sûrs de trouver une population ignorante et docile, nombre d’industriels installent leurs usines, le phénomène contraire se constate : les salaires y sont très bas et les conditions de travail excessives. C’est que, ici, la volonté ouvrière étant en léthargie, la pression capitaliste détermine seule les conditions de travail ; l’ouvrier s’ignorant et ne connaissant pas sa force est encore réduit à l’état de « marchandise », de sorte que la prétendue « loi des salaires » fonctionne contre lui, sans aucun contrepoids. Mais qu’une flamme de révolte vienne vivifier cet exploité et la situation sera modifiée ! Il va suffire que la poussière humaine, qui a été jusque-là la masse prolétarienne, se coagule en un bloc syndical pour que la pression patronale soit neutralisée par une force – faible et inhabile aux débuts – mais qui grandira vite en puissance et en conscience.
Ainsi, il se vérifie, à la lumière des faits, combien est illusoire et mensongère cette prétendue loi des salaires. « Loi d’airain » on l’a baptisée ? Allons donc ! elle n’est même pas une loi de caoutchouc ! Le malheur est que plus graves qu’une simple erreur de raisonnement ont été les conséquences de l’infiltration dans le monde ouvrier de cette formule fatidique. Que de souffrances et de déceptions elle a engendrées ! Trop longtemps, hélas, la classe ouvrière a paressé et somnolé sur ce décevant oreiller. C’était un enchaînement logique v la théorie de l’inutilité de l’effort engendrait l’inaction. Puisque était proclamée la stérilité de l’acte, l’inanité de la lutte, l’impossibilité d’une amélioration immédiate, toute velléité de révolte était étouffée. En effet, à quoi bon combattre, si l’effort est d’avance reconnu vain et infructueux, si l’on sait courir à un échec ? Puisque dans la bataille ne doivent se récolter que des horions – sans espoir d’un léger profit – ne vaut-il pas mieux rester tranquille ?
Et c’est la thèse qui domina ! La classe ouvrière s’accommoda d’une apathie qui faisait le jeu de la bourgeoisie. Aussi lorsque, sous la pression des circonstances, les ouvriers étaient acculés à un conflit, la lutte n’était acceptée qu’à regret ; on en vint à tenir la grève pour un mal qu’on subissait, faute de ne pouvoir l’éviter, et auquel on se résignait, sans espoir que de son issue favorable puisse sortir une amélioration réelle.
L’excès du mal n’est pas ferment de révolte !
Parallèlement à cette croyance néfaste en l’impossibilité de briser le cercle de fer de la « loi des salaires », et comme une déduction excessive, tant de cette « loi que de la confiance en la venue fatale de la Révolution par le jeu normal des événements, sans intervention de l’effort des travailleurs, certains se réjouissaient s’ils constataient le grandissement de la « paupérisation », l’accroissement de la misère, de l’arbitraire patronal, de l’oppression gouvernementale, etc. A entendre ces pauvres raisonneurs, de l’excès de mal devait jaillir la Révolution ! Donc, toute recrudescence de misères, de calamités, etc., leur semblait un bien, rapprochait de l’heure fatidique. Erreur folle ! Absurdité ! L’abondance des maux – quelle que soit leur espèce – n’a d’autre résultat que de déprimer ceux qui en pâtissent. Il est d’ailleurs facile de s’en rendre compte. Au lieu de se payer de phrases, il suffit de regarder et d’observer autour de soi.
Quelles sont les corporations où l’activité syndicale est la plus accentuée ? Ce sont celles où, la durée du travail n’étant pas exagérée, les camarades peuvent, leur besogne finie, vivre une vie de relation, aller aux réunions, s’occuper des affaires communes ; ce sont celles où le salaire n’est pas réduit à une modicité telle que tout prélèvement pour une cotisation, un abonnement à un journal, l’achat d’un livre équivaut à la suppression d’une miche sur la table.
