Kropotkine

Kropotkine

Messagede Harfang » 14 Juil 2008, 20:20

Extrait Anarchie dans l'évolution socialiste Kropotkine

Pouf, tant que je suis dans la série, Kropotkine

Avons-nous besoin, en effet, d’un gouvernement pour instruire nos enfants ? que le travailleur ait seulement le loisir de s’instruire, - et vous verrez comme partout surgiront, de par la libre initiative des parents, des personnes aimant la pédagogie, des milliers de sociétés d’instruction, d’écoles de tout genre, rivalisant entre elles pour la supériorité de l’enseignement. Si nous n’étions pas écrasés d’impôts et exploités par nos patrons comme nous le sommes, ne saurions-nous pas le faire infiniment mieux nous-mêmes ? Les grands centres prendraient l’initiative du progrès et prêcheraient d’exemple : et le progrès réalisé - personne de vous n’en doute - serait incomparablement supérieur à ce que nous parvenons à obtenir de nos ministères.

L’État est-il nécessaire même pour défendre un territoire ? Si des brigands armés viennent attaquer un peuple libre, ce peuple armé, bien outillé, n’est-il pas le rempart le plus sûr à opposer aux agresseurs étrangers ? Les armées permanentes sont toujours battues par les envahisseurs, et - l’histoire est là pour le dire - si on parvient à les repousser, ce n’est jamais que par un soulèvement populaire.

Excellente machine pour protéger le monopole, le gouvernement a-t-il su nous protéger contre les quelques individus qui parmi nous seraient enclins à mal faire ? En créant la misère, n’augmente-t-il pas le nombre de crimes, au lieu de les diminuer ? En créant les prisons, où des populations entières d’hommes et d’enfants viennent s’engouffrer pour en sortir infiniment pires que le jour où ils y sont entrés, l’État n’entretient-il pas, aux frais des contribuables, des pépinières de vices ?

En nous obligeant à nous décharger sur d’autres du soin de nos affaires, ne crée-t-il pas le vice le plus terrible des sociétés, - l’indifférence en matière publique ?
Harfang
 

Re: Extrait Anarchie dans l'évolution socialiste Kropotkine

Messagede Harfang » 14 Juil 2008, 20:21

Ci-dessous, le lien wiki pour les oeuvres de Kropotkine:
http://fr.wikisource.org/wiki/Pierre_Kropotkine
Harfang
 

société anar: une société orienté par les besoins, de Kropot

Messagede indignados » 07 Aoû 2012, 12:18

société anar: une société orienté par les besoins, de Kropotkine
par Flores Magon, mercredi 22 février 2012, 21:07 ·

Consommation et production

I

Envisageant la société et son organisation politique à un tout autre point de vue que les écoles autoritaires, puisque nous partons de l'individu libre pour arriver à une société libre, au lieu de commencer par l'Etat pour descendre jusqu'à l'individu, - nous suivons la même méthode pour les questions économiques. Nous étudions les besoins de l'individu et les moyens auxquels il a recours pour les satisfaire, avant de discuter la production, l'échange, l'impôt, le gouvernement, etc.

De prime abord, la différence peut sembler minime. Mais au fait, elle bouleverse toutes les notions de l'économie politique officielle.

Ouvrez n'importe quel ouvrage d'un économiste. Il débute par la PRODUCTION, l'analyse des moyens employés aujourd'hui pour créer la richesse, la division du travail, la manufacture, l’œuvre de la machine, l'accumulation du capital. Depuis Adam Smith jusqu'à Marx, tous ont procédé de cette façon. Dans la deuxième ou la troisième partie de son ouvrage seulement, il traitera de la CONSOMMATION, c'est-à-dire de la satisfaction des besoins de l'individu ; et encore se bornera-t-il à expliquer comment les richesses se répartiront entre ceux qui s'en disputent la possession.

On dira, peut-être, que c'est logique : qu'avant de satisfaire des besoins il faut créer ce qui peut les satisfaire ; qu'il faut produire pour consommer. Mais avant de produire quoi que ce soit - ne faut-il pas en sentir le besoin ? N'est-ce pas la nécessité qui d'abord poussa l'homme à chasser, - à élever le bétail, à cultiver le sol, à faire des ustensiles et, plus tard encore - à inventer et faire des machines ? N'est-ce pas aussi l'étude des besoins qui devrait gouverner la production ? - Il serait donc, pour le moins, tout aussi logique de commencer par là et de voir ensuite, -comment il faut s'y prendre pour subvenir à ces besoins par la production.

C'est précisément ce que nous faisons.

Mais dès que nous l'envisageons à ce point de vue, l'économie politique change totalement d'aspect. Elle cesse d'être une simple description des faits et devient une science, au même titre que la physiologie : on peut la définir, l'étude des besoins de l'humanité et des moyens de les satisfaire avec la moindre perte possible des forces humaines. Son vrai nom serait physiologie de la société. Elle constitue une science parallèle à la physiologie des plantes ou des animaux qui, elle aussi, est l'étude des besoins de la plante ou de l'animal, et des moyens, les plus avantageux de les satisfaire. Dans la série des sciences sociologiques, l'économie des sociétés humaines vient prendre la place occupée dans la série des sciences biologiques par la physiologie des êtres organisés.

Nous disons : "Voici des êtres humains, réunis en société. Tous sentent le besoin d'habiter des maisons salubres. La cabane du sauvage ne les satisfait plus. Ils demandent un abri solide, plus ou moins confortable. - Il s'agit de savoir si, étant donnée la productivité du travail humain, ils pourront avoir chacun sa maison, et ce qui les empêcherait de l'avoir ?"

Et nous voyons tout de suite que chaque famille en Europe pourrait parfaitement avoir une maison confortable, comme on en bâtit en Angleterre et en Belgique ou à la cité Pulman, ou bien un appartement correspondant. Un certain nombre de journées de travail suffiraient pour procurer à une famille de sept à huit personnes une jolie maisonnette aérée, bien aménagée et éclairée au gaz.

Mais les neuf dixièmes des Européens n'ont jamais possédé une maison salubre, parce que de tout temps, l'homme du peuple a dû travailler au jour le jour, presque continuellement à satisfaire les besoins de ses gouvernants, et n'a jamais eu l'avance nécessaire, en temps et en argent, pour bâtir ou faire bâtir la maison de ses rêves. Et il n'aura pas de maison, et habitera un taudis, tant que les conditions actuelles n'auront pas changé.

Nous procédons, on le voit, tout au contraire des économistes qui éternisent les prétendues lois de la production et, faisant le compte des maisons que l'on bâtit chaque année, démontrent par la statistique que les maisons nouvellement bâties ne suffisant pas pour satisfaire toutes les demandes, les neuf dixièmes des Européens doivent habiter des taudis.

Passons à la nourriture. Après avoir énuméré les bienfaits de la division du travail, les économistes prétendent que cette division exige que les uns s'appliquent à l'agriculture et les autres à l'industrie manufacturière. Les agriculteurs produisant tant, les manufactures tant, l'échange se faisant de telle façon, ils analysent la vente, le bénéfice, le produit net on la plus-value, le salaire, l'impôt, la banque et ainsi de suite.

Mais, après les avoir suivis jusque-là, nous ne sommes pas plus avancés, et si nous leur demandons : "Comment se fait-il que tant de millions d'êtres humains manquent de pain, tandis que chaque famille pourrait cependant produire du blé pour nourrir dix, vingt, et même cent personnes par an ?" ils nous répondent en recommençant la même antienne : division du travail, salaire, plus-value, capital, etc., aboutissant à cette conclusion que la production est insuffisante pour satisfaire à tous les besoins : conclusion qui, alors même qu'elle serait vraie, ne répond nullement à la question :" L'homme peut-il, ou ne peut-il pas, en travaillant, produire le pain qu'il lui faut ? Et s'il ne le peut pas - qu'est-ce qui l'en empêche ?"

Voici 350 millions d'Européens. Il leur faut chaque année tant de pain, tant de viande, de vin, de lait, œufs et beurre. Il leur faut tant de maisons, tant de vêtements. C'est le minimum de leurs besoins. Peuvent-ils produire tout cela ? S'ils le peuvent, leur restera-t-il du loisir pour se procurer le luxe, les objets d'art, de science et d'amusement en un mot, tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie du strict nécessaire ? - Si la réponse est affirmative qu'est-ce qui les empêche d'aller de l'avant ? Qu'y a-t-il à faire pour aplanir les obstacles ? Faut-il du temps ? Qu'ils le prennent ! Mais, ne perdons pas de vue l'objectif de toute production - la satisfaction des besoins.

Si les besoins les plus impérieux de l'homme restent sans satisfaction, que faut-il faire pour augmenter la productivité du travail ? Mais n'y a-t-il pas d'autres causes ? Ne serait-ce pas, entre autres, que la production, ayant perdu de vue les besoins de l'homme, a pris une direction absolument fausse et que l'organisation en est vicieuse ? Et puisque nous le constatons, en effet, cherchons le moyen de réorganiser la production, de façon qu'elle réponde réellement à tous les besoins.

Voilà la seule manière d'envisager les choses qui nous paraisse juste : la seule qui permettrait à l'économie politique de devenir une science, - la science de la physiologie sociale.

Il est évident que lorsque cette science traitera de la production, à l’œuvre actuellement chez les nations civilisées, dans la commune hindoue, ou chez les sauvages, - elle ne pourra guère exposer les faits autrement que les économistes d'aujourd'hui, comme un simple chapitre descriptif, analogue aux chapitres descriptifs de la zoologie ou de la botanique. Mais remarquons que si ce chapitre était fait au point de vue de l'économie des forces dans la satisfaction des besoins, il y gagnerait en netteté, aussi bien qu'en valeur scientifique. Il prouverait jusqu'à l'évidence le gaspillage effrayant des forces humaines par le système actuel, et admettrait avec nous que tant qu'il durera, les besoins de l'humanité ne seront jamais satisfaits.

Le point de vue, on le voit, serait entièrement changé. Derrière le métier qui tisse tant de mètres de toile, derrière la machine qui perce tant de plaques d'acier, et derrière le coffre-fort où s'engouffrent les dividendes, on verrait l'homme, l'artisan de la production, exclu le plus souvent du banquet qu'if a préparé pour d'autres. On comprendrait aussi que les prétendues lois de la valeur, de l'échange, etc., ne sont que l'expression, souvent très fausse, - le point de départ en étant faux, - de faits tels qu'ils se passent en ce moment, mais qui pourraient se passer, et se passeront tout différemment, quand la production sera organisée de manière à subvenir à tous les besoins de la société.

II

Il n'y a pas un seul principe de l'économie politique qui ne change totalement d'aspect si on se met à notre point de vue.

Occupons-nous, par exemple, de la surproduction. Voilà un mot qui résonne chaque jour à nos oreilles. Y a-t-il, en effet, un seul économiste, académicien ou aspirant, qui n'ait soutenu des thèses prouvant que les crises économiques résultent de la surproduction : qu'à un moment donné on produit plus de cotonnades, de draps, de montres, qu'il n'en faut ! N'a-t-on pas accusé de "rapacité" les capitalistes qui s'entêtent à produire au-delà de la consommation possible !

Eh bien, pareil raisonnement se montre faux dès qu'on creuse la question. En effet, nommez-nous une marchandise parmi celles qui sont d'usage universel, dont on produise plus que besoin n'en serait. Examinez un à un tous les articles expédiés par les pays de grande exportation et vous verrez que presque tous sont produits en quantités insuffisantes pour les habitants mêmes du pays qui les exporte.

Ce n'est pas un excédent de blé que le paysan russe envoie en Europe. Les plus fortes récoltes de blé et de seigle dans la Russie d'Europe donnent juste ce qu'il faut pour la population. Et généralement, le paysan se prive lui-même du nécessaire, quand il vend son blé ou son seigle pour payer l'impôt et la rente.

Ce n'est pas un excédent de charbon que l'Angleterre envoie aux quatre coins du globe, puisqu'il ne lui reste pour la consommation domestique intérieure que 750 kilos par an et par habitant, et que des millions d'Anglais se privent de feu, en hiver ou ne l’entretiennent que juste assez pour faire bouillir quelques légumes. Au fait (nous ne parlons pas de la bimbeloterie de luxe), il n'y a dans le pays de la plus grande exportation, l'Angleterre, qu'une seule marchandise d'usage universel, la cotonnade, dont la production soit assez considérable pour dépasser peut-être les besoins. Et quand on pense aux loques qui remplacent le linge et les habits chez un bon tiers des habitants du Royaume-Uni, on est porté à se demander si les cotonnades exportées ne feraient pas, à peu de chose près, le compte des besoins réels de la population.

Généralement, ce n'est pas un surplus que l'on exporte, dussent même les premières exportations avoir eu cette origine. La fable du cordonnier marchant pieds nus est vraie pour les nations, comme elle l'était jadis pour l'artisan. Ce qu'on exporte, c'est le nécessaire, et cela se fait ainsi, parce que, avec leur salaire seul, les travailleurs ne peuvent pas acheter ce qu'ils ont produit, en payant les rentes, les bénéfices, l'intérêt du capitaliste et du banquier.

Non seulement le besoin toujours croissant de bien. être reste sans satisfaction, mais le strict nécessaire manque aussi trop souvent. La surproduction n'existe donc pas, du moins dans cette acception, et n'est qu'un mot inventé par les théoriciens de l'économie politique.

Tous les économistes nous disent que s'il y a une "loi" économique bien établie, c’est celle-ci : "L'homme produit plus qu'il ne consomme". Après avoir vécu des produits de son travail il lui reste toujours un excédent. Une famille de cultivateurs produit de quoi nourrir plusieurs familles, et ainsi de suite.

Pour nous, cette phrase, si fréquemment répétée est vide de sens. Si elle devait signifier que chaque génération laisse quelque chose aux générations futures - ce serait exact. En effet, un cultivateur plante un arbre qui vivra trente ou quarante ans, un siècle, et dont ses petits-fils cueilleront encore les fruits. S'il a défriché un hectare de sol vierge, l'héritage des générations à venir s'est accru d'autant. La route, le pont, le canal, la maison et ses meubles, sont autant de richesses léguées aux générations suivantes.

Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. On nous dit que le cultivateur produit plus de blé qu'il n'en consomme. On pourrait dire plutôt que l'Etat lui ayant toujours enlevé une bonne partie de ses produits sous forme d'impôt, le prêtre sous forme de dîme, et le propriétaire sous forme de rente, il s'est créé toute une classe d'hommes qui, autrefois, consommaient ce qu'ils produisaient - sauf la part laissée pour l'imprévu ou les dépenses faites sous forme d'arbres, de routes, etc., - mais qui aujourd'hui sont forcés de se nourrir de châtaignes ou de mais, de boire de la piquette, le reste leur étant pris par l'Etat, le propriétaire, le prêtre et l'usurier.

Nous préférons dire - Le cultivateur consomme moins qu'il ne produit, parce qu'on l'oblige à coucher sur la paille et à vendre la plume ; à se contenter de piquette et à vendre le vin ; à manger le seigle et à vendre le froment.

Remarquons aussi qu'en prenant pour point de départ les besoins de l'individu, on arrive nécessairement au communisme, comme organisation permettant de satisfaire tous ces besoins de la façon la plus complète et la plus économique. Tandis qu'en partant de la production actuelle et en visant seulement le bénéfice ou la plus-value, mais sans se demander si la production répond à la satisfaction des besoins, on arrive nécessairement au capitalisme ou, tout au plus, au collectivisme - l'un et l'autre n'étant que des formes diverses de salariat.

En effet, quand on considère les besoins de l'individu et de la société et les moyens auxquels l'homme a eu recours pour les satisfaire, durant ses diverses phases de développement, on reste convaincu de la nécessité de solidariser les efforts, au lieu de les abandonner aux hasards de la production actuelle. On comprend que l'appropriation par quelques-uns de toutes les richesses non consommées et se transmettant d'une génération à l'autre, n'est pas dans l'intérêt général. On constate que de cette manière les besoins des trois quarts de la société risquent de ne pas être satisfaits, et que la dépense excessive de force humaine n'en est que plus inutile et plus criminelle.

On comprend enfin que l'emploi le plus avantageux de tous les produits est celui qui satisfait les besoins les plus pressants et que la valeur d'utilité ne dépend pas d'un simple caprice, ainsi qu'on l'a souvent affirmé, mais de la satisfaction qu'elle apporte à des besoins réels.

Le Communisme, - c'est-à-dire, une vue synthétique de la consommation, de la production et de l'échange et une organisation qui réponde à cette vue synthétique, - devient ainsi la conséquence logique de cette compréhension des choses, la seule, à notre avis, qui soit réellement scientifique.

Une société qui satisfera les besoins de tous, et qui saura organiser la production, devra en outre faire table rase de certains préjugés concernant l'industrie et, en premier lieu, de la théorie tant prônée par les économistes sous le nom de division du travail, que nous allons aborder dans le chapitre suivant. TIRE DE LA CONQUETE DU PAIN



Pierre Kropotkine - La Morale Anarchiste 3/10 - Vidéo Dailymotion
Partie 1 : http://www.dailymotion.com/video/x97yjr ... chi_webcam
Partie 2 :

http://l-indigne.skyrock.com/3107034803 ... tkine.html
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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede bipbip » 26 Aoû 2016, 11:05

Podcast CNT : la nature humaine et l’entraide

Discussion avec Renaud Garcia sur la pensée kropotkinienne

L’étude des bases biologiques de l’anarchisme kropotkinien est une invitation à faire pièce à tout discours qui cautionnerait l’injustice sociale au nom de traits prétendument immuables de la nature humaine. Pour Kropotkine, l’entraide est un facteur de l’évolution autant sinon plus important que la compétition.

Débat au Festival CNT 2016 : Kropotkine et l’économie par l’entraide

à écouter : http://www.cnt-f.org/podcast-cnt-la-nat ... raide.html
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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede bipbip » 22 Déc 2016, 18:15

Coopération et socialisme

Il faut se reporter aux années trente et quarante de ce siècle pour réaliser l’enthousiasme avec lequel on envisageait alors la coopération, ou bien « l’association », comme on disait en France, et pour apprécier l’audace de Proudhon qui osa l’attaquer de front.

L’association, dans les idées d’alors, devait tout changer. Pour éviter de payer un tribut formidable aux intermédiaires du commerce, un groupe d’ouvriers se cotisait pour acheter ensemble un sac de farine, et la revendre aux membres du groupe au prix de revient, plus quelques frais minimes d’administration. Et, peu à peu, à force de privations et de luttes, ce groupe réussissait à en attirer d’autres et à se fournir mutuellement tout ce qu’ils consommaient à 20 ou 30 pour 100 au-dessous des prix chez les fournisseurs marchands.

