Anarchisme : une vision marxiste

Anarchisme : une vision marxiste

Messagede Nico37 » 07 Déc 2010, 22:14

ANARCHISME : UNE CRITIQUE MARXISTE John Molyneux

1 - L'attrait de l'anarchisme

L’anarchisme a toujours exercé un fort attrait sur ceux qui se rebellent contre cette société pourrie. Il exerce un attrait particulier sur la jeunesse, ce qui est à son crédit. Dans tout mouvement radical et révolutionnaire, les jeunes jouent un rôle disproportionné, car c’est la jeunesse, ni soumise, ni brisée, qui a le plus d’énergie et qui fait preuve du plus grand idéalisme. Face à l’exploitation, à l’injustice, à la toute puissance de l’Etat capitaliste et à l’implacable emprise de son idéologie, l’anarchisme s’insurge. Il affirme que n’avons pas à vivre ainsi; qu’il n’est pas inévitable qu’il y ait des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des dominants et des dominés; qu’il n’est pas fatal qu’existent les guerres, le racisme, l’oppression, la domination de la majorité par une minorité, ni même d’une minorité par la majorité. Il s’oppose à l’idée reçue que, par nature, la masse des gens serait stupide ou égoïste et que, par conséquent, une autorité supérieure devrait lui dicter son comportement et la contrôler. L’anarchisme affirme que nous pourrions vivre en coopération et en harmonie. Il rejette avec mépris l’hypocrisie et l’opportunisme cynique des milieux politiques dominants, au sein desquels les politiciens bourgeois se déguisent et s’offrent comme des lessives, où la politique, sans principe, est à la merci des sondages d’opinion. L’anarchisme représente surtout une réaction à l’intégration croissante des principaux partis de gauche dans ce monde politique officiel corrompu. Il donne une expression radicale au sentiment largement partagé dans les milieux populaires que tous les politiciens se valent, ne cherchent qu’à s’emparer du pouvoir et ne se préoccupent que de leur portefeuille. Par conséquent, dans les circonstances actuelles, il n’est pas surprenant que l’anarchisme connaisse un regain sensible en Europe. Rarement, sinon jamais au cours de ses cent ans d’existence, la social-démocratie n’a aussi ouvertement abandonné toute contestation du système, ou ne s’est révélée aussi clairement comme simple complice de l’Etat. La désintégration des régimes dits communistes en Europe de l’Est et dans l’ex-URSS ont eu une importance encore plus grande. Des millions de gens dans le monde considéraient ces pays comme l’alternative “réellement existante” au capitalisme occidental. Mais, depuis la fin de l'année 1989, les événements ont implacablement détruit ces illusions, démontrant non seulement la faillite lamentable des économies de commandement bureaucratique, mais aussi la haine immense que les masses populaires vouaient à ces régimes. Le stalinisme, tradition qui a dominé la majorité de la gauche pendant soixante ans, s’est effondré. La démoralisation qui en a résulté a atteint, bien au-delà des rangs des partis communistes, tous ceux qui considéraient que les sociétés de l’Est étaient d’une façon ou d’une autre supérieures au capitalisme occidental. Il faut donc s’attendre à ce que ceux qui recherchent une alternative radicale considèrent l’anarchisme comme la seule idéologie qui ne soit pas souillée de sang.


L’anarchisme exerce également un fort attrait en tant que support d’un certain style de vie. Pour une fraction de la jeunesse qui vit dans la pauvreté, souvent sans emploi, parfois même sans logement, qui squatte ou habite des logements vétustes, plus ou moins en marge de la société dans les quartiers pauvres de cités délabrées, et qui se trouve souvent obligée de recourir à la petite délinquance, l’anarchisme représente le refus d’un système qui l’a rejetée. La poursuite d’objectifs nobles, un attrait puissant et diversifié, ne garantissent pourtant pas qu’une idéologie puisse atteindre les fins qu’elle se fixe. Par exemple, le stalinisme a exercé un immense attrait sur les opposants du capitalisme et de l’impérialisme, mais il n’a été qu’une impasse. L’anarchisme constitue-t-il une idéologie capable de conduire à la victoire la lutte pour l’émancipation de l’humanité ? Cette brochure défendra l’idée qu’il n’en est pas capable, que les conceptions fondamentales de l’anarchisme sont entâchées de faiblesses importantes et qu’elles ne conduisent en pratique qu’à freiner et entraver la lutte pour cette émancipation. Elle présentera une critique de la théorie et de la pratique anarchistes d’un point de vue marxiste (c’est-à-dire du point de vue de la tradition du marxisme classique, celui de Marx, Lénine et Trotsky, et non celui du stalinisme) et tentera de démontrer que seul le marxisme, et non l’anarchisme, ouvre une voie vers la société sans classes du futur, société dont marxistes et anarchistes font leur but ultime.


2 - Les idées de l'anarchisme


L’anarchisme se présente sous de multiples formes. Il y a celui, purement individualiste, qui rejette toute forme d’organisation. Mais il existe aussi de nombreuses petites organisations anarchistes. Certains anarchistes expriment leur foi en l’Homme, indépendamment du critère de classe. D’autres, comme les anarcho-communistes, s’orientent vers la classe ouvrière. Il y a l’anarchisme de bandes paysannes à la Makhno. Il y a celui qui écarte les syndicats comme instruments de lutte et, à l’opposé, l’anarcho-syndicalisme. Il y a des anarchistes révolutionnaires, ou terroristes, ou pacifistes ou Verts. Il y aussi des anarchistes qui n’entrent dans aucune de ces catégories ou qui les combinent d’une façon qui leur est unique. Il y a des anarchistes influencés par Proudhon, par Bakounine, par Kropotkine, mais il n’y a pas de proudhoniens, de bakouninistes ou de kropotkinistes qui défendent une doctrine ou une ligne politique précise. Par conséquent, pour le critique, l’anarchisme se présente comme une cible sans cesse mouvante. Critiquez une théorie ou une ligne politique précise et il apparaîtra vite que la plupart des anarchistes ne la partagent pas. Analysez les idées d’un penseur classique de l’anarchisme et d’autres anarchistes le désavoueront. Malgré ces difficultés, certaines idées générales et certaines attitudes sont communes à toutes, ou à presque toutes les versions de l’anarchisme. Elles peuvent servir de point de départ pour une critique. Les plus importantes sont :

- l’hostilité à l’Etat sous toutes ses formes, y compris l’Etat révolutionnaire;

- l’hostilité à une direction, quelle qu’elle soit, y compris une direction révolutionnaire;

- l’hostilité à tous les partis politiques, y compris les partis révolutionnaires.

Nous les considérerons une à une.



L'Etat
Le sens littéral du terme “anarchie” est : absence de pouvoir, opposition à l’Etat et au gouvernement - pas seulement à un Etat particulier ou à un gouvernement particulier, mais à tous les Etats et à tous les gouvernements de tous les temps, par principe. C’est la définition caractéristique de l’anarchisme comme credo. L’anarchisme affirme que l’existence même d’un Etat, corps spécial d’hommes (et de femmes) exerçant le pouvoir physique et légal sur la société dans son ensemble, est oppressive et incompatible avec la véritable liberté humaine. Pour en finir avec l’oppression et instaurer le règne de la liberté, le pouvoir d’Etat doit être remplacé par la communauté autogouvernée, débarrassée de toute autorité centrale. Du point de vue des idées reçues, une telle perspective est soit vouée au désastre, soit tout bonnement impossible. Vouée au désastre, parce que sans Etat, la société s’enfoncerait dans une guerre chaotique de “tous contre tous” où la fameuse “loi de la jungle” prévaudrait. La vie serait détestable, “dégoutante, courte et brutale” (selon les termes du philosophe du XVIIe siècle, Thomas Hobbes). Impossible, parce qu’il serait dans l’ordre des choses qu’un individu ou un groupe d’individus s’élève inévitablement au-dessus des autres et les domine. Par conséquent, on ne pourrait espérer plus que la démocratisation de l’Etat par l’élection d'un gouvernement et l’introduction de certains droits démocratiques (droit d’expression, etc.) Sur cette question, c’est le sens commun qui a tort et l’anarchisme qui a raison. L’anthropologie nous fournit des preuves indiscutables que les être humains peuvent vivre en société sans Etat et sans gouvernement et que ces sociétés, loin d’être chaotiques, sont tout autant, sinon plus organisées que la nôtre. Beaucoup de ces sociétés ont été découvertes et étudiées par des anthropologues - un excellent exemple nous est donné par les Kung, ou Kaluhan Brahmen, d’Afrique du Sud. On a de nombreuses raisons de croire que l’absence d’Etat fut la norme pendant les centaines et milliers d’années qui vont de l’origine de l’humanité à sa division en classes sociales avec l’avènement de l’agriculture et de la propriété privée, il y 5 000 à 10 000 ans. L’anarchisme a également raison de considérer que toutes les formes d’Etat impliquent l’oppression d’un groupe de la société par un autre. L’avènement de la démocratie parlementaire ne change rien à cela. Quelle que soit la façon dont ils sont élus, les parlements ne contrôlent pas le véritable pouvoir, qui reste concentré dans les mains de hauts fonctionnaires de l’Etat (généraux, chefs de police, magistrats, etc.), des banquiers et des grands hommes d’affaires, qui utilisent ce pouvoir pour servir leurs intérêts et non ceux du peuple. Mais si une société sans classes est possible et souhaitable, comment peut-on se débarrasser de l’Etat actuel ? C’est en s’attaquant à cette question cruciale que l’anarchisme s’embourbe. Certains anarchistes, il faut le souligner, ne tentent même pas d’y répondre. Ils se contentent d’un rejet purement individuel de l’autorité de l’Etat et ne sentent nullement la nécessité de formuler une stratégie cohérente pour parvenir à son abolition. Mais une telle position est une impasse et laisse les mains libres à l’Etat pour perpétuer l’oppression de la masse de la population. Elle est également vouée à l’échec, car aucun individu, ni aucun petit groupe d’individus, ne peut en dernière analyse résister à la puissance d’Etat. Certains tentent d’échapper à l’autorité de l’Etat par le moyen de petites communautés autogouvernées basées à la campagne, voire dans le confinement des cuisines. Malheureusement, la commune anarchiste connaît les mêmes difficultés que la commune socialiste prônée par Robert Owen et les socialistes utopiques il y a plus de cent cinquante ans :

- c’est une solution qui ne peut concerner qu’une petite minorité;

- cette minorité reste soumise à toutes les pressions de la société dans son ensemble et, tôt ou tard (généralement plus tôt que tard), succombe.