Au contraire, dans les métiers où la durée et l’intensité du travail sont excessives, quand l’ouvrier sort du bagne patronal, il est « tué » physiquement et cérébralement ; alors, il n’a que le désir, avant de rentrer chez lui, pour manger et dormir, d’avaler quelques gorgées d’alcool, afin de se secouer, se remonter, se donner un coup de fouet. Il ne songe pas à aller au syndicat, à fréquenter les réunions, il n’y peut pas songer tant son corps est moulu de fatigue, tant son cerveau déprimé est inapte à fonctionner. De même, de quel effort est capable le malheureux dégringolé dans la misère endémique, le loqueteux que le manque de travail et les privations ont élimé ? Peut-être, dans un soubresaut de rage, esquissera-t-il un geste de révolte… mais ce sera un geste sans récidive ! La misère l’a vidé de toute volonté, de tout esprit de révolte.
Ces constatations – qu’il est loisible à chacun de vérifier et de multiplier – sont l’infirmation de cette étrange théorie que l’excès de misère et d’oppression est un ferment de révolution. Le contraire est seul exact, seul vrai ! L’être faible, dont le sort est précaire, qui a une vie restreinte, qui est matériellement et moralement esclave, n’osera regimber sous l’exploitation ; par crainte du pire, il se recroquevillera, ne tentera aucun mouvement, aucun effort et croupira dans sa situation douloureuse. Il en va autrement de celui qui par la lutte s’est fait homme, qui, ayant une vie moins étroite, a l’esprit plus ouvert, et qui, ayant regardé son exploiteur en face, se sait son égal.
C’est pourquoi les améliorations partielles n’ont pas pour résultat d’endormir les travailleurs ; au contraire, elles sont pour eux un réconfort et un excitant à réclamer et exiger davantage. Le mieux-être, qui est toujours une conséquence de la manifestation de la force prolétarienne – soit que les intéressés l’arrachent de haute lutte, soit que la bourgeoisie juge prudent et habile, pour atténuer les chocs qu’elle prévoit ou redoute, de faire des concessions – a pour résultat d’élever la dignité et la conscience de la classe ouvrière, et aussi – et surtout ! – d’accroître et d’accentuer sa combativité. En émergeant de la misère physiologique et intellectuelle, la classe ouvrière s’affine ; elle acquiert une sensibilité plus grande, ressent davantage l’exploitation qu’elle subit et a d’autant plus la volonté de s’en libérer ; elle acquiert aussi une vision plus nette de l’opposition irréductible qu’il y a entre ses intérêts et ceux de la classe capitaliste. Mais, pour si importantes qu’on les suppose, les améliorations de détail ne peuvent suppléer à la Révolution, en faire l’économie : l’expropriation capitaliste reste nécessaire, pour que soit réalisable la libération complète. En effet, à supposer qu’on parvienne à comprimer fortement les bénéfices du capital, à annihiler en partie le rôle néfaste de l’État, il est improbable que cette compression puisse atteindre à zéro. Les rapports n’auraient pas changé pour cela : il y aurait encore, d’un côté, des salariés, des gouvernés, de l’autre, des patrons, des dirigeants.
Il est évident que les conquêtes partielles (pour si importantes qu’on les suppose et quand bien même elles rogneraient fort les privilèges) n’ont pas pour conséquence de modifier les rapports économiques, qui sont ceux de patron à ouvrier, de dirigeant à dirigé. Donc, persiste la subordination du travailleur, à l’égard du Capital et à l’égard de l’État. Donc, il s’ensuit que le problème social reste entier et que la « barricade » qui sépare les producteurs des parasites vivant d’eux n’est pas déplacée, encore moins aplanie. Pour si courte que puisse devenir la durée du travail, pour si haute que soit la paye, pour si « confortable » que soit l’usine au point de vue hygiène, etc., tant que subsisteront les rapports de salariant à salarié, de gouvernant à gouverné, il y aura deux classes, lutte de l’une contre l’autre. Et ce combat gagnera en acuité et en étendue, au fur et à mesure que la classe exploitée et opprimée, grandissant en force et en conscience, aura une notion plus exacte de sa valeur sociale : par conséquent, au fur et à mesure qu’elle s’élèvera, qu’elle s’éduquera, qu’elle s’améliorera, c’est avec toujours davantage d’énergie qu’elle sapera les privilèges de la classe antagoniste et parasitaire.
Et ce jusqu’au déclenchement général ! Jusqu’au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s’être aguerrie par de continuelles et de plus en plus fréquentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l’assaut décisif… Et ce sera l’Action directe portée à son maximum : la Grève Générale !