Ce petit essai devait peu à peu réformer le monde. La petite coopération ferait tache d’huile, elle finirait par englober tous les travailleurs. Elle supprimerait les intermédiaires. Pain, viande, logement seraient fournis au prix de revient : le travailleur s’émanciperait du vautour-intermédiaire. Il gagnerait l’habitude de l’association, de la gérance de ses propres affaires. Il toucherait du doigt les avantages du communisme et acquerrait graduellement des vues plus larges sur les rapports nationaux et internationaux.

Puis, en utilisant une part des bénéfices pour élargir les affaires, on créerait des groupes producteurs. Au lieu d’acheter le drap ou les chaussures au fabricant capitaliste, on formerait des associations de production qui fourniraient aux associations de consommateurs tout ce qu’elles achètent aujourd’hui aux vautours capitalistes. Peu à peu, ceux-ci seraient éliminés de la production, aussi bien que de la consommation. Et si les travailleurs réussissaient à forcer l’État à leur ouvrir crédit pour la production (projet Louis Blanc, repris plus tard par Lassalle et encore en vogue dans la démocratie socialiste), la révolution économique serait faite.

Le travailleur, affranchi du capitaliste, se trouverait en possession de l’outillage nécessaire pour produire. Il jouirait du produit intégral de son travail. Les bons de travail aidant, pour permettre à l’ouvrier d’acheter sans attendre que la vente de ses produits soit faite, c’était la révolution sociale accomplie.

Il ne serait pas juste de traiter le mouvement coopératif d’insignifiant. Au contraire. En Angleterre et en Écosse, plus de 1.600.000 personnes et ménages font partie des coopératives de consommation. Les coopératives se rencontrent partout, surtout dans les villes et villages du Nord. Leurs affaires se chiffrent par des milliards de francs. Et la coopérative centrale, en gros, à Manchester, qui fournit tout aux coopératives locales, est un établissement formidable, dont les magasins à plusieurs étages couvrent tout un quartier, sans parler de ses immenses magasins dans les docks de Liverpool. Elle envoie ses cinq ou six vaisseaux chercher le thé en Chine, elle achète le sucre aux Indes, le beurre au Danemark, les cotonnades aux grands producteurs, et ainsi de suite… — « Supposez une révolution sociale à Manchester, demandai-je aux administrateurs, pourriez-vous nourrir et vêtir toute la cité, et distribuer les produits dans tous les quartiers ? — Avec notre matériel, nos arrangements et les hommes de bonne volonté, ce serait fait en vingt-quatre heures. Fournissez l’argent ou le crédit pour acheter, — il n’y aurait pas l’ombre de difficulté », fut la réponse immédiate.

Et c’est vrai. Il faut voir l’établissement pour comprendre la justesse de l’affirmation.

En outre, la tendance est depuis quelque temps de fonder des associations de production sur une large échelle, qui fabriquent le nécessaire. Après nombre d’échecs, les coopérateurs anglais ont réussi à faire bien marcher leurs fabriques de chaussures, leurs moulins à farine, leurs boulangeries. Un tiers du pain mangé par les 686.000 habitants de Glasgow est déjà fourni par les coopératives.

En un mot, les coopérateurs anglais et écossais ont eu un succès considérable ; ils sont une force qui grandit encore. Seulement, ce succès est tel que les premiers coopérateurs s’en seraient détournés avec dégoût ; car, jusqu’à ces dernières trois ou quatre années, où l’esprit socialiste a commencé à envahir les coopératives, aussi bien que la bourgeoisie elle-même, les coopératives anglaises restaient les forteresses du bourgeoisisme ouvrier.

Quant à leurs effets directs sur le bien-être de l’ouvrier, ils sont bien minces.

Nos lecteurs suisses se souviennent de la misère qui régnait à la Chaux-de-Fonds en 1877-78. On ouvrit alors une cantine municipale, où l’on avait un bon repas à bas prix. Mais déjà, deux mois après l’ouverture de la cantine, le loyer des chambres dans un rayon d’un demi-kilomètre de la cantine avait monté d’au moins cinq francs par mois. — « Mais monsieur peut bien payer cinq francs de plus pour la chambre, puisqu’il sera à deux pas de la cantine », répondaient ces dames avec un doux sourire.

Le gros bourgeois anglais a fait plus : il a imposé le partage des bénéfices dus aux coopératives. Il y a quelques années, un coopérateur de Newcastle nous amena chez un vieux mineur qui devait nous initier aux avantages de la coopération, et il le fit en ces termes :

« Eh bien, vous voyez. Avec 9 shillings de salaire par semaine, je vis aujourd’hui tout aussi bien que je vivais, il y a vingt ans, avec 16 shillings. Et cela, grâce à la coopérative. La maisonnette m’appartient ; je l’ai achetée par la coopérative et n’ai plus de loyer à payer. Sur tout ce que j’achète, j’économise au moins trente pour cent. Et mes neuf shillings suffisent là où seize suffisaient à peine. »

On prévoit notre question : « Mais pourquoi ne gagnait-il plus que 9 shillings au lieu de 16 ? » et l’on prévoit aussi la réponse : — « Le travail ne marche pas ; nous ne travaillons que trois jours par semaine ! »

Autrement dit : puisque le capitaliste a tout avantage à tenir une armée de mineurs, qu’il ne fera travailler que trois jours par semaine et qui, au moment où les prix du charbon montent, pourront doubler la production — il le fait. Il fait en grand ce que les bonnes dames de la Chaux-de-Fonds faisaient en petit. Il profite de la coopérative.

Ces deux petits tableaux — deux petits coins de la réalité — résument toute l’histoire des coopératives. La coopérative peut accroître le bien-être de l’ouvrier ; cela va sans dire. Mais pour que l’ouvrier ne perde pas tout l’avantage à la suite de salaires rognés, de chômages exagérés, de rentes sur la terre et, partant, des loyers montant toujours, et des impôts toujours grandissants, — pour que l’avantage acquis par la suppression de l’intermédiaire ne soit pas volé par le seigneur foncier, le banquier, le patron et l’État, il faut qu’il attaque de front cette nouvelle coopérative de vautours ; il faut qu’il lutte avec eux par la famine ou la torche des grèves, par la conspiration et la révolte. Et s’il ne le fait pas — il a travaillé pour l’autre coopérative, celle des vautours.

On en arrive toujours au même point. La lutte, la guerre contre l’exploiteur, reste toujours la seule arme de l’exploité.

Mais il y a pire.

Tandis que la lutte, par la grève, la guerre aux machines, la guerre contre le seigneur foncier (qui prend mille caractères divers selon les localités), et la révolte contre l’État, unit les travailleurs, — ces expédients, tels que la coopérative, les divisent.

En effet, jusqu’à ces dernières trois ou quatre années, il n’y avait pas en Angleterre pires patrons que les coopérateurs. Leurs congrès de 1886 et 1887 étaient frappants sous ce rapport. L’égoïsme des coopérateurs, surtout dans le Nord, a été un des plus grands obstacles au développement du socialisme dans cette partie de l’Angleterre. La peur de perdre le peu qu’ils avaient acquis après tant de luttes — l’homme aime toujours ce pour quoi il a lutté — s’élevait comme une barrière contre toute propagande de solidarité, soit dans les grèves, soit dans la propagande des idées socialistes. Il était bien plus facile de convertir un jeune bourgeois au socialisme que d’y amener un coopérateur.

Cela change aujourd’hui, empressons-nous de le dire à haute voix. Certainement, cela change ; mais le « comment » du changement est hautement instructif. Cela change, parce que d’autres ont mieux fait à côté.

En effet, lors de la dernière grève des mineurs du Yorkshire, tout le monde lisait avec stupéfaction que la coopérative en gros de Manchester avait versé 125.000 francs d’un coup au fonds gréviste. On imagine l’effet de ce cadeau sur l’issue de la grève. Mais ils ont fait mieux. On nous affirme que la coopérative centrale avait ouvert un crédit de près d’un million de francs aux petites coopératives locales dans les villages de mineurs, et quiconque sait combien la négation de tout crédit est un article de foi chez les coopérateurs, appréciera encore mieux cette avance qui permit aux coopératives locales d’ouvrir crédit aux mineurs.

Des amis dignes de foi nous affirment, en outre, que dans les nouvelles associations de production, les relations entre ouvriers-ouvriers et ouvriers-patrons changent complètement, et nous nous empressons d’admettre qu’il en soit ainsi.

Mais d’où vient donc ce vent nouveau qui souffle dans les coopératives ?

— Des « théoriciens », parbleu ! Les coopératives aussi se ressentent du souffle de socialisme qui fait aujourd’hui des recrues jusque dans le camp ennemi des bourgeois.

Deux courants se dessinaient nettement, il a cinquante ans, au sein des socialistes. Les uns voulaient. Être « pratiques » et se lançaient dans une série d’expédients. « Puisque les travailleurs ne sont pas communistes, disaient-ils, il faut les rendre communistes par intérêt personnel. La coopérative, basée sur l’égoïsme personnel, les habituera au communisme. » Et pendant cinquante ans on a fait la pratique de cet expédient, avec les résultats que l’on connaît.

Mais, heureusement, il y avait aussi des « théoriciens », des « écervelés », parmi les socialistes. Ils n’ont pas voulu entendre parler d’esprit communiste développé par l’étroit égoïsme pécunier. Ils ont tourné le dos aux expédients (tout comme nous, anarchistes, tournons aujourd’hui le dos aux expédients politiques et économiques). Ils ont suivi leur évolution naturelle.

Deux lignes divergentes se sont ainsi produites de cette façon. Les hommes aux expédients ont suivi l’une, les socialistes ont suivi l’autre. — « Vous êtes des théoriciens, des rêveurs, des insensés, des fous, a-t-on dit à ceux-ci ; vous devriez devenir pratiques, faire de la coopération et le reste ! » À quoi ils répondaient avec un mépris hautain et suivaient leur voie — la voie de la propagande et de la révolte contre tout l’ensemble de la civilisation actuelle, contre toutes les formes de l’exploitation à la fois.

Et ils avaient mille fois raison. Les deux lignes ont divergé de plus en plus. Et voilà que maintenant lorsque le socialisme, dans son entier, et l’anarchie, dans son entier, ont fait impression profonde sur les idées du siècle, lorsque la révolte contre toute exploitation économique et étatiste a fait des recrues dans toutes les couches sociales, — les « expédientistes » aussi sont atteints, et leur ligue commence à verser dans le courant socialiste.

Elle sera forcée d’y verser entièrement. Autrement, elle appartiendrait au monde qui s’en va, et serait condamnée à disparaître.

Peut-on demander, après cela, si les socialistes ont eu raison de refuser les compromis et de rester « théoriciens », comme les bourgeois aimaient à dire ? S’ils rentraient dans le courant coopérateur — faux à son origine même, puisque basé sur l’affranchissement partiel de l’individu, dans une partie minime seulement de ses servitudes, — si le courant socialiste versait dans la coopération, il y était noyé, il devenait méconnaissable, il y perdait son essence même ; il devenait ni chair ni poisson — un compromis.

Mais il a préféré rester dans son isolement. Plutôt être une poignée que de perdre ses traits distinctifs, de sacrifier le meilleur de sa pensée ! Et il a fini par forcer l’autre courant à donner tout ce qu’il devait donner, à se développer entièrement et, alors, verser ses eaux dans le courant socialiste.

Absolument la même chose arrive avec le courant anarchiste. Nous savons que dans la révolution sociale l’association des consommateurs et des producteurs sera une des formes de la société naissante. Mais pas cette association ayant pour but d’encaisser sa plus-value ou son bénéfice. Et nous propageons toute notre pensée, nous soufflons toute notre révolte contre le monde qui s’en va. Nous propageons nos idées partout, dans l’union ouvrière, dans la coopération comme dans les masses ouvrières non organisées — et en faisant cela, — puisque nous sommes dans le vrai, — nous finirons par faire verser tous ces courants partiels dans un grand courant : — l’anarchie.


https://fr.theanarchistlibrary.org/libr ... socialisme
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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede Pïérô » 15 Fév 2017, 00:28

Un texte peu connu de Kropotkine : « La Guerre »

René Berthier

« La guerre », qui fut publié en 1912, est un texte particulièrement intéressant parce qu’il expose de manière dense et concise le point de vue de Kropotkine sur la fonction de la guerre dans le régime capitaliste et étatique. Il est difficilement concevable d’examiner les positions défendues par le vieux révolutionnaire en 1916 sans connaître ce qu’il dit de la guerre dans son texte de 1912 ; non pas que celui-ci préfigurât en quoi que ce soit ses choix ultérieurs, au contraire. Savoir ce qu’il pensait réellement de la guerre permettra peut-être d’éclairer les motivations de son choix de soutenir la France contre l’Allemagne en 1916.

Il fait une analyse franchement matérialiste de la question ; il a aussi le mérite d’insérer le phénomène colonial dans le cadre d’une vision globale dans laquelle les projets de la haute finance et des gouvernements nationaux sont liés. L’Allemagne n’y tient pas le rôle du « méchant », comme dans le « Manifeste des Seize » ; elle apparaît plutôt comme un « second couteau » dans la concurrence à mort que se livrent les grandes puissances, voire même presque comme la victime de la puissance dominante du moment, l’Angleterre, qui fait tout pour la contenir dans ses limites territoriales, pour l’empêcher de jouer dans la cour des grands.

PDF : http://www.monde-nouveau.net/spip.php?article628

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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede bipbip » 11 Avr 2017, 15:07

Jeudi 13 avril 2017 à Merlieux (02)

de 18h30 à 21h00, la Bibliothèque Sociale recevra Renaud Garcia auteur de « La nature de l’entraide : Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l’anarchisme », Lyon, ENS Éditions, 2015.

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Renaud Garcia viendra nous parler de Pierre Kropotkine ce savant et anarchiste russe qui a lutté à la fin du XIXe siècle contre le darwinisme social, cette utilisation du modèle darwinien de la sélection naturelle ayant pour but de justifier l’inégalité sociale. Un livre indispensable aujourd’hui, où la concurrence généralisée et la guerre de tous contre tous sont toujours "scientifiquement" invoquées pour justifier les mesures néolibérales prises par les gouvernements.

Kropotkine disait : « Pratiquez l’entr’aide ! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral ». Bref, notre groupe n’a pas pris le nom de n’importe qui !

Renaud Garcia est professeur de philosophie et spécialiste de Pierre Kropotkine, Christopher Lasch, et Léon Tolstoï ; ses recherches portent sur l’anarchisme, la critique sociale et la décroissance. Il a publié récemment "Le désert de la critique – déconstruction et politique" (L’Échappée, 2015)

Entrée libre - Table de presse - Apéro - auberge espagnole

Athénée le Loup Noir – Merlieux
8, rue de Fouquerolles
02000 Merlieux et Fouquerolles

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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede Pïérô » 27 Mai 2017, 13:44

Pierre Kropotkine : Communisme et Anarchie, 1903.

Examinant avec une lucidité toute nuancée les limites pratiques du communisme de parcelle, cette « forme de vie » communaliste dont le principe a connu un récent regain dans les milieux anti-autoritaires, autant que la bêtise et les dangers d’un Étatisme défendu par une certaine tendance « socialiste », Kropotkine signe un raisonnement critique dont la pertinence et la résonance, d’une incroyable actualité, semblaient mériter davantage qu’un énième oublie.

... https://paris-luttes.info/pierre-kropot ... me-et-8164

Texte PDF : https://paris-luttes.info/home/chroot_m ... 1495817852
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Messagede bipbip » 14 Juil 2017, 16:44

PIERRE KROPOTKINE
Champs, Usines et Ateliers

PDF à télécharger : https://lookaside.fbsbx.com/file/Champs ... OQut0Dq8id
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Messagede bipbip » 03 Aoû 2017, 09:24

KROPOTKINE - LE SALARIAT

Lecture et illustration du célèbre texte anarchiste de Kropotkine : Le salariat.

Kropotkine nous livre ici une critique du communisme autoritaire tel qu'il est envisagé par les collectivistes pour remettre en question le régime parlementaire, régime bourgeois de la révolutions française qui a largement montré ses dérives ainsi que le système du salariat, lui aussi profondément capitaliste et que l'on sera obliger d'abandonner pour fonder une société réellement basée sur l'égalité et la nécessité des besoins plutôt que sur le mérite, qui est toujours le voile des privilèges.
Toute anachronisme n'est que pure fatalité

Le texte original est disponible ici : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Salariat

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Messagede bipbip » 14 Aoû 2017, 14:33

La Révolution sera-t-elle collectiviste ?

Piotr Kropotkine,
Publications des Temps Nouveaux.
N° 66 - 1913.

Très souvent nous entendons dire, par les anarchistes eux-mêmes, que l'Anarchie est un idéal très éloigné ; qu'elle n'a pas de chance de se réaliser d'ici à bientôt ; que très probablement la prochaine révolution sera collectiviste, et que nous devrons passer par un État Ouvrier, avant d'arriver à une société communiste, sans gouvernement.

Ce raisonnement nous semble absolument erroné. Il contient une erreur d'appréciation fondamentale, concernant la marche de l'histoire en général et le rôle de l'idéal dans l'histoire.

L'individu peut être guidé dans ses actes, par un seul idéal. Mais une société consiste de millions d'individus, ayant chacun son idéal, plus ou moins conscient et arrêté ; si bien qu'à un moment donné on trouve dans la société les conceptions les plus variées — celle du réactionnaire, du catholique, du monarchiste, de l'admirateur du servage, du bourgeois «libre contrat», du socialiste, de l'anarchiste. Cependant, aucune de ces conceptions ne se réalisera en son entier, précisément à cause de la variété des conceptions existant à un moment donné, et des nouvelles conceptions qui surgissent, bien avant qu'aucune des anciennes ait atteint sa réalisation dans la vie.

Chaque pas en avant de la société est une résultante de tous les courants d'idées qui existent à un moment donné. Et affirmer que la société réalisera d'abord tel idéal, puis tel autre, c'est se méprendre sur la marche entière de l'histoire. Le progrès accompli porte toujours le cachet de toutes les conceptions qui existent dans la société, en proportion de l'énergie de pensée et surtout d'action de chaque parti. C'est pourquoi la société qui résultera de la Révolution ne sera ni une société catholique, ni une société bourgeoise (trop de forces et toute l'histoire de l'humanité travaillant à démolir ces deux espèces de sociétés), ni un État Ouvrier, par cela même qu'il existe un courant anarchiste d'idées et des anarchistes, assez puissants, et comme force d'action, et comme force d'initiative.

Voyez, en effet, l'histoire. Les Républicains de 1793 passé rêvaient une République construite sur le modèle des républiques de l'antiquité. Ils rêvaient une république universelle, et pour faire triompher cette Rome ou cette Sparte nouvelle en France, ils se faisaient tuer dans les neiges des Alpes, sur les plaines de la Belgique, de l'Italie et de l'Allemagne.

