Stratégies syndicales

Re: Stratégies syndicales

Messagede Pïérô » 28 Aoû 2017, 23:42

Autonomie du mouvement social: reprendre le débat

Par Théo ROUMIER

Le rapport au « politique » n’est pas vraiment une nouveauté pour les mouvements sociaux. Il n’a en fait pas cessé de les traverser. On assiste aujourd’hui à un retour en force des volontés d’hégémonie qui viennent menacer l’autonomie du mouvement social. En mettant à disposition des réflexions anciennes… mais aussi quelques remarques bien actuelles, il s’agit ici de retrouver le fil de ce débat.

Il semblerait donc qu’il faille reprendre le débat sur l’autonomie du mouvement social. Rien n’est jamais acquis (même nos conquis sociaux d’ailleurs). Pour preuve, un récent article sur l’Université d’été des mouvements sociaux invitée par Attac se faisait ainsi l’écho des « tiraillements » traversant cette association quand aux liens à entretenir avec la France insoumise. Un peu avant dans l’été, à la mi-juillet, Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac, invitait justement à « réinterroger la Charte d’Amiens », texte adopté par la CGT de 1906, d’inspiration syndicaliste révolutionnaire et qui affirme à la fois l’indépendance du syndicalisme comme sa volonté d’en finir avec le capitalisme. La proposition consistait en quelque sorte à trouver des « adaptations » à cette indépendance. Ce fut l’occasion d’un premier échange avec deux billets publiés sur Mediapart : « Réinterroger la Charte d’Amiens : et pourquoi pas ? » et « La Charte d’Amiens, bible du syndicalisme du 21ème siècle ? ». Beaucoup de choses y étaient déjà dites et je reproduis plus bas une réponse au billet Pierre Khalfa.

Aujourd’hui, parmi nombre de syndicalistes, on peut observer un agacement au sujet de l’initiative prise par la France insoumise d’une manifestation le 23 septembre (il suffit de voir les réactions de Philippe Martinez à ce sujet) quand la CGT et l’Union syndicale Solidaires appelaient déjà à une journée de grève le 12 septembre. Il ne s’agit pas de chercher à se fâcher « à tout prix » avec les nombreuses et nombreux insoumis.es qui sont partie prenante de la contestation aux politiques macroniennes et patronales. Ce serait bien mal inspiré. Mais il est légitime de rappeler l’exigence d’autonomie du mouvement social… et de la défendre.

Ce n’est pas un débat neuf. Il avait d’abord eu lieu, les arguments affutés de part et d’autre tout en étant respectueux, à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Il s’appuyait sur la publication de deux appels pour l’autonomie du mouvement social, le premier publié dans Libération à l’été 1998, en ligne ici 3, et un second, que les lectrices et lecteurs pourront consulter en PDF en fin de billet, lancé en octobre 1999 et signé notamment par Pierre Bourdieu (ce qui avait occasionné une réponse de Daniel Bensaïd et Philippe Corcuff 3). On trouvera également ci-dessous deux articles de 1998 se répondant (et qui n’étaient pas disponibles en ligne jusqu’ici) : l’un paru dans l’hebdomadaire Rouge, l’autre dans le mensuel Alternative libertaire (remarquons au passage que ces échanges ont eu lieu dans les colonnes de titres de presse d’organisations politiques. On ne peut que regretter qu’alors des revues émanant des gauches syndicales et qui auraient pu accueillir ces discussions, comme 3Résister ou Collectif 3, aient disparu).

Sur le fond, à la lecture de ces contributions, on pourrait tout à fait reprendre les échanges là où ils en étaient restés.

S’il ne s’agit pas, loin de là, d’abandonner l’autonomie « défensive », qui a pour pivot le refus de l’hégémonie du « politique » sur le « social » (et incarnée par qui, quelle force ou quel parti du reste ? il y aurait là un terrible ferment de division), il est évident que la question restée en jachère est celle d’une autonomie « offensive », qui reprendrait justement ce sillon de la « double besogne, quotidienne et d’avenir » tracé par la Charte d’Amiens pour l’adapter aux coordonnées contemporaines. Il faut sans doute regarder de plus près du côté des coopératives autogérées (pensons à nos camarades de Scop-Ti 3) ; s’intéresser aux engagements associatifs et collectifs retissant les solidarités abîmées dans les villes et les quartiers ; redonner toute leur place aux unions locales syndicales dans l’organisation des contestations, sur le terrain même de l’exploitation et des oppressions ; être attentives et attentifs aux nouveaux espaces de l’action syndicale, notamment parmi les travailleuses et travailleurs « ubérisé.es » ; réfléchir aux droits nouveaux que nous voulons arracher, au travail, dans la vie, et les populariser... bref, reconstruire du politique à partir des légitimités sociales qui sont les nôtres et pas celles, institutionnelles, de nos adversaires. Parce qu’en réalité, il ne s’agit pas tant de prendre le pouvoir que d’en construire un autre.

Mais revenons déjà sur l’actualité de la Charte d’Amiens.

... https://blogs.mediapart.fr/theo-roumier ... e-le-debat
Image------------ Demain Le Grand Soir --------- --------- C’est dans la rue qu'çà s'passe --------
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Re: Stratégies syndicales

Messagede bipbip » 11 Fév 2018, 16:50

Syndicats : Se regrouper pour avancer, pas juste pour se réchauffer

Dans la gauche du syndicalisme, plusieurs tentatives d’appel et de regroupements ont essayé de faire bouger les lignes. Faute d’un con­texte porteur, elles n’ont pas décollé, mais ont posé des jalons.

Depuis 2016, beaucoup d’appels à l’unité et à l’action ont été produits, témoignant de l’exaspération de militantes et militants frustrés par l’inaction et de la difficulté à créer les conditions de l’action au niveau nécessaire. Hélas, aucun d’entre eux n’a produit l’effet escompté.

Passons sur les efforts de la Fondation Copernic dont les productions, quelle qu’en soit la qualité, n’ont pas de retentissement réel dans le corps syndical. En 2016, c’est l’appel «  On bloque tout  » qui restera en mémoire, constituant un éphémère et impuissant réseau de syndicats dont l’objet clairement affiché était d’aider à mener le débat sur la nécessité d’une grève nationale interprofessionnelle reconductible.

L’appel «  On bloque tout  » mettait en avant l’importance de mobiliser les collectifs militants dans l’unité la plus large et se refusait à construire un outil fractionnel. Il en reste des relations de confiance ­tissées qui pourront resservir.

En 2017 c’est le collectif Front social qui a occupé ce terrain. Localement, il a permis la construction de quelques regroupements militants mais n’aura pas réussi à démontrer la validité de son discours selon lequel les travailleurs et travailleuses n’attendraient qu’un signal pour se lancer dans une action résolue, jusque-là entravée par l’inertie des directions syndicales.

Le phénomène des «  cortèges de tête  » a lui aussi attiré parfois des militantes et militants syndicaux qui se déses­pèrent des manifestations où dominent voitures, ballons et mojitos. Dans quelques villes, des rapprochements ont été possibles entre les anima­trices et animateurs de ces cortèges et certaines structures syndicales. Au plan national, depuis l’opération «  Chasse aux DRH  », se maintient un réseau de débat et d’action entre syndicalistes et acteurs de l’autonomie. Mais tout cela ne concerne qu’un ­cercle très restreint de militants et de militantes. Nous retiendrons enfin que, surtout en 2016, la mise en place d’AG interprofessionnelles et intersyndicales a permis de construire localement des actions fortes, des solidarités ­utiles.