Ainsi, en résumé, l’examen précis des phénomènes sociaux nous permet de nous inscrire en faux contre la théorie fataliste qui proclame l’inutilité de l’effort et contre la tendance à supposer que le mieux puisse sortir d’un excès de mal. Au contraire, d’une vision nette de ces phénomènes se dégage la notion d’un processus d’action grandissante : nous constatons que les reculades de la bourgeoisie, les conquêtes parcellaires réalisées sur elle accentuent l’esprit de révolte ; et nous constatons aussi que, de même que la vie engendre la vie, l’action engendre l’action.
Force et violence
L’Action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C’est une question de nécessité, simplement.
Il n’y a donc pas de forme spécifique de l’Action directe. Certains, très superficiellement informés, l’expliquent par un abattage copieux de carreaux. Se satisfaire d’une semblable définition – réjouissante pour les vitriers – serait considérer cet épanouissement de la force prolétarienne sous un angle vraiment étroit ; ce serait ramener l’Action directe à un geste plus ou moins impulsif, et ce serait négliger d’elle ce qui fait sa haute valeur, ce serait oublier qu’elle est l’expression symbolique de la révolte ouvrière.
L’Action directe, c’est la force ouvrière en travail créateur : c’est la force accouchant du droit nouveau – faisant le droit social !
La force est l’origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l’épanouissement de la force et, hors de la force, il n’y a que néant. Hors d’elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise.
Pour mieux nous leurrer et nous tenir sous leur joug, nos ennemis de classe nous ont seriné que la justice immanente n’a que faire de la force. Billevesées d’exploiteurs du peuple ! Sans la force, la justice n’est que duperie et mensonges. De cela, le douloureux martyrologe des peuples au cours des siècles en est le témoignage : malgré que leurs causes fussent justes, la force, au service des puissances religieuses et des maîtres séculiers, a écrasé, broyé les peuples ; et cela, au nom d’une prétendue justice qui n’était qu’une injustice monstrueuse. Et ce martyrologe continue !
Minorité contre minorité
Les masses ouvrières sont toujours exploitées et opprimées par une minorité parasitaire qui, si elle ne disposait que de ses forces propres, ne pourrait maintenir sa domination un jour, une heure ! Cette minorité puise sa puissance dans le consentement inconscient de ses victimes : ce sont celles-ci – source de toute force – qui, en se sacrifiant pour la classe qui vit d’elles, créent et perpétuent le Capital, soutiennent l’État.
Or, pas plus aujourd’hui qu’hier, il ne peut suffire, pour abattre cette minorité, de disséquer les mensonges sociaux qui lui servent de principes, de dévoiler son iniquité, d’étaler ses crimes. Contre la force brutale, l’idée réduite à ses seules moyens de persuasion est vaincue d’avance. C’est que l’idée, la pensée, tant belle soit-elle, n’est que bulle de savon si elle ne s’étaye pas sur la force, si elle n’est pas fécondée par elle.
Donc, pour que cesse l’inconscient sacrifice des majorités à une minorité jouisseuse et scélérate, que faut-il ?
Qu’il se constitue une force capable de contrebalancer celle que la classe possédante et dirigeante tire de la veulerie et de l’ignorance populaires. Cette force, il appartient aux travailleurs conscients de la matérialiser : le problème consiste, pour ceux qui ont 1a volonté de se soustraire au joug que les majorités se créent, à réagir contre tant de passivité et à se rechercher, s’entendre, se mettre d’accord.
Cette nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l’organisation syndicale : là se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contrebalancer, d’abord, et annihiler, ensuite, les forces d’exploitation et d’oppression.
Cette puissance, toute de propagande et d’action, oeuvre d’abord pour éclairer les malheureux qui, en se faisant les défenseurs de la classe bourgeoise, continuent l’écœurante épopée des esclaves, armés par leurs maîtres pour combattre les révoltés libérateurs. Sur cette besogne préparatoire, on ne saurait concentrer trop d’efforts. Il faut, en effet, bien se pénétrer de la puissance de compression que constitue le militarisme. Contre le peuple sans armes se dressent en permanence ses propres fils supérieurement armés. Or, les preuves historiques abondent montrant que tous les soulèvements populaires qui n’ont pas bénéficié, soit de la neutralité, soit de l’appui du peuple en capote qu’est l’armée ont échoué. C’est donc à paralyser cette force inconsciente, prêtée aux dirigeants par une partie de la classe ouvrière qu’il faut tendre continuellement.