Ont-ils réalisé cette République ? — Non ! non seulement l'ancien régime, pesant sur eux de tout son poids, les a tiré en arrière. Mais des idées nouvelles ont poussé la société en avant. Et lorsque leur rêve de la République universelle se réalisera un jour, cette République sera plus socialiste que tout ce qu'ils avaient osé rêver, et plus anarchiste que tout ce qu'un Diderot avait osé concevoir dans ses écrits. Elle ne sera plus République : elle sera une union de peuples plus ou moins anarchistes.

Pourquoi ? — Mais parce que bien avant que les républicains eussent atteint leur idéal de république égalitaire (de citoyens égaux devant la loi, libres et liés par des liens de fraternité), de nouvelles conceptions, presque imperceptibles avant 1789, ont surgi et grandi. Parce que cet idéal même de liberté, d'égalité et de fraternité est irréalisable tant qu'il y a une servitude économique et misère, tant qu'il y aura des Républiques — des États — forcément poussés aux rivalités, aux divisions à l'extérieur et à l'intérieur.

Parce que l'idéal des républicains de 1793 n'était qu'une faible partie de l'idéal d’Égalité et de Liberté qui reparaît aujourd'hui sous le nom d'Anarchie.

Leur idéal était un communisme chrétien, gouverné par une hiérarchie élue d'anciens et de savants. Cet idéal eut un retentissement immense. Mais ce communisme ne s'est pas réalisé — et ne se réalisera plus jamais. L'idéal était faux, incomplet, suranné. Et lorsque le communisme commencera à se développer lors de la révolution prochaine, Il ne sera plus ni chrétien, ni étatiste. Il sera tout au moins un communisme libertaire, basé — non plus sur l'évangile, non plus sur la soumission hiérarchique, mais sur la compréhension des besoins de liberté de l'individu. Il sera plus ou moins anarchiste, pour cette simple raison qu'à l'époque où le courant d'idées exprimé par Louis Blanc travaillait à créer un état jacobin avec tendances socialistes — de nouveaux courants d'idées, anarchistes, surgissaient déjà — les courants dont Godwin, Proudhon, Bakounine, Coeurderoy et même Max Stirner furent les porte-paroles.

Et il en sera de même pour l'idéal de l’État Ouvrier des social-démocrates. Cet idéal ne peut plus se réaliser : il est déjà dépassé.

Cet idéal est né du jacobinisme. Il a hérité des jacobins sa confiance en un principe gouvernemental. Il croit encore au gouvernement représentatif. Il croit encore à la centralisation des différentes fonctions de la vie humaine entre les mains d'un gouvernement.

Mais bien avant que cet idéal se fût rapproché tant soit peu de sa réalisation pratique, une conception de la société — la conception anarchiste — se présentait, s'annonçait, se développait. Une conception qui résume une méfiance populaire des gouvernements, qui réveille l'initiative individuelle et proclame ce principe, devenu de plus en plus évident : «Pas de société libre sans individus libres», et cet autre principe, proclamé par tout notre siècle : «Libre entente temporaire, comme base de toute organisation, de tout groupement.»

Et quelle que soit la société qui surgira de la Révolution européenne, elle ne sera plus républicaine dans le sens de 1793, elle ne sera plus communiste dans le sens de 1848, et elle ne sera plus État Ouvrier dans le sens de la démocratie sociale.

Le nombre d'anarchistes va toujours en croissant. Et dès aujourd'hui même la social-démocratie se voit obligée de compter avec eux. La diffusion des idées anarchistes se fait non seulement par l'action des anarchistes, mais — qui plus est — indépendamment de notre action. Témoins — la philosophie anarchiste de Guyau, la philosophie de l'histoire de Tolstoï, et les idées anarchistes que nous rencontrons chaque jour dans la littérature et dont le Supplément de La Récolte et des Temps Nouveaux est un témoignage vivant.

Enfin, l'action de la conception anarchiste sur l'idéal de la social-démocratie est évidente ; et cette action ne dépend qu'en partie de notre propagande : elle résulte surtout des tendances anarchistes qui se font jour dans la société et dont nous ne sommes que les porte-paroles.

Qu'on se souvienne seulement de l'idéal centralisateur, rigidement jacobin, des social-démocrates avant la Commune de Paris. A cette époque, c'étaient les anarchistes qui devaient parler de la possibilité de la Commune indépendante, de la communalisation de la richesse, de l'indépendance du métier, internationalement organisé. Eh bien, ces points sont aujourd'hui acquis pour les social-démocrates mêmes. Aujourd'hui la communalisation des instruments de production — non la nationalisation — est chose reconnue, et l'on voit jusqu'à des hommes politiques discuter sérieusement de la question des docks de Londres municipalisés. «Les services publics», cette autre idée, pour laquelle les anarchistes eurent autrefois à soutenir tant de combats contre les jacobins centralisateurs dans les Congrès de l'Internationale, — aujourd'hui elle fait la pâleur des possibilistes.

Ou bien, prenez encore la grève générale, pour laquelle on nous traite de fous, et l'anti-militarisme qui nous faisait traiter de criminels par les révolutionnaires de la démocratie sociale !...

Ce qui est aujourd'hui pour nous de l'histoire ancienne, et qui n'évoque plus en nous qu'un sourire rêveur, comme une vieille fleur fanée, retrouvée dans un vieux livre, — fait les frais des programmes actuels de la social-démocratie, Si bien que l'on peut dire sans exagération que tout le progrès d'idées accompli depuis vingt ans par la social-démocratie n'a été que de recueillir les idées que l'anarchie laissait tomber sur son chemin, à mesure qu'elle se développait toujours. Relisez seulement les rapports jurassiens sur les services publics, les Idées sur l'organisation sociale, etc., pour lesquels les doctes savants du socialisme traitaient les «bakounistes» de fous enragés. C'est à ces sources que la social-démocratie boit à ce moment.

Ainsi l'Anarchie a déjà modifié l'idéal des social-démocrates. Elle le modifie chaque jour. Elle le modifiera encore durant la Révolution. Et, quoi qu'il sorte de la Révolution — ce ne sera plus l’État Ouvrier des collectivistes. Ce sera autre chose — une résultante de nos efforts, combinés avec ceux de tous les socialistes.

Et cette résultante sera d'autant plus anarchiste que les anarchistes développeront plus d'énergie — plus de force vive, comme on dit en mécanique — dans leur direction. Plus ils mettront d'énergie individuelle et collective, cérébrale et musculaire, de volonté et de dévouement, au service de leur idéal pur et simple ; moins ils chercheront de compromis, plus ils affirmeront nettement par la parole et par leurs vie l'idéal communiste et l'idéal anarchiste pur et simple, — d'autant plus la résultante penchera de leur côté, vers le Communisme, vers l'Anarchie.

Piotr Kropotkine


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Messagede bipbip » 25 Aoû 2017, 15:55

L’Anarchie dans l’évolution socialiste

Conférence de Kropotkine faite à la Salle Lévis, Paris 1887

" Citoyennes et citoyens,

Vous vous êtes certainement demandé, maintes fois, quelle est la raison d’être de l’Anarchie ? Pourquoi, parmi tant d’autres écoles socialistes, venir fonder encore une école de plus, l’école anarchiste ? C’est à cette question que je vais répondre. Et, pour mieux y répondre, permettez-moi de me transporter à la fin du siècle passé.

Vous savez tous ce qui caractérisa cette époque. L’épanouissement de la pensée. Le développement prodigieux des sciences naturelles ; la critique impitoyable des préjugés reçus ; les premiers essais d’une explication de la nature sur des bases vraiment scientifiques, d’observations, d’expérience, de raisonnement.

D’autre part, la critique des institutions politiques léguées à l’humanité par les siècles précédents ; la marche vers cet idéal de Liberté, d’Égalité et de Fraternité qui, de tout temps, fut l’idéal des masses populaires.

Entravé dans son libre développement par le despotisme, par l’égoïsme étroit des classes privilégiées, ce mouvement, appuyé et favorisé en même temps par l’explosion des colères populaires, engendra la grande Révolution qui eut à se frayer un chemin au milieu de mille difficultés intérieures et extérieures.

La Révolution fut vaincue ; mais ses idées restèrent. Persécutées, conspuées d’abord, elles sont devenues le mot d’ordre de tout un siècle d’évolution lente. Toute l’histoire du XIXe siècle se résume dans l’effort de mettre en pratique les principes élaborés à la fin du siècle passé. C’est le sort de toutes les révolutions. Quoique vaincues, elles donnent le mot de l’évolution qui les suit.

Dans l’ordre politique, ces idées sont l’abolition des privilèges de l’aristocratie, la suppression du gouvernement personnel, l’égalité devant la loi. Dans l’ordre économique, la Révolution proclame la liberté des transactions.

« Tous, tant que vous êtes sur le territoire — dit-elle — achetez et vendez librement. Vendez vos produits — si vous pouvez produire ; et si vous n’avez pas pour cela l’outillage nécessaire, si vous n’avez que vos bras à vendre, vendez-les, vendez votre travail au plus donnant : l’État ne s’en mêlera pas ! Luttez entre vous, entrepreneurs ! Point de faveurs pour personne. La sélection naturelle se chargera de tuer ceux qui ne seront pas à la hauteur des progrès de l’industrie, et de favoriser ceux qui prendront les devants. »

Voilà, du moins, la théorie de la révolution du tiers-État. Et si l’État intervient dans la lutte pour favoriser les uns au détriment des autres — on l’a vu assez, ces jours-ci, lorsqu’on a discuté les monopoles des compagnies minières et des chemins de fer, — ce sera considéré par l’école libérale comme une déviation regrettable aux grands principes de la Révolution, un abus à réparer.

Le résultat ? — Vous ne le connaissez malheureusement que trop, citoyennes et citoyens réunis dans cette salle. L’opulence oisive pour quelques-uns, l’incertitude du lendemain, la misère pour le plus grand nombre. Les crises, les guerres pour la domination sur les marchés ; les dépenses folles des États pour procurer des débouchés aux entrepreneurs d’industrie.

C’est que, en proclamant la liberté des transactions, un point essentiel fut négligé par nos pères. Non pas qu’ils ne l’eussent entrevu ; les meilleurs l’ont appelé de leurs vœux, mais ils n’osèrent pas le réaliser. C’est que, en proclamant la liberté des transactions, c’est-à-dire la lutte entre les membres de la société, la société n’a pas mis en présence des éléments de force égale, et les forts, armés pour la lutte de l’héritage paternel, l’ont emporté sur les faibles. Les millions de pauvres, mis en présence de quelques riches, devaient fatalement succomber.

Citoyennes et citoyens ! Vous êtes-vous posé cette question : D’où vient la fortune des riches ? — Est-ce de leur travail ? Ce serait une bien mauvaise plaisanterie que de le dire. Mettons que M. de Rothschild ait travaillé toute sa vie. Mais, vous aussi, chacun des travailleurs dans cette salle, a aussi travaillé. Pourquoi donc la fortune de Rothschild se chiffre-t-elle par des centaines de millions, et la vôtre par si peu de chose ?

La raison en est bien simple. C’est que vous vous êtes appliqués à produire vous-mêmes, tandis que M. Rothschild s’est appliqué à recueillir le fruit du travail des autres. Tout est là.

« Mais, comment se fait-il, me dira-t-on, qu’il se soit trouvé des millions d’hommes laissant les Rothschild accaparer le fruit de leurs travaux ? » — La réponse est simple : ils ne pouvaient pas faire autrement, puisqu’ils sont misérables !

En effet, imaginez une cité dont tous les habitants — à condition de produire des choses utiles pour tout le monde — trouvent le gîte, le vêtement, la nourriture et le travail assuré ; et supposez que dans cette cité débarque un Rothschild, porteur d’un baril d’or.

S’il dépense son or, le baril s’allègera rapidement. S’il l’enferme sous clef, il ne débordera pas, parce que l’or ne pousse pas comme les haricots, et, au bout d’une année, notre Rothschild ne retrouvera pas, dans son tiroir, 110 louis s’il n’y en a mis que cent. Et s’il monte une usine et propose aux habitants de la cité de travailler dans cette fabrique pour cinq francs par jour tandis qu’ils en produiront pour dix, on lui répondra :

« Monsieur, chez nous vous ne trouverez personne qui veuille travailler à ces conditions ! Allez ailleurs, cherchez une cité de misérables qui n’aient ni travail assuré, ni vêtement, ni pain, qui consentent à vous abandonner la part du lion dans les produits de leur travail, pourvu que vous leur donniez de quoi acheter du pain. Allez là où il y a des meurt-de-faim ! Là vous ferez fortune ! »

L’origine de la fortune des riches, c’est votre misère ! Point de misérables d’abord ! Alors, il n’y aura point de millionnaires !

Or, c’est ce que la Révolution du siècle passé ne sut ou ne put réaliser. Elle mit en présence des ex-serfs, des meurt-la-faim et des va-nu-pieds d’une part, et d’autre part, ceux qui étaient déjà en possession de fortunes. Elle leur dit : Luttez ! Et les misérables succombèrent. Ils ne possédaient point de fortune ; mais ils possédaient quelque chose de plus précieux que tout l’or du monde — leurs bras — cette source de toutes les richesses — furent asservis par les riches.

Et nous avons vu surgir ces immenses fortunes qui sont le trait caractéristique de notre siècle. Un roi du siècle passé, « le grand Louis XIV » des historiens salariés, a-t-il jamais osé rêver la fortune des roi du XIXe siècle, les Vanderbilt et les Mackay ?

Et d’autre part, nous avons vu le misérable réduit de plus en plus à travailler pour autrui ; le producteur pour son propre compte disparaissant de plus en plus ; chaque jour davantage nous sommes condamnés à travailler pour enrichir les riches.

On a cherché à obvier à ces désastres. On a dit : Donnons à tous une instruction égale. Et on a répandu l’instruction. On a fait de meilleures machines humaines, mais ces machines instruites travaillent toujours pour enrichir les riches. Tel savant illustre, tel romancier de talent, est encore la bête de somme du capitaliste. Le bétail à exploiter s’améliore par l’instruction, mais l’exploitation reste.

On est venu parler ensuite d’association. Mais on s’est vite aperçu qu’en associant leurs misères, les travailleurs n’auraient pas raison du capital. Et ceux-là mêmes qui nourrissait le plus d’illusions à ce sujet ont dû en venir au socialisme.

Timide à ses débuts, le socialisme parla d’abord au nom du sentiment, de la morale chrétienne. Il y eut des hommes profondément imbus des côtés moraux du christianisme — fonds de morale humaine conservée par les religions, — qui vinrent dire :

« Le chrétien n’a pas le droit d’exploiter ses frères ! »

Mais on leur rit au nez, en leur répondant :

« Enseignez au peuple la résignation du christianisme, dites au nom du Christ que le peuple doit présenter la joue gauche à celui qui l’a frappé sur la joue droite, — vous serez les bienvenus ! Quant aux rêves égalitaires que vous retrouvez dans le christianisme, allez méditer vos trouvailles dans les prisons ! »

Plus tard, le socialisme parla au nom de la métaphysique gouvernementale.

« Puisque l’État, disait-il, a surtout pour mission de protéger les faibles contre les forts, il est de son devoir de subventionner les associations ouvrières. L’État seul peut permettre aux associations de travailleurs de lutter contre le capital et d’opposer à l’exploitation capitaliste le chantier libre des travailleurs encaissant le produit intégral de leur travail. »

À ceux-là la bourgeoisie répondit par la mitraillade de juin 48.

Et ce n’est que vingt à trente ans après, lorsque les masses populaires furent conviées à entrer dans l’Association Internationale des Travailleurs, que le socialisme parla au nom du peuple ; c’est alors seulement que, s’élaborant peu à peu dans les Congrès de la grande Association et, plus tard chez ses continuateurs, il en arriva à cette conclusion :

« Toutes les richesses accumulées sont des produits du travail de tous — de toute la génération actuelle et de toutes les générations précédentes. Cette maison dans laquelle nous sommes réunis en ce moment, n’a de valeur que parce qu’elle est dans Paris, — cette ville superbe où les labeurs de vingt générations sont venus se superposer. Transportée dans les neiges de la Sibérie, la valeur de cette maison serait presque nulle. Cette machine que vous avez inventée et brevetée, porte en soi l’intelligence de cinq ou six générations ; elle n’a de valeur que comme partie de cet immense tout que nous appelons l’industrie du dix-neuvième siècle. Transportez votre machine à faire les dentelles au milieu des Papouas de la Nouvelle-Guinée, et là, sa valeur sera nulle. Ce livre, enfin, cette œuvre de génie que vous avez faite, nous vous défions, génie de notre siècle, de nous dire quelle est la part de votre intelligence dans vos superbes déductions ! Les faits ? Toute une génération a travaillé à les accumuler. Les idées ? c’est peut-être la locomotive sillonnant les champs qui vous les a suggéré. La beauté de la forme ? c’est en admirant la Vénus de Milo ou l’œuvre de Murillo que vous l’avez trouvée. Et si votre livre exerce quelque influence sur nous, c’est grâce à l’ensemble de notre civilisation.

Tout est à tous ! Et nous défions qui que ce soit de nous dire quelle est la part qui revient à chacun dans les richesses. Voici un immense outillage que le dix-neuvième siècle a créé ; voici des millions d’esclaves en fer que nous appelons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décomposent et recomposent la matière première, et font les merveilles de notre époque. Personne n’a le droit de s’accaparer aucune de ces machines et de dire aux autres : « Ceci est à moi ; si vous voulez vous servir de cette machine pour produire, vous me paierez un tribut sur chaque chose que vous produirez, » — pas plus que le seigneur du moyen-âge n’avait le droit de dire au cultivateur : « Cette colline, ce pré sont à moi et vous me paierez un tribut sur chaque gerbe de blé que vous récolterez, sur chaque meule de foin que vous entasserez. »

Tout est à tous ! Et pourvu que l’homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde ! »


II.

« Tout est à tous. Et pourvu que l’homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde ! »

Mais, c’est le Communisme ? — direz-vous. Oui, c’est le Communisme ; mais le Communisme qui parle, non plus au nom de la religion, non plus au nom de l’État, mais au nom du peuple.

Depuis cinquante ans, un formidable réveil s’est produit dans la classe ouvrière. Le préjugé de la propriété privée s’en va. De plus en plus le travailleur s’habitue à considérer l’usine, le chemin de fer, la mine, non pas comme un château féodal appartenant à un seigneur, mais comme une institution d’utilité publique, que tout le monde a le droit de contrôler.

L’idée de possession commune n’a pas été élaborée, de déduction en déduction, par un penseur de cabinet. C’est la pensée qui germe dans les cerveaux de la masse ouvrière. Et lorsque la révolution que nous réserve la fin de ce siècle aura jeté le désarroi dans le camps des exploiteurs, — vous verrez que la grande masse populaire demandera l’Expropriation et proclamera son droit à l’usine, à la manufacture, à la locomotive et au bateau à vapeur.

