Critique révolutionnaire des utopies communautaires

Critique révolutionnaire des utopies communautaires

Messagede Flo » 27 Sep 2012, 10:15

Puisque que certains s'interrogent sur le potentiel en matière de changement sociale dont disposent les communes autonomes (ou quasi-autonomes) qui rompent avec le capitalisme et l'Etat, voici un article qui essayent de réfléchir à cette question en s'appuyant sur le livre Les Sentiers de l’utopie de Isabelle Fremeaux et John Jordan. L'article apporte vraiment des éléments intéressants et constructifs à l'aune d'une perspective de luttes sociales anti-capitaliste.

Des gens formidables...

Lassés du simulacre démocratique et des organisations contestataires, des individus se regroupent et raniment la tradition communautaire. Avec quel horizon ?


par Franck Poupeau, novembre 2011

L’élaboration de contre-modèles globaux au système capitaliste fait l’objet d’une intense réflexion dans les cercles de la gauche radicale, souvent accusée, bien injustement, de « ne rien proposer ». Mais une autre tendance se fait jour depuis quelques années : la reconstitution de communautés décidées à rompre avec la société de consommation et la politique institutionnelle. On en trouve une bonne illustration dans l’ouvrage publié par deux militants de l’altermondialisme, Isabelle Fremeaux et John Jordan — ce dernier étant un artiste connu pour son rôle dans le collectif Reclaim the Streets, étendard des « nouvelles formes » de protestation au tournant des années 1990-2000 (1).

Ce livre-film (un documentaire-fiction accompagne le texte papier) se présente comme un itinéraire initiatique et exploratoire au sein de diverses communautés susceptibles de faire émerger un autre monde. Le « Camp Climat » installé illégalement aux abords de l’aéroport de Heathrow en banlieue de Londres, un hameau des Cévennes devenu une « commune libre » gérée par des punks, des usines occupées en Serbie, ou le Zentrum für Experimentelle Gesellschaftsgestaltung (ZEGG), un camp de l’« amour libre » sis sur une ancienne base de la Stasi, sont quelques-unes des étapes marquantes de ce récit politique et poétique dont l’écriture parvient à restituer les émotions suscitées par les rencontres successives avec des êtres, des mots et des choses.

Si le choix des sites, diversifié et exemplaire, livre un panorama européen des utopies communautaires contemporaines, il est cependant difficile d’échapper à un sentiment ambivalent de frustration et d’irritation mêlées — un peu comme face à ces acteurs lisses des séries américaines qui collent si bien à leur rôle qu’on attendrait presque avec impatience la première fausse note dans leur interprétation. La description des expériences alternatives suit la plupart du temps le même schème narratif : les deux explorateurs, à la fois voyageurs, écrivains, analystes politiques, artistes, bohèmes, bref sans identité assignable si ce n’est le fait, mentionné à la fin du livre, qu’ils ont vendu leur appartement à Londres, arrivent dans leur véhicule non identifié (pas un camping-car, trop vulgaire, ni une caravane, trop familiale, mais un « camion » indéterminé), et rencontrent une personne formidable — sauf événement perturbateur, incompréhension première ou contingences de leurs petites histoires personnelles, heureusement vite surmontées. Cette personne formidable les fait ensuite pénétrer dans une microsociété formidable, parce que singulière, régie par l’entraide et le partage, coupée des flux de la communication marchande et des échanges intéressés qui sont le lot de la masse des consommateurs. Dans ces petits univers formidables, il y a évidemment des gens extraordinaires qui partagent des expériences hors du commun — de créativité artistique, de richesse pédagogique et de vertu politique. Loin de montrer les potentiels collectifs de cet « avenir possible » qui scintillerait dans les « brèches du présent », le livre ne brosse bien souvent qu’un tableau élogieux de ces individualités et de ces lieux formidables. « Ici, pas de “syndrome Ikea”, les maîtres mots semblent être récup et recyclage, pour produire des habitations d’une individualité rare », lit-on à propos des résidences d’artistes-agriculteurs du village punk de la Vieille Valette.