La réponse la plus radicale et la plus sérieuse à cette question est que l’Etat sera détruit par une révolution, autrement dit, par un soulèvement de masse au cours duquel la classe ouvrière, par son action directe, brisera et désintègrera les institutions clefs de l’Etat actuel - les forces armées, la police, les tribunaux, les prisons, etc. D’un point de vue marxiste, cette réponse est absolument correcte - après tout Lénine consacra son travail théorique le plus important, L’Etat et la révolution, à démontrer précisément que l’essence de la révolution est la destruction de la machine étatique (contrairement à la notion social-démocrate et réformiste de conquête de l’Etat actuel). De plus, cette réponse a l’avantage de décrire un processus qui s’est réellement produit dans l’histoire, d’abord lors de la Commune de Paris de 1871, puis pendant la Révolution russe de 1917. Toutes les grandes révolutions populaires, allemande de 1918-1923, espagnole de 1936, iranienne de 1979 et roumaine de 1989, ont révélé des processus allant dans ce sens. La destruction de l’ancienne machine étatique fait immédiatement surgir la question de savoir ce qui doit la remplacer. L’anarchisme a en général été très vague sur ce point, mais la seule réponse cohérente avec les principes anarchistes est que le vieil Etat doit immédiatement être remplacé par une communauté autogouvernée sans Etat, ni gouvernement, ni autorité centrale. Là, le point de vue anarchiste perd toute force. Une chose est d’affirmer, comme le fait le marxisme, que lorsque le socialisme aura été définitivement établi à l’échelle internationale, que les classes et les luttes de classes auront disparu, que la production aura atteint un niveau tel que les produits nécessaires seront disponibles pour tous, que l’habitude de travailler pour le bien commun sera devenue une seconde nature, alors l’Etat perdra toutes ses fonctions et s’éteindra. Toute autre chose est de proposer que, dans le feu d’une révolution, lorsque le sort de celle-ci ne tient qu’à un fil, ce qui inévitablement sera le cas, la classe révolutionnaire pourrait immédiatement se dispenser de toute utilisation du pouvoir. Une telle attitude serait désastreuse pour deux raisons fondamentales. D’abord parce qu’elle ne prend nullement en compte la résistance inévitable de l’ancienne classe dominante. La lutte de classes ne cesse pas avec la victoire de l’insurrection. L’histoire de toutes les révolutions prouve que l’ancienne classe dominante ne recule devant rien, non seulement pour préserver son pouvoir, mais aussi pour le reconquérir lorsqu’elle en a été écartée. Dans la mesure où il est improbable que se déclenche une révolution internationale simultanée, les bourgeois dépossédés pourront compter sur le soutien de gouvernements et de forces réactionnaires à l’étranger. Une révolution victorieuse doit savoir qu’elle s’affrontera au refus de collaborer des bureaucrates, au sabotage économique et à la résistance armée, au terrorisme, à la guerre civile et à des interventions militaires étrangères. Un peuple révolutionnaire peut-il se défendre contre de telles actions contre-révolutionnaires sans l’aide de milices ou d’une armée ouvrières, sans tribunaux populaires et sans justice révolutionnaire, sans un système centralisé de prise de décisions et sans autorité centralisée, autrement dit sans créer une forme révolutionnaire de pouvoir d’Etat ? Il ne le peut pas. De nombreuses expériences historiques le prouvent, mais prenons un exemple hypothétique. Admettons qu’une révolution en France ait à faire face à des soulèvements organisés par le Front national à Marseille, combinés avec des incursions dans le nord-est du territoire par des bandes blanches soutenues par l’Allemagne. Pour se défendre, la révolution aurait à décider quelles forces envoyer contre l’offensive du nord-est et quelles autres opposer au Front national. Elle devrait aussi décider comment armer et approvisionner ses forces. Ces décisions seraient des décisions nationales prises par un gouvernement national. En ce domaine, un défaut de coordination ne serait que le prélude à la défaite. La deuxième justification d’un Etat révolutionnaire est qu'il est essentiel pour établir un nouvel ordre économique. Bien des choses seront accomplies par l’initiative populaire par en bas, par le biais des occupations d’usines, du contrôle ouvrier sur l’industrie, par la création de coopératives de distribution, etc., mais un Etat sera encore indispensable à ce premier stade. Prenons comme exemple la question de savoir à qui appartiendra les industries et les usines dont les capitalistes auront été dépossédés. Si ces usines étaient la propriété, non du nouvel Etat, mais des travailleurs de chaque entreprise, la coopération et la planification seraient entravées. Une concurrence entre les différentes entreprises émergerait et, par conséquent, les petites affaires capitalistes prolifèreraient dans l’économie. Le transfert de la propriété des industries à l’ensemble de la communauté ne pourra constituer une solution immédiatement applicable. Cela ne pourra se faire qu'à un stade ultérieur, lorsqu'une communauté véritablement unifiée aura émergé. Mais au cours d’une révolution, la “communauté” est divisée en classes et fractions opposées, en guerre les unes contre les autres. Il est par conséquent absolument nécessaire pour la communauté révolutionnaire, la classe ouvrière, de disposer d’institutions qui incarnent ses intérêts. Prenons aussi l’exemple des chômeurs, des travailleurs en arrêt-maladie et d’autres qui vivent actuellement d’allocations sociales diverses. Dans une société socialiste pleinement développée (ou anarchiste), le chômage aura définitivement disparu et les biens seront distribués selon les besoins. Mais immédiatement après la révolution, des millions de personnes dépendront encore de ces allocations et de l’Etat. Ils mourront de faim si on ne les paie pas. Les allocations versées ont pour source les prélèvements effectués principalement sur les salariés. Par conséquent, au cours des mois et des années qui suivront la révolution, une autorité disposant du pouvoir de collecter les impôts sera nécessaire. Un Etat sera donc indispensable. La faiblesse de l’anarchisme sur cette question est qu’il a bien trop souvent une conception romantique de la révolution : après le “grand soir”, toutes les difficultés seraient écartées par la seule force de la volonté pure. Au cours d’une révolution, des dizaines de millions de personnes agissent ensemble pour transformer la société. Au cours de ce processus, elles se changent elles-mêmes. Leur éveil politique et social, leur sentiment d’appartenir à une collectivité, sont transformés et considérablement développés. Sans cela, une nouvelle société ne peut être édifiée. Mais le processus de transformation n’est, et ne peut être, total et homogène pour la simple raison que toutes les fractions de la classe ouvrière ne seront pas engagées dans la lutte avec la même intensité. Des fractions de la classe ouvrière peuvent même passer à côté, voire s’opposer à une révolution. Ceci sera encore plus vrai pour les millions de personnes qui constituent les couches inférieures de la petite bourgeoisie. Par conséquent, pendant toute une période consécutive à la révolution, une fraction de la population sera sur certaines questions influencée par les vieilles idées, suivra l’ancienne classe dominante. Parfois, il faudra lui imposer, si nécessaire par la force, l’acceptation des décisions majoritaires. En principe, il en est de même lorsque des travailleurs en grève dressent un piquet de grève pour empêcher une minorité d’entre eux de saboter leur mouvement en allant au travail. En dernière analyse, un Etat ouvrier n’est que la forme la plus élevée du piquet de grève. Certains anarchistes affirment que dès qu’existe un Etat, se forme une élite privilégiée corrompue par le pouvoir, qui évolue rapidement vers une nouvelle tyrannie. Mais cet argument ignore le fait que la classe ouvrière a de nombreuses fois démontré sa capacité à créer des organes de pouvoir révolutionnaires totalement différents, par leur forme comme par leur contenu, de l’ancien Etat capitaliste. Des organes autant démocratiques qu’égalitaires. La Commune de Paris de 1871 a établi les principes que tous les fonctionnaires devaient être élus, révocables à tout moment et payés au salaire d’un ouvrier. Le soviet (ou conseil ouvrier), qui a surgi pour la première fois à St. Petersbourg au cours de la révolution de 1905, puis qui s’est étendu à l’ensemble de la Russie en 1917, franchit une nouvelle étape en faisant élire les délégués sur la base des lieux de travail, principalement des usines. Cette structure améliora considérablement le contrôle par en bas, en rendant les représentants responsables devant des collectifs où discussions et débats démocratiques pouvaient avoir lieu. Depuis, des conseils ouvriers ont surgi au cours de la Révolution allemande de 1918-1919, en Italie en 1920, en Hongrie en 1956 et, sous une forme embryonnaire, au Chili en 1973, en Iran en 1979 et en Pologne en 1980. Les conseils ouvriers ne s’élèvent pas conformément à un plan soigneusement étudié et préétabli. Ils sont la forme évidente d’organisation adoptée par la classe ouvrière lorsque sa lutte commence à remettre en cause le système dans son ensemble. Ils représentent le noyau du futur Etat ouvrier, qui remplacera le vieil appareil d’Etat capitaliste et entamera la transition vers une société sans classes, au sein de laquelle l’Etat s’éteindra. La question la plus fondamentale est la suivante. Certes, l’Etat n’est absolument pas une institution éternelle, mais il n’est pas non plus le fruit d’une simple erreur ou d’idées fausses qu’auraient véhiculées les êtres humains, nous maintenant dans l’ignorance et la misère, jusqu’à ce que les anarchistes viennent nous expliquer que l’humanité n’en avait nullement besoin. L’Etat surgit dans certaines circonstances économiques et sociales - d’abord et avant tout de la division de la société en classes antagonistes sur la base d’un faible niveau des forces productives - et ne peut être aboli avant que ces circonstances n'aient été radicalement changées. Pour effectuer ces transformations, une nouvelle forme révolutionnaire d’Etat est nécessaire. En refusant de l’admettre, l’anarchisme, malgré tous ses bons sentiments, se voue à la faillite. Lorsqu’il est prédominant dans un mouvement révolutionnaire, c’est la révolution qu’il conduit à la faillite.