Autant le sentiment de l’inviolabilité de l’intérieur du chez soi, s’est développé pendant la deuxième moitié de notre siècle, autant le sentiment du droit collectif à tout ce qui sert à la production des richesses s’est développé dans les masses. C’est un fait ; et quiconque voudra vivre, comme nous, de la vie populaire et suivre son développement, conviendra que cette affirmation n’est qu’un résumé fidèle des aspirations populaires.

Oui, la tendance de la fin du XIXe siècle est au Communisme ; non pas le Communisme du couvent ou de la caserne prêché jadis, mais au Communisme libre, qui met à la disposition de tous les produits récoltés ou fabriqués en commun, laissant à chacun la liberté de les consommer comme il lui plaira, dans son chez soi.

C’est la solution la plus accessible aux masses populaires, la solution que le peuple réclame aux heures solennelles. En 1848, la formule : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins » est celle qui va le plus droit au cœur des masses. Si elles acclament le République, le suffrage universel, c’est parce qu’elles espèrent trouver le Communisme au bout de l’étape. Et en 1871, dans Paris assiégé, lorsque le peuple veut faire un effort suprême pour résister à l’envahisseur, que réclame-t-il ? — Le rationnement !

La mise au tas de toutes les denrées et la distribution selon les besoins de chacun. La prise au tas de ce qui est en abondance, le rationnement des objets qui peuvent manquer, c’est la solution populaire. Elle se pratique chaque jour dans les campagnes. Tant que les prés suffisent, — quelle est la Commune qui songe à en limiter l’usage ? Lorsque le petit bois et les châtaignes abondent, — quelle Commune refuse aux communiers d’en prendre ce qu’ils veulent ? Et lorsque le gros bois commence à manquer, qu’est-ce que le paysan introduit ? C’est le rationnement !

Prise au tas pour toutes les denrées qui abondent. Rationnement pour tous les objets dont la production est restreinte, et rationnement selon les besoins, donnant la préférence aux enfants et aux vieillards, aux faibles en un mot.

Et le tout, — consommé non pas dans la marmite sociale, mais chez soi, selon les goûts individuels, en compagnie de sa famille et de ses amis. voilà l’idéal des masses dont nous nous sommes fait les porte-voix.

Mais il ne suffit pas de dire « Communisme, Expropriation ! » Encore faut-il savoir à qui incomberait la gérance du patrimoine commun, et c’est sur cette question que les écoles socialistes se trouvent surtout divisées, les uns voulant le Communisme autoritaire, et nous autres nous prononçant franchement pour le Communisme anarchiste.

Pour juger les deux, revenons encore une fois à notre point de départ, — la Révolution du siècle passé.

En renversant la royauté, la Révolution proclama la souveraineté du peuple. Mais par une inconséquence, toute naturelle à cette époque, elle proclama, non pas la souveraineté en permanence, mais la souveraineté intermittente, s’exerçant à intervalles seulement, pour la nomination de députés qui sont censés représenter le peuple. Au fond, elle copia ses institutions sur le gouvernement représentatif de l’Angleterre.

On noya la Révolution dans le sang, et néanmoins, le gouvernement représentatif devint le mot d’ordre en Europe. Toute l’Europe, sauf la Russie, l’a essayé, sous toutes les formes possibles, depuis le gouvernement censitaire jusqu’au gouvernement direct des petites républiques de l’Helvétie.

Mais, chose étrange, à mesure que nous approchions du gouvernement représentatif idéal, nommé par le suffrage universel complètement libre, nous en découvrions les vices essentiels. Nous constations que ce mode de gouvernement pèche par la base.

N’est-il pas absurde, en effet, de prendre au sein de la population un certain nombre d’hommes et de leur confier le soin de toutes les affaires publiques, en leur disant :

« Occupez-vous en, nous nous déchargeons sur vous de la besogne. À vous de faire les lois sur tous les sujets : Armements et chiens enragés ; observatoires et tuyaux de cheminées ; instruction et balayage des rues. Entendez-vous comme vous le voudrez et légiférez, puisque vous êtes les élus que le peuple a trouvé bons à tout faire. »

Je ne sais pas, citoyens, mais il me semble que si on venait offrir à un homme sérieux un pareil poste, il devrait tenir à peu près ce langage :

« Citoyens, vous me confiez une besogne qu’il m’est impossible d’accomplir. Je ne connais pas la plupart des questions sur lesquelles je serai appelé à légiférer. Ou bien j’agirai à l’aveuglette et vous n’y gagnerez rien, ou bien je m’adresserai à vous et provoquerai des réunions, dans lesquelles vous-mêmes chercherez à vous mettre d’accord sur la question, et alors mon rôle deviendra inutile. Si vous vous êtes fait une opinion et si vous l’avez formulée ; si vous tenez à vous entendre avec d’autres citoyens qui, eux aussi, se sont fait une opinion sur ce sujet, alors vous pourrez tout simplement entrer en échange d’idées avec vos voisins, et envoyer un délégué qui pourra se mettre d’accord, avec d’autres délégués sur cette question spéciale ; mais vous réserverez certainement votre décision définitive. Vous ne lui confierez pas le soin de vous faire des lois. C’est ainsi qu’agissent déjà les savants, les industriels, chaque fois qu’ils ont à s’entendre sur des questions d’ordre général. »

Mais ceci serait la négation du régime représentatif, du gouvernement et de l’État. Et cependant c’est l’idée qui germa partout, depuis que les vices du gouvernement représentatif, mis à nu, sont devenus si criants.

Notre siècle est allé encore plus loin. Il a mis en discussion les droits des États et de la société par rapport à l’individu. On s’est demandé jusqu’à quel point l’ingérence de l’État est nécessaire dans les mille et mille fonctions d’une société.

Avons-nous besoin, en effet, d’un gouvernement pour instruire nos enfants ? que le travailleur ait seulement le loisir de s’instruire, — et vous verrez comme partout surgiront, de par la libre initiative des parents, des personnes aimant la pédagogie, des milliers de sociétés d’instruction, d’écoles de tout genre, rivalisant entre elles pour la supériorité de l’enseignement. Si nous n’étions pas écrasés d’impôts et exploités par nos patrons comme nous le sommes, ne saurions-nous pas le faire infiniment mieux nous-mêmes ? Les grands centres prendraient l’initiative du progrès et prêcheraient d’exemple ; et le progrès réalisé — personne de vous n’en doute — serait incomparablement supérieur à ce que nous parvenons à obtenir de nos ministères.

L’État est-il nécessaire même pour défendre un territoire ? Si des brigands armés viennent attaquer un peuple libre, ce peuple armé, bien outillé, n’est-il pas le rempart le plus sûr à opposer aux agresseurs étrangers ? Les armées permanentes sont toujours battues par les envahisseurs, et — l’histoire est là pour le dire — si on parvient à les repousser, ce n’est jamais que par un soulèvement populaire.

Excellente machine pour protéger le monopole, le gouvernement a-t-il su nous protéger contre les quelques individus qui parmi nous seraient enclins à mal faire ? En créant la misère, n’augmente-t-il pas le nombre de crimes, au lieu de les diminuer ? En créant les prisons, où des populations entières d’hommes et d’enfants viennent s’engouffrer pour en sortir infiniment pires que le jour où ils y sont entrés, l’État n’entretient-il pas, aux frais des contribuables, des pépinières de vices ?

En nous obligeant à nous décharger sur d’autres du soin de nos affaires, ne crée-t-il pas le vice le plus terrible des sociétés, — l’indifférence en matière publique ?

Et d’autre part, si nous analysons tous les grands progrès de notre siècle, — notre trafic international, nos découvertes industrielles, nos voies de communication, — est-ce que à l’État ou à l’initiative privée que nous les devons ?

Voici le réseau de chemins de fer qui couvre l’Europe. À Madrid, par exemple, vous prenez un billet direct pour Pétersbourg. Vous roulez sur des routes qui ont été construites par des millions de travailleurs mis en mouvement par des vingtaines de compagnies ; des locomotives espagnoles, françaises, bavaroises, russes, viendront s’atteler à votre wagon. Vous roulez sans perdre nulle part vingt minutes, et les deux cents francs que vous avez payés à Madrid se répartiront équitablement, à un sou près, entre les compagnies qui ont contribué à votre voyage.

Eh bien, cette ligne de Madrid à Petersbourg s’est construite par petits tronçons isolés qui ont été reliés peu à peu. Les trains directs sont le résultat d’une entente entre vingt compagnies différentes. Je sais qu’il y a eu des froissements au début, que des compagnies, poussées par un égoïsme mal compris, ne voulaient pas s’entendre avec les autres. Mais je vous demande : Qu’est-ce qui valait mieux ? Subir ces quelques froissements, ou bien attendre qu’un Bismarck, un Napoléon ou un Tchinghiz Khan eût conquis l’Europe, tracé les lignes au compas et ordonné la marche des trains ? Nous en serions encore aux voyages en diligence.

Le réseau de vos chemins de fer est l’œuvre de l’esprit humain procédant du simple au composé, par les efforts spontanés des intéressés ! et c’est ainsi que se sont faites toutes les grandes entreprises de notre siècle. Nous payons, il est vrai, trop cher les gérants de ces entreprises. Raison excellente pour supprimer leurs rentes ; mais non pour confier la gérance des chemins de fer de l’Europe à un gouvernement européen.

Quels milliers d’exemples ne pourrait-on pas citer à l’appui de cette même idée ! Prenez toutes les grandes entreprises : le canal de Suez, la navigation transatlantique, le télégraphe qui relie les deux Amériques. Prenez enfin cette organisation du commerce qui fait qu’en vous levant vous êtes sûrs de trouver le pain chez le boulanger — si vous avez de quoi le payer, ce qui n’arrive pas toujours aujourd’hui, — la viande chez le boucher et tout ce qu’il vous faut dans les magasins. Est-ce l’œuvre de l’État ? Certainement, aujourd’hui nous payons abominablement cher les intermédiaires. Eh bien, raison de plus pour les supprimer ; mais non pas de croire qu’il faille confier au gouvernement le soin de pourvoir à notre nourriture et à notre vêtement.

Mais, que dis-je ! Si nous suivons de près le développement de l’esprit humain à notre époque, ne sommes-nous pas frappés surtout pour satisfaire la variété infinie des besoins d’un homme de notre siècle : sociétés pour l’étude, pour le commerce, pour l’agrément et le délassement ; par la multiplicité des sociétés qui se fondent : les unes toutes petites, pour propager la langue universelle ou telle méthode de sténographie, les autres, grandioses, comme celle qui vient de se créer pour la défense des côtes d’Angleterre, pour éviter les tribunaux, et ainsi de suite. Si on voulait cataloguer les millions de sociétés qui existent en Europe, on ferait des volumes, et on verrait qu’il n’y a pas une seule branche de l’activité humaine qu’elles ne visent. L’État lui-même y fait appel dans son attribution la plus importante — la guerre. Il a dit : « Nous nous chargeons de massacrer, mais nous sommes incapables de songer à nos victimes ; faites une société de la Croix-Rouge pour les ramasser sur les champs de bataille et les soigner ! »

Eh bien, citoyennes et citoyens, que d’autres préconisent la caserne industrielle et le couvent du Communisme autoritaire, nous déclarons que la tendance des sociétés est dans une direction opposée. Nous voyons des millions et des millions de groupes se constituant librement pour satisfaire à tous les besoins variés des êtres humains, — groupes formés, les uns, par quartier, par rue, par maison ; les autres se donnant la main à travers les murailles des cités, les frontières, les océans. Tous composés d’êtres humains qui se recherchent librement et après s’être acquittés de leur travail de producteur, s’associent, soit pour consommer, soit pour produire les objets de luxe, soit pour faire marcher la science dans une direction nouvelle.

C’est là tendance du XIXe siècle, et nous la suivons ; nous ne demandons qu’à la développer librement, sans entraves de la part des gouvernements.

Liberté à l’individu !

« Prenez des cailloux, disait Fourier, mettez-les dans une boîte et secouez-les ; ils s’arrangeront d’eux-mêmes en une mosaïque que jamais vous ne parviendriez à faire si vous confiiez à quelqu’un le soin de les disposer harmoniquement. »


III.

Maintenant, citoyennes et citoyens, laissez-moi passer à la troisième partie de mon sujet, — la plus importante au point de vue de l’avenir.

Il n’y a pas à en douter : les religions s’en vont. Le XIXe siècle leur a porté un coup de grâce. Mais les religions, toutes les religions, ont une double composition. Elles contiennent d’abord une cosmogonie primitive, une explication grossière de la nature ; et elles contiennent ensuite un exposé de la morale populaire, née et développée au sein de la masse du peuple.

En jetant par dessus bord les religions, en reléguant dans les archives à titre de curiosité historique, leurs cosmogonies, allons-nous aussi reléguer dans les musées les principes de morale qu’elle contiennent ?

On l’a fait, et nous avons vu toute une génération déclarer que, ne croyant plus aux religions, elle se moquait aussi de la morale et proclamait hautement le « Chacun pour soi » de l’égoïsme bourgeois.

Mais, une société, humaine ou animale, ne peut pas exister sans qu’il s’élabore dans son sein certaines règles et certaines habitudes de morale. La religion peut passer, la morale reste.

Si nous arrivions à considérer que chacun fait bien de mentir, de tromper ses voisins, de les dépouiller s’il le peut (c’est la morale de la bourgeoisie dans ses rapports économiques), nous arriverions à ne plus pouvoir vivre ensemble. Vous m’assurez de votre amitié, — mais ce n’est peut-être que pour mieux me voler. Vous me promettez de faire telle chose, — et c’est encore pour me tromper. Vous vous promettez de transmettre une lettre, et vous me la volez, comme un simple directeur de prison !

Dans ces conditions, la société devient impossible, et tout le monde le sent si bien que la négation des religions n’empêche nullement la morale publique de se maintenir, de se développer, de se poser un but de plus en plus élevé.

Ce fait est si frappant que les philosophes cherchent à l’expliquer par les principes d’utilitarisme ; et récemment Spencer cherchait à baser cette moralité qui existe parmi nous sur les causes physiologiques et les besoins de conservation de la race.

Quant à nous, pour mieux dire ce que nous en pensons, permettez-moi de l’expliquer par un exemple :

Voilà un enfant qui se noie, et quatre hommes sur le rivage qui le voient se débattre dans les flots. L’un d’eux ne bouge pas — c’est un partisan de « Chacun pour soi » de la bourgeoisie commerçante, c’est une brute, — n’en parlons pas !

Un autre fait cette réflexion :

« Si je sauve l’enfant, un bon rapport en sera fait à qui de droit dans les cieux, et le Créateur me récompensera en doublant mes troupeaux et mes serfs. »

Et il se jette à l’eau. — Est-ce un homme moral ? Évidemment non ! C’est un bon calculateur, voilà tout.

Un troisième — l’utilitaire, — réfléchit ainsi (ou du moins les philosophes utilitaires le font ainsi raisonner) :

« Les jouissances peuvent être classées en deux catégories : les jouissances inférieures et les jouissances supérieures. Sauver quelqu’un, c’est une jouissance supérieure, infiniment plus intense et durable que toutes les autres ; — donc, sauvons l’enfant ! »

En admettant que jamais homme ait raisonné ainsi, cet homme ne serait-il pas un terrible égoïste ? et puis, serions-nous jamais sûrs qu’à un moment donné son cerveau de sophiste ne fasse pencher sa volonté du côté des jouissances inférieures, c’est-à-dire du laisser-faire ?

Et voici enfin le quatrième. Dès son enfance, il a été élevé à se sentir un avec tout le reste de l’humanité. Dès l’enfance, il a toujours pensé que les hommes sont solidaires. Il s’est habitué à souffrir quand d’autres souffrent à côté de lui et à se sentir heureux quand tout le monde est heureux ! Dès qu’il a entendu le cri déchirant de la mère, il a sauté à l’eau sans réfléchir, par instinct, pour sauver l’enfant. Et lorsque la mère le remercie, il lui répond :

« Mais de quoi donc, chère dame ! je suis si heureux de vous voir heureuse. J’ai agi tout naturellement, je ne pouvais faire autrement ! »

Vos regards me le disent, citoyennes, — voilà l’homme vraiment moral, et les autres ne sont que des égoïstes à côté de lui.

Eh bien, citoyens, toute la morale anarchiste est là. C’est la morale du peuple qui ne cherche pas midi à quatorze heures. Morale sans obligation ni sanction, morale par habitude. Créons les circonstances dans lesquelles l’homme ne soit pas porté à mentir, à tromper, à exploiter les autres ; et le niveau moral de l’humanité, de par la force même des choses, s’élèvera à une hauteur inconnue jusqu’à présent.

Ah, certes, ce n’est pas en enseignant un catéchisme de morale qu’on moralise les hommes. Ce ne sont pas les tribunaux et les prisons qui diminuent le vice ; ils le déversent à flots dans la société. Mais c’est en les mettant dans une situation qui contribue à développer les habitudes sociales et à atténuer celles qui ne le sont pas.

Voilà l’unique moyen de moraliser les hommes.

Morale passée à l’état de spontanéité, — voilà la vraie morale, la seule qui reste toujours, pendant que les religions et les systèmes philosophiques passent.

Maintenant, citoyennes et citoyens, combinez ces trois éléments, et vous aurez l’Anarchie et sa place dans l’évolution socialiste :

- Affranchissement du producteur du joug du capital. Production en commun et consommation libre de tous les produits du travail en commun.

- Affranchissement du joug gouvernemental. Libre développement des individus dans les groupes et des groupes dans les fédérations. Organisation libre du simple au composé, selon les besoins et les tendances mutuelles.

- Affranchissement de la morale religieuse. Morale libre, sans obligation ni sanction, se développant de la vie même des sociétés et passée à l’état d’habitude.

Ce n’est pas un rêve de penseurs de cabinet. C’est une déduction qui résulte de l’analyse des tendances des sociétés modernes. Le Communisme anarchiste, c’est la synthèse des deux tendances fondamentales de nos sociétés : tendance vers l’égalité économique, tendance vers la liberté politique.

Tant que le Communisme se présentait sous sa forme autoritaire, qui implique nécessairement un gouvernement armé d’un pouvoir autrement grand que celui qu’il possède aujourd’hui, puisqu’il implique le pouvoir économique en plus du pouvoir politique, — le Communisme ne trouvait pas d’écho. Il a pu passionner un moment le travailleur d’avant 1848 prêt à subir n’importe quel gouvernement tout-puissant pourvu qu’il le fît sortir de la situation terrible qui lui était faite. Mais il laissait froids les vrais amis de la liberté. Aujourd’hui, l’éducation en matière politique a fait un si grand progrès que le gouvernement représentatif, qu’il soit limité à la Commune ou étendu à toute la nation, ne passionne plus les ouvriers des villes.

