Le projet de société anarchiste
Quand on s’aventure à définir les structures d’une nouvelle organisation sociale, il y a deux écueils qu’il faut absolument éviter: être trop vague et être précis ! Être trop vague, c’est se fermer les portes de l’avenir en éloignant de nous ceux qui exigent (et c’est parfaitement compréhensible) des précisions avant de “s’engager”. C’est se condamner à l’immobilité, à la stagnation et à n’être, en définitive, qu’une secte sans importance, dont la seule activité se limite au bavardage, à la négation, à l’agitation stérile.
Être trop précis, c’est engager imprudemment l’avenir un avenir sans cesse changeant. C’est risquer d’enfermer la vie sociale dans un schéma prédéterminé, ce qui ne manquerait pas de dégénérer rapidement en un dogmatisme étroit et liberticide.
Entre ces deux pôles, nous tenterons de trouver une juste mesure en exposant les grandes lignes de ce que pourrait être une société anarchiste, sans prétendre apporter toutes les réponses.
Le Fédéralisme libertaire, quelques considérations générales
Le Fédéralisme libertaire contre l’État
Lorsqu’on évoque le fédéralisme, la plupart des gens pensent immédiatement à des pays comme les USA ou la Suisse... De prime abord, il n’est qu’une “variété” de gouvernement et ne semble guère révolutionnaire... Cependant, étant donné que le fédéralisme signifie “alliance ”, prendre ce mot au pied de la lettre pour l’appliquer à l’ensemble de la vie sociale, politique et économique, c’est poser d’emblée une critique radicale du capitalisme et de l’État.
Économiquement. il ne peut exister de véritable alliance qu’entre individus égaux. Politiquement, le fédéralisme libertaire condamne toute puissance militaire et toute institution policière; il est l’ennemi du centralisme qui conduit à l’asservissement. Qui dit pouvoir central dit mise en tutelle, mise sous surveillance, mise sous commandement, mise sous dictature! Notons au passage que les politiques de “décentralisation” et de “régionalisation” ne nous rendent pas l’État plus sympathique: s’il a appris à déléguer des responsabilités à des instances territoriales, il n’en est pas devenu plus juste pour autant. Ce sont seulement les méthodes d’oppression qui ont changé!Fédérer, d’un point de vue anarchiste, c’est créer des fédérations à tous les niveaux, en généralisant le principe de la libre association. Il s’agit de coordonner des systèmes autogérés, des petites collectivités aux regroupements les plus vastes, et non pas d’agglomérer des institutions organisées sur un mode autoritaire!
Le fédéralisme libertaire, la notion de responsabilité et de contrat
Le fédéralisme libertaire veut cimenter la société par un lien social dont l’élément essentiel est l’adhésion à des projets et à des oeuvres communes.
C’est une nouvelle conception du contrat social, sur la base du volontariat et non de la coercition.
La société libertaire bannit-elle pour autant toute forme de “contraintes”? Non, puisque nous avons expliqué dans le paragraphe sur la liberté que passer un contrat signifie savoir prendre des engagements et les respecter. Sans vouloir refaire ici de grandes théories sociologiques, mais pour éviter de se fourvoyer dans un optimisme idéaliste, il est important de tenir compte de réalités simples. L’être humain n’est pas “naturellement” plus disposé pour l’entraide que pour la domination (à ce titre il n’a pas de “nature”) et il nous semble incontestable que les individus transforment effectivement, par leurs actions, les structures sociales, et que ces structures sociales agissent à leur tour sur les individus, en créant des contextes, en conditionnant les habitudes, en déterminant les possibilités d’action. C’est ce qu’on appelle en d’autres termes un rapport interactif.
On ne peut alors concevoir l’individu comme un acteur tout-puissant de sa vie et partant de cette idée, nous sommes convaincus qu’une société anarchiste, comme n’importe quelle autre société, ne pourrait fonctionner par la seule “bonne volonté” de ses membres. Ce sont les modes d’organisation qui doivent eux-mêmes entraîner des comportements libertaires, individuels et collectifs.
Le contrat fédératif comporte donc un aspect incitatif et un aspect “contraignant”. Pour préciser notre pensée et prendre l’exemple du travail, c’est justement par une nouvelle organisation de ce dernier que pourra s’entretenir la motivation, l’intérêt que l’on porte à son travail. Dès l’instant où nous sommes mis en mesure de nous réapproprier notre activité professionnelle, où nous ne sommes plus des pions, des rouages, des exécutants, mais des acteurs d’un système qui produit pour tous, très rares sont ceux qui “ne s’intéressent à rien”. Quand nous travaillerons pour nous et non plus pour enrichir des patrons, nous nous apercevrons vite que la “fainéantise naturelle et anti-sociale” n’était qu’un mythe inventé par les dominants pour justifier leurs positions. Par ailleurs, la contrainte du pacte fédératif est une contrainte librement consentie et égalitairement négociée.