Si des militants et militantes d’AL se sont engagé.es dans toutes les tentatives de rassemblement pour l’action évoquées précédemment, disons clairement que ces AG locales restent notre boussole stratégique, préfigurant le nécessaire comité de grève local, autogéré, pour le jour de «  la générale  ». Nous parlons bien là d’assemblées générales rassemblant des grévistes et voulant renforcer la grève et l’élargir. Par souci de démocratie sociale et ouvrière, elles doivent reposer sur des assemblées générales tenues dans les entreprises, au plus près des services.

Extrait de la coordination fédérale d’AL (janvier 2018)


https://www.alternativelibertaire.org/? ... rechauffer
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Re: Stratégies syndicales

Messagede bipbip » 15 Fév 2018, 19:15

Syndicalistes révolutionnaires : repartir du terrain

Syndicalistes révolutionnaires : repartir du terrain

Avancée des déserts syndicaux, problème du renouvellement générationnel, absence d’idéal chez nombre de militantes et de militants… Le syndicalisme de lutte est mal en point, et le syndicalisme jaune en profite pour gagner du terrain à force de clientélisme et de collaboration avec le patronat. On ne va pas remédier à cela en un claquement de doigts, mais par un travail de longue haleine, à la base, qui sera payant dans les luttes locales. Et doublement payant en cas de remontée globale de la lutte de classe. En parallèle, il faut faire vivre le projet d’une alternative communiste libertaire à la société actuelle.

La priorité est d’insuffler de la vie dans les unions locales syndicales, au-delà des permanences juridiques et de l’accompagnement des délégué.es des petites entreprises. Il s’agit de coordonner l’activité syndi­cale sur un bassin d’emploi, mais ­aussi de reprendre ce qui faisait la force des premières bour­ses du travail  : les activités de formation syndicale, d’éducation populaire et de soutien aux ­luttes sur l’ensemble du champ social (logement, con­sommation…).

Sur ces sujets et sur bien d’autres, des associations existent et jouent un rôle non négligeable, dont certaines qui se définissent comme «  citoyennes  » et/ou d’«  éducation populaire  ». Le syndicalisme révolutionnaire du XXIe siècle doit trouver la forme et les moyens de les insérer dans la dimension de classe dont il est porteur. Cela, sans remettre en cause leur auto-organisation, leur autonomie de décision et d’action… L’équilibre n’est pas évident mais il est indispensable.

Les acquis du syndicalisme révolutionnaire sont utiles pour répondre aux nouveaux défis posés par les régressions successivement imposées. Démocratie syndicale, démocratie directe, rotation des mandats, démarche unitaire, action directe ne refusant aucune mé­thode pour aboutir au blocage de la production et de la circulation des marchandises : piquets, sabotages, grève du zèle...

Paradoxalement l’effritement du tissu syndical dégage des horizons pour un retour aux sources et ouvre des perspectives enthousiasmantes de reconstruction, partiellement libérées du poids écrasant des vieux appareils politiques traditionnels.

Ce qui va changer au quotidien

La loi impose désormais la parité homme-femme dans la composition des listes pour les élections professionnelles. Il est dommageable que ce soit la loi qui définisse en partie comment les syndiqué.es doivent choisir leurs représentantes et représentants... mais c’est l’occasion pour les femmes de s’imposer dans un monde syndical encore très ­masculin.

L’inversion de la hiérarchie des normes va faire peser sur les délégué.es syndicaux un poids énorme, puisque c’est à elles et eux que les patrons proposeront de signer des accords dérogatoires ; de même pour les élu.es dans les comités sociaux et économiques (CSE), là où ces derniers seront créés. Les structures syndicales auront à être très vigilantes pour aider les DS et les élu.es à résister aux chantages que les patrons ne manqueront pas d’exercer, y compris en manipulant une partie des salarié.es.

La tâche des révolutionnaires s’articule aujourd’hui autour de quelques enjeux prioritaires :

1. Des pratiques ouvrières offensives

En 2017, la pression policière sur les manifestations a été moins violente qu’en 2016. Mais la répression contre les actions syndicales qui débordent du ca­dre reste forte. L’organisation de la solidarité avec les victimes est une chose, mais il y a un enjeu à maintenir des pratiques ouvrières offensives là où les directions syndicales sont tentées par la prudence.

2. Utiliser les outils existants

Défendre les outils syndicaux existants, en tant que moyens de résistance de la classe ouvrière, est nécessaire d’un point de vue pratique, pour limiter la casse sociale, voire gagner sur des revendications. Ça l’est aussi dans le cadre de la guerre sociale qui est menée  : la classe ouvrière doit garder ses capacités d’auto-organisation. Cela ne dispense pas d’une critique du fonctionnement de ces outils. Certes la création du CSE qui fait disparaître DP, CE et CHSCT est une défaite de notre camp mais, objectivement, combien de militantes et de militants passent un temps invraisemblable dans des réu­nions sans intérêt, au sens où elles ne permettent pas de construire la moindre action collective  ?

3. Redonner confiance dans l’action collective

Il est nécessaire de construire des collectifs syndicaux de base partout où c’est possible. Cela renvoie aux débats sur le travail syndical interprofessionnel (pour permettre ces implantations dans de nombreux cas)  ; aux ­pratiques autogestionnaires et démocratiques dans le quotidien (pour contribuer à leur appropriation par la masse des travailleurs et des travailleuses)  ; à la prise en charge des revendications immédiates et aux combats à mener pour les satisfaire (pour redonner confiance dans l’action collective)  ; aux priorités à donner à la formation et à l’information syndicales dont les contenus et les formes doivent être sans cesse repensés afin de correspondre aux besoins (pour favoriser le renouvellement et le renforcement militants, en s’appuyant sur les forces déjà disponibles).

4. Oser en parler avec les syndiqué.es

Il faut réussir à impulser dans les collectifs militants des débats associant le maximum de syndiqué.es sur l’avenir de l’outil commun de classe qu’est le syndicalisme : unité, unification, prise en compte et autonomie des mouvements sociaux, affirmation du rôle politique du syndicalisme, etc. De même, il nous faut mettre en avant et débattre des alternatives qui peuvent se construire face à l’organisation capitaliste du travail. Tout ceci, en prenant soin de partir de situations concrètes, afin de ne pas en faire des discussions entre spécialistes.

5. ne pas se satisfaire de l’action minoritaire

Il faut rester disponibles à toute initiative, sans pour autant considérer que tout ce qui s’agite est positif. Organiser des actions minoritaires n’est évidemment pas interdit ; mais cela peu de­venir contre-productif lorsque ­l’entre-soi militant devient l’alpha et l’oméga et/ou qu’une radicalité mythifiée remplace la construction de vrais rapports de forces favorables à notre classe sociale, capables d’entraîner vers une transformation radicale de la société, une révolution. De même, l’objectif de la grève générale reconductible (inter)na­tionale demeure et nous y travaillons ; mais en faire la seule action valable est clairement contre-productif si cela doit entraîner un échec et du découragement.

6. Une organisation pour le communisme libertaire

Afficher clairement la nécessité de construire une organisation révolutionnaire parmi les travailleurs et les travailleuses, avec pour boussole politique le renversement de la société capitaliste par la grève générale, et l’autogestion de la production. Loin de vouloir sauver le syndicalisme à tout prix, il s’agit d’œuvrer, dans la phase historique actuelle, au maintien des capacités d’organisation collective des travailleurs et des travailleuses, dans une perspective révolutionnaire affirmée à travers les priorités concrètes que nous nous donnons.