Le Communisme anarchiste maintient cette conquête, la plus précieuse de toutes — la liberté de l’individu. Il l’étend davantage et lui donne une base solide, — la liberté économique, sans laquelle la liberté politique reste illusoire.

Il ne demande pas à l’individu, après avoir immolé le dieu-maître de l’univers, le dieu-César et le dieu-Parlement, de s’en donner un plus terrible que les précédents, — le dieu-Communauté, d’abdiquer sur son autel son indépendance, sa volonté, ses goûts et de faire le vœu d’ascétisme qu’il faisait jadis devant le dieu crucifié.

Il lui dit, au contraire :

« Point de société libre, tant que l’individu ne l’est pas ! Ne cherche pas à modifier la société en lui imposant une autorité qui nivellerait tout. Tu échoueras dans cette entreprise comme le Pape et César. — Mais modifie la société en sorte que tes semblables ne soient pas forcément tes ennemis. Abolis les conditions qui permettent à quelques-uns de s’accaparer le fruit du labeur des autres. Et, au lieu de chercher à bâtir la société de haut en bas, du centre à la périphérie, laisse-la se développer librement du simple au composé, par la libre union des groupes libres.

« Cette marche, gênée aujourd’hui, c’est la vraie marche de la société. Ne cherche pas à l’entraver, ne tourne pas le dos au progrès, marche avec lui ! — Alors le sentiment de sociabilité commun aux êtres humains, comme il l’est à tous les animaux vivant en société, pouvant se développer librement lorsque nos semblables cesseront d’être nos ennemis, — nous arriverons à un état de choses où chacun pourra donner libre essor à ses penchants, voire même à ses passions, sans autre contrainte que l’amour et le respect de ceux qui l’entourent. »

Voilà notre idéal. C’est l’idéal caché dans les cœurs des peuples, de tous les peuples.

Nous savons que nous n’arriverons pas à cet idéal sans de fortes secousses.

La fin de ce siècle nous prépare une formidable révolution. Qu’elle parte de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne ou de la Russie, elle sera européenne. Elle se répandra avec cette même rapidité que celle de nos aînés, les héros de 1848 ; elle embrasera l’Europe.

Elle ne se fera pas au nom d’un simple changement de gouvernement. Elle aura un caractère social. Il y aura des commencements d’expropriation, des exploiteurs seront chassés. Que vous le vouliez ou non, — cela se fera, indépendamment de la volonté des individus, et, si l’on touche à la propriété privée on sera forcé d’en arriver au Communisme ; il s’imposera. Mais le Communisme ne peut être ni autoritaire, ni parlementaire. Il sera anarchiste, ou il ne sera pas. La masse populaire ne veut plus se fier à aucun sauveur : elle cherchera à s’organiser elle-même.

Ce n’est pas parce que nous imaginons les hommes meilleurs qu’ils ne sont, que nous parlons Communisme et Anarchie. S’il y avait des anges parmi nous, nous pourrions leur confier le soin de nous organiser. Et encore les cornes leur pousseraient bien vite ! Mais c’est précisément parce que nous prenons les hommes tels qu’ils sont, que nous concluons :

« Ne leur confiez pas le soin de vous gouverner. Tel ministre abject serait peut-être un excellent homme si on ne lui avait pas donné le pouvoir. L’unique moyen d’arriver à l’harmonie des intérêts, c’est la société sans exploiteurs, sans gouvernants. »

Précisément parce qu’il n’y a pas d’anges parmi les hommes, nous disons : Faites en sorte que chaque homme voit son intérêt dans le intérêts des autres, alors vous n’aurez plus à craindre ses mauvaises passions.

Le Communisme anarchiste étant le résultat inévitable des tendances actuelles, c’est vers cet idéal que nous devons marcher, au lieu de dire : « Oui, l’Anarchie est un excellent idéal », et ensuite de lui tourner le dos.

Et si la prochaine révolution ne parvenait pas à réaliser cet idéal entier, — tout ce qui sera fait dans la direction de l’idéal restera ; tout ce qui sera fait en sens contraire sera condamné à disparaître un jour ou l’autre.

Règle générale. — Une révolution populaire peut être vaincue, mais c’est elle qui donne le mot d’ordre du siècle d’évolution qui lui succède. La France expire sous le talon des alliés en 1815, et c’est la France qui impose à l’Europe l’abolition du servage, le régime représentatif. Le suffrage universel est noyé dans le sang, et c’est le suffrage universel qui devient le mot d’ordre du siècle.

La commune expire en 1871 dans les mitraillades, et c’est la Commune libre qui est aujourd’hui le mot d’ordre en France.

Et si le Communisme anarchiste est vaincu dans la prochaine révolution, après s’être affirmé au grand jour, non-seulement il en restera l’abolition de la propriété privée ; non-seulement le travailleur aura conquis sa vraie place dans la société, non-seulement l’aristocratie foncière et industrielle aura reçu un coup mortel ; mais ce sera le Communisme anarchiste qui deviendra le point de mire de l’évolution du vingtième siècle.

Il résume ce que l’humanité a élaboré de plus beau, de plus durable : le sentiment de la justice, celui de la liberté, la solidarité devenue un besoin pour l’homme. Il garantit la liberté d’évolution de l’individu et de la société. Il triomphera. "


Piotr Kropotkine


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bipbip
 
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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede bipbip » 30 Sep 2017, 15:17

Piotr Alekseïevitch Kropotkine,
L'Action anarchiste dans la révolution (1914).


Nous vivons à l'approche de graves évènements. C'est pourquoi les travailleurs et tous ceux qui tiennent à cœur le succès de la Révolution prochaine feront bien de méditer sur les idées exprimées dans ces pages et d'en chercher l'explication dans la vie, s'ils les approuvent.

Pierre KROPOTKINE mai 1914.


I

Le massacre des bourgeois en vue du triomphe de la Révolution est un rêve insensé. Leur nombre même s'y oppose; car outre les millions de bourgeois qui devraient disparaître dans l'hypothèse des Fouquier-Tinville modernes, il y aurait encore les millions de travailleurs demi-bourgeois qui devraient les suivre. En effet, ceux-ci ne demandent qu'à devenir bourgeois à leur tour, et ils s'empresseraient de le devenir, si l'existence de la bourgeoisie n'était frappée que dans ses résultats et non dans ses causes. Quant à la Terreur organisée et légalisée, elle ne sert, en réalité, qu'à forger des chaînes pour le peuple. Elle tue l'initiative individuelle, qui est l'âme des révolutions ; elle perpétue l'idée de gouvernement fort et obéi, elle prépare la dictature de celui qui mettra la main sur le tribunal révolutionnaire et saura le manier, avec ruse et prudence, dans l'intérêt de son parti.

Arme des gouvernants, la Terreur sert avant tout les chefs des classes gouvernantes ; elle prépare le terrain pour que le moins scrupuleux d'entre eux arrive au pouvoir.

La Terreur de Robespierre devait aboutir à celle de Tallien, et celle-ci — à la dictature de Bonaparte. Robespierre couvait Napoléon.

Pour vaincre la bourgeoisie, il faut quelque chose de tout à fait différent de ce qui fait sa force actuelle, d'autres éléments que ceux qu'elle a si bien appris à manier. C'est pourquoi il faut voir d'abord ce qui fait sa force, et à cette force — en opposer une autre, supérieure.

Qu'est-ce qui a permis, en effet, aux bourgeois d'escamoter toutes les révolutions depuis le quinzième siècle ? d'en profiter pour asservir et agrandir leur domination, sur des bases autrement solides que le respect des superstitions religieuses ou le droit de naissance de l'aristocratie ?

— C'est l'Etat. C'est l'accroissement continuel et l'élargissement des fonctions de l'Etat, basé sur cette fondation bien plus solide que la religion ou le droit d’hérédité — la Loi. Et tant que l'Etat durera, tant que la Loi restera sacrée aux yeux des peuples, tant que les révolutions à venir travailleront au maintien et à l'élargissement des fonctions de l'Etat et de la Loi — les bourgeois seront sûrs de conserver le pouvoir et de dominer les masses. Les légistes constituant l'Etat omnipotent, c'est l'origine de la bourgeoisie, et c'est encore l'Etat omnipotent qui fait la force actuelle de la bourgeoisie. Par la Loi et l'Etat les bourgeois se sont saisis du capital, et ils ont constitué leur autorité. Par la Loi et l'Etat, ils la maintiennent. Par la Loi et l'Etat, ils promettent encore de réparer les maux qui rongent la société.

En effet, tant que toutes les affaires du pays seront remises à quelques-uns, et que ces affaires auront la complexité inextricable qu'elles ont aujourd'hui — les bourgeois pourront dormir tranquilles. Ce sont eux qui, reprenant la tradition romaine de l'Etat omniscient, ont créé, élaboré, constitué ce mécanisme : ce sont eux qui en furent les soutiens à travers l'histoire moderne. Ils l'étudient dans leurs universités ; ils le maintiennent dans leurs tribunaux, ils l'enseignent à l'école; ils le propagent, l'inculquent par la voie de leur presse.

Leur esprit est si bien façonné à la tradition de l'Etat, que jamais ils ne s'en départissent, même dans leurs rêves d'avenir, Leurs utopies en portent le cachet. Ils ne peuvent rien concevoir, en dehors des principes de l'Etat romain, concernant la structure de la Société. S'ils rencontrent des institutions, développées en dehors de ces conceptions, soit dans la vie des paysans français, soit ailleurs, ils les brisent plutôt que d'en reconnaître la raison. C'est ainsi que les jacobins ont continué l’œuvre de destruction des institutions populaires de la France, commencée par Turgot. Il abolissait les assemblées primaires de village, le mir qui vivait encore de son temps, le trouvant trop tumultueux, et insuffisamment ordonné. Les jacobins continuaient son œuvre : ils abolissaient les communautés de famille, qui avaient échappé à la hache du droit romain ; ils donnaient le coup de grâce à la possession communale du sol ; ils faisaient les lois draconniennes contre les Lacune : 1 ligne les Vendéens par milliers que de se donner la peine de comprendre leurs institutions populaires. Et les jacobins modernes, en rencontrant la commune et la fédération des tribus parmi les Kabyles, préfèrent massacrer ces institutions par leurs tribunaux, que de déroger à leurs conceptions de propriété et de hiérarchie romaines. Les bourgeois anglais en ont fait de même dans les Indes.

Ainsi, du jour où la Grande Révolution du siècle passé embrassa à son tour les doctrines romaines de l'Etat omnipotent, sentimentalisées par Rousseau et représentées par lui avec une étiquette d'Egalité et de Fraternité romano-catholiques, du jour où elle prit pour base de l'organisation sociale, la propriété et le gouvernement électif, — c'est aux petits-fils des « légistes » du XVIIe siècle, aux bourgeois qu'incomba la tâche d'organiser et de gouverner la France selon ces principes. Le peuple n'avait plus rien à y faire, sa force créatrice étant dans une toute autre direction.

II

Si par malheur, lors de la prochaine révolution, le peuple, encore une fois, ne comprend pas que sa mission est historique est de briser l'Etat, créé par les code de Justicien et les édits du pape ; s'il se laisse encore une fois éblouir, par les conceptions romaines « légales », d'Etat et de propriété (ce à quoi les socialistes autoritaires travaillent drûment) — alors il devra encore une fois abandonner le soin d'établir cette organisation à ceux qui en sont les vrais représentants historiques — les bourgeois.

S'il ne comprend pas que la vraie raison d'être d'une révolution populaire est de démolir l'Etat, nécessairement hiérarchique, pour rechercher à sa place la libre entente des individus et des groupes, la fédération libre et temporaire (chaque fois dans un but déterminé) ; s'il ne comprend pas qu'il faut abolir la propriété et le droit de l'acquérir, supprimer le gouvernement des élus, qui est venu se substituer au libre consentement de tous ; si le peuple renonce aux traditions de liberté de l'individu, de groupement volontaire et du libre consentement, devenant la base des règles de conduite, — traditions qui ont fait l'essence de tous les mouvements populaires précédents et de toutes les institutions de création populaire ; s'il abandonne ces traditions et reprend celles de la Rome romaine et catholique, — alors il n'aura que faire dans la révolution ; il devra laisser tout à la bourgeoisie, et se borner à lui demander quelques concessions.

La conception étatiste est absolument étrangère au peuple. Heureusement, il n'y comprend rien, il ne sait pas s'en servir. Il est resté peuple ; il est resté imbu de conceptions de ce que l'on appelle le droit commun ; conceptions basées sur des idées de justice réciproque entre individus, sur des faits réels, tandis que le droit des Etats est basé, soit sur des conceptions métaphysiques, soit sur des fictions, soit sur des interprétations de mots, créés à Rome et à Byzance pendant une période de décomposition, pour justifier l'exploitation et la suppression des droits populaires.

Le peuple a essayé à plusieurs reprises de rentrer dans les cadres de l'Etat, de s'en emparer, de s'en servir. Il n'y a jamais réussi.

Et il finissait toujours par abandonner ce mécanisme de hiérarchie et de lois à d'autres que lui ; au souverain après les révolutions du seizième siècle ; aux bourgeois après celles du dix-septième en Angleterre et du dix-huitième en France.

La bourgeoisie, au contraire, s'est entièrement identifiée avec le droit des Etats. C'est ce qui fait sa force. C'est ce qui lui donne cette unité de pensée qui nous frappe à chaque instant.

En effet, un Ferry peut détester un Clemenceau ; un Floquet, un Freycinet, un Ferry peuvent méditer les coups qu'ils préparent pour arracher la présidence à un Grévy ou à un Carnot ; le pape et son clergé peuvent haïr les trois compères et leur couper l'herbe sous les pieds ; le boulangiste peut envelopper dans ses haines le clergé et le pape, Ferry et Clemenceau. Tout cela se peut et cela se fait. Mais, quelque chose de supérieur à ces inimitiés les unit tous, depuis la cocotte des boulevards, jusqu'au mielleux Carnot, depuis le ministre jusqu'au dernier professeur d'un lycée laïque ou religieux. C'est le culte de l'autorité.

Ils ne peuvent concevoir la société sans un gouvernement fort et obéi. Sans la centralisation, sans une hiérarchie rayonnant depuis Paris ou depuis Berlin jusqu'au dernier garde-champêtre et faisant marcher le dernier hameau sur les ordres de la capitale, ils ne voient que l'émiettement. Sans un code — création commune des Montagnards de la Convention et des princes de l'empire — ils ne voient qu'assassinats, incendies, coupe-gorges dans les rues. Sans la propriété garantie par le code, ils ne voient que des champs déserts et des villes en ruine. Sans une armée, abrutie jusqu'au point d'obéir aveuglément à ses chefs, ils voient le pays en proie aux envahisseurs ; et sans les juges, enveloppés d'autant de respect que le corpus dei l'était au moyen-âge, ils ne prévoient que la guerre de chacun contre tous. Le ministre et le garde-champêtre, le pape et l'instituteur sont absolument d'accord sur ces points. C'est ce qui fait leur force commune.

Ils n'ignorent point que le vol est en permanence dans les ministères, civils et militaires. Mais « peu importe ! » disent-ils ; ce ne sont que des accidents de personnes ; et tant que les ministères existent, la bourse et la patrie ne sont pas en danger.

Ils savent que les élections se font avec de l'argent, des chopes de bière et des fêtes de bienfaisance, et que dans les Chambres les voix s'achètent par des places, des concessions et des vols. Peu importe ! — la loi votée par les élus du peuple, sera traitée par eux de sacrée. On l'éludera, on la violera si elle gêne, mais on fera des discours enflammés sur son caractère divin.

Le président du Conseil et le chef de l'opposition peuvent s'insulter mutuellement dans la Chambre mais, le tournoi de paroles fini, ils s'entourent mutuellement de respect : ils sont deux chefs, deux fonctions nécessaires dans l'Etat. Et si le procureur et l'avocat se lancent des insultes par dessus la tête de l'accusé et se traitent mutuellement (en langage fleuri) de menteur et de coquin, — les discours finis, ils se serrent la main et se félicitent l'un l'autre de leurs péroraisons « palpitantes ». Ce n'est pas hypocrisie, ce n'est pas du savoir vivre. Du fond de son cœur l'avocat admire le procureur et le procureur admire l'avocat ; ils voient l'un dans l'autre quelque chose de supérieur à leurs personnalités, deux fonctions, deux représentants de la justice, du gouvernement, de l'Etat. Toute leur éducation les a préparés à cette manière de voir qui permet d'étouffer les sentiments humains sous des formules de la loi. Jamais le peuple n'arrivera à cette perfection, et il ferait mieux de ne jamais vouloir s'y essayer.

Une adoration commune, un culte commun unit tous les bourgeois, tous les exploiteurs. Le chef du pouvoir et le chef de l'opposition légale, le pape et l'athée bourgeois adorent également un même dieu, et ce dieu d'autorité réside jusque dans les coins les plus cachés de leurs cerveaux. C'est pourquoi ils restent unis, malgré leurs divisions. Le chef de l'Etat ne se séparerait du chef de l'opposition et le procureur de l'avocat que le jour où celui-là mettrait en doute l'institution même du parlement, et où l'avocat traiterait le tribunal même en vrai nihiliste, c'est-à-dire nierait son droit à l'existence. Alors, mais alors seulement, ils pourraient se séparer. En attendant, ils sont unis pour vouer leurs haines à ceux qui minent la suprématie de l'Etat et détruisent le respect de l'autorité. Contre ceux-ci ils sont implacables. Et si les bourgeois de l'Europe entière ont voué tant de haines aux travailleurs de la Commune de Paris — c'est qu'ils croyaient voir en eux de vrais révolutionnaires, prêts à jeter par dessus bord l'Etat, la propriété et le gouvernement représentatif.

On comprend quelle force ce culte commun du pouvoir hiérarchique donne à la bourgeoisie.

Si pourrie qu'elle soit dans les trois-quarts de ses représentants, elle a encore dans son sein un bon quart d'hommes qui tiennent ferme le drapeau de l'Etat. Après à la besogne, appliqués à la tâche aussi bien par leur religion légalitaire que par les appétits de pouvoir, ils travaillent sans relâche à affermir et propager ce culte. Toute une littérature immense, toutes les écoles sans exception, toute la presse sont à leur service, et dans leur jeunesse surtout, ils travaillent sans relâche à combattre toutes les tentatives d'entamer la conception étatiste légalitaire. Et quand des moments de lutte arrivent — tous, les décavés comme les vigoureux, se rangent serrés autour de ce drapeau. Ils savent qu'ils régneront, tant que ce drapeau flottera.