Pour bien se comprendre, ce n’est pas la contrainte exercée par un chef. Ce sont les règles, établies par les différentes parties, qui sont “contraignantes”: respecter des horaires, mener jusqu’au bout le projet qui a été décidé collectivement. C’est la contrainte qui découle immanquablement de l’association... Dans le discours des partisans de l’Autorité, c’est d’abord et avant tout le rapport de soumission qui pousse la grande masse des individus à travailler. La motivation y apparaît comme une notion subsidiaire, un simple “plus’: s’il faut “motiver le salarié”, c’est pour qu’il soit plus rentable. Pour nous, les choses ne se posent absolument pas dans ces termes. C’est la contrainte (telle que nous l’avons définie au point précédent) qui est un complément à la motivation quand celle-ci vient à manquer. Et nous connaissons bien ce phénomène dans les associations ou les organisations militantes, quand le caractère rébarbatif de certaines tâches finissent par venir à bout de l’enthousiasme des premiers temps. Mais puisque la contrainte du contrat fédératif ne peut pas être le moteur de la motivation, elle ne peut pas non plus s’y substituer: lorsque l’un d’entre nous n’est plus motivé par ce qu’il fait, on ne peut se contenter de lui rappeler ses engagements. On doit se préoccuper immédiatement de trouver des solutions pour réorganiser son activité afin qu’elle redevienne gratifiante.
Une organisation sociale sans monnaie
La question du lien social, de la responsabilisation et de la contrainte nous amène à reparler de la monnaie. L’idée selon laquelle l’argent est un phénomène indépassable est fortement ancrée dans les esprits et rend très difficile sa contestation. Les arguments pour le maintien de la monnaie s’articulent autour de trois axes principaux: • Pour pouvoir gérer la société, nous dit-on, il faut bien évaluer les produits, les actions économiques, il faut bien faire des budgets, estimer des investissements, calculer la valeur des choses à échanger...
• La monnaie est même censée être l’outil de la justice sociale; s’il n’y a pas de monnaie, comment allons-nous voir qu’un individu prend “plus que sa part de la richesse collective”? • Et, comble suprême de l’aliénation, la monnaie va jusqu’à véhiculer une image de liberté: “s’il n’est plus possible de vendre les fruits de son travail”, comment le peintre va-t-il pouvoir vivre, puisque ses toiles, c’est le cas de le dire, n’auront plus de prix? Comment l’écrivain pourra-t-il vendre ses ouvrages? Comment le musicien pourra-t-il faire payer l’entrée à ses concerts etc.? Bref, “pouvoir gagner de l’argent” semble être la garantie de l’indépendance...
Dans les faits nous avons vu quelle était la fonction réelle de la monnaie, et nous savons ce que vaut la liberté dans le système monétaire: rien ou pas grand chose! Concrètement, répondre à ces interrogations, c’est proposer, comme nous tentons de le faire ici, un mode de fonctionnement global de la société, qui intégrerait, dans ses multiples facettes, l’absence de monnaie.
Nous affirmons (et nous insistons sur cette question car on nous l’a souvent posée) que les activités culturelles, loin d’être handicapées par la suppression de la monnaie, seront au contraire décuplées. Tout ce qu’il faut aux individus, ce sont les possibilités matérielles de s’exprimer; et la véritable création, celle qu’anime la passion, se moque bien des perspectives de profits! C’est chacun d’entre nous qui, grâce à une réduction massive du temps de travail, aura la possibilité de se cultiver, de peindre, d’écrire, de faire du théâtre, de donner des concerts; libéré de la logique du profit et du “vedettariat” (cette “élite talentueuse” - ou perçue comme telle), l’art, production sociale fondamentale, n’en sera que plus populaire et plus authentique.
Nous affirmerons également, au cours des lignes qui suivent la possibilité d’organiser le travail, de coordonner les relations entre les fédérations, d’établir des projets et des objectifs de production, de faire un lien entre le travail et la consommation, sans l’intermédiaire de cet ustensile marchand qu’est la monnaie.
L’organisation fédérale anarchiste
Avant tout, il faut se demander quelles fonctions sociales doivent être organisées et au risque de schématiser, nous allons en répertorier quelques grandes catégories.
Nous avons:
• La définition des grands objectifs de production, en fonction des besoins recensés.
• Le fonctionnement interne des “unités de production ”: usines, exploitations agricoles, organismes de services aux industries, aux collectivités et aux particuliers...
• La coordination de ces unités en de vastes réseaux, puisqu’elles ne peuvent exister indépendamment les unes des autres: il faut qu’elles disposent des outils, des produits, des bâtiments et des infrastructures (routes, voies ferroviaires et aériennes...) conditionnant leur bonne marche.
• La répartition des biens de consommation, des logements...
• Les services de santé, de sécurité civile, de transports publics...
• Les structures d’éducation et de formation et plus largement tout ce qui se rapporte à la transmission de l’information et des savoirs.
• Reste enfin à réguler des conflits de toutes sortes, que ce soit entre deux individus, entre un individu et un groupe, entre deux fédérations, entre des communes ou des régions...
Nous allons maintenant définir de quelle façon s’établiraient les fédérations pour remplir ces fonctions organisatrices, quelles seraient leurs relations; puis nous expliquerons ce que pourraient être l’autogestion généralisée de la production et l’organisation de la répartition. Nous terminerons par les questions de l’éducation, de l’information et de la gestion des conflits.
Le fédéralisme libertaire: une double dimension
Si l’on observe la vie sociale, nous pouvons constater que, d’un côté, nous vivons tous et toutes dans des lieux: une ville, une région; de l’autre, nous exerçons des activités spécifiques: notre métier, nos études, notre art, et sur un plan plus ludique, nos loisirs.