La direction


Les anarchistes proclament souvent leur rejet de toute direction. C’est tout à fait compréhensible. Dans une société capitaliste, la classe dominante se considère toujours comme née pour diriger. “Diriger” est l’une des “qualités” premières qu’elle tente d’inculquer à sa progéniture dans les différentes écoles au sein desquelles se forment ses élites. Ainsi, la “direction” est associée à l’arrogance, à l’intimidation et aux privilèges. Les anarchistes ont raison de réagir contre cela.
Les directions politiques de “gauche” dans le mouvement syndical ne nous offrent pas une image plus attrayante. Tout au long de ce siècle, devenir dirigeant “socialiste” ou social-démocrate a été synonyme de modération et d’ascension sociale. Le parcours classique de ce type de militant est le suivant : acquérir un soutien de la base en utilisant une rhétorique et une politique apparemment radicales, puis devenir progressivement proéminent dans le mouvement en se débarrassant des principes les uns à la suite des autres, jusqu’à devenir un membre à part entière de l’élite politique, vêtu d’un costard-cravate, disposant d’une voiture avec chauffeur, jouissant d’un salaire élevé et entretenant de multiples liens avec les milieux d’affaires et de fonctionnaires, devenant en d’autres termes un prisonnier de l’élite qu’il prétendait changer. Le parcours des dirigeants syndicaux a été analogue. Dès qu’ils (elles) deviennent permanents, ils abandonnent les conditions difficiles de leur base pour le confort d’un bureau. Leur salaire et la durée de leur travail cessent de dépendre de ceux des travailleurs qu’ils représentent. Ils commencent à accumuler les privilèges. Leur fonction est celle de médiateurs entre les travailleurs et la direction de l’entreprise. Ils passent plus de temps avec cette dernière qu’en compagnie de leur base. La corruption, dans un sens politique sinon financier, est plus ou moins inévitable. Rapidement, ils en viennent à considérer que ce sont les conflits du travail et les grèves qui posent problème. Ils se soucient de moins en moins de la tactique nécessaire pour que les travailleurs l’emportent. Ils considèrent que la meilleure façon de dépasser ces conflits est d’obtenir des concessions mineures que leur base acceptera. Une direction de ce type est politiquement désastreuse. Lors de grandes luttes, quand les travailleurs s’engagent dans la bataille, prennent en main leurs affaires, l’instinct de tels dirigeants est de tenter de calmer les choses et de rétablir une situation “normale”. Si cela doit impliquer la trahison d’une cause qu’ils sont censés représenter, ils la trahiront. Les événements de 1968 nous en fournissent un exemple classique. Ce mouvement exceptionnellement spontané d’étudiants et de travailleurs menaça le régime gaulliste, par les affrontements de masse dans les rues de Paris, les occupations menées par les étudiants et la grève générale de 10 millions de travailleurs combinée avec d’innombrables occupations d’usines. Ses “dirigeants”, en majorité responsables du Parti communiste et de la CGT, firent tout pour contenir ce mouvement potentiellement révolutionnaire et n’avancer qu’une série de revendications plutôt modestes de salaires et de conditions de travail. Ils travaillèrent à faire retourner tout le monde au travail aussitôt que possible. On pourrait trop rapidement conclure de telles expériences, nombreuses dans l’histoire des luttes ouvrières et du mouvement révolutionnaire, que c’est l’existence même d’une direction qui pose problème et qu’on devrait s’en dispenser. Malheureusement, cette conclusion pose une difficulté insurmontable. L’existence de “directions” est un fait. Elle n’est pas le produit d’idées erronées, de la volonté d’individus particuliers ou de certaines structures organisationnelles. Elle découle inévitablement du fait que les gens n’ont pas tous la même expérience. Même dans les émeutes les plus spontanées, les manifestations, les grèves et les soulèvements, événements pour lesquels l’histoire en général ne relève pas l’existence d’une direction ou d’une organisation formelles, il existe une direction ou une structure informelles, qu’on peut découvrir si on étudie minutieusement ces mouvements : la personne qui donne le signal de l’offensive au moment crucial; ceux qui prennent la tête de la foule; l’individu qui le premier lance un pavé, etc. Ce phénomène affecte également l’anarchisme. Quelle que soit l’hostilité des anarchistes à l’idée d’une direction, le fait est que leurs mouvements ont toujours eu des dirigeants. L’histoire de l’anarchisme - comme celle du socialisme et à fortiori celle du conservatisme - est en partie l’histoire de ses figures dirigeantes : Proudhon, Kropotkine, Makhno, Goldmann, Voline, et même Daniel Cohn-Bendit. En refusant formellement de reconnaître l’existence de dirigeants, les mouvements anarchistes ne facilitent pas les choses; au contraire, ils aggravent le problème. Puisqu’ils ne sont pas formellement élus, les dirigeants anarchistes ne peuvent être révoqués ou soumis au contrôle démocratique. Les mouvements anarchistes sont donc particulièrement marqués par la pratique de directions autoproclamées, reconduites informellement par elles-mêmes, voire désignées par les médias (les mouvements étudiants spontanéistes des années 60 souffrirent considérablement de cette pratique de promotion de “stars” par les médias).

Si l’anarchisme est incapable de résoudre la question de sa propre direction, il est encore moins apte à résoudre celle de la classe ouvrière dans son ensemble. Historiquement, c’est la social-démocratie ou le stalinisme qui ont exercé cette direction - d’où une multitude de trahisons et de défaites, des capitulations de la IIe Internationale face au nationalisme en 1914, puis face à Hitler en 1933, jusqu’à la collusion honteuse du Parti socialiste avec le racisme aujourd’hui. Par son existence même, l’anarchisme constitue un défi, une alternative potentielle à l’hégémonie de ces forces. Le fait même de produire des livres, des brochures, des journaux ou des tracts, ou même de faire des discours, constitue pour les anarchistes une bataille pour influencer la gauche et la classe ouvrière. Mais, parce qu’ils rejettent l’idée même de direction et refusent donc de se battre politiquement et organisationnellement pour conquérir la direction de la classe ouvrière, ils contribuent non pas à la libération de celle-ci, mais à la perpétuation de la domination de dirigeants traîtres, sociaux-démocrates ou staliniens. On ne peut se débarrasser de la question en affirmant : “ Ce n’est pas la direction qui compte mais les masses ”. La conception bourgeoise de l’histoire, par son élitisme et son individualisme systématiques, exagère bien entendu le rôle de la direction, à tel point qu’elle réduit l’histoire à une succession de rois, d’empereurs, de généraux et de présidents. Moins que tout autre, un marxiste ne peut l’oublier. Mais l’action des dirigeants joue un rôle. Ceux-ci ne peuvent conjurer les révolutions ou, au contraire, déclencher des mouvements de masse par leur seule volonté. Mieux encore, ils ne peuvent faire les révolutions. Seules les masses en sont capables. Mais, lorsque existe un mouvement de masse et une situation révolutionnaire, le rôle joué par la direction de ce mouvement peut sensiblement affecter le résultat et, parfois, peut constituer le facteur qui conditionne une victoire ou une défaite. En Allemagne, pendant l’ascension de Hitler au pouvoir (1929-1933), le mouvement ouvrier de masse était politiquement partagé entre le Parti social-démocrate (SPD) et les Communistes (KPD). S’il avait uni ses forces, il aurait pu stopper les nazis. L’unité fut entravée d’un côté par la volonté des dirigeants sociaux-démocrates qui, comme à leur habitude, évitaient toute confrontation et, d’un autre, par les dirigeants communistes qui suivaient les ordres de Staline : concentrer leurs tirs sur les sociaux-démocrates et non sur les nazis. Les uns et les autres facilitèrent considérablement l’avènement de Hitler au pouvoir. Ainsi, puisque la question de la direction ne peut être simplement ignorée, la seule alternative pour ceux qui veulent radicalement changer la société, est de travailler à construire une direction authentiquement révolutionnaire qui :

- soit soumise au contrôle démocratique de ses partisans;

- résiste à l’effet corrupteur du système;

- soit capable de reconnaître la voie que la lutte doit emprunter.

La confusion théorique de l’anarchisme sur cette question, son fétichisme anti-direction, le rendent inapte à assumer cette tâche.


Le parti


La question de la direction révolutionnaire soulève immédiatement celle du parti révolutionnaire. L’opposition de l’anarchisme à l’idée d’un parti est encore plus forte que son hostilité à l’Etat et à toute direction. Encore une fois, c’est tout à fait compréhensible. C’est parce que des partis, qui se disent marxistes, léninistes et ouvriers, ont en fait constitué les principaux instruments d’oppression et d’exploitation de centaines de millions de travailleurs dans les pays dits communistes, qu’il y a eu des réactions uniformément anti-parti. Lorsqu’on sait la nature conservatrice, bureaucratique, carriériste des partis sociaux-démocrates et réformistes, que l’on connaît le sectarisme étouffant de certaines organisations de la gauche radicale, alors la suspicion à l’égard de toute idée de parti est probablement inévitable. Cependant, le fait est que la construction d’un parti révolutionnaire est cruciale tant pour conduire la lutte de classes au jour le jour, que pour le succès de la révolution future.

Pour deux raisons incontournables. Premièrement, la classe ouvrière doit s’affronter à un ennemi hautement centralisé et organisé. Pour le battre, elle doit organiser ses propres forces. Ceci est vrai sur chaque lieu de travail et dans chaque industrie. Là, les travailleurs font face au pouvoir centralisé du capital. L’organisation et l’unité dans l’action de la force de travail est la première condition de toute résistance efficace. Les travailleurs qui tentent de s’opposer individuellement à leur patron, sans aucune organisation collective pour les soutenir, sont tout simplement licenciés. Ceci est encore plus vrai à l’échelle de toute la société, la domination patronale y étant protégée par l’organisation la plus centralisée qui soit, l’Etat capitaliste. Cette nécessité d’une organisation est comprise par tout travailleur doté d’un minimum de conscience de classe et politique. Les anarchistes qui rejettent toute idée d’organisation se condamnent à s’isoler de la classe ouvrière.
La seconde justification fondamentale d’un parti révolutionnaire est que la conscience politique de la classe ouvrière se développe toujours de façon inégale. Les médias contrôlés par les capitalistes, le système éducatif, l’Eglise et d’innombrables autres institutions, assurent qu’en temps “ordinaire”, c’est-à-dire en dehors des périodes de luttes révolutionnaires de masse, l’idéologie capitaliste exerce une influence puissante sur la conscience de la majorité des travailleurs. Bien sûr, ceux-ci n’ont pas une tête vide. Leur expérience de l’exploitation, de l’oppression, de la pauvreté et du chômage leur font également contester ce que les dirigeants du système leur affirment.
En général, la conscience de classe des travailleurs est une combinaison contradictoire des conclusions qu’ils tirent de leur expérience et d’idées réactionnaires qu’on leur a inculquées. Par exemple, de nombreux travailleurs haïssent leur patron, comprennent qu’il existe une loi pour les riches et une autre pour les pauvres. Mais ils peuvent en même temps admettre des préjugés racistes, sexistes ou autres. D’autres travailleurs peuvent être antiracistes, antisexistes et admettre pourtant que l’industrie ne puissent fonctionner sans recherche du profit. En temps ordinaire, seule une minorité de travailleurs sont des opposants systématiques et cohérents du capitalisme et rejettent les idées capitalistes. Voilà pourquoi il est essentiel qu’existe une organisation politique qui se base sur cette minorité de travailleurs conscients politiquement, afin de conduire la lutte pour les idées révolutionnaires au sein du mouvement dans son ensemble, au sein des luttes de la classe ouvrière et des opprimés. C’est pour cette raison que la stratégie suivie par beaucoup d’anarchistes, qui acceptent la nécessité d’une organisation de la classe ouvrière - la stratégie de l’anarcho-syndicalisme - est encore inadéquate. L’anarcho-syndicalisme oppose à l’idée de parti politique marxiste celle d’un syndicalisme révolutionnaire. Ce courant constitue un pas en avant par rapport à l’anarchisme individualiste, parce qu’il s’oriente vers la classe ouvrière. Mais c’est une avancée insuffisante. Les syndicats sont des organisations de masse formées par les travailleurs afin de négocier comme de lutter sur les salaires et les conditions de travail dans le cadre des rapports de production capitalistes. Afin de remplir cette fonction efficacement, ils doivent élargir au maximum possible leurs effectifs. L’idéal est que le syndicat comprenne tous les travailleurs de l’entreprise, de la branche ou de l’industrie, exceptés les briseurs de grève patents ou, par exemple, les fascistes. Les syndicats organisent donc inévitablement, et à juste titre, un grand nombre de travailleurs aux idées confuses, voire réactionnaires sur certaines questions. Il doit donc exister un autre type d’organisation ouvrière, le parti politique, qui mène la bataille pour les idées, la stratégie et la direction révolutionnaires au sein des syndicats, comme parmi les autres couches de la société (chômeurs, étudiants, femmes au foyer, etc.) qui ne sont pas organisées dans des syndicats ou sur des lieux de travail. Ceux des anarchistes qui ne voient pas la nécessité d’une lutte coordonnée pour les idées révolutionnaires, et constituent par conséquent leurs propres organisations syndicales distinctes des grandes centrales, construisent en réalité des partis anarchistes qui ne veulent pas dire leur nom. En refusant de le reconnaître ouvertement, ils n’évitent pas pour autant les problèmes que connaissent les autres organisations. C’est plutôt un désavantage face à ces difficultés, car leur confusion sur la question, de même que celles concernant l’Etat et la direction, les empêchent de développer une stratégie cohérente ou de formuler une quelconque idée claire sur les structures et le rôle de leur propre organisation. La nécessité d’une organisation ouvrière de classe et le développement inégal de la conscience des travailleurs sont des faits. Ils ne peuvent être niés que par ceux qui croient révolutionnaire d’idéaliser la classe ouvrière. L’objection anarchiste la plus fréquente consiste à affirmer : “ l’expérience a montré que les partis qui se proclament révolutionnaires dégénèrent inévitablement, se bureaucratisent, nourrissent l’élitisme, l’autoritarisme et d’autres défauts. Quelle garantie existe-il, demande alors l’anarchiste, que le parti que tu proposes ne suive pas la même voie ? ”