On comprend aussi, combien il est insensé de vouloir ranger la révolution sous ce drapeau, de. chercher à amener le peuple, à l'encontre de toutes ses traditions à accepter ce même principe, qui est celui de la domination et de l'exploitation. L'autorité est leur drapeau, et tant que le peuple n'en aura pas un autre, qui sera l'expression de ses tendances de communisme, antilégalitaires et anti-étatistes, — anti-romaines en un mot — force sera pour lui de se laisser mener et dominer par les autres.

C'est ici surtout que le révolutionnaire doit avoir l'audace de la pensée. Il doit avoir l'audace de rompre entièrement avec la tradition romano-catholique ; il doit avoir le courage de se dire que le peuple a à élaborer lui-même toute l'organisation des sociétés sur des bases de justice, réelle, telle que la conçoit le droit commun populaire.


III

L'abolition de l'Etat, voici, disons-nous, la tâche qui s'impose au révolutionnaire — à celui, du moins, qui a l'audace de la pensée, sans laquelle on ne fait pas de révolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l'évolution de l'humanité qui nous impose à ce moment historique de nous affranchir d'une forme de groupement, rendue, peut-être, nécessaire par l'ignorance des temps passés, mais devenue hostile désormais à tout progrès ultérieur.

Cependant, l'abolition de l'Etat resterait un vain mot si les causes qui tendent aujourd'hui à produire la misère continuaient à fonctionner. Comme la richesse des puissants, comme le capital et l'exploitation, l'Etat est né de l'appauvrissement d'une partie de la société. Il a toujours fallu que quelques-uns tombent dans la misère, à la suite de migrations, d'invasions, de pestes ou de famines, pour que les autres s'enrichissent et acquièrent une autorité, qui pouvait croître désormais en rendant les moyens d'existence des masses de plus en plus incertains.

La domination politique ne peut donc pas être abolie sans abolir les causes mêmes de l'appauvrissement, de la misère des masses.

Pour cela — nous l'avons dit bien des fois — nous ne voyons qu'un moyen.

C'est d'assurer, d'abord, l'existence et même l'aisance à tous, et de s'organiser de manière à produire, sociétairement, tout ce qui est nécessaire pour assurer l'aisance. Avec les moyens de production actuels, c'est plus que possible, cest facile.

C'est d'accepter ce qui résulte de toute l'évolution économique moderne ; c'est-à-dire concevoir la société entière comme un tout, qui produit des richesses, sans qu'il soit possible de déterminer la part qui revient à chacun dans la production. C'est de s'organiser en société communiste, — non pas pour des considérations de justice absolue, mais parce qu'il est devenu impossible de déterminer la part de l'individu dans ce qui n'est plus une oeuvre individuelle.

Comme on le voit, le problème qui se dresse devant le révolutionnaire de notre siècle est immense. Il ne s'agit plus d'une simple négation d'abolir, — par exemple le servage, ou de renoncer à la suprématie du pape.

Il s'agit d'une oeuvre constructive : d'ouvrir une nouvelle page de l'histoire universelle, d'élaborer un ordre de choses tout nouveau, basé — non plus sur la solidarité au sein de la tribu, ou de la communauté de village, ou de la cité, mais sur la solidarité et l'égalité de tous. Les tentatives de solidarité limitée, soit par des liens de parenté, soit par des délimitations territoriales, soit par des liens de guildes ou de classes, ayant échoué, nous sommes amenés à travailler à l'élaboration d'une société, basée sur une conception autrement vaste que ce qui servit à maintenir les sociétés du moyen âge ou de l'antiquité.

Le problème à résoudre n'a certainement pas la simplicité sous laquelle on l'a si souvent présenté. Changer les hommes au pouvoir et rentrer chacun dans son atelier pour y reprendre le travail d'hier, mettre en circulation des bons de travail et les échanger contre des marchandises — ces solutions simplistes ne suffiraient pas ; cela ne vivrait pas, puisque la production actuelle est tout aussi fausse dans les buts qu'elle poursuit que dans les moyens qu'elle met en jeu.

Faite pour maintenir la pauvreté, elle ne saurait assurer l'abondance, — et c'est l'abondance que les masses réclament depuis qu'elles ont compris leur force productive, immensifiée par les progrès de la science et de la technique modernes. Élaborée en vue de tenir les masses dans un état voisin de la misère, avec le spectre de la faim toujours prêt à forcer l'homme à vendre ses forces aux détenteurs du sol, du capital et du pouvoir, — comment l'organisation actuelle de la production donnerait-elle le bien-être ?

Élaborée en vue de maintenir la hiérarchie des travailleurs, faite pour exploiter le paysan au profit de l'ouvrier industriel, le mineur au profit du mécanicien, l'artisan au profit de l'artiste, et ainsi de suite, pendant que les pays civilisés exploiteront les pays arriérés en civilisation, — comment l'agriculture et l'industrie, telles qu'elles sont aujourd'hui, pourraient-elles assurer l'égalité ?

Tout le caractère de l'agriculture, de l'industrie, du travail, a besoin d'être changé entièrement, une fois que la société revient à cette idée que le sol, la machine, l'usine doivent être des champs d'application du travail, en vue de donner le bien être à tous. Avant de rentrer à l'atelier, « après la révolution », comme nous disent les faiseurs d'utopies socialistes-autoritaires, il faudra encore savoir, si tel atelier, telle usine, produisant des instruments perfectionnés d'instruction ou d'abrutissement, a sa raison d'être ; si le champ doit être parcellé ou non, si la culture doit se faire comme chez les barbares d'il y a quinze cents ans, ou si elle doit se faire en vue de donner la plus grande somme de produits nécessaires à l'homme ?

C'est toute une période de transformations à traverser. C'est la révolution à porter dans l'usine et dans le champ, dans la chaumière et dans la maison urbaine, dans l'outil de labour, comme dans la machine puissante des grands ateliers, dans le groupement des cultivateurs, comme dans les groupements des ouvriers de la manufacture, ainsi que dans les rapports économiques entre tous ceux qui travaillent, dans l'échange et le commerce, qui sont aussi à socialiser, comme la consommation et la production.

Il faut, en outre, que tout le monde vive pendant cette période de transformation, que tout le monde se sente plus à l'aise que dans le passé.

Lorsque les habitants des communes du douzième siècle entreprirent de fonder dans les cités révoltées une société nouvelle, affranchie du seigneur, ils commencèrent par conclure un pacte de solidarité entre tous les habitants. Les mutins des communes jurèrent l'appui mutuel ; ils firent ce qu'on appela les « conjurations » des communes.

C'est par un pacte du même genre que devra commencer la révolution sociale. Un pacte pour la vie en commun — non pour la mort ; d'union et non pas d'extermination mutuelle. Un pacte de solidarité, pour considérer tout l'héritage du passé comme possession commune, un pacte pour partager selon les principes de l'équité tout ce qui pourra servir à traverser la crise : vivres et munitions, habitations et forces emmagasinées, outils et machines, savoir et pouvoir — un pacte de solidarité pour la consommation des produits, comme pour l'usage des moyens de production.

Forts de leurs conjurations, les bourgeois du douzième siècle, — au moment même de commencer la lutte contre le seigneur, pour pouvoir exister pendant cette lutte et la mener à bonne fin, — se mirent à organiser leurs sociétés de guildes et de métier. Ils réussirent ainsi à garantir un certain bien-être aux citadins. De même, forte du pacte de solidarité qui aura lié la société entière pour traverser les moments joyeux ou difficiles, et partager les conquêtes comme les défaites, la révolution pourra alors entreprendre en pleine sécurité l'oeuvre immense de réorganisation de la production qu'elle aura devant soi. Mais ce pacte, elle devra le conclure, si elle veut vivre.

Et dans son oeuvre nouvelle, qui devra être une oeuvre constructive, les masses populaires devront compter surtout sur leurs propres forces, sur leur initiative et leur génie organisateur, sur leur capacité d'ouvrir des voies nouvelles, parce que toute l'éducation de la bourgeoisie s'est faite dans une voie absolument opposée.

Le problème est immense. Mais ce n'est pas en cherchant à l'amoindrir d'avance que le peuple trouvera les forces nécessaires pour le résoudre. C'est au contraire en le concevant dans toute sa grandeur, c'est en puisant son inspiration dans les difficultés mêmes de la situation, qu'il trouvera le génie nécessaire pour vaincre.

Tous les progrès réellement grands de l'humanité, toutes les actions réellement grandes des peuples, se sont faites de cette façon et c'est dans la conception de toute la grandeur de sa tâche que la révolution puisera ses forces.

Ne faut-il donc pas que le révolutionnaire ait pleine conscience de la tâche qui lui incombe ? qu'il ne ferme pas les yeux sur les difficultés ? qu'il sache les regarder en face ?

C'est en faisant une conjuration contre tous les maîtres — une conjuration pour garantir à tous la liberté et à tous un certain bien-être — que les citadins révoltés débutèrent au douzième siècle. C'est aussi par une conjuration pour garantir à tous le pain et la liberté que devra débuter la révolution sociale. Que tous, sans aucune exception, sachent que quoiqu'il arrive à la révolution, sa première pensée sera toujours donnée à pourvoir le pain, le gîte, le vêtement aux habitants de la cité ou du territoire, — et dans ce seul fait de solidarité genérale, la révolution trouvera des forces qui ont manqué aux révolutions précédentes.

Mais pour cela, il faut renoncer aux errements de l'ancienne économie politique bourgeoise. Il faut se défaire pour toujours du salariat sous toutes ses formes possibles, et envisager la société comme un grand tout, organisé pour produire la plus grande somme possible de bien-être, avec la moindre perte de forces humaines. Il faut s'habituer à considérer la rémunération personnelle des services comme une impossibilité, comme une tentative échouée du passé, comme un encombrement pour l'avenir, si elle continuait d'exister.

Et il faut se défaire, non seulement en principe, mais jusque dans les moindres applications, du principe d'autorité, de la concentration des fonctions qui fait l'essence de la société actuelle.

Tel étant le problème, il serait bien triste si les travailleurs révolutionnaires s'illusionnaient sur sa simplicité, ou s'ils ne cherchaient déjà à se rendre compte sur la façon dont ils entendent le résoudre.

IV

La bourgeoisie est une force, non seulement parce qu'elle possède la richesse, mais surtout parce qu'clle a mis a profit le loisir que lui donnait la richesse pour s'instruire dans l'art de gouverner et pour élaborer une science qui sert à justifier la domination. Elle sait ce qu'elle veut, elle sait ce qu'il faut pour que son idéal de société se maintienne ; et tant que le travailleur ne saura pas, lui aussi, ce qu'il lui faut, et comment y arriver, il devra rester l'esclave de celui qui sait.

Il serait certainement absurde de vouloir élaborer, dans l'imagination, une société telle qu'elle devra sortir de la révolution. Ce serait du bysantinisme que de se quereller d'avance sur les moyens de pourvoir à tel besoin de la société future, ou sur la façon d'organiser tel détail de la vie publique. Les romans que nous faisons sur l'avenir ne sont destinés qu'à préciser nos aspirations, à démontrer la possibilité d'une société sans maître, à voir si l'idéal peut être appliqué, sans se heurter à des obstacles insurmontables. Le roman reste roman. Mais il y a toujours certaines grandes lignes, sur lesquelles il faut tomber d'accord pour construire quoi que ce soit.

Les bourgeois de 1789 savaient parfaitement qu'il serait oiseux de discuter les détails du gouvernement parlementaire qu'ils rêvaient ; mais ils étaient d'accord sur deux points essentiels : ils voulaient un gouvernement fort, et ce gouvernement devait être représentatif. Plus que cela : il devait être centralisé, ayant pour organes dans les provinces une hiérarchie de fonctionnaires, ainsi que toute une série de petits gouvernements dans les municipalités élues. Mais aussi, il devait être constitué de deux branches séparées : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ce qu'ils appelaient « la justice » devait être indépendant du pouvoir exécutif, et aussi, jusqu'à un certain degré, du pouvoir législatif.

Sur deux points essentiels de la question économique ils étaient d'accord. Dans leur idéal de société la propriété privée devait être mise hors de discussion, et la soi-disant « liberté du contrat » devait être proclamée comme principe fondamental de l'organisation. Ce qui plus est, les meilleurs d'entre eux croyaient, en effet, que ce principe allait réellement régénérer la société et devenir une source d'enrichissement pour tous.

D'autant plus accommodants sur les détails qu'ils étaient fermes sur ces points essentiels, ils purent, en un an ou deux, totalement réorganiser la France selon leur idéal et lui donner un code civil (usurpé plus tard par Napoléon), — code qui fut copié plus tard par les bourgeoisies européennes, dès qu'elles arrivaient au pouvoir.

Ils travaillaient à cela avec un ensemble merveilleux. Et si, plus tard, des luttes terribles surgirent dans la Convention, ce fut parce que le peuple, se voyant trompé dans ses espérances, vint avec de nouvelles réclamations, que ses meneurs ne comprirent même pas, ou que quelques-uns d'entre eux cherchèrent vainement à concilier avec la révolution bourgeoise.

Les bourgeois savaient ce qu'ils voulaient ; ils y avaient pensé dès longtemps. Pendant de longues années, ils avaient nourri un idéal de gouvernement ; et quand le peuple se souleva, ils le firent travailler à la réalisation de leur idéal, en lui faisant quelques concessions secondaires sur certains points, tels que l'abolition des droits féodaux ou l'égalité devant la loi. ( 1)

Sans s'embrouiller dans les détails, les bourgeois avaient établi, bien avant la révolution, les grandes lignes de l'avenir. Pouvons-nous en dire autant des travailleurs ?

Malheureusement non. Dans tout le socialisme moderne et surtout dans sa fraction modérée, nous voyons une tendance prononcée à ne pas approfondir les principes de la société que l'on voudrait faire triompher par la révolution. Cela se comprend. Pour les modérés, parler révolution c'est déjà se compromettre, et ils. entrevoient que s'ils traçaient devant les travailleurs un simple plan de réformes, ils perdraient leurs plus ardents partisans. Aussi préfèrent-ils traiter avec mépris ceux qui parlent de société future ou cherchent à préciser l'oeuvre de la révolution. « On verra plus tard, on choisira les meilleurs hommes, et ceux-ci feront tout pour le mieux ! » Voilà leur réponse.

Et quant aux anarchistes, la crainte de se voir divisés sur des questions de société future et de paralyser l'élan révolutionnaire, opère dans le même sens ; on préfère généralement, entre travailleurs, renvoyer à plus tard les discussions, que l'on nomme (à tort, bien entendu), théoriques, et l'on oublie que peut-être dans quelques années on sera appelé à donner son avis sur toutes les questions de l'organisation de la société, depuis le fonctionnement des fours à pain jusqu'à celui des écoles ou de la défense du territoire, — et que l'on n'aura même pas devant soi les modèles de la révolution anglaise, dont s'inspiraient les Girondins au siècle passé.

On est trop porté, dans les milieux révolutionnaires, à considérer la révolution comme une grande fête, pendant laquelle tout s'arrangera de soi-même pour le mieux. Mais, en réalité, le jour où les anciennes institutions auront croulé, le jour où toute cette immense machine — qui, tant bien que mal, supplée, aux besoins quotidiens du grand nombre, — cessera de fonctionner, il faudra bien que le peuple lui-même se charge de réorganiser la machine détraquée.

Rien qu'à faire des décrets, copiés sur les vieux clichés républicains, connus par coeur de longue date, les Lamartine et les Ledru-Rollin passaient des vingt-quatre heures à travailler de la plume. Mais que disaient ces décrets? — Ils ne faisaient que répéter les phrases sonores que l'on avait débitées depuis des années dans les réunions et les clubs républicains, et ces décrets ne touchaient rien de ce qui fait l'essence même de la vie quotidienne de la nation. Puisque le gouvernement provisoire de 1848 ne touchait ni à la propriété, ni au salaire, ni à l'exploitation, il pouvait bien se borner à des phrases plus ou moins ronflantes, à donner des ordres, à faire, en un mot, ce que l'on fait chaque jour dans les bureaux de l'Etat. Il n'avait que la phraséologie à changer.

Et cependant, rien que ce travail absorbait déjà toutes les forces des nouveaux venus. Pour nous, révolutionnaires, qui comprenons que le peuple doit manger et nourrir ses enfants avant tout, la tâche sera autrement difficile. — Y a-t-il assez de farines ? Viendront-elles jusqu'aux fours des boulangers ? Et comment faire pour que les apports de viande et de légumes ne cessent pas ? Chacun a-t-il un logis ? Le vêtement ne manque-t-il pas ? et ainsi de suite. Voilà ce qui nous préoccupera.

Mais tout cela demandera un travail immense, féroce, — c'est le mot — de la part de ceux qui auront à coeur le succès de la révolution, — « D'autres ont eu la fièvre pendant huit jours, six semaines » disait un ancien conventionnel dans ses mémoires, — « nous l'avons eue pendant quatre ans sans interruption ». Et c'est miné de cette fièvre, au milieu de toutes les hostilités et de tous les déboires — car il y en aura aussi — que le révolutionnaire devra travailler.

Il devra agir. Mais comment agir s'il ne sait, dès longtemps quelle idée le guidera, quelles sont les grandes lignes de l'organisation qui, selon lui, répond aux besoins du peuple, à ses désirs vagues, à sa volonté indécise ?

Et on ose encore dire que de tout cela nul besoin, que tout s'arrangera de soi-même ! Plus intelligents que ça, les bourgeois étudient déjà les moyens de mater la révolution, de l'escamoter, de la lancer dans une voie où elle devra échouer. Ils étudient, non seulement les moyens d'écraser par les armes le soulèvement populaire, dans les campagnes (au moyen de petits trains blindés, de mitrailleuses), aussi bien dans les villes (ici, les états-majors ont étudié les détails en perfection) ; mais ils étudient aussi les moyens pour mater la révolution en lui faisant des concessions imaginaires, en les lançant dans des voies où la révolution est sûre de s'embourber dans la fange de l'intérêt personnel et des luttes mesquines individuelles.

Oui, la révolution sera une fête, si elle travaille à l'affranchissement de tous ; mais pour que cet affranchissement s'accomplisse, le révolutionnaire devra déployer une audace de pensée, une énergie d'action, une sûreté de jugement, et une âpreté au travail dont le peuple a rarement fait preuve dans les révolutions précédentes, mais dont les précurseurs commencèrent déjà à se dessiner dans les derniers jours de la Commune de Paris et dans les premiers jours des grèves de ces dernières vingt années.


V

— « Mais où prendrons-nous cette audace de pensée et cette énergie au travail d'organisation, quand le peuple ne l'a pas ? N'admettez-vous pas vous-mêmes — nous dira-t-on — que si la force d'attaque ne manque pas au peuple, l'audace de la pensée et l'âpreté à la reconstruction lui ont trop souvent fait défaut ? ».

Nous l'admettons parfaitement Mais nous n'oublions pas non plus la part qui revient aux hommes d'initiative dans les mouvements populaires. Et c'est de cette initiative que nous allons dire maintenant un mot pour terminer notre étude.