Coordination fédérale d’AL, janvier 2018 (extrait)


https://www.alternativelibertaire.org/? ... du-terrain
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Re: Stratégies syndicales

Messagede bipbip » 09 Mar 2018, 01:50

Les luttes d'aujourd'hui ont besoin de la perspective d'un autre demain

Séance de travail ouverte à toutes et tous

Paris samedi 10 mars 2018
à 9h30, Locaux de Solidaires
3e étage, 31 rue de la grange aux belles

Co-organisé par Le réseau (AAAEF), l'Association Autogestion, ATS, l'OMOS, l'Union syndicale Solidaires.

Image

De plus en plus nombreuses sont les voix qui prônent de ne pas se limiter à dire NON.
• Le système capitaliste peut-il encore intégrer des compromis structurels de types fordiens ou keynésiens ?
• Qu'implique d'être dans le « pour » dans la pratique ?
• Suffit-il de prôner la convergence des luttes ? Quand elle se réalise dans l'urgence sur le « contre », elle ne suffit pas à donner des résultats.
• Suffit-il devant chaque situation particulière de proposer une solution en rupture avec l'état des lieux ? dans ce cas, ne continuons-nous pas à produire des mouvements catégoriels et donc émiettés ?
• Ne faut-il pas affronter chaque enjeu immédiat, non pas seulement à partir de l'urgence, mais à partir d'une conception de la société post-capitaliste ? Est-il utopique de penser que développer la perspective d'une autre société peut être une aide pour les luttes d'aujourd'hui ?

Il n'y aura pas d'intervention d'introduction de façon à ce que chacun (e) soit sur un pied d'égalité devant ce qui est pour nous tous un puzzle mental et culturel à construire.

Pour déjeuner sur place, un buffet sera proposé au prix de 12 euros, vin et boissons incluses.

https://solidaires.org/Paris-Les-luttes ... tre-demain
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Re: Stratégies syndicales

Messagede bipbip » 26 Avr 2018, 20:23

Introduction au dossier : Syndicalisme : institution ou mouvement ?

De tous les mouvements sociaux des temps modernes, le syndicalisme est celui qui a favorisé l’organisation du plus grand nombre de personnes et, ne serait-ce que pour cette raison, il figure parmi les mouvements sociaux les plus puissants de notre époque. Pourtant, aucun dossier des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) ne lui avait encore été consacré, bien que le syndicalisme et les luttes ouvrières – d’ici et d’ailleurs – aient fait l’objet de plusieurs textes dans nos pages, à chaque numéro ou presque.

Plus de deux siècles d’histoire

Durant le premier quart du XIXe siècle, au grand dam des riches et des puissants, le mouvement ouvrier émerge en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis, à travers des grèves en cascades et la création des premiers syndicats. La répression, quoique féroce, ne peut venir à bout de ce mouvement naissant, dans des pays marqués par l’essor industriel, l’urbanisation et des avancées politiques significatives. Dès ses balbutiements, le mouvement syndical doit composer avec certaines tensions, notamment entre les ouvriers qualifiés et les non qualifiés ou encore entre sa frange plus combative et une autre plus corporatiste. Cela ne l’empêche toutefois pas de remporter des victoires décisives au terme de plusieurs luttes courageuses menées dans de multiples milieux du monde du travail qui consolident son essor et favorisent son expansion.

Tisserands, ouvrières d’allumettières, charpentiers, fileurs et bobineuses de coton, ouvriers du bâtiment ou des chantiers navals, tailleurs, mineurs des houillères et tant d’autres s’impliquent dans des combats vigoureux pour améliorer leurs salaires, réduire le nombre d’heures de la journée de travail et diminuer la cadence. Parfois, au risque de leur vie, ils arrêtent la production et écrivent dans leurs actions l’histoire du mouvement ouvrier : à Manchester, Liverpool, Lancaster, Lyon, Paris, Rouen, Clermont-Ferrand, Boston, Philadelphie, New York, Pawtucket, Dover…

La révolution industrielle, implacable, étale sans gêne son visage hideux : l’exploitation des enfants, les salaires considérablement moindres pour les femmes que pour les hommes, les conditions de vie et de travail insalubres sont la triste norme. Peu à peu vont surgir des projets visant le remplacement du capitalisme inhumain par une société plus juste, fondée sur l’épanouissement des individus, leur coopération, leur bien-être et leur liberté.

Dès les années 1820, les expériences d’Owen, de St-Simon et de Fourier notamment1, ainsi que les idées sur lesquelles elles se fondent, jouissent d’une notoriété incontestée. La pensée féministe se développe elle aussi durant cette période, de même que les organisations reposant sur l’engagement sociopolitique des femmes. Un premier syndicat regroupant des ouvrières est créé aux États-Unis, la United Tailoresses Society, qui déclenche la première grève de femmes dans ce pays en 1825.

Les spécialistes des sciences humaines et plusieurs intellectuels-les se sont penchés sur l’émergence au XIXe siècle de cette nouvelle classe de travailleurs et de travailleuses, formant ce qu’on appelle le prolétariat, et ont voulu reconstituer les circonstances de cette apparition – sujet qui fait d’ailleurs toujours l’objet de débats entre les chercheurs et les chercheuses. Une interprétation courante veut que cette classe soit le fruit d’un processus de construction active de la part des salariés-e-s, qui progressivement cherchent à s’organiser, prenant conscience qu’ensemble ils et elles forment une seule et même classe.

Cette classe ouvrière n’est pas un produit mécanique de la structure économique propre à la révolution industrielle ; elle n’existe pas spontanément du seul fait des rapports sociaux capitalistes, qui induisent la création de regroupements, de catégories – liées aux métiers par exemple – recouvrant des conditions d’existence bien réelles. La classe ouvrière apparaît plutôt comme le résultat d’une longue (et souvent contradictoire) série de choix des salariés-e-s, choix qui participent d’un travail identitaire, accompli à l’échelle de très vastes groupes d’êtres humains.

Plusieurs auteur-e-s en sciences sociales reconnaissent par exemple le rôle joué dans la formation de la classe ouvrière par les ouvriers qualifiés, qui mettent sur pied les syndicats les plus robustes et les plus combatifs, créant ainsi non seulement un modèle de regroupement et de défense collective des droits dans la sphère économique, mais surtout une base matérielle à partir de laquelle effectuer des percées beaucoup plus larges, autant en termes organisationnels que politiques.

Dans ce processus de formation de la classe ouvrière, aussi bien en Europe de l’Ouest qu’en Amérique du Nord, bien que des manifestations de repli sur des intérêts particuliers existent dès les débuts du syndicalisme, les ouvriers qualifiés ont largement tendance à promouvoir l’organisation des secteurs salariés dans une force très large et, ultimement, très puissante : le syndicalisme de masse.

La classe sociale est pour ainsi dire d’abord un horizon. Cet horizon très ambitieux, qui implique un profond changement social, exige de longues décennies de lutte pour pouvoir être atteint. Durant cette longue marche, les secteurs ouvriers lient, dans leurs combats, des demandes à caractère économique à des ambitions de nature politique. L’éventail de leurs aspirations est donc très large et fait constamment l’objet de débats. Dans ce cadre, l’initiative des acteurs est déterminante : la construction active de la classe ouvrière procède d’un travail patient, presque quotidien, supposant réflexion, sens tactique, déploiement d’un registre discursif et aptitude à la mobilisation.

Plusieurs études sur le syndicalisme du XIXe siècle soulignent l’importance, voire l’intelligence, des choix tactiques et identitaires faits par les ouvriers à cette époque. À travers leurs revendications, leurs slogans et les symboles qu’ils mobilisent, ceux-ci intériorisent l’idée que la masse des salarié-e-s, par-delà les clivages locaux ou régionaux, par-delà le secteur industriel ou économique, partage pour une large part les mêmes intérêts dans sa résistance au capitalisme, à tout le moins suffisamment pour constituer peu à peu une classe.