Le fédéralisme doit intégrer cette double dimension: nous mettrions en place, sur un plan “géographique”, des fédérations communales, régionales, puis inter-communales et inter-régionales, et parallèlement à ces collectivités, existeraient des fédérations de travailleurs, par branche professionnelle, par méfier, par type de production et de service. Pour être encore plus concret, il y aurait des fédérations du bâtiment de la construction métallurgique, de l’industrie électrotechnique et de la mécanique, de l’électronique et de l’informatique, de l’agriculture et de l’agroalimentaire, des transports, des services (nettoyage, surveillance technique pour la sécurité des installations, conseil et ingénierie)...
Nous devons également compter avec les multiples associations particulières qui compléteraient l’architecture de la société et qui seraient des actrices irremplaçables du mouvement social et de la convivialité (on ne peut en effet imaginer une société qui ne serait faite que “d’institutions” bien huilées!).
La coopération entre les fédérations
Ce double fédéralisme ne doit cependant pas vous laisser penser qu’il y aurait une frontière nette et étanche entre les fédérations de communes et les fédérations de travailleurs. Elles seraient au contraire, et par la force des choses, étroitement imbriquées.
Si une fédération de production envisage de créer une nouvelle unité, elle ne peut décider seule du lieu d’installation. Ce choix regarde aussi la Commune et la Région, ne serait-ce que pour garantir la meilleure adaptation des infrastructures routières et ferroviaires. Ces fédérations auront d’autant plus leur mot à dire s’il s’agit d’une usine représentant des risques élevés de pollution et d’accidents. De la même façon, les fédérations de la formation professionnelle devront coopérer étroitement avec les fédérations de travailleurs, comme avec les fédérations de Communes, pour décider des stages à mettre en œuvre. Les fédérations du bâtiment se référeront aux Communes qui connaîtront mieux que n’importe quel autre organisme de statistiques, les demandes en logements. Les transports publics, ou les organismes de santé, planifieront toujours leurs implantations et leur développement d’après les informations que leur auront transmises les diverses fédérations concernées par la mise en oeuvre de ces projets (sur les capacités techniques disponibles et les besoins sociaux).
En ce qui concerne l’organisation de la répartition des biens, elle serait prise en charge par des fédérations de consommateurs créées au sein des communes. Les fédérations de travailleurs livreraient les produits à des organismes communaux qui géreraient un réseau de dépôts, autogérés par les habitants, par quartiers, villages etc. Car s’il faut bien que des travailleurs s’emploient à assurer le fonctionnement quotidien de ces structures, leur particularité serait d’être contrôlées directement par les individus qui s’y inscriraient. Ces deux sortes de fédérations, de production et de consommation, seraient en relation constante, afin de garantir l’adéquation entre l’offre” et “la demande”.
Le rôle des Communes et des Régions dans une société anarchiste
Le fédéralisme communal mérite que l’on s’y arrête un instant, car il doit être, à notre avis, relativisé. En ce début de 21ème siècle et pour les sociétés industrialisées, il serait absurde de concevoir une organisation sociale basée exclusivement sur des entités géographiques.
La production et la distribution s’organisent en réseaux à une échelle mondiale; avec l’accroissement des possibilités de communication et de transports, les individus ne limitent plus leur socialisation à un quartier ou à une ville. Et tant mieux: si certains se plaisent à déplorer “la fin des vies de quartiers ” on ne regrettera pas “l’esprit de clocher ” qui était leur corollaire. Ceci dit, la commune, dans une société libertaire, continuerait d’être indispensable pour toutes les activités sociales de “proximité”. En collaboration constante avec d’autres communes et fédérations de travailleurs, les habitants pourront y décider des plans d’aménagement de l’espace (urbanisme). C’est là que se coordonneraient la gestion des fédérations de consommateurs, celle des structures éducatives, des organismes d’information et des services collectifs tels ceux de l’équipement sanitaire, de la voirie, de la sécurité civile (prévention contre les risques d’incendies et risques industriels...). C’est dans les communes que pourraient se créer des organismes chargés de la répartition et de l’entretien du parc de logements, sous forme de régies de quartiers. Il faudra, en outre, coordonner les relations entre les communes et ce au niveau mondial, afin d’éviter qu’une région, naturellement plus riche qu’une autre, ne s’octroie des privilèges et de régler les problèmes de choix de production pouvant se poser entre différentes régions du monde.
Sur le plan politique, les communes et leurs fédérations sont appelées à être des lieux de débats par le biais de forums locaux, ouverts à tous sans distinction (réflexions sur les problèmes rencontrés, expression des critiques et des propositions, élaboration de projets...).
L’autogestion généralisée de la production
Le fédéralisme libertaire ne va pas sans l’autogestion qui est la prise en main, concrète et quotidienne, par les individus et les collectivités d’individus, de la vie sociale, économique, politique et culturelle.