Bien entendu, il ne peut y avoir de garantie absolue qu’il ne suive pas ce cours, pas plus qu’il ne peut y avoir de garantie absolue de la victoire de la révolution, du succès d’une manifestation ou d’une grève, et par conséquent aussi de l’anarchisme. La seule voie réaliste est d’abord d’établir les causes de la dégénérescence de tant d’organisations, de partis ouvriers et, ensuite, de déterminer ce qu’il faut faire pour la prévenir. En général, les anarchistes l’expliquent soit par la soif inhérente de pouvoir des dirigeants, soit par l’autoritarisme inhérent à certaines formes d’organisation telles que celle du centralisme démocratique. L'explication ne tient pas, car la dégénérescence bureaucratique a affecté non seulement des partis léninistes mais toutes les formes d’organisations ouvrières, partis réformistes de masse comme syndicats, même anarchistes.

A l’opposé, les marxistes expliquent cette tendance à la dégénérescence par les pressions exercées sur les organisations ouvrières par la société capitaliste même au sein de laquelle elles sont nées. Ces pressions s’exercent à deux niveaux. D’un côté l’exploitation, l’oppression et le travail aliéné que le capitalisme fait subir aux travailleurs freinent le développement de leur confiance en eux-mêmes et celui de la conscience nécessaire pour contrôler leurs dirigeants. De l’autre côté, le capitalisme, par sa nature même, exerce sans cesse une influence corruptrice sur les dirigeants qui, directement ou indirectement, tend à les séparer de leur base. Ces éléments sont cruciaux pour expliquer ce qui constitue sans doute l’exemple le plus dramatique de dégénérescence d’un mouvement révolutionnaire : la transformation du bolchevisme en stalinisme. D’un côté, les pressions du capitalisme mondial sur la Révolution russe, par l’intervention militaire et la guerre civile interne soutenue par l’étranger, démembrèrent en fait la classe ouvrière qui avait réalisé la révolution de 1917. Cette classe qui avait en cette année atteint un haut niveau de conscience et de confiance en elle-même, fut tellement décimée par la guerre, la famine, les épidémies et l’effondrement économique, qu’elle fut incapable de continuer à exercer son pouvoir démocratique sur l’ensemble de la société. La bureaucratisation de la direction en fut le résultat inéluctable.


D’un autre côté, la pression du capitalisme sur cette direction bureaucratisée (symbolisée par Staline) l’amena à abandonner son attachement à la révolution mondiale (qui, seule, aurait pu sauver la Russie ouvrière) pour mener une concurrence avec le capitalisme sur ses propres termes, autrement dit, par l’établissement d’une exploitation capitaliste d’Etat afin de réaliser une accumulation capitaliste1.Dans des circonstances très différentes, les mêmes pressions produisent une domination des syndicats par une couche de permanents syndicaux et des partis réformistes par leurs représentants parlementaires. Alors, comment un parti révolutionnaire peut-il se protéger de ces pressions qu’il subira toujours au sein de la société capitaliste ? Quatre mesures sont essentielles :

1) Le parti doit s’investir dans les luttes quotidiennes des travailleurs. La relation qui en résulte exerce un contrepoids aux pressions du capitalisme. A l’opposé, les partis réformistes s’appuient principalement sur la passivité des travailleurs, alors que les sectes ne tissent aucune relation quelle qu’elle soit avec la classe ouvrière.

2) Le parti doit adhérer à des principes révolutionnaires. Cela écarte de ses rangs les éléments carriéristes ou arriérés plus facilement manipulables.

3) Pour des raisons évidentes, les postes de direction au sein du parti ne doivent impliquer aucun privilège matériel.

4) La structure du parti doit combiner la démocratie (discussions et débats libres sur sa politique, élection et contrôle des dirigeants) avec le centralisme (unité d’action pour appliquer les décisions majoritaires). Le centralisme et la discipline sont en général perçus par les anarchistes comme un mécanisme de contrôle autoritaire par en haut. En fait, au sein d’un parti révolutionnaire, ils constituent également un instrument de la démocratie en ce qu’ils permettent l’application de la politique du parti par les dirigeants. C’est une situation à l’opposé de celle des organisations centralisées au sein desquelles les dirigeants sont “libres” d’ignorer la politique du parti, ou de l’élaborer eux-mêmes, sans son contrôle. En dernière analyse, c’est la relation vivante du parti avec la lutte de classes qui sera décisive, et celle-ci ne peut être garantie à l’avance par des statuts quels qu’ils soient. Un parti n’en est pas moins indispensable pour la victoire révolutionnaire. C’est le centralisme démocratique léniniste qui offre les moyens les plus appropriés de résister aux pressions qu’exerce l’environnement capitaliste sur les partis ouvriers. Par le rejet de tout parti, et du parti léniniste en particulier, l’anarchisme ne fait que contribuer à désarmer politiquement et organisationnellement la classe ouvrière. La voie qu’il propose est celle de la défaite de la révolution.

1 La question de la relation entre léninisme et stalinisme est évidemment très importante dans le débat entre marxisme et anarchisme. Mais nous n’avons pas ici la place d’en traiter en détail.
Pour des études plus poussées sur la question, voir Chris Harman :Pourquoi l’échec de la révolution russe? (Socialisme international, Paris, 1992) ; Marcel Liebmann : Le Léninisme sous Lénine (Le Seuil, Paris, 1973, 2 vol.).

3 - Les racines sociales de l'anarchisme
La vision capitaliste du monde, dominante dans les médias et le système éducatif, perçoit les différentes idéologies comme créations de penseurs exceptionnels, analysant le monde de leur point de vue particulier, au moyen de leurs propres valeurs, perspicacité, préjugés, etc. Ces différentes idéologies - le conservatisme, le libéralisme, le socialisme, l'anarchisme, etc. - seraient en concurrence sur le marché des idées afin de représenter au mieux l'intérêt général et national.

Les marxistes ne conçoivent pas ainsi les idéologies. Celles-ci sont, il est vrai, souvent élaborées ou exprimées pour la première fois par un individu (le marxisme par Marx pour prendre un exemple). Mais la pensée des individus est profondément façonnée par leur position sociale et leur expérience. Les idéologies sont en général développées et reformulées par un grand nombre de gens. Lorsqu'une d’entre elles acquiert une base sociale significative, c'est parce qu'elle correspond aux circonstances, aux intérêts et aux aspirations d'un groupe social définit et les exprime avec cohérence.

Ce processus n'est ni simple ni mécanique. Aucune idéologie n’exprime nettement et exactement les intérêts authentiques d'un groupe social particulier, à laquelle tous ses membres adhéreraient. Au contraire, les rapports entre celles-ci et leurs racines sociales sont souvent complexes et déformées. Les groupes sociaux se chevauchent, interagissent et s'influencent mutuellement. Ces visions du monde ont néanmoins des racines sociales. Les groupes fondamentaux de la société étant les classes sociales (déterminées par leur position au sein du processus de production), les idéologies ont des racines de classe et une base de classe.

Le conservatisme (sous ses différentes versions nationales, le torysme en Grande Bretagne, la démocratie chrétienne dans la majorité des pays européens …) représente bien l'idéologie dominante de la classe capitaliste aujourd'hui. Le libéralisme du XIXe siècle était celle de la bourgeoisie industrielle ascendante. Depuis, il a perdu de sa prééminence pour devenir le reflet d'une mixture des intérêts d'une fraction de la classe capitaliste et d'une fraction de la classe moyenne, ou petite bourgeoisie. Le socialisme était une théorie de la classe ouvrière, mais il a été reformulé par la social-démocratie et le réformisme pour servir les intérêts de la bureaucratie des partis ouvriers et du mouvement syndical. Le stalinisme en URSS fut une perversion du socialisme, élaborée pour servir les intérêts de la bureaucratie capitaliste d'Etat dominante.

Le marxisme classique (ou socialisme révolutionnaire) tente d'exprimer les intérêts de la classe ouvrière. C'est une analyse générale de l'histoire, de la société et de la politique du point de vue de la classe ouvrière, et fondée sur son expérience.

Par conséquent, les idéologies rivales ne se livrent pas à une recherche désintéressée de l'intérêt général, mais font partie intégrante des projets des différentes classes et couches sociales de faire prédominer leur volonté au sein de la société. L'objection fondamentale à opposer au conservatisme, pour prendre un exemple, n'est pas son caractère démodé ou vieillot, ou le caractère erroné de certaine de ses thèses, mais qu'il représente (malheureusement avec succès) les intérêts de la classe exploiteuse.

Quelles sont donc les racines sociales de l'anarchisme ? De quelles couches sociales exprime-t-il l'expérience ? Ces questions sont décisives pour l'appréciation globale de l'anarchisme comme idéologie.

Comme nous l'avons déjà souligné, l'anarchisme prend de multiples formes. On ne peut donc donner une réponse simple à ces questions. Procédons donc par élimination.

Premièrement, l'anarchisme n'est manifestement pas l'idéologie de la classe capitaliste : celle-ci est pleinement fidèle à la protection de son Etat et de son ordre social. Il n'est pas plus celle de cette fraction de la petite bourgeoisie, les patrons d'entreprises et de commerces, etc., qui, placée sous l'autorité de la classe capitaliste proprement dite, accepte son idéologie conservatrice, mais qui, par temps de crise économique et sociale extrême, lorsque son statut et ses économies sont menacés, peut basculer vers le fascisme. L'anarchisme n'est pas plus l'idéologie de cette autre couche distincte de la petite bourgeoisie du capitalisme moderne, les gestionnaires et les administrateurs des institutions locales et des affaires sociales qui, lorsqu'ils se rebellent contre le conservatisme, épousent le libéralisme ou le réformisme social-démocrate, avec ses faveurs pour le " capitalisme à visage humain ".

Mais l'anarchisme peut-il prétendre représenter une théorie de la classe ouvrière ? A l'exception de l'anarcho-syndicalisme, auquel nous reviendrons, la réponse est clairement négative.

D'abord parce que de nombreux penseurs anarchistes rejettent la classe ouvrière ou nient qu'elle puisse devenir l'agent de la transformation sociale. Deuxièmement, parce que les thèmes dominants de la pensée anarchiste - individualisme, hostilité à l'organisation (ou, dans le meilleur des cas, ambiguïté sur cette question), rejet de l'Etat en général - sont étrangers à l'expérience des travailleurs et aux besoins de la lutte ouvrière.