L’imaginaire politique et les références culturelles contribuent de manière significative à ce processus. Dans le cadre de leurs grèves, de leurs assemblées publiques et de leurs efforts pour faire partager leurs revendications, les salarié-e-s puisent tantôt à l’imaginaire révolutionnaire (français ou américain), tantôt au radicalisme anglais, tantôt encore au registre moral chrétien ; ils choisissent puis combinent ces éléments dans l’espoir de convaincre d’autres secteurs, de conquérir les esprits, puis de gagner leurs luttes.

Déploiement politique

La classe ouvrière, à la fois sujet et force politique, est enfin reconnue comme une réalité sociale incontestable vers la fin du XIXe siècle. Au cœur de ses mobilisations, l’on retrouve une prétention à vouloir changer profondément la société, ce qui implique de prendre le pouvoir. Partout en Occident la lutte pour le suffrage universel devient prioritaire aux yeux du mouvement ouvrier, qui en fait le pivot de son intervention politique pendant de très nombreuses années. Le suffrage universel s’avère être ainsi une des plus grandes conquêtes ouvrières, péniblement arrachée à la bourgeoisie ; cela est chose faite pour les hommes dans quasiment tous les États occidentaux dès la fin de la Première Guerre mondiale. Le mouvement féministe obtiendra l’équivalent pour les femmes dans les décennies suivantes, avec l’appui des éléments les plus progressistes de la société.

La prise du pouvoir politique apparaît comme un puissant levier de transformation des conditions d’existence de la majorité, dans la sphère économique notamment. Cette perspective s’inscrit dans le cadre d’un projet sociopolitique stimulant et généreux, le socialisme, dont l’attrait est si fort qu’il contribue à la puissance de la classe ouvrière et de ses organisations. D’importantes réformes sociales, issues des revendications socialistes, sont souvent adoptées dans les États occidentaux avant même l’élection des partis issus de ce courant.

Les partis ouvriers deviennent si populaires en Europe que la classe qu’ils représentent semble aux portes du pouvoir. Au XXe siècle, une partie de l’intelligentsia voit en ce mouvement de classe l’acteur privilégié, l’élu qui présidera à l’entrée des sociétés dans une ère nouvelle. Le siècle dont nous sortons a été témoin en effet d’expériences nombreuses, variées, de prise du pouvoir par des partis ouvriers. Certains gouvernements en place, inquiets devant la montée en force du mouvement socialiste, réprimeront parfois très violemment ces tentatives (en Allemagne dans les années 1930 ou au Chili dans les années 1970).

Les 60 années suivant la Seconde Guerre mondiale auront été particulièrement propices à la venue de partis issus de la tradition ouvrière à la tête des appareils d’État, en particulier en Europe et en Amérique. Dans l’Occident capitaliste, ces partis ont toutefois souvent opté, une fois au pouvoir, pour une approche réformiste et modérée. La victoire électorale est devenue peu à peu (notamment sous l’influence des médias, des maisons de sondage et des spécialistes de l’image) une espèce de « science », dont les experts et les technocrates se sont hissés dans les états-majors de tous les grands partis, incluant ceux se réclamant du courant socialiste.

Partout où ils gouvernent, ces partis font le choix de composer avec le capitalisme qui se déploie, dans les années 1980, 1990 et 2000, à travers les politiques néolibérales. Ils pilotent des politiques régressives pour satisfaire, dans une large mesure, les intérêts supérieurs des marchés. Partout où ce type de gouvernement est au pouvoir, la résistance est vive et les politiques régressives sont combattues dans la rue, parfois âprement et avec un relatif succès.

Les mouvements sociaux et populaires, comme plusieurs auteur-e-s en sciences sociales, ont eu amplement l’occasion au cours des dernières années de dresser le bilan de la gestion de ces partis réformistes, issus de la social-démocratie. Bien qu’encore capables de rallier, dans quelques pays, des segments significatifs de l’électorat, ils se sont discrédités aux yeux de leur base historique.

Les dernières décennies d’offensive néolibérale ont permis en outre de mettre en lumière, de façon éloquente, un processus de disjonction entre la gestion sociale-démocrate et les dynamiques revendicatives se déployant dans la rue. Travaillistes britanniques, sociaux-démocrates allemands, socialistes français ou espagnols, pour nous en tenir à ces exemples, ont eu à affronter à répétition, et parfois brutalement, la colère des secteurs frappés de plein fouet par leurs politiques favorables aux marchés.

Après un long processus de recomposition électoraliste de leurs assises, le caractère ouvrier et populaire de ces partis s’est tari et leur programme a épousé peu à peu le credo des sociétés libérales. Tant et si bien que la social-démocratie se retrouve aujourd’hui dans une impasse et que le mouvement qui l’a mise au monde est devenu orphelin, dépouillé de son projet historique.

Institutions versus mouvements

Autant le socialisme a pu, pendant une centaine d’années, accompagner la montée et le rayonnement de la classe ouvrière, autant la liquidation gouvernementale de ce projet par les partis sociaux-démocrates affaiblit les mouvements sociaux aujourd’hui. On peut déplorer non seulement que le mouvement ouvrier ait été détourné dans sa tentative historique de prendre le pouvoir pour transformer la société, mais on doit également reconnaître que le syndicalisme est aujourd’hui en panne d’un projet politique.

Cette absence d’un horizon de transformation sociale porté par le mouvement syndical contribue à son affaiblissement. Dans un pareil contexte, les organisations ont tendance à opter pour des perspectives stratégiques plus modestes, perspectives qualifiées parfois d’attentistes et de défensives. L’idée même que les secteurs salariés et populaires puissent prendre le pouvoir un jour tend à disparaître du programme syndical, dans une période où par ailleurs le capitalisme apparaît indélogeable et où, progressivement, le libéralisme politique – conférant à l’individu l’entière responsabilité de l’intervention politique – tient lieu de cadre de référence en matière de déploiement sur le terrain partisan.

Dans la plupart des pays capitalistes riches et développés, les organisations syndicales ont cependant mieux survécu à l’offensive néolibérale que les partis sociaux-démocrates. À long terme, il ne faudrait surtout pas que l’institution syndicale connaisse un destin semblable à celui affligeant les partis sociaux-démocrates, à savoir une disjonction définitive avec les dynamiques revendicatives s’exprimant dans la rue. Les organisations syndicales se retrouvent à la croisée des chemins et plusieurs appellent à leur renouvellement.

Dans ce contexte de reflux, nous avons voulu, à travers ce dossier des NCS, explorer quelques défis et pistes qui s’offrent à ces organisations. Parmi ces défis, il faut signaler notamment l’écart grandissant entre le taux de syndicalisation du secteur public et celui du secteur privé, de même que le récent redécoupage de la carte syndicale dans le secteur de la santé et des services sociaux. On peut en dire autant de la distanciation importante qui se creuse entre les membres et les élu-e-s syndicaux et du cadre légal qui restreint progressivement l’action syndicale. Ce qui ressort des nombreux défis auxquels doit faire face le mouvement syndical, c’est son incapacité globale de plus en plus grande à obtenir des gains qui améliorent considérablement le quotidien des travailleuses et des travailleurs.

Nous avons fait ici le pari que le syndicalisme ne se réduisait pas aux organisations syndicales nationales, dont la culture institutionnelle est forte et l’ordre du jour minutieusement encadré, notamment par les lois et plusieurs dispositifs d’ordre réglementaire ou administratif. La perspective privilégiée dans ce numéro des NCS découle d’une compréhension davantage « mouvementiste » du syndicalisme, en droite filiation avec ce que nous avons décrit plus haut sur le rôle déterminant des salarié-e-s dans le processus de constitution de la classe ouvrière.