Autogestion et mandatements
Dans ce système, où il n’y a ni économie de marché ni planification autoritaire, c’est la population qui décide et valide les grandes orientations, lors d’assemblées des Fédérations, de réunions de Communes, de Régions etc. Comme il est impossible que “tout le monde s’occupe de tout ”, des individus sont mandatés pour coordonner la mise en application des politiques ainsi définies et des équipes sont chargées d’étudier et de préparer des projets, d’entretenir les relations entre les fédérations et de faire circuler l’information. Si les mandatés prennent des initiatives, ils le font dans le strict cadre de leurs mandats, ils n’ont pas de pouvoir décisionnel à proprement parler. Ils ne disposent d’aucun moyen coercitif pour imposer ces décisions et peuvent être révoqués à tout moment s’ils ne respectent pas leurs obligations.
Autogestion et propriété
Les unités et réseaux de production n’appartiendraient à aucun groupe en particulier. C’est l’ensemble de la collectivité humaine qui les posséderait. Les fédérations, donc les individus égaux qui les composent, en auraient la gestion. Elles décideraient de construire telle usine, de lancer tel type de fabrication ou de service, de transformer un site industriel ou de l’abandonner; elles coordonneraient la circulation et l’utilisation des matières premières et des machines. Mais elles ne seraient pas “propriétaire” des moyens de production, au sens où elles ne pourraient pas en disposer pour procéder à des transactions au seul bénéfice de leurs membres. Dans notre idée, les fédérations ne sont ni des “corporations”, ni des “cartels économiques”. Chaque fédération s’intègre dans une politique dont le premier objectif est la satisfaction des besoins de tous. Elles ne sont que des outils de cette politique globale et collective.
L’autogestion et le statut du travailleur
L’autogestion implique un statut radicalement nouveau pour les travailleurs. Nous ne serions plus des salariés de telle ou telle entreprise capitaliste, aux ordres d’un patron et de ses cadres du personnel et autres petits chefs. Nous serions des adhérents à des fédérations, des “travailleurs fédérés”, tout simplement! Nous prendrions part à la vie de notre fédération, nous assisterions à diverses réunions pour décider de l’organisation de notre travail, pour régler les conflits (qui surgissent inévitablement dans n’importe quel groupe), pour faire des bilans d’activité ou pour formuler des propositions....
Le contrat que nous passerions avec notre fédération (concernant les heures de travail, l’occupation d’un poste défini, etc.) serait alors un vrai contrat: établi à égalité avec les autres et non dicté par un “entrepreneur” sous la menace du chômage!Là encore, il nous faut préciser que nous n’y déciderions pas “unilatéralement” de nos orientations professionnelles. Comme nous l’avons dit, notre liberté est forcément une liberté sociale et l’on ne peut jamais espérer “faire exactement ce qui nous plaît”, sans se soucier des problèmes collectifs. Si par exemple, en fonction de phénomènes de mode quelconque sur tels ou tels métiers, des fédérations sont en “sur-effectif’, il faudra bien qu’elles prennent des mesures, surtout si d’autres branches ont du mal à trouver de nouveaux adhérents! Le cas échéant, la décision serait prise, après concertation entre les fédérations, de bloquer, pour un temps, les adhésions dans certains domaines professionnels. De toute manière, il ne servirait à rien que 300.000 individus exercent dans l’informatique si 200.000 suffisent pour réaliser les objectifs de production.
Autogestion et emploi
Si parler “d’emploi” rappelle peut-être trop l’organisation actuelle du salariat, nous le reprenons dans le sens où les individus auraient cette garantie de pouvoir s’employer à exercer un métier. Aucune contrainte économique ne poussant les fédérations à une aveugle logique de rentabilité à court terme, elles auraient toute latitude pour ajuster constamment l’organisation du travail aux variations de la population active (les personnes en âge de travailler) et celles de la productivité (l’efficacité que confèrent les progrès technologiques au travail).
Les travailleurs seraient seuls juges de la durée du temps de travail à effectuer, et des organismes de formation prendraient les initiatives adéquates pour rendre possible toutes les “restructurations ” (alors qu’aujourd’hui, décrocher un stage “sérieux ” relève du parcours du combattant!).
L’autogestion et la rotation des tâches
La non-division du travail est la condition sine qua non de l’égalité sociale et politique.
Nous entendons souvent l’objection suivante: “Qui va réclamer en priorité de travailler sur des chantiers d’immeubles, de décharger des camions, de faire du nettoyage industriel, s’il peut choisir d’occuper un poste de dessinateur, de médecin, d’architecte ou de conseiller technique?... Vous ne trouverez personne et le système sera bloqué. “. Cet argument sous-tend deux questions différentes: un travail serait refusé soit parce qu’il est trop pénible, soit parce qu’il n’est pas assez (ou pas du tout) valorisant.
À la première question, nous répondrons qu’il n’est pas tolérable que des individus soient cantonnés, toute leur vie durant, à des travaux de forces, à des tâches répétitives, alors que d’autres se réservent les travaux les plus agréables, les plus variés, les moins fatigants, sinon, il ne servirait à rien de parler d’égalité.
Quant à la seconde question, elle reflète bien l’aliénation de notre époque! C’est en effet le système capitaliste et méritocratique qui attribue à certaines tâches un caractère “subalterne” alors que d’autres sont socialement sur-valorisées. Dans les faits, nous savons bien qu’aucun travail n’est plus sot qu’un autre, puisque le balayage des rues est aussi indispensable que l’ingénierie industrielle. C’est une raison de plus pour montrer que l’objection ne tient pas, car dans un système où tous les travaux seraient également considérés, il n’y aurait plus cette course au prestige que nous connaissons aujourd’hui.