La classe ouvrière est une classe collectiviste de par la position sociale et économique qu'elle occupe au sein de la société capitaliste. L'industrie capitaliste rassemble les travailleurs en collectifs dans les usines et les autres lieux de travail. Producteur, le travailleur est un élément d'une complexe division du travail qui exige coopération et discipline. Sous le capitalisme cette discipline est imposée d'en haut par le patron, le gérant et le contremaître ; après la révolution, l'auto organisation de la collectivité prédominera, mais il demeurera un élément de discipline, parce qu'elle est indispensable à toute production industrielle. Les travailleurs, victimes de l'exploitation, ne peuvent lui résister ni améliorer leurs conditions que par le moyen de l'organisation et de la lutte collectives. Pour la protection de ses membres les plus vulnérables - ceux qui sont atteints de maladies, retraités et vieux, chômeurs et enfants - la classe ouvrière ne peut faire autrement que de se battre pour des solutions collectivistes : allocations, système de santé national, etc. Finalement, la classe ouvrière ne peut prendre possession des moyens de production qu'en tant que collectif, par le moyen de son propre Etat.

L'esprit de l'anarchisme est fondamentalement étranger à ces impératifs pour la classe ouvrière. C'est pourquoi l'anarchisme n'a jamais réussi à gagner le soutien de fractions significatives de la classe ouvrière dans aucun pays capitaliste industrialisé. Par conséquent, il ne représente ni l'idéologie de la classe ouvrière, ni celle d'aucune autre des classes majeures du capitalisme moderne. Pour mettre à nu ses racines sociales, nous devons considérer des strates plus marginales de la société capitaliste.

Le petit commerçant et l'artisan du XIXe siècle, particulièrement nombreux en France, représentèrent une des sources originelles de l’anarchisme. Les artisans, comme les travailleurs de métier qualifiés, étaient pauvres et opprimés, mais ils œuvraient seuls et possédaient leurs modestes moyens de production. En ce sens, ils se rattachaient à la petite bourgeoisie. Ils détestaient l'Etat et les capitalistes qui les opprimaient et les exploitaient, ainsi que le système capitaliste qui les piétinait. Mais ils ne disposaient pas de la puissance collective de la classe ouvrière. Pour cette couche sociale, l'anarchisme exprimait le rêve d'une communauté égalitaire de petits producteurs indépendants.

Une autre source des débuts de l'anarchisme fut la paysannerie. Les paysans ont en général représenté la classe la plus pauvre et la plus opprimée de la société capitaliste. Mais, tout comme les artisans, ils produisent individuellement et possèdent, ou aspirent à posséder, leur propre parcelle de terre. Ils font pleinement partie de la petite bourgeoisie. Révoltée, cette classe haït l'Etat, collecteur d'impôts et défenseur des grands propriétaires fonciers, qu'elle assimile aussi à une force d'occupation dont l'expulsion permettrait de retrouver une vie "normale". La dépendance de l'économie rurale à l'égard de l'industrie et de la ville, par exemple ses besoins en outils et machines agricoles, n'est pas immédiatement ou nécessairement apparente pour le paysan dont l'attitude à l'égard de l'Etat peut se résumer ainsi : " Dehors ! Laisse-moi travailler en paix ma terre ! " Ce rêve d'une république de petits producteurs est très similaire à celui de l'artisan et peut trouver son expression dans l'anarchisme.

Malheureusement pour cette doctrine, l'artisan et le paysan représentent des strates sociales déclinantes au sein de la société capitaliste. L'avancée inexorable de l'industrie moderne a miné la position de l'artisan qui, incapable de concurrencer la production de masse, a dû aller grossir les rangs du travail salarié. Le même développement économique a arraché des millions de paysans à la terre, attirés par les emplois et les meilleures conditions de vie des grandes villes. Il en a résulté une urbanisation et une prolétarisation massives.

Ce fut ce phénomène qui donna naissance à l'anarcho-syndicalisme. Cette tendance est la forme que prend l'anarchisme le plus adapté à la position de classe du prolétariat et représente une mutation, dans un sens socialiste, des principes " purement " anarchistes. C'est une idéologie de compromis, qui abandonne la suspicion de l'anarchisme à l'égard de l'organisation collective, la discipline et la nécessité d'une direction : suffisamment pour accepter le syndicalisme, pas assez pour admettre la nécessité d'un parti révolutionnaire et de la lutte pour le pouvoir politique. Ce compromis correspond à la situation transitionnelle de la paysannerie nouvellement prolétarisée, qui n'a pas encore rompu avec ses traditions préindustrielles et tous les liens qui la lie à elles.

Pour le moment nous n'avons parlé que de l'anarchisme et de l'anarcho-syndicalisme du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ceux représentés par Proudhon et Bakounine, Kropotkine et Malatesta, Makhno et Voline, Goldman et Berkman. Ces mouvements ont fleuri à divers moments et sous différentes formes en France, en Italie, en Russie, aux Etats-Unis, au Mexique et en Espagne au cours des premières phases de l'industrialisation et de l'urbanisation de ces pays. Ils ont culminé lors de la tragédie de la Guerre civile espagnole. Nous n'avons pas encore étudié la base sociale de l'anarchisme dans le capitalisme avancé contemporain où les artisans, les paysans et les travailleurs récemment prolétarisés ne représentent plus une force sociale significative.

L'historien anarchiste George Woodcock note dans la première édition de son étude classique sur l'anarchisme (L'anarchisme. Une histoire des idées et des mouvements libertaires, écrit en 1960-1961), qu’il avait considéré ce mouvement comme un phénomène du passé, qui avait connu sa fin avec la chute de Barcelone aux mains de Franco en 1939. Mais, ajoute Woodcock, à peine avait-il annoncé sa mort, qu'il assista à sa renaissance.

Les années soixante redonnent vie à l'anarchisme. Celui-ci profite de la radicalisation générale qui marque cette décennie, et en premier lieu des révoltes étudiantes aux Etats-Unis, en RFA, en Italie, en Grande Bretagne et, particulièrement, en France. Ces années-là, les étudiants rebelles sont attirés par une large palette d'idées - maoïstes, guévaristes, trotskystes, pacifistes, libertaires, etc. Il n’est pas fortuit que le mouvement étudiant dans son ensemble ait eu une sensibilité anarchiste.

Les étudiants des années soixante étaient très différents de leurs prédécesseurs d'avant-guerre. Nés d’une expansion de l'enseignement universitaire qui devait répondre aux besoins du boom économique d'après guerre, leurs effectifs s'étaient multipliés. Bien qu'encore majoritairement issus de la petite bourgeoisie, ils provenaient désormais de bien d'autres couches de la société. Le changement était notable par rapport à la situation antérieure. Le diplôme ne constituait déjà plus un passeport pour un poste stable dans les couches dirigeantes ou moyennes de la société. Les moyens attribués à l'enseignement n'avaient pas suivi l'augmentation des effectifs. Les salles de cours étaient surpeuplées. La colère des étudiants en résulta : ils avaient l'impression d'avoir été placés sur une chaîne de production pour les besoins de l'industrie capitaliste. En même temps, ils demeuraient socialement et culturellement séparés de la classe ouvrière.

Inspirés par la lutte des Noirs au Etats-Unis et par les révolutions anti-impérialistes dans le Tiers Monde (qu'ils idéalisaient), outragés par l’obscène guerre que les USA menaient au Viêt-nam, les étudiants se révoltèrent contre la structure autoritaire au sein des universités, la société de consommation, les valeurs conformistes des années cinquante, la modération et l'intégration de la gauche traditionnelle à cette société. Une mixture étrange de socialisme libertaire et d'anarchisme exprima tant l'extrémisme radical de la révolte étudiante que son instabilité due à son isolement par rapport à la classe ouvrière.

Depuis les années soixante, le capitalisme a créé une nouvelle couche sociale, qui a fournit une nouvelle base à l'anarchisme. L'approfondissement de la crise économique du système, qui s'est exprimé par trois récessions mondiales (1974, 1980, 1990), a fait resurgir un chômage de masse. Les niveaux de chômage n'ont en général pas encore atteint ceux des années trente, mais ils représentent plusieurs fois ceux des années cinquante et soixante. Il y a eu en particulier une croissance très rapide et brutale du chômage de la jeunesse. Parmi les jeunes sans emploi, est née une couche sociale qui n'a aucune ou très peu d'expérience d'un travail stable, de plus en plus détachée de la majorité de la classe ouvrière. Ces jeunes sont immergés dans une sous culture au sein de laquelle drogues, petits vols à l'étalage et mendicité jouent tous leur rôle, sont persécutés par les propriétaires immobiliers, la police et les autorités, entourés par l'imagerie illusoire de l'abondance et par la réalité de la décadence urbaine. Leurs conditions de vie en font des ennemis de toute autorité et de toute discipline en même temps qu'une source naturelle pour un anarchisme vaguement spontanéiste et coléreux.

Jusque-là nous avons identifié quatre groupes sociaux qui constituent les racines sociales de l'anarchisme : les artisans, les paysans, les étudiants et les jeunes sans emploi. Ces groupes ont en commun leur position marginale par rapport au cœur productif du capitalisme. Cette marginalité produit la pauvreté, l'oppression, l'aliénation et une propension à la révolte souvent sous des formes extrêmes et violentes. Mais elle leur ôte également le pouvoir potentiel, économique autant que politique, de briser l'Etat bourgeois, de renverser les rapports de production capitalistes comme celui de créer un nouvel ordre économique et social. Les points forts et faibles de l'anarchisme en tant qu'idéologie reflètent précisément les forces et les faiblesses de sa base sociale.
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Re: Anarchisme : une vision marxiste