Ce résultat obtenu, il restera encore à briser la force propre à la minorité parasitaire – qu’on aurait grand tort de tenir pour négligeable. Telle est, dans ses grandes lignes, la besogne qui incombe aux travailleurs conscients.
La violence inéluctable
Quant à prévoir dans quelles conditions et à quel moment s’effectuera le choc décisif entre les forces du passé et celles de l’avenir, c’est du domaine de l’hypothèse. Ce qu’on peut certifier, c’est que des tiraillements, des heurts, des contacts plus ou moins brusques l’auront précédé et préparé. Et, ce qu’on peut affirmer aussi, c’est que les forces du passé ne se résoudront pas à abdiquer et se soumettre. Or, c’est justement cette résistance aveugle au progrès inéluctable qui a, trop souvent dans le passé, marqué de brutalités et de violences la réalisation des progrès sociaux. Et on ne saurait trop le souligner : la responsabilité de ces violences n’incombe pas aux hommes d’avenir. Pour que le peuple se décide à la révolte catégorique, il faut que la nécessité l’y accule ; il ne s’y résout que lorsque toute une série d’expériences lui ont prouvé l’impossibilité d’évoluer par les voies pacifiques et – même en ces circonstances – sa violence n’est que la réplique, bénigne et humaine, aux violences excessives et barbares de ses maîtres.
Si le peuple avait des instincts violents, il ne subirait pas vingt quatre heures de plus la vie de misères, de privations, de dur labeur – panachée de scélératesses et de crimes – qui est l’existence à laquelle l’oblige la minorité parasitaire et exploiteuse. Pas n’est besoin, à ce propos, de recourir à des explications philosophiques, de démontrer que les hommes naissent « ni bons ni mauvais » et qu’ils deviennent l’un ou l’autre suivant le milieu et les circonstances. La question se résout par l’observation quotidienne : il est indubitable que le peuple, sentimental et d’humeur douce ; n’a rien de la violence endémique qui caractérise les classes dirigeantes et qui est le ciment de leur domination – la légalité n’étant que la couche légère d’un badigeonnage d’hypocrisie destiné à masquer cette foncière violence.
Le peuple, déprimé par l’éducation qu’on lui inculque, saturé de préjugés, est obligé de faire un considérable effort pour s’élever à la conscience. Or, même quand il y est parvenu, loin de se laisser emporter par une légitime colère, il obéit au principe du moindre effort ; il cherche et suit la voie qui lui paraît la plus courte et la moins hérissée de difficultés. Il en est de lui comme des eaux qui, suivant la pente, vont à l’océan, ici paisibles, là grondantes, selon qu’elles rencontrent peu ou prou d’obstacles.
Certes, il va à la Révolution, malgré les entraves que les privilégiés accumulent sur sa route ; mais il y va avec des soubresauts et des hésitations qui sont la conséquence de son humeur paisible et de son désir d’éviter les solutions extrêmes. Aussi, lorsque la force populaire, brisant les obstacles qui s’opposent à elle, passe en ouragan révolutionnaire sur les vieilles sociétés, c’est qu’on ne lui a pas laissé d’autre moyen d’expansion. II est, en effet, incontestable que, si cette force eut pu s’épanouir sans encombre, en vertu du principe du moindre effort, elle ne se fût pas extériorisée en actions violentes et se fût manifestée pacifiquement, majestueuse et calme. Le fleuve qui, dans une lenteur olympienne et irrésistible, roule paisiblement vers la mer n’est-il pas formé des mêmes molécules liquides qui, coulant en torrents au travers des vallées encaissées, emportaient furieusement les obstacles qui s’opposaient à leur cours ? Ainsi en est-il de la force populaire.
Illusion des palliatifs
Mais, de ce que le peuple ne recourt pas à la force par plaisir, il serait dangereux d’espérer suppléer à ce recours en usant de palliatifs d’essence parlementaire et démocratique. Il n’y a donc pas de mécanisme de votation – ni le référendum, ni tout autre procédé qui prétendrait dégager la dominante des desiderata populaires – gràce auquel on puisse escompter faire l’économie de mouvements révolutionnaires. Se bercer de semblables illusions, ce serait retomber dans les douloureuses expériences du passé, alors que les vertus miraculeuses attribuées au suffrage universel concentraient l’espoir général. Certes, il est plus commode de croire à la toute-puissance du suffrage universel, ou même du référendum, que de voir la réalité des choses : cela dispense d’agir – mais, par contre, cela ne rapproche pas de la libération économique.