Nous pourrions enfin nous demander si la mise en œuvre de la rotation des tâches ne pose pas de problèmes insurmontables. Si nous la concevons de manière simpliste, en pensant qu’un individu “doit faire tous les métiers, au moins une fois”, elle est une utopie irréalisable. Heureusement, à ce niveau, toutes les adaptations sont possibles: d’une part, la rotation peut s’opérer sur des mois ou des années, si le poste exige un long apprentissage et une grande expérience; d’autre part, elle n’est pas un but en soi. Nous n’irions pas tenir une comptabilité, en mois ou en heures, avec des barèmes pour chaque travaux, de ce que font les autres! Tout en tenant compte des contraintes, des impératifs particuliers liés aux différents métiers, l’essentiel sera que chacun prenne globalement sa part de travaux pénibles (selon, bien entendu, ses capacités physiques). Rien n’empêcherait un ingénieur ou un enseignant de se sortir périodiquement du travail théorique pour participer à des travaux de voirie ou de constructions! Rien n’empêcherait que les individus partagent leur semaine, leur mois ou leur année entre deux emplois, l’un plus plaisant et l’autre plus monotone. Il nous semble qu’il y a là une question d’éthique incontournable.
L’organisation de la répartition
Le lien entre le travail et la consommation
Nous pensons que le fait de devoir travailler pour pouvoir consommer est quelque chose qui va de soi. Si dans la société actuelle toutes les variantes de refus du travail (absentéisme ou chômage volontaire...) sont totalement légitimes, comme manifestation d’une résistance à l’exploitation, nous
réaffirmons, une fois de plus, que nous ne sommes “contre le travail” mais contre la façon dont il est organisé par les capitalistes.
Nous en parlions dans le paragraphe sur la responsabilité et la motivation: dans une société où nous aurions la liberté de maîtriser notre travail, de le faire pour nous autant que pour les autres, il serait bien étonnant que la “fainéantise” prenne une ampleur telle que l’on aurait à s’en protéger.
Pourtant, il nous faut bien envisager des cas de ce genre. Imaginons qu’au sein de notre commune, l’un d’entre nous refuse de s’investir dans quoi que ce soit, ou qu’il s’inscrive dans un collectif de travailleurs et qu’il manque régulièrement à son poste, ou qu’il passe ses journées de travail en se fichant de la bonne marche du collectif. Et bien, après avoir tout tenté pour comprendre ce qui ne va pas, pour lui proposer d’autres arrangements, et si ces tentatives s’avèrent infructueuses, il devra assumer sa “mauvaise volonté”. Nous lui dirons d’aller chercher une autre commune, un autre collectif de travail qui l’accepte!Enfin si des groupes d’individus ne veulent pas travailler dans le cadre des fédérations de la société anarchiste, parce qu’ils refuseraient, par exemple, “l’industrialisation ” (à l’instar de certains écologistes d’aujourd’hui), ils seront bien évidemment libres de vivre comme ils le souhaitent. S’ils veulent se regrouper pour vivre en communauté autonome, pourquoi pas! S’ils veulent vivre en autarcie dans la misère matérielle, en se privant de ce qu’apporte le progrès technologique, cela est leur affaire et ne regarde qu’eux.
La régulation de la consommation
On nous a posé la question des dizaines de fois: en l’absence de monnaie, et si les individus ne sont plus tenus de gérer un budget, comment éviter que les produits les plus rares, les plus beaux, les plus récents, soient pris d’assaut? Si, dans un dépôt, on met en “libre service” tous les disques lasers du stock, il se pourrait effectivement que les premiers ne laissent rien pour les autres! (bien qu’une société libertaire, engageant à la responsabilité, nous inciterait sans doute à adopter des comportements radicalement différents). Les fédérations de consommateurs peuvent facilement trouver des méthodes pour “réguler” l’accès des produits à leurs adhérents. Les systèmes du prêt et de la commande n’existent-ils pas déjà dans notre société? Rien n’empêcherait de les généraliser. Toutes les nouveautés (en matériels audiovisuels, informatiques...) pourraient, dans un premier temps, être mises en prêt, afin de pouvoir servir successivement à de nombreux individus, dans l’attente de leur fabrication en grande série. Toutes les demandes particulières de produits plus ou moins spécifiques, pourraient donner lieu à des réservations. Pour ce qui est de l’alimentation, il ne serait guère difficile de prévoir une distribution mesurée et surveillée des denrées rares. Les fédérations de consommateurs chargeraient les travailleurs des dépôts de veiller à ce que personne ne fasse d’abus: si tel ou tel individu se sert chaque fois avec les meilleurs produits, le rôle des “permanents” serait de lui opposer un refus et de discuter avec lui,quitte à poser le problème lors d’une assemblée générale de l’organisme si la situation devenait conflictuelle. Mais en arriver à de telles “extrémités” serait certainement très rare.