Messagede Nico37 » 09 Déc 2010, 21:19

Anarchisme et marxisme : vrai contentieux et faux clivage

Philippe Gottraux , Bernard Voutat Politistes , Université de Lausanne

L’existence dans la période d’un débat renouvelé et d’apparence sereine entre « marxisme » et « anarchisme » ne peut qu’être saluée. Dans notre esprit, il devrait permettre de dépasser les limites traditionnelles de ce type d’échanges qui ont eu lieu par le passé, et qui débouchaient trop souvent sur des visions réductrices de ces c o u rants de l’histoire du mouvement ouvrier et émancipateur.
Encore faudrait-il ne pas succomber à l’idée que ces réductions étaient symétriques ou similaires. Cela équivaudrait à nier le ra p p o rt de forces défavo rable à l’ « anarchisme » dans l’espace des pensées et des pratiques émancipatrices, au moins après la seconde guerre mondiale. À oublier aussi la prégnance au sein du « marxisme », et hélas dans la plupart de ses composantes, d’une vision profondément caricaturale et injuste de l’« anarchisme », soutenue par ailleurs par une prétention à incarner à elle seule la perspective révolutionnaire.
De même convient-il de ne pas homogénéiser les courants supposés être en opposition. Les oppositions et les concurrences se construisent aussi par rapport
à des positions sociales (individuelles ou collectives) dont les effets contribuent, par les logiques mêmes de la lutte politique, à durcir des alternatives et à les pérenniser (voire les essentialiser) au-delà de leurs contextes historiques d’émergence1. Si ce constat invite au moins à maintenir une certaine lucidité envers les oppositions souvent doctrinales et intéressées, comme celle entre « anarchisme » et « marxisme », pour autant il n’autorise pas l’oecuménisme. Il est sans doute vrai que certaines oppositions doivent être dépassées parce qu’elles traduisent de fausses alternatives (le long et le court terme, la tactique et la stratégie, les moyens et les fins, la pureté et l’efficacité, etc.). Il n’en reste pas moins que certaines de ces traductions ont manifesté dans l’histoire des enjeux bien réels, au demeurant tranchés parfois devant des pelotons d’exécution.
On relèvera aussi que cette précaution élémentaire consistant à ne pas homogénéiser les courants de pensée est souvent suivie d’effets lorsqu’il s’agit
d’évoquer le « marxisme », puisqu’il est d’usage, et à raison d’ailleurs, de distinguer ses multiples lectures théoriques (on ne confond pas Lukacs et Althusser, par exemple) et traductions historiques (notamment lorsqu’on refuse à juste titre de confondre « marxisme » et stalinisme). Ce réflexe pourtant salutaire est cependant largement moins courant lorsqu’on parle de l’« anarchisme ». Ce n’est du reste qu’un effet de plus de l’hégémonie (aujourd’hui chancelante ?) du « marxisme » sur la critique de la société capitaliste. Ainsi, l’« anarchisme » est souvent présenté par ses concurrents sur le marché de la critique sous un mode essentialiste, amalgamant et a-historique (refus de l’autorité, de l’État et de la délégation, pensée et pratique anti-organisationnelle, culte de la spontanéité des masses, inefficacité, etc.). Ces lectures paresseuses et ignorantes quittent alors sans vergogne le terrain de la nuance, revendiquée pour le « marxisme » que l’on ne saurait, lui, bien évidemment, réduire. Notre propos cherchera dès lors à refuser cette vision à géométrie variable, pour proposer une lecture plus subtile des « camps » respectifs et des oppositions.
Dans un second temps, il tentera de relativiser la ligne de fracture apparemment limpide entre « marxisme » et « anarchisme » pour montrer que le clivage
significatif pour une politique d’émancipation traverse chaque « camp ».
Il a existé un « marxisme antiautoritaire », ignoré dans le meilleurs des cas, stigmatisé et marginalisé dans le pire, comme il y a dans la tradition libertaire
une conception particulièrement construite des problèmes liés à la mise en oeuvre d’un projet d’émancipation sociale. Et c’est sans doute à l’intersection de ces traditions dominées qu’il faut chercher aujourd’hui de nouvelles voies, plus que dans le recyclage de positions théoriques et politiques à propos desquelles on ne saurait faire l’économie d’un sérieux bilan, ne serait-ce que parce que certaines de ces traditions (plus que d’autres) se sont réellement incarnées dans l’histoire.

La suite sur : http://www.contretemps.eu/sites/default ... s%2006.pdf
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Re: Anarchisme : une vision marxiste

Messagede Nico37 » 10 Jan 2011, 00:39

L'ANARCHISME ET LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE Helmut Wagner

International Council Correspondence, Vol. 3, nos 5 et 6; Juin 1937.

Les luttes héroïques des ouvriers espagnols marquent une étape dans le développement du mouvement prolétarien international. Elles ont enrayé la progression jusque-là victorieuse du fascisme et, en même temps, impulsé une nouvelle période d'expansion des luttes de classes. Mais la portée de la guerre civile espagnole pour le prolétariat mondial ne se limite pas à cet aspect. Son importance réside aussi dans le fait qu'elle a mis à l'épreuve les théories et les tactiques de l'anarchisme et de l'anarcho-syndicalisme.

L'Espagne a été de tous temps le foyer traditionnel de l'anarchisme. L'énorme influence que les doctrines anarchistes y ont acquise ne peut s'expliquer que par la structure particulière des classes dans ce pays. La théorie proudhonienne des artisans individuels et indépendants, comme l'application par Bakounine de cette morne théorie aux usines, ont trouvé un soutien passionné parmi les petits paysans, les ouvriers d'usines et les ouvriers agricoles. Les doctrines anarchistes ont été adoptées par de larges fractions du prolétariat espagnol et c'est à cela que l'on doit la levée spontanée des ouvriers contre le soulèvement fasciste.

Nous ne voulons cependant pas dire que le déroulement de la lutte a été déterminé par l'idéologie anarchiste, ou qu'il reflète le but des anarchistes. Au contraire, nous allons démontrer que les anarchistes ont été poussés à abandonner beaucoup de leurs vieilles idées et à accepter en échange des compromis de la pire espèce. En analysant ce processus, nous allons démontrer que l'anarchisme était incapable de tenir tête à la situation, non pas à cause de la faiblesse du mouvement qui n'en aurait pas permis une application pratique, mais parce que les méthodes anarchistes pour organiser les différentes phases de la lutte étaient en contradiction avec la réalité objective. Ce type de situation révèle des similitudes frappantes avec celle des bolcheviks russes en 1917. Les bolcheviks russes ont été forcés d'abandonner une à une leurs vieilles théories, jusqu'à en être réduits à exploiter les ouvriers et les paysans selon les méthodes capitalistes bourgeoises; de même, les anarchistes en Espagne sont maintenant forcés d'accepter les mesures qu'ils ont jadis dénoncées comme centralistes et répressives. Le déroulement de la Révolution russe a démontré que les théories bolcheviques n'étaient pas valables pour résoudre les problèmes de la lutte de classe prolétarienne; de même, la guerre civile espagnole révèle l'incapacité des doctrines anarchistes à résoudre ces mêmes problèmes.

Il nous semble important d'élucider les erreurs commises par les anarchistes parce que leur lutte courageuse a conduit beaucoup d'ouvriers — qui voient clairement le rôle de traîtres joué par les représentants de la IIe et IIIe Internationales — à croire, qu'après tout, les anarchistes ont raison. De notre point de vue, une telle opinion est dangereuse car elle tend à accroître la confusion déjà grande au soin de la classe ouvrière. Nous considérons qu'il est de notre devoir de démontrer, à partir de l'exemple espagnol, que l'argumentation anarchiste contre le marxisme est fausse, que c'est la doctrine anarchiste qui a échoué. Quand il s'agit de comprendre une situation donnée, ou de montrer des voies et les méthodes dans une lutte révolutionnaire précise, le marxisme sert encore de guide et s'oppose au pseudo-marxisme des partis de la IIe et IIIe Internationales.

La faiblesse des théories anarchistes a d'abord été démontrée à propos de l'organisation du pouvoir politique. D'après la théorie des anarchistes, il suffirait pour assurer et garantir la victoire révolutionnaire, de laisser le fonctionnement des usines aux mains des syndicats. Les anarchistes n'ont donc jamais essayé d'enlever le pouvoir au gouvernement de Front populaire. Ils n'ont pas non plus travaillé à la mise sur pied d'un pouvoir politique des conseils (soviets). Au lieu de faire de la propagande pour la lutte de classes contre la bourgeoisie, ils ont prêche la collaboration de classes à tous les groupes appartenant au front antifasciste. Quand la bourgeoisie a commencé à s'attaquer au pouvoir des organisations ouvrières, les anarchistes ont rejoint le nouveau gouvernement, ce qui constitue une importante déviation par rapport à leurs principes de base. Ils ont essayé d'expliquer ce geste en alléguant qu'en raison de la collectivisation, le nouveau gouvernement de front populaire ne représenterait plus comme avant un pouvoir politique, mais un simple pouvoir économique, puisque ses membres étaient des représentants des syndicats, auxquels appartenaient pourtant des membres de la petite bourgeoisie de l'Esquerra (1). L'argument des anarchistes est le suivant : puisque le pouvoir est dans les usines, et que les usines sont contrôlées par les syndicats, le pouvoir est donc entre les mains des ouvriers. Nous verrons plus loin comment cela fonctionne en réalité.

Le décret de dissolution des milices est paru pendant que les anarchistes étaient au gouvernernent. L'incorporation des milices dans l'armée régulière, la suppression du P.O.U.M. (2) à Madrid ont été décrétées avec leur approbation. Les anarchistes ont aidé à organiser un pouvoir politique bourgeois mais n'ont rien fait pour la formation d'un pouvoir politique prolétarien.

Notre intention n'est pas de rendre les anarchistes responsables de l'évolution suivie par la lutte antifasciste et de son détournement vers une impasse bourgeoise. D'autres facteurs doivent être incriminés, en particulier l'attitude passive des ouvriers dans les autres pays. Ce que nous critiquons le plus sévèrement est le fait que les anarchistes aient cessé de travailler pour une révolution prolétarienne réelle, et qu'ils se soient identifiés au processus dans lequel ils étaient impliqués. Ils ont ainsi occulté l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie, et ont donné cours à des illusions pour lesquelles nous craignons qu'ils n'aient à payer eux-mêmes très cher dans le futur. Les tactiques des anarchistes espagnols ont eu droit à un certain nombre de critiques dans les groupes libertaires de l'étranger certaines de ces critiques en arrivent même à les accuser de trahison à l'égard des idéaux anarchistes. Mais comme leurs auteurs ne réalisent pas la véritable situation à laquelle sont confrontés leurs camarades espagnols, ces critiques restent négatives.

Il ne pouvait en être autrement. Les doctrines anarchistes n'apportent tout simplement pas de réponse appropriée aux questions que soulève la pratique révolutionnaire. Pas de participation au gouvernement, pas d'organisation du pouvoir politique, syndicalisation de la production voilà les mots d'ordre anarchistes de base. De tels mots d'ordre ne vont effectivement pas dans le sens des intérêts de la révolution prolétarienne. Les anarchistes espagnols sont retombés dans les pratiques bourgeoises parce qu'ils ont été incapables de remplacer leurs irréalisables mots d'ordre par les mots d'ordre révolutionnaires du prolétariat. Les critiques et les conseillers libertaires étrangers ne pouvaient offrir de solutions car ces problèmes ne peuvent être résolus que sur la base de la théorie marxiste.

La position la plus extrême parmi les anarchistes de l'étranger est celle des anarchistes hollandais (à l'exception des anarcho-syndicalistes hollandais du N. S. V. (Nederlandsche Syndicalist Verband). Les anarchistes de Hollande s'opposent à toute lutte employant des armes militaires parce qu'une telle lutte est en contradiction avec l'idéal et le but anarchistes. Ils nient l'existence de classes. En même temps, ils ne peuvent s'empêcher d'exprimer leur sympathie pour les masses en lutte contre le fascisme. En réalité, leur position équivaut à un sabotage de la lutte. Ils dénoncent toute action ayant pour but d'aider les ouvriers espagnols, telle que l'envoi d'armes. Le fond de leur propagande est celui-ci : tout doit être fait pour éviter l'extension du conflit à d'autres pays d'Europe. Ils prônent la résistance passive à la Gandhi, dont la philosophie, appliquée à la réalité objective, aboutit à la soumission de travailleurs sans défense aux bourreaux fascistes.