Ces gens formidables peuvent aussi bien écouter de la batterie hardcore que la flûte traversière « la plus délicate ». Et l’on se prend à espérer ne jamais les rencontrer, sous peine de se sentir dérisoire face aux leçons de vie qu’ils pourraient nous dispenser. Des esprits mal intentionnés demanderont toujours qui voudrait sincèrement aller vivre dans une yourte ou affronter la grisaille humide du plateau de Millevaches en compagnie de militants intrépides. Pour ne pas réduire ces communautés à des sites de vacances vertes, la question est bien plutôt de savoir qui peut véritablement adopter ce mode de vie, notamment d’un point de vue économique, quand bien même la communauté reverserait les bénéfices du troc local réalisé avec les productions artisanales de ses membres, en échange de leur participation aux tâches collectives. Au-delà de la question politique qui consiste à déterminer si, pour changer le monde sans prendre le pouvoir, on est condamné à partager son temps entre les assemblées générales et le jardin communautaire, il s’agit de se demander s’il faut obligatoirement appartenir à cette catégorie de gens formidables pour échapper à la domination.

Peut-on penser l’utopie à partir des expériences de communautés en rupture avec le reste du monde social ?

Les leaders charismatiques de ces lieux rétorqueraient que chacun se construit sa vie — dans une logique qui laisse de côté toute notion de lutte collective en dehors du cercle des initiés. Un rousseauisme qui renvoie moins aux rêveries du promeneur solitaire qu’au pessimisme d’une pensée politique limitant la possibilité d’une vie « démocratique » à des communautés restreintes — la masse représentant pour Rousseau le début de l’ingouvernabilité et des privations de liberté. Penser l’utopie à partir des expériences de communautés en rupture avec le reste du monde social ? Dans les faits, cette tentation de la gauche contestataire semble se limiter à des formes d’expression culturelle, synthétisant de façon artistique les images d’Epinal associées à la révolte — sans la révolution. Dans la « commune libre » des Cévennes, notent Fremeaux et Jordan, « l’aspect résolument postindustriel et bricolé, les formes éclatées et les couleurs outrancières de la sous-culture urbaine se mêlent de façon surprenante avec cette vallée isolée et luxuriante : le poulailler de bois s’est vu rebaptiser “commissariat” à la peinture blanche ; le vieux 4 x 4 bringuebalant du collectif a été peinturluré de rayures noires et roses… ». Mais quelle issue ce kaléidoscope offre-t-il aux habitants de Damas, Nairobi ou Cochabamba, qui se font tirer dessus à balles réelles, ou tout simplement aux salariés licenciés qui luttent aux quatre coins de l’Europe pour sauver leurs emplois ?

Quand on quitte les décors bucoliques de communautés caricaturales (et facilement caricaturables) pour s’attacher par exemple aux occupations d’usines pharmaceutiques de Zrenjanin, en Serbie (en réaction aux faillites forcées des privatisations), on retrouve hélas les mêmes tendances. Malgré la teneur apparemment très politique et collectivement organisée du processus observé, impossible d’éviter la (formidable) rencontre avec un leader hors du commun : « un homme humble et généreux, au charisme extraordinaire ». Et si « inclure une usine pharmaceutique au milieu d’un périple sur les utopies est décidément incongru », on peut se demander si c’est en raison de la nature de l’activité industrielle ou du type de lieu choisi : un lieu de travail qui ne se réduit pas à un lieu de vie alternatif, artistique et contre-culturel.

Une réponse au mouvement de paupérisation des classes moyennes

Pour défendre la dimension politique de ces expériences communautaires, il suffirait d’objecter que la césure actuelle entre ces mouvements et le monde social n’invalide nullement la possibilité de réunir avec succès ces deux univers. Défendant les utopies urbaines, squats autogérés et autres « lieux alternatifs » comme des laboratoires où s’hybrident action politique et avant-garde artistico-culturelle, le géographe marxiste David Harvey note la nécessité d’une « vision de l’utopie (2) » pour orienter la transformation politique. Ronald Creagh, auteur d’un livre fascinant intitulé Utopies américaines, consacré aux expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours (3), avance l’idée que les groupes rattachés au « mouvement communautaire, rebelle aux règles communes », expriment une grande diversité « de formes possibles d’organisation sociale et parfois même de civilisation. Eux-mêmes se définissent aujourd’hui comme des “communautés intentionnelles” ». Les participants « ont délibérément choisi de vivre dans un même lieu. Ils rejettent un certain style de vie devenu la norme dominante en Occident. Ils construisent un autre type de société ». Creagh analyse ainsi comment ces « utopies vécues », qui font rarement la « une » des médias, se sont succédé aux Etats-Unis depuis deux siècles. « Elles adoptent des conduites innovantes, par exemple en écologie, et leurs façons d’agir essaiment aujourd’hui dans le monde. » Ephémères, ces expériences le sont presque par construction : il faut à la fois conjurer les risques de disparition et éviter que la routine des structures oppressives ne reprenne le dessus.