Le logement pose sans doute des problèmes plus complexes. Deux questions doivent être soulevées: celle de la propriété et celle de la répartition proprement dite. Hostile à la propriété privée des moyens de production, nous sommes pour la propriété d’usage. Cela veut dire qu’un individu est considéré propriétaire de biens lorsqu’il les utilise pour lui-même. Ainsi, son logement devient une propriété inaliénable. Tant qu’il y habite, personne ne peut le lui reprendre sans son consentement et pour quelque motif que ce soit. Le principe de l’accumulation du patrimoine par l’héritage disparaît. Par contre, il resterait toujours la possibilité de laisser, de son vivant, un logement aux personnes de son choix, à condition qu’elles y emménagent.
Ensuite, l’œuvre constructive de la révolution sera jugée sur la capacité à fournir à chaque individu, à chaque famille, un logement disposant de tout le confort techniquement possible. Dans les zones urbaines, on devra repenser entièrement l’occupation des sols. Les quartiers résidentiels et les cités HLM, manifestation criante de l’injustice sociale, devront matériellement disparaître pour reconstruire des habitations, collectives ou individuelles, dans un souci constant d’égalité. Ce qui n’exclurait pas, au contraire, des plans “d’urbanisme” diversifiés et originaux, ayant fait l’objet de débats publics au sein des Communes. Mais, nous direz-vous, comment les Communes vont-elles gérer la répartition des résidences individuelles et des appartements en habitation collective? Une fois de plus, il nous faut prendre les choses dans l’ordre: c’est la demande qui doit commander la production. Supposons un cas de figure: si l’ensemble de la population exprime le souhait d’un lotissement individuel, et bien l’idée de l’habitat collectif n’aura plus qu’à être purement et simplement abandonnée! Tout dépendra des besoins et des envies exprimées par les habitants, et, durant la période où se mettra en place cette transformation, les Communes répartiront provisoirement, par la négociation, le parc de logements disponibles. Quant aux résidences les plus luxueuses, les Communes pourraient décider de les socialiser et de les transformer en résidences de villégiature, de santé, en lieux de vie etc. Toutes les solutions sont une fois de plus imaginables.
L’éducation libertaire
En parlant de l’éducation après la production et la répartition, nous ne voudrions pas laisser croire que nous la considérons moins importante. L’éducation a continuellement suscité un très fort intérêt de la part des anarchistes, conscients que la personnalité de l’individu, sa psychologie et son sens éthique commencent à se modeler dans les premières années de sa vie.
Nous définirons l’éducation libertaire en quelques grands points.
Inscrite dans l’égalité d’une société sans classes, l’éducation doit être organisée pour donner à chacun les mêmes possibilités d’accès au savoir et ce dans tous les domaines. Dans le cadre du refus de la division du travail “manuel / intellectuel”, nous devons être sensibilisés et incités très tôt à toutes les formes d’activités sociales et économiques, des plus simples aux plus complexes. L’éducation libertaire rejette l’endoctrinement. Ce n’est pas en assenant un discours “anarchiste” à des “élèves”, autrement dit en employant des méthodes contraires à nos fins, que les enfants et les adolescents apprendront à penser librement. Le système éducatif d’une société anarchiste leur donnera les moyens intellectuels de leur autonomie en développant au maximum leur sens critique.
Il en découle que l’école libertaire sera publique et laïque. Non pas une laïcité d’État mais une laïcité garantissant une liberté d’initiative tous azimuts. Si l’éducation ne peut être laissée à des religieux ou à des sectes, l’école doit être un espace où l’on étudie et où l’on débat de toutes les questions, où l’on apprend à réfléchir et à argumenter, à construire ses idées personnelles. S’il ne sera pas permis à des professeurs “d’enseigner une religion” (ou “d’enseigner” le fascisme!), les programmes seront conçus pour passer au crible les discours théologiques et idéologiques afin de comprendre leurs tenants et leurs aboutissants. Un débat ouvert sur la société intègre forcément l’intégralité des interrogations philosophiques, scientifiques et politiques.
L’accès au savoir ne doit pas être limité à une tranche d’âge: tout adulte doit pouvoir choisir des temps d’études, la durée de ces périodes étant fixée par les Fédérations de l’Education (en fonction de leurs moyens).
L’organisation des systèmes éducatifs doit associer les travailleurs de l’éducation, les jeunes et, dans une certaine mesure, les parents. Bien entendu nous ne pouvons présager ici de ce que seraient les relations parents-enfants dans une société libertaire. L’émancipation des jeunes des tutelles parentales impliquerait qu’ils assument le plus tôt possible leur indépendance. Selon nous, la socialisation des individus ne passe pas forcément par la famille, même “non-autoritaire”. Si tout enfant a besoin de repères, de “référents”, l’instauration d’une société libertaire oblige à une réflexion nouvelle sur “l’autorité parentale”.
L’information
L’information, dans une société autogestionnaire, aurait une importance capitale. Être informé est la première condition pour que les populations opèrent des choix politiques en toute connaissance de cause. Aujourd’hui, les médias nous abreuvent de faits d’actualité, mais les informations sur la gestion des entreprises ne sont pas accessibles. Les comptabilités publiques sont, de par leur complexité, inutilisables par le commun des mortels! Le système de dominance actuel a d’ailleurs intérêt à augmenter cette complexité pour justifier l’existence d’une élite qui, elle, “sait” (ou feint de “savoir ?) ce qui se cache derrière les multiples graphiques et équations économiques! Il nous faut distinguer deux types d’informations: les informations de caractère “professionnel” et celles relatives aux actualités politiques, culturelles, etc.