Les anarchistes d'opposition maintiennent que le pouvoir centralisé exercé par la dictature du prolétariat ou par un état-major militaire, mène à une autre forme de répression des masses. Les anarchistes espagnols répondent en faisant remarquer que eux (en Espagne) ne luttent pas pour un pouvoir politique centralisé; au contraire, ils favorisent la syndicalisation de la production, ce qui exclut l'exploitation des travailleurs. Ils croient sérieusement que les usines sont aux mains des ouvriers et qu'il n'est pas nécessaire d'organiser toutes les usines sur une base centraliste et politique. Cependant, l'évolution réelle a déjà prouvé que la centralisation de la production est en cours et les anarchistes sont forcés de s'adapter aux nouvelles conditions, même si c'est contre leur volonté. Partout où les ouvriers anarchistes négligent d'organiser leur pouvoir politiquement et d'une manière centralisée dans les usines et les communes, les représentants des partis capitalistes bourgeois (les partis socialiste et communiste compris) s'en chargeront. Cela signifie que les syndicats, au lieu d'être directement contrôlés par les ouvriers dans les usines, seront réglementés d'après les lois et les décrets du gouvernement capitaliste bourgeois.

De ce point de vue, on se pose la question : est-il vrai que les ouvriers en Catalogne ont détenu le pouvoir dans les usines après que les anarchistes aient « syndicalisé » la production? Il nous suffit de citer quelques paragraphes de la brochure « Que sont la C. N. T. et la F. A. I. ? » (publication officielle de la C.N.T. - F.A.I.) pour répondre à cette question. « La direction des entreprises collectivisées repose dans les mains des Conseils d'usine, élus en assemblée générale d'usine. Ces Conseils doivent se composer de cinq à quinze membres. La durée de participation au Conseil est de deux ans...

« Les Conseils d'usine sont responsables devant l'Assemblée plénière de l'entreprise et devant le Conseil général de la branche d'industrie. En commun avec le Conseil général de leur branche d'industrie, ils règlent la marche de la production. En plus, ils règlent les questions des dommages du travail, des conditions de travail, des institutions sociales, etc.

« Le Conseil d'usine désigne un directeur. Dans les entreprises occupant plus de 500 ouvriers, cette nomination doit se faire en accord avec le Conseil économique. Chaque entreprise nomme en plus, comme représentant de la « Généralité » (3), un des membres du Conseil d'usine, en accord avec les ouvriers.

« Les Conseils d'entreprise tiennent au courant de leurs travaux et de leurs plans aussi bien l'Assemblée plénière des, ouvriers que le Conseil général de leur branche d'industrie. Au cas d'incapacité ou de refus d'application des décisions prises, des membres du Conseil d'usine peuvent être destitués par l'Assemblée plénière ou par le Conseil général de leur branche d'industrie.

« si une telle destitution est prononces par le Conseil général de l'industrie, les ouvriers de l'entreprise peuvent en appeler et le département de l'économie de la Généralité décide du cas après avoir entendu le Conseil économique antifasciste...

« Les Conseils généraux des branches d'industrie sont composés de : 4 représentants des Conseils d'usine, 8 représentants des syndicats suivant les proportions des différentes tendances syndicales dans l'industrie et 4 techniciens envoyés par le Conseil économique antifasciste. Ce comité travaille sous la présidence d'un membre du Conseil économique.

« Les Conseils généraux des industries s'occupent des problèmes suivants : organisation de la production, calcul des prix de revient, éviter la concurrence entre les entreprises, étude des besoins de produits dans l'industrie, étude des marchés intérieurs et extérieurs... étude et propositions sur le terrain des méthodes de travail, suggestions sur la politique douanière, édification de centrales de ventes, acquisition des moyens de travail et des matières premières, attributions de crédits, installations de stations techniques d'essais et de laboratoires, de statistiques de production et des besoins de consommation, de travaux préliminaires pour le remplacement des matériaux étrangers par des matières espagnoles, etc. (4)»

Il n'est nul besoin de se creuser la tête pour se rendre compte que ces propositions placent toutes les fonctions économiques entre les mains du Conseil économique général. Comme nous l'avons vu, le Conseil économique général antifasciste est constitué de 8 représentants des syndicats : 4 techniciens nommés par le Conseil économique général et 4 représentants des Conseils d'usine. Le Conseil économique général antifasciste fut constitué au début de la révolution et se compose de représentants des syndicats et de la petite bourgeoisie (Esquerra, etc.). Seuls les quatre délégués du Conseil d'usine pourraient être considérés comme des représentants directs des ouvriers. Nous notons en outre qu'en cas de renvoi des représentants du Conseil d'usine, le Conseil d'industrie de la « Generalidad » et le Conseil économique général antifasciste ont une influence décisive. Le Conseil général économique peut destituer des oppositionnels dans les conseils; contre cette mesure, les ouvriers peuvent faire appel auprès du Conseil d'industrie, mais la décision repose en dernier lieu sur le Conseil économique général. Le Conseil d'usine peut désigner un directeur, mais pour les entreprises plus grandes, le consentement du Conseil d'industrie est nécessaire.

Bref, on peut dire que les ouvriers n'ont en réalité aucun pouvoir sur l'organisation et le contrôle des usines. En fait, ce sont les syndicats qui gouvernent. Nous verrons ce que cela signifie.

Considérant les quelques faits susmentionnés, nous sommes incapables de partager l'enthousiasme de la C.N.T. au sujet de « l'évolution sociale ». « Dans les locaux administratifs, palpite la vie d'une révolution véritablement constructive », écrit Rosselli (1) dans « Qu'est-ce que la C.N.T. et la F.A.I. » (p. 38-39, éd. allemande). D'après nous, le pouls d'une révolution authentique ne bat pas dans les bureaux administratifs, mais dans les usines. Dans les bureaux bat le cœur d'une vie différente, celle de la bureaucratie.

Nous ne critiquons pas les faits. Les faits, les réalités, sont déterminés par des circonstances et des conditions qui échappent au contrôle des simples groupes. Que les ouvriers de Catalogne n'aient pas établi la dictature du prolétariat, ce n'est pas de leur faute. La vraie raison réside dans la situation internationale confuse, qui met les ouvriers espagnols en opposition face au reste du monde.

Dans de telles conditions, il est impossible au prolétariat espagnol de se libérer de ses alliés petits-bourgeois. La révolution était condamnée avant même d'avoir commencé.

Non, nous ne critiquons pas les faits. Nous critiquons cependant les anarchistes pour avoir confondu la situation en Catalogne avec le socialisme. Tous ceux qui parlent aux ouvriers de socialisme en Catalogne — en partie parce qu'ils y croient, en partie parce qu'ils ne veulent pas perdre leur influence sur le mouvement — empêchent les travailleurs de voir ce qui est en train de se passer en Espagne. Ils ne comprennent rien à la révolution et rendent par-là plus difficile le développement des luttes radicales.

Les travailleurs espagnols ne peuvent pas se permettre de lutter effectivement contre les syndicats, car cela mènerait à une faillite complète sur les fronts militaires, Ils n'ont pas d'autre alternative; ils doivent lutter contre les fascistes pour sauver leurs vies, ils doivent accepter toute aide sans regarder d'où elle vient. Ils ne se demandent pas si le résultat de cette lutte sera le socialisme ou le capitalisme; ils savent seulement qu'ils doivent lutter jusqu'au bout. Seule une petite partie du prolétariat est consciemment révolutionnaire.

Tant que les syndicats organiseront la lutte militaire, les travailleurs les soutiendront; on ne peut pas nier que cela mène à des compromis avec la bourgeoisie, mais c'est considéré comme un mal nécessaire. Le mot d'ordre de la C.N.T. : « D'abord la victoire contre les fascistes, après la révolution sociale », exprime le sentiment encore prédominant parmi les militants ouvriers. Mais ce sentiment peut aussi être expliqué par l'arriération du pays qui rend les compromis avec la bourgeoisie non seulement possibles mais obligatoires pour le prolétariat. Il en résulte que le caractère de la lutte révolutionnaire subit d'énormes transformations et qu'au lieu de tendre vers le renversement de la bourgeoisie, il mène à la consolidation d'un nouvel ordre capitaliste.

L'AIDE ÉTRANGÈRE ÉTRANGLE LA RÉVOLUTION

La classe ouvrière en Espagne ne lutte pas seulement contre la bourgeoisie fasciste mais contre la bourgeoisie du monde entier. Les pays fascistes, Italie, Allemagne, Portugal et Argentine, soutiennent les fascistes espagnols dans cette lutte avec tous les moyens dont ils disposent. Ce fait suffit à rendre impossible la victoire de la révolution en Espagne. Le poids énorme des États ennemis est trop lourd pour le prolétariat espagnol. Si les fascistes espagnols, avec leurs moyens considérables, n'ont pas encore gagné, essuyant même des défaites sur plusieurs fronts, ceci est dû aux livraisons d'armes effectuées par les gouvernements antifascistes. Alors que le Mexique, dés le début, a fourni des munitions et des armes sur une petite échelle, la Russie n'a commencé son aide qu'au bout de cinq mois de guerre. L'aide est arrivée après que les troupes fascistes, équipées avec des armes modernes italiennes et allemandes et soutenues, de plus, par tous les moyens dont disposaient les pays fascistes, aient fait reculer les milices antifascistes. Cela permit de continuer à lutter, ce qui obligea l'Italie et l'Allemagne à envoyer encore plus d'armes, et même des troupes. De ce fait, ces pays sont devenus de plus en plus influents dans la situation politique. La France et l'Angleterre, inquiètes à cause des relations avec fleurs colonies, ne pouvaient se désintéresser d'une telle évolution La lutte en Espagne prend le caractère d'un conflit international entre les grandes puissances impérialistes qui, ouvertement ou secrètement, participent à la guerre pour défendre d'anciens privilèges ou pour en conquérir de nouveaux. Des deux côtés, les forces antagonistes en Espagne reçoivent des armes et un soutien matériel. On ne peut pas encore discerner quand et où cette lutte va prendre fin.

En attendant, cette aide de l'étranger sauve les travailleurs espagnols en même temps qu'elle donne à la révolution son coup de grâce. Les armes modernes de l'étranger ont placé la lutte sur le terrain militaire et, en consequence, le prolétariat espagnol a été soumis aux intérêts impérialistes et, avant tout, aux intérêts russes. La Russie n'aide pas le gouvernement espagnol pour favoriser la révolution, mais pour empocher la croissance de l'influence italienne et allemande dans la zone méditerranéenne. Le blocus des navires russes et la saisie de leurs cargaisons montre clairement à la Russie ce qui l'attend quand elle laissera la victoire à l'Allemagne et l'Italie.

La Russie essaie de s'implanter en Espagne. Nous ne ferons qu'indiquer comment, de par la pression qu'elle exerce, les ouvriers espagnols sont en train de perdre graduellement leur influence sur le déroulement des événements, comment les comités de milice sont dissous, le P.O.U.M. exclu du gouvernement et la C.N.T. ligotée.

Depuis des mois, on refuse des armes et des munitions au P.OU.M. et à la C.N.T. sur le front d'Aragon. Tout cela prouve que le pouvoir dont dépendent matériellement les antifascistes espagnols dirige aussi la lutte des ouvriers. Ces derniers, s'ils peuvent essayer de se débarrasser de l'influence de la Russie, ne peuvent se passer de son aide, et, en dernier ressort, ils doivent accéder à toutes ses demandes. Tant que les ouvriers de I 'étranger ne se révolteront pas contre leur propre bourgeoisie, apportant ainsi un soutien actif à la lutte en Espagne, les ouvriers espagnols devront sacrifier leur but socialiste.