L'initiative, la libre initiative de chacun, et la possibilité pour chacun de faire valoir cette force lors des soulèvements populaires, voilà ce qui a toujours fait la puissance irrésistible des révolutions. Les historiens en parlent peu ou point. Mais c'est sur cette force que nous comptons pour entreprendre et accomplir l'oeuvre immense de la révolution sociale.

Si les révolutions du passé ont fait quelque chose, c'est exclusivement grâce aux hommes et femmes d'initiative, aux inconnus qui surgissaient dans les foules et ne craignaient pas d'accepter, vis-à-vis de leurs frères et de l'avenir, la responsabilité d'actes, considérés d'une audace insensée par les timides.

La grande masse se décide difficilement à entreprendre quelque chose qui n'ait pas eu un précédent dans le passé. On peut s'en convaincre tous les jours. Si la routine nous enveloppe de ses moisissures à chaque pas, c'est qu'il manque d'hommes d'initiative pour rompre avec les traditions du passé et se lancer hardiement dans l'inconnu. Mais si une idée germe dans les cerveaux, vague encore, confuse, incapable de se traduire dans les faits, et que des hommes d'initiative surviennent et se mettent à l'oeuvre, ils sont immédiatement suivis, — pourvu que leur oeuvre réponde aux vagues aspirations. Et lors même que, rompus de fatigue, ils se retirent, le travail commencé sera continué par des milliers de continuateurs, dont on n'osait même pas supposer l'existence. C'est l'histoire de toute la vie de l'humanité, — histoire que chacun peut constater de ses propres yeux, par sa propre expérience. Il n'y a que ceux qui ont voulu marcher à l'encontre des voeux et des besoins de l'humanité, qui se sont vus maudits et abandonnés par leurs contemporains.

Malheureusement, les hommes d'initiative sont rares dans la vie de tous les jours. Mais ils surgissent aux époques révolutionnaires, et ce sont eux, à proprement dire, qui font les oeuvres durables des révolutions.

Ceux-là font notre espoir et notre confiance dans la prochaine révolution. Qu'ils aient seulement la conception juste et, partant, large de l'avenir, qu'ils aient l'audace de la pensée et ne s'acharnent pas à faire revivre un passé condamné à mourir ; qu'un idéal sublime les inspire, — et ils seront suivis. Jamais, à aucune époque de son existence, l'humanité n'a tellement senti le besoin d'une grande inspiration qu'à ce moment où nous vivons, après avoir traversé un siècle de pourriture bourgeoise.

Mais pour qu'ils surgissent, il faut l'oeuvre préparatoire. Il faut que les idées nouvelles, — celles qui marqueront un nouveau point de départ dans l'histoire de la civilisation, soient ébauchées avant la révolution ; qu'elles soient fortement répandues dans les masses, afin qu'elles puissent y être soumises à la critique des esprits pratiques et, jusqu'à un certain point, à la vérification expérimentale. Il faut que les idées qui germent avant la révolution soient assez répandues pour qu'un certain nombre d'esprits s'y sentent accoutumés. Il faut que ces mots : « anarchie », « abolissement de l'Etat », « libre entente des groupements ouvriers et des communes », « la commune communiste » deviennent familiers — assez familiers pour que les minorités intelligentes cherchent à les approfondir.

Alors, les Chalier, les Jacques Roux, les Dolivier de la prochaine révolution seront compris par les masses qui, une fois la première surprise passée, apercevront dans ces mots l'expression de leurs propres aspirations.

— Mais l'envie des opprimés eux-mêmes ? N'a-t-on pas souvent remarqué et avec raison, que l'envie fait l'écueil des démocraties ? Que si le travailleur subit avec trop de patience l'arrogance du maître en paletot, il regarde d'un oeil envieux jusqu'à l'infIuence personnelle du camarade d'atelier. — Ne nions pas le fait ; ne nous retranchons même pas derrière l'argument, très juste d'ailleurs, que l'envie naît toujours de la conscience que le camarade, une fois l'influence acquise, l'employera à trahir ses camarades d'hier, et que le seul moyen de paralyser l'envie, comme la trahison, serait d'ôter au camarade, comme au bourgeois, la possibilité d'accroître son autorité, de devenir un maître.

Tout cela est juste ; mais il y a plus. Nous tous, avec notre éducation autoritaire, quand nous voyons une influence surgir, nous ne pensons la réduire qu'en l'annihilant ; et nous oublions qu'il y a un autre moyen, infiniment plus efficace, de paralyser les influences, déjà nuisibles, ou celles qui tendent à le devenir. C'est celui de faire mieux à côté.

Dans une société servile, ce moyen est impossible et, enfants d'une société servile, nous n'y pensons même pas. Un roi devenu insupportable, — quel moyen avons-nous de nous en débarrasser, si ce n'est de le tuer ? Un ministre nous gêne-t-il, que faire, sinon chercher un candidat pour le remplacer ? Et quand un « élu du peuple » nous dégoûte, nous en cherchons un autre pour lui faire concurrence. Cela se passe ainsi. Mais, est-ce bien raisonnable ?

Que pouvaient faire, en effet, les Conventionnels en présence d'un roi qui leur disputait le pouvoir, si ce n'était le guillotiner ? et que pouvaient faire les représentants de la Montagne en présence d'autres représentants, investis des mêmes pouvoirs — les Girondins, — si ce n'était de les envoyer à leur tour au bourreau ? Eh bien, cette situation du passé reste en nous jusqu'à présent, tandis que le seul moyen vraiment efficace de paralyser une initiative nuisible est de prendre soi-même l'initiative de l'action dans une meilleure direction.

Aussi, quand nous entendons les révolutionnaires se pâmer d'aise à l'idée de poignarder ou de fusiller les gouvernants qui pourraient s'imposer pendant la révolution, nous sommes saisis d'épouvante en pensant que les forces des vrais révolutionnaires pourraient s'épuiser en luttes qui ne seraient, au fond, que des luttes pour ou contre les individus qui se donneraient du galon.

Leur faire la guerre, c'est déjà reconnaître la nécessité d'avoir d'autres hommes couverts du même galon. En 1871, on voit déjà, à Paris, un vague pressentiment d'une meilleure manière d'agir. Les révolutionnaires du peuple semblaient comprendre que le « Conseil de la Commune » devait être considéré comme un simple décor, comme un tribut payé aux traditions du passé ; que le peuple, non seulement, ne devait pas désarmer, mais qu'il devait maintenir, à côté du Conseil, son organisation intime, ses groupes fédérés, et que de ces groupes, non de l'Hôtel de Ville, devaient sortir les mesures nécessaires pour le triomphe de la révolution. Malheureusement, une certaine modestie des révolutionnaires populaires, appuyée, aussi par les préjugés autoritaires, encore très enracinés à cette époque, empêchèrent ces groupes fédérés d'ignorer totalement le Conseil et d'agir, comme s'il n'eût-pas existé du tout, pour ouvrir une nouvelle ère de construction sociale.

Nous n'éviterons pas le retour de ces tentatives de gouvernement révolutionnaire lors de la prochaine révolution. Mais, sachons, du moins, que le moyen le plus efficace d'annuler son autorité ne sera pas celui de comploter des coups d'Etat, qui ne feraient que ramener le pouvoir sous une autre forme aboutissant à la dictature. Le seul moyen efficace sera de constituer dans le peuple même une force, puissante par son action et les faits révolutionnaires constructifs qu'elle aura accomplis, ignorant le pouvoir quel que soit son nom, et grandissant toujours par son initiative révolutionnaire, son élan révolutionnaire, et son oeuvre de démolition et de réorganisation. Pendant la Grande Révolution de 1789-1794 ce furent les sections de Paris et d'autres grandes villes et des municipalités révolutionnaires dans les petites villes qui dépassant la Convention et les organes provinciaux du gouvernement révolutionnaire, se mirent à ébaucher des tentatives de reconstruction économique et de libre entente de la Société. C'est ce que nous démontrent, aujourd'hui, les documents, déjà publiés, concernant l'activité de ces organes trop méconnus de la révolution.

Un peuple qui aura su organiser lui-même la consommation des richesses et leur reproduction dans l'intérêt de toute la société, ne pourra plus être gouverné. Un peuple qui sera lui-même, la force armée du pays, et qui aura su donner aux citoyens armés la cohésion et l'unité d'action nécessaires, ne sera plus commandé. Un peuple qui aura lui-même organisé ses chemins de fer, sa marine, ses écoles, ne pourra plus être administré. Et enfin, un peuple qui aura su organiser ses arbitres pour juger les petites disputes, et dont chaque individu se considérera comme un devoir d'empêcher que le gredin n'abuse du faible, sans attendre l'intervention providentielle, du sergent de ville, n'aura besoin ni d'argousins, ni de juges, ni de geôliers.

Dans les révolutions du passé, le peuple se chargeait de l’œuvre de démolition ; quant à celle de réorganisation, il la laissait aux bourgeois. — « Mieux versée que nous dans l'art de gouverner, venez, seigneurs ; organisez-nous, ordonnez-nous le travail, pour que nous ne mourrions pas de faim ; empêchez-nous de nous entre-dévorer, punissez et pardonnez selon les lois que vous aurez faites pour nous, pauvres d'esprit ! » - Et l'on sait comment ils profitaient de l'invitation.

Eh bien, la tâche qui s'impose au peuple lors du prochain soulèvement, sera de s'emparer précisément de cette fonction qu'il a abandonnée jadis aux bourgeois. Elle sera de créer, — d'organiser, en même temps que de détruire.

Pour accomplir cette tâche, la révolution populaire aura besoin de toute la puissance d'initiative de tous les hommes de cœur, de toute l'audace de leur pensée, affranchie des cauchemars du passé, de toute leur énergie. Elle devra aussi se garder de paralyser l'initiative des plus résolus : elle devra simplement redoubler d'initiative, si celle des autres vient à manquer, si elle s'émousse, ou si elle prend une fausse direction. L'audace de la pensée, une conception nette et large de tout ce que l'on veut, la force constructive surgissant du peuple lui-même à mesure que la négation de l'autorité se fait jour ; et enfin, l'initiative de tous dans l’œuvre de reconstruction, — voilà ce qui donnera à la révolution la puissance qu'elle doit posséder pour vaincre.

C'est précisément ces forces que la propagande active de l'Anarchie, aussi bien que la philosophie même de l'Anarchie, tendent à développer. A la discipline, — cette ancre de salut des autoritaires, — ils opposent la conception large et grande de la révolution qui, seule, peut donner l'inspiration nécessaire. Et, à ceux qui aimeraient voir le peuple se borner à un rôle de meute lancée contre les gouvernants du jour, mais toujours retenue à temps par le fouet, nous disons : « La part du peuple dans la révolution doit être positive, en même temps que destructive. Car lui seul peut réussir à réorganiser la société sur des bases d'égalité et de liberté pour tous. Remettre ce soin à d'autres, serait trahir la cause même de la révolution. »

Kropotkine


(1) Voyez la Grande Révolution. Paris (Stock éditeur.) 1908.


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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede Pïérô » 13 Nov 2017, 11:25

Kropotkine Lettre sur le nationalisme, le mouvement ouvrier et les anarchistes

Cette lettre de Kropotkine est publiée pour la première fois et bien qu’elle ait été écrite il y a longtemps, elle présente un grand intérêt pour l’époque actuelle. Les événements suivante servent de cadre à cette lettre : lors de la guerre russo-turque il y eut une campagne dans les milieux étudiants de Paris pour l’indépendance de 1’île de Crète par rapport à la Turquie. Le groupe des « Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes » (groupe à tendance anarchiste) fut contacté par un groupe d’étudiants antisémites pour mener une action commune sur ce plan. Le groupe des « Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes » refusa. Il surgit à ce propos une polémique entre le groupe et la rédaction de la revue anarchiste Les Temps Nouveaux. Le groupe s’adressa à Kropotkine pour lui demander de donner son avis sur cette question en discussion, et, en même temps, sur quelques autres. La réponse fut cette lettre adressée à l’étudiante Maria Isidine Goldsmit, membre russe de ce groupe .
(présentation de Maria Isidine Goldsmit, dans P.A. Kropotkin i ero utchenie, Chicago, l931, p.239-249 une partie de cette lettre fut traduite dans Occitania Libertaria, N°3, mars 1972, par Balkanski)

Kropotkine et le nationalisme

11 V 1897 Chère camarade,
Veuillez m’excuser d’avoir passé si longtemps sans répondre à votre lettre intéressante au plus haut point. J’étais encore malade au point que j’ai été obligé d’abandonner un travail très urgent et d’aller me soigner en ville. Je me suis remis tant bien que mal, mais pas complètement.

Je vais écrire maintenant à un camarade à Genève, et aussi sur les affaires de Paris. Je vois que Grave et Girard ont déclaré dans Les Temps Nouveaux qu’ils n’ont que des sentiments amicaux envers votre cercle, -ce à quoi je m’attendais- et rien de plus. Il est habituel entre nous d’avoir des polémiques dans des revues. Je veux dire que lorsque j’ai lu l’article signé « Kroujok », j’ai tout de suite pensé « ce n’est pas à dire comme ça », et j’ai regretté que dans les polémiques les gens ne s’en prennent jamais à l’essentiel mais au contraire. C’est ainsi, malheureusement, qu’est la nature humaine. Si vous aviez envoyé, entièrement, votre lettre où tout est si -parfaitement exposé -tous les trois Tcherkessof, ma femme Sonia et moi, après la lecture, l’avons reconnu unanimement-, la polémique aurait été aussitôt orientée dans la direction actuelle.

(Je viens de relire la lettre de « Kroujok ». Evidemment, elle a été écrite avec colère, sur un ton trop provocateur, trop personnel, qui ne traite pas l’essentiel.) Bon, tout cela n’est pas grave, c’est le passé. Je passe à l’essentiel, c’est-à-dire votre lettre et votre très bonne manière de poser le problème, par rapport au futur.

Pour ce qui est de la question de la Crète, il me semble que votre position ait parfaitement juste. En effet Malatesta approuve toutes les actions de ce genre, mais même [son périodique] L’Agitazione a été obligé de verser une douche froide sur la tête de ceux partaient comme volontaires Il serait trop long d’écrire sur ce sujet, trop long à cause de la masse d’intrigues politiques, de complications. Mais tout cela ne concerne qu’un cas donné, celui de la Crète, mais non la question nationale dans son ensemble.

Dans la formulation de votre refus les points 1 et 3 sont parfaits : vous ne voulez pas avoir à faire à des antisémites et autres canailles, vous ne désirez pas vous adresser au gouvernement (bien sûr ! Il ne manquerait plus que ça ! !). Mais pour le point 2 « vous ne considérez pas utile de vous unir aux manifestations à caractère purement nationaliste », c’est plus discutable, du moins sous cette forme.

Il me semble que « le caractère purement nationaliste » des mouvements nationaux n’existe pas. Partout, il y a une base économique, ou une base pour la liberté et le respect de l’individu. La base économique existait dans les mouvements nationaux de la Serbie et de la Bulgarie. Ce qui s’est passé c’est que après la guerre, les Turcs (c’est-à-dire pas seulement les Turcs, mais les membres du gouvernement turcs et les aristocrates fonctionnaires, les Bulgares pro-turcs, les Grecs, etc.) étaient de grands propriétaires terriens appliquant le servage. Le servage a existé en Bulgarie jusqu’à la guerre de 1878. Lavellye , qui était paraît-il là-bas, l’explique très bien. Le gouvernement bulgare prit sur lui l’obligation de payer une indemnisation aux grands propriétaires turcs pour abolir le servage. Ce fut là la cause des intrigues russes en Bulgarie : « Voyez ce que font vos princes, vous avez conquis votre liberté dans le combat, et eux vous obligent à payer les indemnisations. »

Même situation me semble-t-il en Crète où les paysans sont grecs, mais les habitants des villes sont turcs, et où, en particulier, le sultan lui-même (selon le droit féodal) est le plus grand propriétaire et représentant -je crois- du servage.

Notre tâche devrait être de poser la question de l’économie. je pense même, après bien des réflexions sur ce problème, que l’échec de tous les mouvements nationaux (polonais, finlandais, irlandais, etc., même je pense, géorgien, encore que Tcherkessov s’y oppose, mais « mollement » tient dans ce travers de tous les mouvements nationaux, à savoir que la question de l’économie -toujours agraire- est laissé de côté. En Finlande, le gouvernement russe s’appuie sur le mouvement finlandais contre les grands propriétaires suédois, Chamyla, la Russie étant vaincue, a commencé à abolir le servage et l’esclavage auxquels les mollahs et compagnie tenaient (Tcherkessov a très bien expliqué cela). En Irlande le plus grand mal vient de ce que les chefs sont aussi propriétaires terriens, comme les Anglais (entre autre Parnell) et, enfin, du pouvoir du catholicisme et des curés.

En un mot, il me semble que dans mouvement nationaliste, nous avons un énorme travail à faire en posant le problème sur un plan économique et en menant une campagne contre le servage, tout en combattant le nationalisme étranger.

En outre il y a bien d’autres aspects. Je hais le gouvernement russe en Pologne pas seulement parce qu’il soutient l’inégalité économique (comme pour les nobles polonais libéraux qui furent écrasés pendant l’insurrection de 1863) ; mais parce qu’il étouffe l’individu (la langue polonaise, les chants polonais, etc.), et je hais tout individu qui opprime. Ils se passe la même chose en Irlande où certains de mes amis ont été mis en arrestation préventive pour avoir chanté « Green krin » et avoir porté des foulards verts.
Dans les pays au pouvoir des Turcs, la situation est pire encore. Évidemment les travailleurs souffrent partout ; bien sûr ils sont décimés par les maladies infantiles dans les usines ; assurément tout cela est horrible là-bas. Mais la différence se trouve dans cette oppression et les mères violées et l’assassinat des enfants à coups de sabre. Que demain dix travailleuses souffrent à Paris, le sort des Arméniens, que deux enfants soient tués par les propriétaires des usines et Paris se soulèvera et balaiera les usines de la face de la terre.

Là où les gens ne se sont pas insurgés contre l’exploitation d’un individu, l’exploitation par l’économie, le gouvernement et même la religion, et plus encore la nation, nous devons être avec eux. « ce ne sont pas des insurgés » remarquez-le. C’est pourquoi toutes mes sympathies vont aux Noirs d’Amérique, aux Arméniens en Turquie, aux Finnois et aux Polonais en Russie, etc.

Remarquez encore, ma chère camarade, que tous ces mouvements vont de paire. Vous n’avez pas vécu les années 1859-1860. Mais je peux vous assurer que les courageuses campagnes de Garibaldi ont plus fait pour l’épanouissement de l’esprit libéral, radical de la révolte et du socialisme dans toute l’Europe, que toute autre chose.