Les Fédérations informeraient leurs adhérents et la population du bilan de leurs activités. Elles rendraient compte de leurs problèmes, des différentes innovations technologiques, des nouveaux investissements envisagés (en moyens techniques et humains) ou des relations qu’elles entretiennent. Elles présenteraient aux consommateurs les produits fabriqués, leur mode de diffusion, leur qualité etc. (ce qui remplacerait la publicité marchande qui désinforme le public plus qu’elle ne l’informe).
Les médias de l’audiovisuel, de la radio et de la presse écrite, seront l’œuvre de communes, de régions, de regroupements particuliers, selon toutes les affinités possibles. Étant donné l’absence de monnaie, les médias de la presse écrite ne pourront pas vendre leurs publications Ces dernières seront forcément gratuites. “Mais alors, nous demanderez-vous, s’il n’y a plus la sanction du marché, comment seront déterminées les quantités de tirages ?”. C’est une nouvelle fois, la demande exprimée par les individus (et retransmise par les Communes) ou les statistiques sur l’écoulement des titres dans les dépôts de distribution, qui fourniront les indications nécessaires aux organismes éditeurs. Ils auront pour mission d’imprimer un ensemble de titres, dans les proportions définies par les Communes. S’ils ne peuvent publier tous les titres, ils s’engageront à fournir les matériels et les matières premières pour que les associations aient les moyens de s’auto éditer (la répartition des moyens techniques sera évidemment faite dans la mesure des possibilités, des stocks de papier disponibles...). En fin de compte, la seule limite à l’édition sera “physique”: les quantités de papier et la capacité productive des imprimeries. Et les petites associations y trouveront un immense avantage car elles ne seront plus handicapées par le sacro-saint “seuil d’autofinancement”. Dans l’audiovisuel, le but sera aussi de garantir une “production” grandement diversifiée. Cela n’exclut pas l’existence de grandes “chaînes”, organisées comme les autres structures sociales sur la base de l’autogestion, avec une part des émissions conçues et animées par des professionnels. En effet, les métiers de l’animation et du journalisme ne s’improvisent pas, du moins si l’on veut conserver une certaine exigence de qualité. Comme dans la presse, les fédérations des métiers de l’audiovisuel mettront les moyens adéquats à disposition de groupements associatifs.
La gestion des conflits
La société libertaire ne serait pas une société “idéale”, sans conflits, et ces conflits n’auraient pas tous la même envergure et la même gravité. Les conflits au sein d’un collectif de travail ou d’une fédération ne posent pas de problèmes particuliers: c’est aux travailleurs de ces collectifs d’établir leurs règles de fonctionnement. Le contrat, en cas de non-respect des clauses, peut être rompu. Libre alors à chaque individu et groupe d’individus de se positionner dans d’autres collectifs de travail si des problèmes “d’incompatibilités d’humeurs” s’avèrent insolubles. Les divergences entre deux fédérations (sur un plan de travail, sur des livraisons, sur une occupation des sols...) peuvent être réglées par la négociation. Au besoin, les deux fédérations en appelleraient à une commission inter-fédérale de conciliation.
La démocratie directe par la voie du suffrage peut se pratiquer tant que les enjeux liés à des choix de gestion ne suscitent pas d’opposition politique réelle et tant que l’unanimité n’est pas nécessaire à la cohésion sociale. Il n’y aurait pas de quoi épiloguer des mois pour décider si telle rue va devenir piétonne, si un quartier doit être rénové ou si l’on doit, dans l’unité de production où l’on travaille, réorganiser des postes! De la même façon, l’absence d’unanimité entre des fédérations régionales ne doit pas bloquer pendant des années la construction d’un axe routier... Après une information et un débat ces questions peuvent donc être tranchées par un vote des mandatés fédéraux ou par référendum.
De plus, les procédés de vote pourraient varier selon l’importance relative des problèmes. Pour les décisions de moindre importance, la majorité simple suffirait. Dans d’autres cas (par exemple: le déplacement d’un site d’une unité de production entraînant une réorganisation de l’activité professionnelle pour les travailleurs de ce site) on pourrait appliquer la majorité des trois quarts ou des deux tiers; autant de modalités devant être définies par les Fédérations.
Des conflits plus sérieux, d’ordre politique, peuvent se poser. Ce serait le cas de divergences portant sur le choix de société. Prenons un cas de figure théorique: la question de la production et de la circulation automobile. Il serait bien évidemment de l’intérêt de tous de développer au maximum les transports collectifs, plus économiques en énergie et plus “intelligents” car plus “rationnels”. Toutefois, il n’est pas difficile d’imaginer des désaccords sur ce point. Certains seraient radicalement “contre l’automobile ”, au nom d’un “anti-productivisme” rétrograde, alors que d’autres seraient partisans de conserver une production importante de véhicules et de confortables infrastructures routières et surtout autoroutières. Comment régler la question lorsque qu’un blocage de ce type peut mener jusqu’à des affrontements? Et lorsqu’on voit la détermination d’une frange de nos “écolos” d’aujourd’hui, on ne peut douter que la question des autoroutes, qui pour nous ne justifierait au fond aucune “dramatisation”, sera prise très au sérieux! Il n’y a pas ici de “remèdes miracles”: que la majorité impose son choix à la minorité ou que cette dernière puisse opposer un droit de veto, dans les deux cas, une partie de la population se fait léser. La seule solution reste la recherche maximale du consensus: cela passe par une information complète des individus sur les sujets en question, des débats, une disposition des fédérations pour la diplomatie. On peut en effet penser qu’en y consacrant le temps qu’il faut une solution de compromis pourrait être trouvée.