Certes, les pionniers des « milieux de vie du XIXe siècle se posaient en modèles ; ils espéraient susciter une masse d’imitateurs. Ils ont échoué sur ce point ». Les expériences contemporaines s’abritent contre le déluge des informations et des servitudes du consumérisme. Sortir de la société de masse, comme seule façon de s’en sortir politiquement, donc. L’historien lui-même doute de l’efficacité stratégique d’une telle doctrine : « Ces microsociétés sont ultraminoritaires. Elles constituent aussi, consciemment ou non, une réponse au mouvement de paupérisation des classes moyennes au sein des nations développées. Il est clair que le capitalisme peut s’accommoder et coexister avec des structures intellectuelles, morales et psychologiques fort diverses. »

En effet, la coexistence d’une domination globale et de niveaux locaux plus ou moins autonomes fait partie du système dualiste instauré par le capitalisme moderne : l’exploitation économique des secteurs (privés ou publics) les plus rentables se combine sans difficulté avec une multiplicité d’initiatives permettant une gestion des « pauvres », des « marginaux », voire des « peuples indigènes » par eux-mêmes — avec la bénédiction de la Banque mondiale ou d’organismes internationaux de coopération. La territorialisation de ces groupements communautaires, quand bien même elle serait en voie de « se répandre dans les agglomérations urbaines (4) », redouble alors cette logique globale sur le plan local.

Ainsi, on cherchera en vain dans le livre de Fremeaux et Jordan une expérience qui mette en avant des processus politiques de diffusion, d’expérimentation collective au-delà des petits cercles communautaires — en somme, d’éducation politique, d’invention d’une utopie pour tous, pas seulement pour les gens formidables. Pour les auteurs, l’essentiel est ailleurs. « Ce voyage nous a montré que nous ne sommes pas totalement pris dans [le] piège [du capitalisme], concluent-ils. Nous pouvons vivre dès maintenant comme si nous étions déjà libres. Plus nous aurons de temps et d’espace pour faire cela, plus nous aurons de chances que ces pratiques évoluent, se partagent et fassent partie d’un nouveau quotidien. (…) Les idées inimaginables peuvent devenir réalité et circuler dans le monde, à partir de ces laboratoires où on les a fait éclore. »

Les gens formidables rencontrés dans le livre sont à part, du point de vue des territoires comme des modes de vie. Or la politique implique l’engagement des gens ordinaires dans les affaires de la cité. Dès lors, les expériences relatées n’engagent-elles pas un processus de dépolitisation ? A l’objection d’une échelle trop réduite pour se substituer à la force globale du système capitaliste, Fremeaux et Jordan répondent par l’effet de levier que constitue l’aspiration au changement des populations. Mais c’est pour finalement s’en remettre à l’horizon magique d’une « commune des communes » ou d’une « fédération de villes autonomes, appuyées et facilitées par les techniques de communication contemporaines », avec pour vecteur essentiel la capacité à « former des réseaux ». Assurément, cela ne suffira pas à briser les forces sociales et économiques attachées à l’ordre établi. Car le « commun » tire son efficacité de ce qu’il est universalisable, extensible au-delà de la communauté d’initiés, dans les sphères où l’antagonisme entre travail et capital laisse entrevoir la possibilité d’un renversement.

Franck Poupeau

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/POUPEAU/46934

"La société à venir n'a pas d'autre choix que de reprendre et de développer les projets d'autogestion qui ont fondé sur l'autonomie des individus une quête d'harmonie où le bonheur de tous serait solidaire du bonheur de chacun". R. Vaneigem
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