Rappelons ici ce raisonnement : l’identité de classe ne relève pas mécaniquement d’une condition salariale précise ou d’un rapport spécifique aux moyens de production, mais elle est sculptée dans et par l’action politique collective qui forge une conscience collective de partager des conditions socioéconomiques semblables ou une même volonté de transformation sociale. La naissance de la classe ouvrière fut un très long processus, au cours duquel les acteurs et les actrices ont eu à débattre, à exercer subjectivement leur jugement et à effectuer un grand nombre de choix, qui n’allaient pas de soi.

Les transformations du marché du travail de la fin du XXe siècle et du début du XXIe ont pu certes gommer certains des traits historiques de l’identité de classe, rendant quelque peu exotique aujourd’hui la notion même de classe ouvrière. Et la diversification des statuts dans la sphère économique soulève de grands défis pour les dynamiques unificatrices ayant traditionnellement conféré sa force au mouvement ouvrier, davantage encore dans un contexte où la ramification des différents titres d’emploi est elle-même en vogue dans le syndicalisme contemporain.

Cette diversification implique que le rôle du travail d’organisation des secteurs salariés et populaires devient à la fois plus complexe et plus déterminant. En outre, le travail d’organisation syndicale est confronté à des options délicates, dont l’issue aura un rôle déterminant sur la suite des choses. Reconstituer un mouvement syndical massif et puissant suppose dès lors une aptitude à reconfigurer une identité de classe commune et ample, capable de réunir différents groupes vulnérables, mais tous soumis aux assauts du néolibéralisme.

Le mouvement syndical a ainsi pour tâche de voir bien au-delà de la défense des salariés-e-s qu’il représente traditionnellement, s’il espère recréer une identité rassembleuse, non pas de manière arbitraire ou hégémonique, mais en s’appuyant sur les collectivités agissantes et les luttes très contemporaines, situées souvent en périphérie du travail salarié régulier (qui se fait lui-même de plus en plus rare). Puisque ces collectivités et ces luttes s’inscrivent dans la résistance à l’exploitation capitaliste et aux mesures austéritaires, elles devraient d’emblée être considérées comme prioritaires dans l’optique de la recomposition du mouvement de classe.

L’histoire ouvrière du XIXe siècle nous enseigne à quel point l’identité de classe est une réalité construite, patiemment forgée par les acteurs sociaux, puisant à même leur condition matérielle bien sûr, mais mobilisant aussi des référents culturels, des symboles, des sensibilités politiques, des représentations de divers ordres, ainsi qu’un sens tactique indéniable. Puisqu’il est à la croisée des chemins, n’est-il pas temps pour le mouvement syndical de renouer avec ce riche bagage propre aux résistances et initiatives contemporaines, dans toute leur diversité ?

Contenu du dossier

Nous avons distribué le dossier en quatre sections qui permettent, d’une part, de dresser certains constats sur le syndicalisme et de présenter, d’autre part, des pistes de renouvellement pour l’avenir.

Défis du syndicalisme contemporain

Les articles de cette section s’intéressent à certains des défis importants du mouvement syndical contemporain et permettent de placer des jalons de réflexion sur l’avenir du syndicalisme. Plongeant dans l’histoire du deuxième front, René Charest analyse les différentes périodes historiques du syndicalisme québécois depuis la lutte du Front commun de 1972 jusqu’à nos jours, en décrivant les points de tension et en faisant ressortir la ligne politique dominante de chacune d’entre elles. Il propose de renouer avec une analyse de classe contemporaine si on entend constituer un nouveau deuxième front.

Dans leur article, Ian MacDonald et Mathieu Dupuis s’intéressent à la problématique du rôle des syndicats dans le domaine de la finance, sur les marchés des capitaux et sur la gouvernance des entreprises. La recherche des auteurs permet de mieux comprendre les limites de l’action syndicale dans ces domaines, cette action ne parvenant pas la plupart du temps à augmenter le pouvoir des travailleuses et des travailleurs dans les milieux de travail pourtant soutenus par les syndicats.

Le texte de Carole Yerochewski, qui porte sur la question des femmes et du syndicalisme, soulève pour sa part l’enjeu de la recomposition de l’identité ouvrière, en s’interrogeant sur l’objet même de l’intervention syndicale et la nécessité pour celle-ci de se déployer auprès des catégories parmi les plus précaires et exploitées de la société.

Étudiant l’impact de la nouvelle gestion publique sur le travail et la vie des intervenantes sociales, Géraldine Bureau propose un panorama des transformations actuelles du monde du travail. À partir des interventions du Regroupement, échanges, concertations des intervenantes et des formatrices en social (RÉCIFS), elle rappelle les méthodes développées par ces travailleuses et travailleurs pour faire face à la perte de sens au travail. L’auteure invite les organisations syndicales à créer des espaces pour le développement de pratiques autonomes visant à défendre l’autonomie et la qualité de vie au travail.

Le syndicalisme dans les Amériques

Quatre articles évoquent l’évolution du syndicalisme dans les Amériques, des États-Unis à l’Amérique latine. Pierre Mouterde dresse le portrait des transformations des organisations syndicales dans plusieurs pays de l’Amérique du Sud. Cet article est particulièrement intéressant pour mieux comprendre les défis que rencontrent ces syndicats alors qu’ils perdent progressivement leur place centrale dans les luttes progressistes. Si les syndicalistes veulent reprendre la voie de l’offensive, ils doivent d’abord comprendre comment ils se sont retrouvés sur la défensive, ici comme ailleurs.

Aux États-Unis, des syndicats repartent à l’offensive dans un contexte particulièrement difficile. Alain Savard s’intéresse au renouveau des pratiques syndicales en rappelant des actions menées aux États-Unis, généralement assez peu connues au Québec. L’auteur nous expose les thèses de la syndicaliste Jane McAlevey, en nous présentant notamment la méthode de l’analyse des structures de pouvoir (ASP) qui vise à permettre aux syndiqué-e-s de prendre conscience de leur propre pouvoir. Cet article suggère de s’inspirer de luttes récentes et éclairantes pour dégager les voies d’un syndicalisme plus combatif et plus démocratique.

La traduction d’un article de Kim Moody permet de mieux comprendre l’expérience de la revue étatsunienne Labor Notes (ainsi que les activités qu’elle organise) en rappelant l’importance pour la gauche syndicale de travailler à développer une base militante et indépendante. Cette revue s’adressant aux militantes et aux militants syndicaux de gauche a donné depuis plusieurs années une vitrine aux idées socialistes dans les milieux syndicaux. Cet article évoque des exemples concrets d’activités pour réformer le syndicalisme, notamment par des sessions de formation organisées à partir de la notion d’équipes de travail.

La traduction d’un texte de Barry Eidlin publié dans la revue étatsunienne Jacobin permet de prendre acte de certaines pistes d’action pour que le mouvement syndical se reconstruise sous l’administration de Donald Trump, dans une période où la faiblesse d’un projet politique porté par la gauche a ouvert la porte à la droite populiste. Cette contribution met en lumière les impasses dans lesquelles les organisations syndicales se retrouvent aux États-Unis et insiste sur l’importance pour elles de reconstituer une identité collective forte, tout en remettant de l’avant le recours à la grève et l’organisation des milieux de travail.