En dernière analyse, il faut toujours en revenir à l’aboutissant inéluctable : le recours à la force !
Cependant, de ce qu’un quelconque procédé de votation, de référendum, etc., est inapte à révéler l’étendue et l’intensité de la conscience révolutionnaire, de même qu’à suppléer au recours à la force, il n’en faut pas conclure contre leur valeur relative. Le référendum, par exemple, peut avoir son utilité. En certaines circonstances, rien de mieux que d’y recourir. Par lui, il est commode – pour des cas posés avec précision et netteté – de dégager l’orientation de la pensée ouvrière. D’ailleurs, les organisations syndicales savent en user, quand besoin est (aussi bien celles qui, ne s’étant pas encore dégagées complètement de l’emprise capitaliste, se réclament de l’interventionnisme étatiste, que celles qui sont nettement révolutionnaires). Et ce, depuis longtemps ! Ni les unes, ni les autres, n’ont attendu pour cela qu’on prétende l’ériger en système et qu’on cherche à faire de lui un dérivatif à l’Action directe.
Il est donc absurde d’arguer que le référendum s’oppose à la méthode révolutionnaire – de même le serait-il de prétendre qu’il est son complément inéluctable. Il est un mécanisme du calcul des quantités, insuffisant pour la mesure des qualités. C’est pourquoi il serait imprudent d’escompter qu’il puisse être un levier capable d’ébranler les bases de la société capitaliste. Sa pratique, même si elle s’accentue, ne suppléera pas aux initiatives nécessaires et à la vigueur indispensable lorsque sonneront les heures psychologiques.
Il est enfantin de parler de référendum, quand il s’agit d’action révolutionnaire, telle la prise de la Bastille… Si, au 14 juillet 1789, les Gardes françaises n’étaient pas passées au peuple, si une minorité consciente n’eut pas donné l’assaut à la forteresse… si on eut voulu, au préalable, préjuger du sort de l’odieuse prison par un référendum, il est probable qu’elle boucherait encore l’entrée du faubourg Antoine.
L’hypothèse émise à propos de la prise de la Bastille peut s’appliquer à tous les événements révolutionnaires : qu’on les soumette à l’épreuve d’un référendum hypothétique et on déduira des conclusions semblables. Non ! II n’y a pas de panacée suffragiste ou référendiste qui puisse suppléer au recours à la force révolutionnaire. Mais, il faut nettement préciser la question : ce recours à la force n’implique pas l’inconscience de la masse. Au contraire ! Et il est d’autant plus efficace que celle-ci est douée d’une conscience plus éclairée.
Pour que la révolution économique que la société capitaliste porte dans ses flancs éclose enfin et aboutisse à des réalisations, pour que des mouvements de recul et de féroce réaction soient impossibles, il faut que ceux qui besognent à la grande oeuvre sachent ce qu’ils veulent et comment ils le veulent. Il faut qu’ils soient des êtres conscients et non des impulsés ! Or, la force numérique, ne nous y méprenons pas, n’est vraiment efficace, au point de vue révolutionnaire, que si elle est fécondée par l’initiative des individus, leur spontanéité. Par elle-même, elle n’est rien d’autre qu’un amoncellement d’hommes sans volonté, qu’on pourrait comparer à un amas de matière inerte subissant les impulsions qui lui sont transmises du dehors.
Ainsi, il s’avère que l’Action directe, tout en proclamant inéluctable l’emploi de la force, prépare la ruine des régimes de force et de violence, pour y substituer une société de conscience et de concorde. Et cela parce qu’elle est la vulgarisation, dans la vieille société d’autoritarisme et d’exploitation, des notions créatrices qui libèrent l’être humain : développement de l’individu, culture de la volonté, entraînement à l’action.
Aussi est-on amené à conclure que l’Action directe, outre sa valeur de fécondation sociale, porte en soi une valeur de fécondation morale, car elle affine et élève ceux qu’elle imprègne, les dégage de la gangue de passivité et les excite à s’irradier en force et en beauté.