Ceci dit n’oublions pas qu’aucun mode de prise de décision ne peut concilier des choix qui ne sont pas conciliables, et rendre inutile le militantisme d’opposition. L’important est que ces oppositions s’expriment par des arguments et non par la violence physique.
Nous aurions pu prendre des exemples plus sérieux: des collectivités religieuses pourraient revendiquer la mainmise sur l’éducation de leurs enfants. D’autres réactionnaires pourraient lutter en faveur d’un retour à “l’ordre ancien”, à l’autoritarisme, à l’économie marchande. Face à ces contestations, nous ne devrons employer ni la répression ni la censure; comme le système libertaire sera jugé sur pièces, il faudra faire en sorte qu’il fonctionne suffisamment bien pour couper ces mouvements de toutes bases sociales.
En tout état de cause, si le mode de règlement des conflits en société anarchiste ne peut être parfait, la plus magnifique des victoires serait d’en avoir fini avec la barbarie guerrière, avec ces gouvernements et machineries politico-militaires qui enrégimentent les foules dans de sinistres farces patriotiques et sanglantes; et c’est bien cette possibilité que nous offrirait une société débarrassée des États, où les différentes régions du monde seraient fédérées dans une union mondialiste et où le désarmement serait la règle.
Après ces conflits de nature “collective” , nous devons aborder ceux de type inter-individuel: les agressions, les vols, les crimes... Pour poser correctement le problème, nous savons que la “délinquance” est, dans sa quasi intégralité, le résultat d’une société inégalitaire et de l’oppression. Plus de 80% des individus emprisonnés le sont pour des raisons économiques: “voleurs”, “escrocs”, “dealers”. La monnaie n’est pas “la cause” du vol mais elle le facilite grandement, justement parce que l’argent n’a pas d’odeur. Sans la monnaie, nous pourrions déjà éviter toute incitation à la fraude, à l’escroquerie, au cambriolage. Sans la frustration économique générée par le modèle de la consommation de masse et la misère, on peut supposer, sans risquer d’être utopistes, que les actes d’agression et de vol pour ces motifs financiers ne se poseraient plus.
Par contre, aucune société, aussi juste et égalitaire soit-elle, ne pourra complètement éradiquer les agressions sexuelles ou les crimes passionnels. Si l’on ne peut penser qu’en société anarchiste, “tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes ”, on peut espérer réduire drastiquement le nombre des agressions et des crimes de ce genre. En effet les relations entre les individus ne sont pas indépendantes de l’organisation sociale. Quand sont affirmées, et pratiquées dans les faits, l’égalité et la liberté sociale, ces relations, basées aujourd’hui sur les modèles de domination, de possession et de jalousie, changeraient forcément de nature. Les mutations dans les rapports affectifs toucheraient d’abord la vieille institution de la “famille”: certains voudraient, dans ces années de “crises”, nous la présenter comme la cellule de base, le “cocon” premier; grâce auquel l’individu se construit! C’est pourtant l’inverse: la famille réduit le nombre des repères de l’individu, restreint son champ de socialisation, lui inculque finalement, dès le plus jeune âge, les notions d’obéissance et surtout d’exclusivité, c’est-à-dire de fidélité. Cette éducation se traduit ultérieurement par les sentiments de jalousie et de possession maladive. En provoquant une révolution culturelle, la révolution sociale modifierait profondément les “savoir-être”.
Cependant, face aux individus, même en nombre moindre, qui représenteraient toujours un danger pour autrui, comment devrait procéder la société anarchiste? Nous ne pouvons accepter ni la justice “spontanée” des foules, avec ses méthodes expéditives - le “lynchage” de l’accusé(e) - ni l’institution judiciaire, supposant un appareil de contrôle et une police. Nous pensons que l’organisation sociale fédérative doit dans ce cas aussi, se doter de structures “autogestionnaire ”: ce sera aux communes de mandater, non pas des “juges ” tout puissants, mais des commissions, chargées d’enquêter sur les faits, et, éventuellement, d’assurer un suivi social de tel ou tel individu reconnu “coupable”. C’est seulement si la personne n’est plus maître de ses actes que la Commune peut décider de la placer dans une structure de soins. L’essentiel étant pour ne pas reproduire les hôpitaux psychiatriques et les prisons de notre époque, de garantir un contrôle collectif et la totale transparence des procédures. Il n’y aurait donc plus de jugement définitif et chaque action de sanction (dont le nombre serait, rappelons-le, finalement extrêmement réduit) prendrait la forme d’un questionnement sur les causes de ces “déviances ”. Car la société libertaire ne saurait “juger” sans se remettre en cause: si un individu a été violent envers sa compagne ou son enfant, c’est qu’il subsiste une frustration et que les modèles de rapports affectifs entre les individus doivent être de nouveau l’objet d’un débat collectif.