Mémoire de luttes

Les articles de cette section réunissent des témoignages sur certaines luttes syndicales marquantes des dernières années. Les textes de Catalina Villegas et de Konrad Lamour nous replongent ainsi dans la grève du syndicat du Vieux-Port, une lutte qui s’inscrit au cœur de la revendication pour une augmentation du salaire minimum à 15 dollars de l’heure. Alors que le premier article dresse le parcours d’une nouvelle militante syndicale, le second revient sur les grands moments qui ont marqué cette lutte syndicale importante.

Louis Rivet-Préfontaine rappelle pour sa part une lutte pour la syndicalisation des travailleuses et des travailleurs dans le secteur privé québécois où le taux de syndicalisation a chuté dans les dernières décennies. Cet article s’intéresse aux stratégies développées dans la campagne de syndicalisation des dépanneurs Couche-Tard pour faire face aux attaques antisyndicales de l’employeur.

Serge Denis nous propose une entrevue avec le syndicaliste Michel Quijada, ex-président du Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais (CCSNO-CSN). En retraçant son parcours syndical, ce texte nous replonge dans l’histoire du syndicalisme québécois tout en exposant les défis des organisations syndicales pour les années à venir. Parmi les pistes d’action, Quijada nous invite à reprendre conscience de la force potentielle du mouvement syndical.

Avenues à explorer

Le syndicalisme fait face à plusieurs défis majeurs ; il doit notamment parvenir à se renouveler et à réinventer son fonctionnement pour pouvoir reprendre un jour l’initiative, tant au plan socioéconomique que politique. Ghislaine Raymond, rappelant que la démocratie est un outil indispensable de la lutte syndicale, souligne que les structures syndicales possèdent des potentialités démocratiques à réinvestir, mais qu’elles peuvent aussi constituer des freins à la reprise en main de leurs conditions de travail par les travailleuses et les travailleurs, dans un contexte rendu difficile par le néolibéralisme ambiant.

Replongeant dans l’histoire récente des relations nombreuses et parfois tumultueuses entre les mouvements sociaux et le mouvement syndical québécois, Claudelle Cyr met l’accent sur certaines luttes porteuses pour renouveler l’action syndicale et œuvrer à la recomposition des solidarités. Elle appelle à multiplier les espaces de rencontre entre les différents mouvements pour constituer une force en mesure de faire avancer les idées progressistes.

Si les luttes menées par certains syndicats nous autorisent à imaginer de nouvelles pratiques permettant de bâtir un syndicalisme plus combatif, Philippe Boudreau et Rachel Sarrasin tentent de comprendre l’émergence de groupes et de réseaux parasyndicaux au Québec et d’éclairer le potentiel de transformation du syndicalisme qu’ils contiennent. Pour ces auteur-e-s, l’action des groupes parasyndicaux revitalise l’action collective. La relation dialectique que ces groupes entretiennent avec les organisations syndicales officielles permet d’étudier des exemples concrets de renouveau syndical. Les pratiques démocratiques et combatives adoptées par ces groupes offrent des pistes d’intérêt pour construire un syndicalisme de transformation sociale.

Yves-Marie Abraham s’intéresse à la crise écologique et à la réponse syndicale face à celle-ci. S’il note que les organisations syndicales se penchent de plus en plus sur cette crise, il s’inquiète néanmoins de voir que l’intérêt syndical ne semble porter que sur la question des changements climatiques et très peu sur la crise écologique globale que nous traversons. Pour l’auteur, l’attachement du syndicalisme à un keynésianisme à saveur écologique a pour conséquence de secondariser la remise en question du système capitaliste. Selon Abraham, « continuer à défendre la nécessité de la croissance, en espérant sauver à la fois l’emploi et la planète, constitue un piège funeste pour le mouvement syndical ».

Finalement, Philippe de Grosbois invite le mouvement syndical à se préoccuper des enjeux politiques autour du numérique, mais surtout à investir les espaces les plus « démocratiques » du réseau Internet. Cet article considère l’appropriation démocratique des communications numériques comme un enjeu stratégique de la lutte plus large pour une reprise de contrôle par les membres de leurs propres structures syndicales.

En conclusion

Comment ramener à l’avant-plan du travail syndical cet horizon indispensable qu’est la constitution d’un mouvement de classe ? Sans prétendre avoir de réponses précises, notre dossier ouvre la voie à l’exploration de cette question. L’analyse des défis contemporains, l’étude comparative du syndicalisme des Amériques, le rappel de luttes inspirantes sont autant de passages obligés pour qui veut réfléchir aux avenues pour sortir le syndicalisme de son marasme et reprendre la voie de l’offensive.

Fanny Theurillat-Cloutier, Hubert Forcier, Philippe Boudreau, René Charest

1 Premiers socialistes européens du début du XIXe siècle, qui ont précédé Marx et Engels. Ils sont souvent qualifiés de socialistes utopiques, parce qu’ils ont développé des modèles très complets d’organisation sociale idéale, que plusieurs groupes à leur époque ont tenté de faire advenir.


https://www.cahiersdusocialisme.org/int ... u-dossier/
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Re: Stratégies syndicales

Messagede bipbip » 14 Oct 2018, 18:20

Syndicalisme : un outil collectif pour construire l’émancipation

La première moitié de l’année 2018 a vu des mouvements, des grèves et des conflits, dont ceux des cheminot·e·s et étudiant·e·s, mais également dans les EHPAD, dans plusieurs hôpitaux ou dans le commerce. Une journée d’action syndicale se prépare d’ailleurs pour le 9 octobre prochain, très importante dans un contexte marqué à la fois par l’impopularité croissante d’Emmanuel Macron et de son gouvernement mais aussi par sa volonté d’approfondir l’agenda de contre-réformes néolibérales.

Contretemps propose une série de contributions sur cette séquence pour poursuivre les débats sur l’actualité du syndicalisme et des luttes du monde du travail. La première de ces contributions est celle de Théo Roumier, militant syndical de SUD éducation en lycée professionnel, membre du comité éditorial des Cahiers de réflexions de l’Union syndicale Solidaires, Les Utopiques ; on peut retrouver ses autres contributions sur son blog « À celles et ceux qui luttent et qui résistent ».

Le champ syndical hexagonal est aujourd’hui traversé de multiples questions stratégiques. Et ce d’autant plus dès lors qu’il s’inscrit dans la contestation de l’ordre capitaliste.

Cet article ne pourra évidemment pas en faire un panorama complet et les lectrices et lecteurs voudront bien en excuser les carences. Esquissons quand même quelques réflexions. Peut-être qu’il n’est pas inutile pour cela de revenir sur la dernière période que nous avons traversée.

Depuis plusieurs années, de « grands » mouvements de grève viennent s’inscrire cycliquement dans le paysage social. Celui de novembre-décembre 1995 reste le mètre-étalon auquel chaque nouvelle expérience se confronte. Le scénario stratégique est rôdé : une grève interprofessionnelle s’étend, généralement opposée à une « contre-réforme », appuyée sur un ou plusieurs secteurs clés, bloque significativement les échanges et les transports, frappe l’opinion.

Problème : ça n’a pas suffi à faire céder le pouvoir en 2003, où l’éducation était le secteur en pointe. En 2010 non plus, où c’étaient cette fois les raffineries qui incarnaient la conflictualité. Et le mouvement de grève en deux temps contre les lois travail et leur monde, en 2016 puis en 2017, aura été le dernier avatar de cette répétition. La séquence sociale que nous venons de traverser, marquée principalement par la mobilisation à la SNCF et la contestation (limitée) de Parcoursup, a été ressentie par beaucoup comme une nouvelle occasion manquée. Si la convergence des luttes était omniprésente dans les discours syndicaux, elle brillait malgré tout par son absence sur le terrain réel des contestations.