Les paysans russes attendaient Garibaldi. « Il n’y aura pas de liberté tant que Garibaldi ne viendra pas »,ai-je entendu moi-même. Et vous savez que s’il n’y avait pas eu en Russie de paysans révoltés, il n’y aurait pas de liberté. Et les pages passées mériteraient d’être décrites.

Dans l’affaire crétoise, il ne faut rien faire. (Le mouvement s’est formé d’en haut, par l’État et de plus la question a été compliquée par les capitaux anglais ou les activités insurrectionnelles des paysans.) Mais ne vous écartez pas des mouvements nationaux. Le moment n’est pas encore mûr, mais c’est à nous d’y perdre part.
Encore une chose -tant que la question national n’est pas résolue- toutes les forces du pays sont engagées par elle. Ou bien toutes les activités dépendant du problème national, comme par exemple en Serbie, et en Irlande.

Dans les questions nationales, comme en toute chose, nous devons jouer notre rôle. Vous savez qu’il s’est formé un parti dans le mouvement irlandais (avec un de mes grands amis et un camarade à lui Davitt), qui a présenté, outre la prise des terres, le programme social et plus exactement celui des travailleurs. Vous connaissez le mouvement de Tom Mann pour les « docklabourers ». Mais savez-vous qu’il a été lancé par des Irlandais de Glasgow ? C’était le plan de quelques Irlandais, trop peu, de paralyser tout le commerce de l’Angleterre par une grande grève des docks. Pour cela, des délégués furent envoyée aux groupes de nationalistes irlandais en Amérique. Tom Mann continue mais je connais bien l’origine irlandaise de ce mouvement.
Voilà comment nous devons présenter, me semble-t-il dans chaque mouvement nationaliste les questions du peuple en même temps que les nationalistes. Mais pour cela nous devons être dans tous les mouvements nationaux. En deux mots, nos relations devraient être ainsi : « Vous voulez secouer le joug des Russes, des Turcs, des Anglais ? Excellent ! Mettez-vous à 1’œuvre ! Présentez la question du peuple, alors vous résoudrez le problème national. Nous aussi nous haïssons vos oppresseurs, mais nous voyons plus profondément et nous regardons le peuple opprimé. Nous ne nous mêlerons pas à vous et nous ne nous éloignerons pas de vous, nous poserons la question du peuple. Et parmi vous, les plus honnêtes seront avec nous ! ».

(N’êtes vous pas frappé, cela me vient à l’esprit maintenant par l’analogie avec les rapports avec les politiciens radicaux ? « Vous voulez la liberté politique ? Faites en un problème populaire ! « Voilà certes, notre position en Russie. Nous aussi nous haïssons l’autocratie, mais nous allons plus loin et posons le problème dans son ensemble.)
Voici, ma chère amie, une réponse hâtive à votre première question l’anarchisme doit-il appuyer entièrement le mouvement nationaliste et celui de Crète en particulier ?

La seconde question "sur le sentiment" et la troisième sur la polémique n’ont pas besoin de réponse. Bien sûr on peut polémiquer sans mots injurieux et jamais de façon personnelle, mais les gens ne restent jamais dans ces limites. C’est pourquoi je préfère éviter complètement les polémiques et m’exprimer séparément. Les observations et les répliques ont lieu. Quelle est ma position sur un tel problème ? Dans ce cas, je les opinions non pas de telle personne ou de tel groupe, mais l’orientation générale, et suivant l’exemple du cher Darwin, je m’efforce de renforcer le courant que je me propose de critiquer, par différents arguments qu’on peut mettre ou ne pas citer dans certains cas, mais qui peuvent être utilisés. Cet exemple est-il bon, je ne sais pas. Peut-être vaudrait-il mieux polémiquer directement. Mais de toutes façons, il faut le faire sans passion. Et ni Girard ni le Cercle n’ont été calme en ce cas précis. Vous écrivez qu’une « certaine similitude dédaigneuse envers la théorie est très visible » et vous donnez des exemples « Peinard », « pain gratuit », etc. Votre groupe estime nécessaire de s’opposer à ces courants, et moi aussi. Mais tâchons de comprendre cette question très importante et essentielle. Essentielle parce cette tendance est très marquée. Pas plus tard que ces jours ci, j’ai entendu une remarque semblable d’un « théoricien » ! Il faut s’attendre maintenant à ce que des anarchistes votent : Merlino, entre autres. Pourquoi pas ? C’est ce qu’on appelle des gens pratiques.

La question est terrible pour tous sans exception, partis et individus, la question à laquelle chacun de nous doit répondre réellement, afin que telle ou telle autre réponse à cette question définisse définitivement la position éthique et politique des individus et des partis. Des deux réponses extrêmes : « reste au-dehors » et « Mêle toi de tout », aucune ne convient. Les compromis, en général, ne donnent rien, aussi faut-il chercher une autre voie.

On sait à quoi mène le « Mêle toi de tout ». On a l’exemple tout prêt avec les sociaux-démocrates. Dès 1869 Liebknecht a écrit : « Ver parlamentiert, parlamentelt ; verparlamentelt, paktireit (qui va au parlement, devient parlementaire ; qui devient parlementaire, fais des compromis).Sa prédiction s’est réalisée, mais fâcheusement qu’il ne reste rien aujourd’hui de socialiste dans la social-démocratie. Et si les anarchistes cédaient aux paroles enchantées de « Peinard » -écho de nombreux autres membres de cette tendance- dans dix ans il ne resterait rien du parti anarchiste. Il faudrait en créer un autre, et l’idée même serait perdue. Il faudrait la ressusciter.
D’un autre côté, « reste au-dehors » ne convient pas non plus. Celui qui est en-dehors y reste et n’a aucune influence sur le cours de l’histoire. Les autres, pour la plupart des fripouilles, suivent le courant, deviennent des dirigeants pour leur profit ou celui de leur classe. Et après un changement politique, le peuple se retrouverait aussi bafoué et malheureux que toujours.
Dans l’existence de chaque parti , il y a un moment de traversée du désert. Quant à nous, nous l’avons déjà vécu lorsque nous n’étions que des groupes de trois, cinq, dix membres, pour élaborer la théorie, les bases théoriques et les applications pratiques. Et pour cela, on se tient en-dehors. Il est vrai que chacun doit vivre à son tour cette période pour avoir sa vison personnelle.
Mais voici que l’idée de parti commence à se reprendre, à gagner de plus en plus de larges couches de gens, et il semble qu’elle réponde non pas théoriquement mais par les faits à la question vitale : comment s’y prendre ?
La grande majorité des gens, et donc des partis, font des compromis, et de compromis en compromis, glissent sur la pente de la complète dépersonnalisation. Mais d’où cela provient-il ? Cela vient de ce que leur personnalité n’est pas assez définie ; de ce que, arrivant dans un nouveau milieu, ils ne l’influencent pas ou bien une partie seulement les acceptent ; de ce qu’ils sont peu entreprenants.

Voilà un groupe important de gens, les éditeurs d’une revue ou le noyau d’un parti qui sont fidèles à eux-mêmes, à leurs idéaux. Ils ne se cloîtrent pas dans un monastère mais demeurent dans l’arène publique ils agissent dans le cours de l’histoire, dans la collectivité ou avec d’autres gens. Cette poignée de combattants décidés maintient l’idéal, le principe parmi ceux qui sont prêts à changer d’idéal pour une crécelle, toute chose qui leur permettent de s’exprimer bruyamment. Malheureusement, de tels militants décidés sont en général peu nombreux, trop peu. Les uns s’en vont, les autres se claquemurent et s’enflamment bientôt pour une bagatelle, ou bien ils abandonnent tout.
Je ne doute pas un instant de votre sympathie. Vous n’êtes tentée par aucune de ces fuites. Vous devez donc rester parmi les combattants, les militants décidés.

Voilà le cadre général, prenez les détails. Vous citez les coopérateurs, je prends ce point. Quoi de pire ! Ce sont aujourd’hui des bourgeois. Mais l’idée, qui a donné naissance à ce mouvement, n’était pas bourgeoise. Et actuellement l’idée, qui a inspiré beaucoup de militants parmi eux, n’est pas non plus tout à fait bourgeoise. Il est possible de déclarer : je n’ai rien à faire avec eux : ce sont des bourgeois. Et c’est ce que nous avons fait. Quand nous étions dix-cent personnes, et quand il n’y avait aucun espoir que le milieu des coopérateurs adoptent les idées communistes, et encore moins anarchistes. Mais, par la force de l’esprit du siècle, ces idées sont apparue parmi eux aussi. De plus, l’essence, l’idée de ce mouvement est de fonder des groupes de producteurs et de consommateurs, qui échangent les produits et les fruits de leur travail. Sans cette idée cachée, leur mouvement aurait disparu depuis longtemps. Allez convertir Rothshild au socialisme : inutile ; mais répandez l’idéal communiste parmi les coopérateurs, c’est possible. En effet, s’il se présente une personne décidée, qui pense et vive les principes de l’anarchisme et se lance dans la propagande anarchiste ou communiste parmi les coopérateurs, qu’il y aille. Il faut seulement pour qu’il ne se décourage pas, qu’il sente le soutien d’un groupe amical solide, qui ne fasse pas de compromis, qui ne cache pas son drapeau. Actuellement les coopérateurs anglais sont en bons termes avec moi. Le socialisme étatique leur déplaît. Ils m’ont prié d’écrire dans leur « Annual » un article sur l’agriculture, et je l’ai fait. Ces jours ci, ils m’ont demandé pour le prochain « Annual » un article sur la nationalisation des chemins de fer. Je sais qu’ils ne veulent pas de rationalisations « à la Bismarck et Liebknecht » et à la0 Plekhanov, et je me demande : comment faire pour enlever les chemins de fer des mains des capitalistes et les mettre au service du peuple ? La nationalisation étatique les dégoûte et ils cherchent une voie anarchiste. Et si j’avais su et pensé à cela, et surtout si j’avais au vivre des années avec des cheminots, j’aurais écrit sur ce sujet. J’aurais écrit, et d’autres qui ne peuvent ou ne veulent pas écrire, parce qu’ils ne nous fréquentent pas- pourquoi ne pas les pousser au socialisme, leur faire connaître point de vue anarchiste.

Remarquez que si nous nous refusons à penser à de tels cas, à chercher des formules, à aider ces personnes dans leurs recherches, que se passera-t-il ? En voyant que nous ne les aidons pas, ils accepteront les formules étatiques appropriées, ils adopteront le socialisme étatique, la voie étroite de la social-démocratie et de la politicaillerie. Voyez ce qui c’est passé en 1878 avec les Bulgares, qui se sont jetés dans les bras de la Russie, parce qu’ils ne trouvaient d’aide nulle part. Il en est sorti le royaume de Bulgarie, rajout pitoyable, à cause de l’absence de forces républicaines, socialistes ou anarchistes, qui auraient pu les aider.
Prenez la Russie. Il y a un fort mouvement ouvrier (et « on ne devient pas ouvrier en deux ans » a dit récemment un Anglais qui a vécu quelques années en Russie). Personne ne s’est occupé des ouvriers, si ce n’est les sociaux-démocrates. Et voilà le mouvement ouvrier est dans leurs mains et ils le conduiront vers leurs buts, à la catastrophe. N’est-ce pas ce qui s’est passé également en Europe occidentale ? Tout le mouvement ouvrier est tombé aux mains des politiciens, qui l’étouffent, comme ils l’ont déjà fait pour le Ier mai révolutionnaire. pourquoi ? Parce que nous les anarchistes, nous sommes fort peu nombreux, et ce qui se passe, c’est qu’on s’écarte du mouvement ouvrier même quand les ouvriers ne s’écartent pas de nous- au lieu d’aller à lui. Et même, pendant des grèves, certains trouvent « very anarchistic » de ne pas s’unir aux grévistes, et de continuer à travailler.

Ils tiennent à le pureté des principes, en restant en-dehors, en ne se mêlent d’aucune affaire sociale, ce qui n’est d’aucun mérite et ne donne aucun avantage. Il faut garder les principes en travaillant avec les autres, au milieu des autres. Je note au passage, avec une grande amertume, qu’en pratique il arrive constamment que des gens, partisans acharnés du refus de toute -grève, agitation ouvrière, etc.-, arrivés à la quarantaine, chargent habituellement de façon brusque, subite, dans une direction opposée.

Notre parti entre -maintenant- dans une période critique. Nos sympathisants sont nombreux, et de tous côtés des gens viennent à nous, qui acceptent un point de notre programme . Ce sont des bourgeois influencés par Spencer, des économistes bourgeois des religieux, des tolstoyens, etc. Certains anarchistes veulent tous les repousser, d’autres tous les unir. Ces deux attitudes sont erronées. Il ne faut pas du tout les repousser ou les unir à nous. Il faut créer un groupe de gens décidés, qui feront grève et resteront anarchistes. Ils se joindrons aux Polonais, mais comme je l’ai dit une fois à une réunion de Polonais, la première balle sera pour le dictateur polonais et 1a première corde pour le seigneur et propriétaire foncier polonais. Ils iront dans le mouvement ouvrier pour y apporter nos principes et résister eux politiciens. beaucoup s’en iront et tourneront casaque comme Merlino ou Costa , « Bonne route ! » Nous n’en avons pas besoin. Mieux vaut qu’ils aillent en enfer maintenant, que lorsque le mouvement se développera, dans la rue et que leur départ serait l’équivalant d’une trahison.
Finalement rien de ce qui est humain ne doit être étranger à notre influence. Partout, nous pouvons avoir notre mot à dire, apporter nos idées nouvelles et fructueuses. Nous devons prévoir ce qui va se passer, autour de nous dans des centaines de mouvements. Nous ne pouvons convertir à l’anarchisme tout le monde, et comme nous sommes anarchistes, nous savons que tous ne portent pas le même bonnet. Car tous ces mouvements ont leurs causes et leurs logique. Fais nous avons 1’obligation d’examiner dons tous ces mouvements notre opinion, avec 1a franchise de Bazarov , et, si possible, de les influencer.

Pour nous, il y a une seule limite : nous ne serons jamais dans lei rangs des exploiteurs, des chefs et des dirigeants religieux. Jamais nous ne nous laisseront choisir ou nous deviendrons exploiteurs, gérants, dirigeants. Cela est beaucoup, plus même qu’il ne semble à première vue, et c’est assez. Pour le reste, nous pouvons et nous devons pénétrer. Jamais nous ne mettrons la main à la construction de quelque organisation pyramidale, qu’elle soit économique, gouvernementale ou, pédagogico-religieuse (même révolutionnaire). Jamais nous ne créerons de nos mains un gouvernement de l’homme par l’homme dans le domaine de la production et de la distribution de l’organisation politique, de la direction, de l’organisation révolutionnaire, etc.
Quant au reste, il me semble que nous devons y pénétrer et présenter partout nos critiques et nos propositions. Si quelqu’un cède en route et adopte le point de vue des autres au lieu du nôtre, nous rous passerons de lui, et c’est tout ! Il faut, tout à fait comme le ferait Bazarov, leur dire carrément : « Adieu Costa, adieu Brousse, adieu Barrucand, adieu Merlino ; fais ce que tu veux, nous continuons notre œuvre et le jour de la grande bataille, « nous serons dans deux camps opposés. »

Bien sûr, il y a un danger. Mais un seul : comment pourrait disparaître un tel groupe, qui applique avec abnégation ses principes dans toute leur étendue et qui présente courageusement son drapeau rouge dans les grèves ou les insurrections nationales ? -Et je crois qu’un tel groupe se fera. C’est pourquoi nous, au « Temps Nouveaux », nous n’avons pas fusionné avec le « Peinard »ou « Le Libertaire », car nous considérions indispensable, avant toute autre chose, d’agrandir le cercle des amis et des sympathisants pour fonder ce groupe. Que MP (qui est-ce, au fait ?) ait posé le problème d’être en-dehors c’est bien. Qu’il ait exagéré, que peut-on y faire ? Il faut comprendre cette question. En effet, il ne faut pas laisser tout le mouvement ouvrier à la merci des politiciens, il ne faut pas que ces derniers dirigent toutes les agitations sociales. Il faut que dans chaque mouvement social nous ayons notre mot à dire, et que (si possible) nous montrions par les faits ce dont nous sommes capables.

Et lorsque ce groupe de « militants décidés » existera, rien ne nous menacera, au contraire de ce qui est arrivée, au socialisme qui est actuellement comme ce que j’ai écrit dans « Tous socialistes ». Bismark, Alexandre III, le législateur de 1a journée de 8 heures et le procureur qui reconnaissait que dans deux-cents ans l’anarchie serait réellement désirée, mais qu’en attendant, allez en prison !, pourraient se dire : « Tous Anarchistes ! » C’est véritablement un écueil dangereux. Mais il existe, il n’est pas détruit, et il faut seulement que le vaisseau de l’anarchisme ne sombre pas comme celui de la sociale-démocratie, au point qu’il re reste plus de socialistes.

Encore un mot : chaque mouvement séparément doit, bien sûr, être jugé selon sa valeur. Par exemple, la Crète où, (bien qu’il n’y ait pas eu d’insurrection) dès le début il m’est apparu évident que nous n’avons rien à dire. Ou encore le « boulangisme » où, également dès le début il était claire "que c’était la, dernière carte du boulangisme". Et inutile de dire que nous n’avons à rien à faire dans un mouvement pour 1a dictature. À part ce que j’ai écrit plus haut, je ne vois pas de critère général. Mais il y a mieux que les formules écrites, c’est le sentiment, l’intuition qui se développent dans chaque militant politisé et lui permettent d’apprécier un mouvement et d’en deviner les ressorts secrets.

Mais c’est assez pour aujourd’hui. J’ai reçu vos notes ce matin, et j’avais commencé cette lettre hier soir . Écrivez, je vous prie, si je tarde à vous répondre ; n’hésitez à écrire vos critiques, comme maintenant. En plein travail faut parfois souffler et un petit peu de réflexions fait toujours du bien. Je réponds toujours à vos lettres avec grand plaisir. je finis par une grande poignée de main et un salut cordial. Transmettez mes amitiés à votre mère.

Sincèrement votre P. Kropotkine.

[P.S.] Je vois qu’il y a encore beaucoup à dire en particulier sur l’activité indispensable en milieu ouvrier, du groupe de personnes décidées. Il est possible que ce soit [valable] aussi bien pour un vaste mouvement ouvrier anarchiste que comme seul base pour le groupe en question. Mais cette lettre n’est pas la dernière.


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Re: société anar: une société orienté par les besoins, de Kr

Messagede bipbip » 17 Mar 2018, 15:45

Champs, usines et ateliers
ou l'Industrie combinée avec l'agriculture, et le travail cérébral avec le travail manuel

Pierre Kropotkine

Traduction par Francis Leray .
P.-V. Stock, 1910.

à lire en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Champs%2 ... t_ateliers
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