On peut trouver deux raisons principales à cela. La première c’est l’absence de luttes significatives et massives capables d’entraîner un mouvement interprofessionnel digne de ce nom. Mais c’est aussi parce que pour qu’il y ait une lutte d’ensemble, il faut un objectif revendicatif partagé et clairement identifié (« les retraites », « la sécu », « le code du travail » …). Ce qui faisait clairement défaut à ce moment.

Il y a bien eu des tentatives de faire converger luttes étudiante et cheminote. « La fac pour toutes et tous, c’est la fac pour les enfants de cheminot-es », c’était bien sûr juste, et pertinent à porter. Mais ça ne faisait pas une « convergence », tant les autres secteurs en restaient absents.

Mais s’il y a une panne du modèle, c’est peut-être, finalement, que l’erreur était d’en reconduire un. On ne bâtit pas une grève sur plans, comme un lego ou un mécano. Le syndicalisme, celui qui nous intéresse en tout cas, est avant tout une pratique humaine et vivante. Et être radical n’empêche nullement d’être pragmatique.

Il faut donc faire avec les outils que nous avons… qui ne sont malheureusement pas toujours ceux que nous souhaiterions avoir. Avec l’état du rapport de force, les coordonnées et les contradictions d’une période. Avec en fait ce qu’il se passe « en vrai ».

En cela, l’interpellation et la dénonciation permanente de « directions » syndicales, coupables presque « naturellement » d’attentisme rédhibitoire, sont inopérantes. Il est juste de constater et de dire que, dans certaines situations, des directions de syndicats, de fédérations ou de confédérations font des choix qui nuisent aux mobilisations… mais encore faut-il que ces mobilisations existent, que ces luttes aient une réalité sur leur théâtre principal : les lieux de travail.

L’outil syndical trouve sa pertinence et son intérêt parce que dans sa pratique il est un révélateur direct de l’exploitation capitaliste, et bien évidement un stimulant pour la conflictualité qui en découle. C’est parce qu’il est au cœur du rapport de classe qu’il nous intéresse. À partir de là, on peut en tirer un certain nombre de considérations.


Sur tous les terrains

Partir du terrain pour reconstruire le sens et le goût de la lutte c’est d’abord nécessairement reprendre la question de l’auto-organisation. Non par coquetterie gauchiste ou clin d’œil à la « parole libérée » des années 68, lorsque la grève générale et le mouvement étudiant balayaient les conventions et imposaient les assemblées générales dans les ateliers, les services et les amphis.

Mais bel et bien parce que c’est l’une des conditions essentielles d’un rapport de force qui soit à la fois ancré dans une réalité sociale et partagé par ses actrices et acteurs. Et donc plus à même de durer, de trouver ses propres solutions aux difficultés matérielles du conflit… et gagner.

Ce n’est décidément pas de tribuns dont nous avons besoin. Rien ne sert d’haranguer des collègues de boulot si le patient travail d’information, de discussion, de construction de pratiques démocratiques et collectives n’est pas mis au cœur de nos pratiques syndicales. Et ce travail-là passe autant par des temps formels (lors de réunions ou d’heures d’information syndicales) qu’informels (à la pause, au vestiaire, à la cantine…). Autant par l’accompagnement des collègues au quotidien, que par les échanges plus larges sur l’organisation du travail par exemple.

C’est grâce à ce travail de fourmi que se définissent et se construisent les revendications qui fédéreront le collectif de travail. Elles peuvent paraître parfois fort peu révolutionnaires. Elles n’en correspondent pas moins aux priorités de celles et ceux avec qui nous devons agir, les travailleuses et les travailleurs.

C’est à partir de cette élaboration quotidienne que, lorsque la lutte et la grève s’imposent, des pratiques assembléistes réellement significatives et représentatives peuvent se déployer. C’est-à-dire des moments d’échanges et de décisions collectives entre grévistes, en réunions, en assemblées générales, sur le lieu de travail.

Attention, cela ne signifie pas abandonner toute ambition de revendications fortes, de celles qui posent des enjeux de société. Celle de la réduction du temps de travail à 32 heures hebdomadaires par exemple… mais sans ce travail de terrain, il n’y a rien qui puisse s’y arrimer.

Cette démarche syndicale peut bien sûr se décliner au secteur professionnel entier. Ne vaut-il pas mieux dans les mois à venir travailler à installer les résistances dans des secteurs, sans chercher à courir après une « convergence des luttes » qui peut tenir de l’incantation ? Sans pour autant évacuer ladite convergence de nos horizons pour autant. La réforme des retraites à venir ou le rapport CAP 22 (rapport gouvernemental sur les services publics) restent des enjeux généraux. Et il serait totalement contre-productif de snober les journées de grève interprofessionnelle de 24 heures, comme celle du 9 octobre appelée conjointement par la CGT, FO, Solidaires (ainsi que l’Unef et l’UNL). Mais c’est sans doute en les investissant d’enjeux revendicatifs immédiats qu’elles pourraient prendre plus de sens encore, notamment au sein de nos collectifs de travail.

Cette question du réinvestissement de l’action corporative n’est pas illégitime et nous devons l’assumer. Y compris pour poser des questions stratégiques : par exemple, partir de la nécessité de l’auto-organisation était sans doute le meilleur angle pour comprendre pourquoi le calendrier « grille de loto » imposé par la CGT-Cheminots n’était pas pertinent… précisément parce qu’il dessaisissait les grévistes de leur lutte !

C’était aussi reprendre la question du rôle et du sens des assemblées générales de grève : ni chambres d’enregistrement de décisions élaborées ailleurs, ni réduites à caler des actions pour se rendre « visibles » (même si ce n’est pas inutile), elles doivent permettre d’organiser, de coordonner et d’étendre la grève, de vérifier qu’elle est bien partagée par une majorité de salarié-es ou tout du moins par une fraction significative, d’élire des délégué-es.

Autre pendant : celui du syndicalisme horizontal inscrit dans les localités et les bassins d’emplois. C’est celui qui se pratique au sein des Unions locales et/ou départementales. Il est la condition pour ne pas glisser de la légitime lutte corporative, qui consiste à revendiquer quotidiennement des améliorations immédiates, à l’étroit corporatisme. Chaque lutte dans une entreprise, un secteur, un service peut en inspirer d’autres : d’où l’utilité de faire connaître les luttes et les résistances, de construire la solidarité. Travailler à ce que les différents syndicats ou sections d’un même bassin d’emploi, d’une même ville, se connaissent et portent des initiatives communes est une des conditions pour assurer un maillage interprofessionnel de terrain, un réseau sans lequel toute perspective de généralisation des grèves n’est que chimère. Il faut vraiment pour cela aller voir de plus près le travail que peuvent accomplir des équipes interprofessionnelles au sein d’Unions locales. Ce n’est pas encore la « convergence des luttes », mais ce n’est sans doute que comme ça que l’on pourra s’en approcher.

C’est aussi prendre en charge les nouveaux enjeux du travail, avec la brutalité du chômage, de la précarité et de l’ubérisation. Réfléchir aux moyens de construire, ou tout du moins de continuer à proposer quand même, malgré tout, de l’action collective.


L’unité est un combat

Il faut, au stade où l’on en est, dire quelques mots de la question de l’unité. Là aussi, il faut remettre sur le métier nos pratiques. Aujourd’hui l’unité syndicale est trop souvent une « unité de papier ». Cantonnée à un appel unitaire, avec une collection de sigles plus ou moins fournie en en-tête, elle n’implique la plupart du temps aucun travail commun entre équipes des différentes organisations syndicales. Il faut inverser la démarche, rompre avec l’unité de papier pour renouer avec l’unité de terrain. Dans les entreprises, dans les territoires, pas d’unité sans interventions coordonnées sur des objectifs précis et partagés. Sans quoi, il est vain de se plaindre de la division du syndicalisme hexagonal : sans pratiques communes, il n’y aura jamais d’unification du syndicalisme de lutte.

Au plan national, depuis 2010, des militant-es de différentes organisations ont tenté des expériences diverses pour matérialiser un réseau, un courant unitaire de syndicalistes de lutte et de base. Les deux dernières ont été l’appel « On bloque tout ! », puis le Front social, qui ont toutes deux recouvert des réalités variées sans réussir à s’inscrire dans la durée. Cette piste peut utilement continuer à être explorée parce qu’elle contribue à faire tomber les sectarismes, à mettre en commun les « bonnes pratiques », à tisser des solidarités directes entre luttes et équipes syndicales.

Ce qui doit aujourd’hui intéresser toutes et tous les syndicalistes n’est pas de s’enfermer dans leurs appareils et entretenir un quelconque esprit de boutique. Nos « appareils » sont avant toute chose des outils syndicaux, les véhicules – et il en faut pour avancer ! – d’un projet bien plus vital : le syndicalisme de lutte dans sa diversité, parce qu’il reste le principal opérateur d’action collective, a la capacité d’être un acteur social de premier plan en mesure d’apporter une réponse de masse et de classe à la crise politique et sociale en cours.

Cela veut d’abord dire rompre radicalement avec le prétendu « dialogue social ». Considérer qu’organisations patronales, institutions républicaines et syndicats de travailleuses et de travailleurs peuvent « avancer » ensemble peut, après tout, être le projet d’appareils englués dans l’accompagnement capitaliste. Ce n’est résolument pas le nôtre. Nous n’avons rien à gagner et à espérer de cette posture avant tout consacrée à la mise en scène médiatique d’un rapport de classe qui pourrait être pacifié.

Bien au contraire, notre syndicalisme peut être un espace où rebâtir l’espoir d’un pouvoir populaire qui, tout à la fois, ne se perde pas dans les couloirs des palais ministériels ou les travées d’un parlement moribond et s’attaque sans complaisance à la dictature du Capital.

Cette question du pouvoir n’est pas secondaire. Croire qu’il n’y a de pouvoir possible qu’en un seul lieu, l’État et ses différentes déclinaisons institutionnelles, c’est finalement abandonner l’enjeu politique d’un autre pouvoir, le nôtre, qui soit une construction autonome de celles et ceux qui n’ont pas d’autres intérêts objectifs que de s’émanciper de l’exploitation capitaliste, comme de toutes les oppressions et discriminations.


Construire l’émancipation

Parce qu’il se doit d’être l’expression concrète d’un collectif humain de solidarité, le syndicalisme est à même de s’attaquer aux inégalités d’aujourd’hui, à toutes les inégalités. « Une injustice faite à l’un ou l’une est une injustice faite à toutes et tous » : cette phrase, héritée du syndicalisme révolutionnaire états-unien, est l’affirmation d’une éthique syndicale qui doit irriguer nos luttes entières.

Dans une société gangrenée par le racisme, l’urgence d’un antiracisme fort se fait sentir chaque jour. Le racisme ne fait pas que nous « diviser » : on ne peut pas avoir pour seule lecture son instrumentalisation par le patronat à des fins de profit. Il est d’abord et avant tout une attaque, directe et violente, faite à celles et ceux qui le subissent, de par leur couleur de peau, leur origine ou celle qui leur est assignée, leur religion réelle ou supposée.

Pour être combattu pleinement, il doit être reconnu dans toutes ses expressions. Bien sûr que de voir le désormais Rassemblement National aux portes de l’exécutif, voir se pavaner une organisation raciste comme Génération identitaire, voir s’ouvrir des locaux fascistes dans de trop nombreuses villes, bien sûr que tout cela nous est insupportable. Tout comme il nous est insupportable de voir les idées et thèmes de l’extrême droite inspirer les politiques et législations anti-immigré-es, et être l’un des moteurs des violences policières.

Mais il faut aller plus loin et interroger la manière dont le racisme structure aujourd’hui nos rapports sociaux : les organisations syndicales doivent travailler à mesurer les discriminations racistes dans le monde du travail, par exemple au moyen de « statistiques ethniques », comme mettre en place des outils en leur sein pour les identifier et permettre aux cibles et victimes du racisme de s’organiser et lutter en leur nom propre.

Le patriarcat reste lui aussi un puissant facteur de violence, d’exploitation, de discrimination et d’inégalité. Dans de nombreuses structures syndicales, des commissions femmes persistent à mener un double travail revendicatif, syndical et féministe, l’un s’articulant à l’autre. Depuis plus de vingt ans, des Intersyndicales Femmes, portées par la CGT, la FSU et l’Union syndicale Solidaires fournissent des outils d’analyse, échangent sur des pratiques, permettant d’enrichir l’action de milliers de militantes et militants.

Autour de la traditionnelle journée de lutte du 8 mars s’est greffé l’objectif de réussir à en faire une véritable journée de grève des femmes. L’année dernière, cet objectif a été pleinement rempli… dans l’État espagnol. Un intense travail de mobilisation a été fourni des mois durant, ciblant par exemple les secteurs d’emploi féminisés. Des organisations syndicales, comme la CGT anarcho-syndicaliste (troisième organisation syndicale de l’État espagnol), y ont pris pleinement leur part, travaillant de concert avec les organisations et associations féministes. Nous avons largement de quoi nous en inspirer.

Précisons dans les deux cas qu’il est bien évident que le syndicalisme ne peut être le seul acteur de ces mobilisations : il doit, en allié, favoriser et soutenir les associations et organisations de lutte féministes et antiracistes animées par les principaux et principales concerné-es. Tout comme il se doit de faire vivre en son sein les débats stratégiques sur ces questions.

On touche là au cœur de l’autonomie du mouvement social. Contrairement à ce que disent celles et ceux qui veulent la réduire à l’indépendance à l’égard des organisations politiques (une des conditions de son exercice au demeurant), notre conception de l’autonomie est autrement émancipatrice.

L’organisation syndicale comme contre-pouvoir, porteur d’une société en devenir, se doit d’incarner celles et ceux qui luttent et qui résistent telles qu’ils et elles sont. Pour la simple et bonne raison que son but demeure de changer radicalement l’ordre du monde et que cela se fera avec le prolétariat réellement existant.

En d’autres termes : il nous incombe d’être révolutionnaires.


Merci à A. pour sa relecture active et attentive


Quelques réflexions pour poursuivre :

Plusieurs dossiers publiés dans la revue Les Utopiques de l’Union syndicale Solidaires : sur « l’unité syndicale » dans les n°4 de février 2017 et n°5 de juin 2017 ; sur « leurs lois travail, nos luttes » dans le n°6 de novembre 2017 ; sur « antiracisme et question sociale » dans le n°8 de l’été 2018. Les articles de la revue sont mis en ligne progressivement sur son site : http://www.lesutopiques.org
« Autonomie du mouvement social : reprendre le débat », billet publié sur le Club de Mediapart revenant sur la question de l’actualité de la Charte d’Amiens, août 2017 : https://blogs.mediapart.fr/theo-roumier ... e-le-debat
« Redonner d’autres perspectives au syndicalisme », table-ronde publiée sur le site Autrefutur.net, janvier 2018 : http://www.autrefutur.net/Redonner-d-au ... -revue-Les


http://www.contretemps.eu/syndicalisme-outil-collectif/
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