La cause réelle de la faillite interne de la révolution espagnole s'explique par sa dépendance vis-à-vis de l'aide matérielle des pays capitalistes (ici, le capitalisme d'État russe). Si la révolution s'étendait à l'Angleterre, la France, l'Italie, l'Allemagne, la Belgique, alors les choses auraient un autre aspect. Si la contre-révolution était écrasée dans les zones industrielles les plus importantes, comme elle l'est maintenant à Madrid, en Catalogne, aux Asturies, alors le pouvoir de la bourgeoisie fasciste serait brisé. Des troupes de gardes blancs pourraient certainement mettre la révolution en danger, mais non plus la battre. Des troupes qui ne s'appuient pas sur une puissance industrielle suffisante perdent vite tout pouvoir. Si la révolution prolétarienne s'effectuait dans les zones industrielles les plus importantes, les travailleurs ne dépendraient pas du capital étranger. Ils pourraient se saisir de tout le pouvoir. Ainsi, nous disons une fois de plus que la révolution prolétarienne ne peut être vigoureuse que si elle est internationale. Si elle reste confinée à une petite région, elle sera ou écrasée par les armes, ou dénaturée par les intérêts impérialistes. Si la révolution prolétarienne est assez forte à l'échelle internationale, alors elle n'a plus besoin de craindre la dégénérescence dans le sens d'un capitalisme d'État ou privé. Dans la partie suivante, nous traiterons des questions qui se poseraient dans ce cas.

LA LUTTE DE CLASSES DANS L'ESPAGNE « ROUGE »

Bien que nous ayons montré dans la partie précédente comment la situation internationale forçait les ouvriers espagnols à des compromis avec la bourgeoisie, nous n'en avons cependant pas conclu que la lutte de classes était terminée en Espagne. Au contraire, elle continue sous le couvert du front populaire antifasciste, comme le prouvent les assauts de la bourgeoisie contre chaque bastion des comités ouvriers, et le durcissement des positions du gouvernement. Les ouvriers de l'Espagne « rouge » ne peuvent rester indifférents à ce processus; de leur côté, ils doivent essayer de conserver les positions conquises pour éviter les empiétements futurs de la bourgeoisie et pour donner une nouvelle orientation révolutionnaire aux événements. Si les ouvriers en Catalogne ne s'opposent pas à la progression de la bourgeoisie, leur défaite totale est certaine. Si le gouvernement de front populaire battait éventuellement les fascistes, il utiliserait tout son pouvoir pour écraser le prolétariat. La lutte entre la classe ouvrière et la bourgeoisie continuerait mais dans des conditions bien pires pour le prolétariat; parce que la bourgeoisie « démocratique », après avoir laissé les travailleurs remporter la victoire contre les fascistes, retournerait ensuite toutes ses forces contre le prolétariat. La désintégration systématique du pouvoir des ouvriers se poursuit depuis des mois; et dans les discours de Caballero, on peut déjà entrevoir le sort que réserve aux travailleurs le gouvernement actuel, une fois qu'ils lui auront donné la victoire.

Nous avons dit que la révolution espagnole ne peut être victorieuse que si elle devient internationale. Mais les ouvriers espagnols ne peuvent pas attendre que la révolution commence en d'autres points d'Europe; ils ne peuvent pas attendre l'aide qui, jusqu'à présent, est restée un vœu pieux. Ils doivent maintenant, tout de suite, défendre leur cause non seulement contre les fascistes, mais contre leurs propres alliés bourgeois. L'organisation de leur pouvoir est aussi une nécessité urgente dans la situation actuelle.

Comment le mouvement des ouvriers espagnols répondit à cette question? La seule organisation qui y donne une réponse concrète est le P.O.U.M. Il fait de la propagande pour l'élection d'un congrès général des conseils, dont sortira un gouvernement véritablement prolétarien. A cela, nous répondons que les bases d'un tel programme n'existent pas encore. Les prétendus « conseils ouvriers », dans la mesure où ils ne sont pas encore liquidés, sont pour la plupart sous l'influence de la Generalidad, qui a un contrôle serré sur leurs membres. Même si elle avait lieu, l'élection de ce congrès ne garantirait pas le pouvoir des ouvriers sur la production. Le pouvoir social n'est pas le simple contrôle du gouvernement. Pour se maintenir, le pouvoir prolétarien doit s'exercer dans tous les domaines de la vie sociale. Le pouvoir politique central, pour grande que soit son importance, n'est qu'un des moyens de le réaliser. Si les ouvriers doivent organiser leur pouvoir contre la bourgeoisie, ils doivent commencer par le commencement. D'abord, ils doivent libérer leurs organisations d'usine de l'influence des partis et des syndicats officiels, parce que ces derniers rattachent les ouvriers au gouvernement actuel et, par-là, à la société capitaliste, Ils doivent essayer, à travers leurs organisations d'usine, de pénétrer chaque secteur de la vie sociale. Sur cette base seulement, il est possible de bâtir le pouvoir prolétarien; sur cette base seulement, peuvent travailler en harmonie les forces de la classe ouvrière.

L'ORGANISATION ÉCONOMIQUE DE LA RÉVOLUTION

Les questions de l'organisation politique et économique sont indissociables. Les anarchistes, qui niaient la nécessité d'une organisation politique, ne pouvaient donc pas résoudre les problèmes de l'organisation économique. Il y a interrelation entre le problème de la liaison du travail dans les différentes usines, et celui de la circulation des biens, dans la mesure où le pouvoir politique ouvrier est en cause. Les travailleurs ne peuvent pas établir leur pouvoir dans les usines sans construire un pouvoir politique ouvrier et ce dernier ne peut se maintenir comme tel que s'il a ses racines dans la formation de conseils d'usine. Ainsi, une fois démontrée la nécessite de la construction d'un pouvoir politique, on peut s'interroger sur la forme que revêtira ce pouvoir prolétarien, sur la manière dont il intègre la société et dont il s'exprime à partir des usines. Supposons que les ouvriers des principales zones industrielles, par exemple en Europe, prennent le pouvoir et écrasent ainsi quasiment la puissance militaire de la bourgeoisie. La menace extérieure la plus grave pour la révolution se trouverait donc écartée. Mais comment les ouvriers, en tant que propriétaires collectifs des ateliers doivent-ils remettre la production en marche pour satisfaire les besoins de la société? Pour cela, on a besoin de matières premières; mais d'où viennent-elles? Une fois le produit fabriqué, où doit-on l'envoyer? Et qui en a besoin? On ne pourrait résoudre aucun de ces problèmes si chaque usine devait fonctionner isolément. Les matières premières destinées aux usines viennent de toutes les parties du monde, et les produits résultant de ces matières sont consommés dans le monde entier. Comment les ouvriers vont-ils savoir où se procurer ces matières premières? Comment vont-ils trouver des consommateurs pour leurs produits? Les produits ne peuvent pas être fabriqués au hasard. Les ouvriers ne peuvent livrer des produits et des matières premières sans savoir si les deux vont être utilisés d'une façon appropriée. Pour que la vie économique ne s'arrête pas immédiatement, il faut mettre au point une méthode pour organiser la circulation des marchandises.

C'est là que réside la difficulté. Dans le capitalisme, cette tâche est accomplie par le marché libre et au moyen de l'argent. Sur le marché, les capitalistes, en tant que propriétaires des produits, s'affrontent les uns aux autres; c'est là que sont déterminés les besoins de la société : l'argent est la mesure de ces besoins. Les prix expriment Ia valeur approximative des produits. Dans le communisme, ces formes économiques, qui découlent de la propriété privée et y sont liées, disparaîtront. La question qui se pose est donc: comment doit-on fixer, déterminer les besoins de la société sous le communisme?

Nous savons que le marché libre ne peut remplir son rôle que dans certaines limites. Les besoins qu'il mesure ne sont pas déterminés par les besoins réels des gens mais par le pouvoir d'achat des possesseurs et par les salaires que reçoivent les ouvriers. Sous le communisme, par contre, ce qui comptera, ce seront les besoins réels des masses et non le contenu des portefeuilles.

Il est clair maintenant que les besoins réels des masses ne peuvent être déterminés par aucune sorte d'appareil bureaucratique, mais par les ouvriers eux-mêmes. La première question que cette constatation soulève est, non pas de savoir si les ouvriers sont capables de réaliser cette tâche, mais qui dispose des produits de la société. Si l'on permet à un appareil bureaucratique de déterminer les besoins des masses, il se créera un nouvel instrument de domination sur la classe ouvrière. C'est pourquoi il est essentiel que les ouvriers s'unissent dans des coopératives de consommateurs et créent ainsi l'organisme qui exprimera leurs besoins. Le même principe vaut pour les usines; les ouvriers, unis dans les organisations d'usine, établissent la quantité de matières premières dont ils ont besoin pour les produits qu'ils doivent fabriquer. Il n'y a donc qu'un moyen sous le communisme pour établir les besoins réels des masses; l'organisation des producteurs et des consommateurs en conseils d'usine et conseils de consommateurs.

Cependant, il ne suffit pas aux ouvriers de savoir de quoi ils ont besoin pour leur subsistance, ni aux ateliers de connaître la quantité nécessaire de matières premières. Les usines échangent leurs produits; ceux-ci doivent passer par différentes phases, par plusieurs usines avant d'entrer dans la sphère de consommation. Pour rendre possible ce procès, il est nécessaire, non seulement d'établir des quantités, mais aussi de les gérer. Ainsi, nous en venons à la deuxième partie du mécanisme qui doit se substituer au marché libre; c'est-à-dire la « comptabilité » sociale générale. Cette comptabilité doit inclure la situation de chaque usine et conseil de consommateurs, pour donner un tableau clair qui permette d'avoir une connaissance complète des besoins et des possibilités de la société.

Si l'on ne peut pas rassembler et centraliser ces données, alors toute la production sera plongée dans le chaos quand sera abolie la propriété privée et, avec elle, le marché libre. Seuls l'organisation de la production et de la distribution par des conseils de producteurs et de consommateurs, et l'établissement d'une comptabilité centralisée permettront d'abolir le marché libre.

Nous avons vu qu'en Russie, le « marché libre » s'est maintenu, malgré toutes les mesures de suppression décrétées par les bolcheviks, parce que les organes qui étaient supposés le remplacer ne fonctionnèrent pas. En Espagne, I'impuissance des organisations à bâtir une production communiste est clairement démontrée par l'existence du marché libre. L'ancienne forme de propriété a maintenant un autre visage. A la place de la propriété personnelle des moyens de production, les syndicats jouent en partie le rôle des anciens propriétaires, sous une forme légèrement modifiée. La forme est changée, mais le système demeure. La propriété en tant que telle n'est pas abolie. L'échange des marchandises ne disparaît pas. Voici le grand danger qu'affronte à l'intérieur la révolution espagnole.

Les ouvriers doivent trouver une nouvelle forme de distribution des biens. S'ils maintiennent les formes actuelles, ils ouvrent la voie à une restauration complète du capitalisme. Si jamais les ouvriers établissaient une distribution centrale des biens ils devraient garder cet appareil central sous leur contrôle, car, créé dans le simple but d'établir des registres et des statistiques, il aurait la possibilité de s'approprier le pouvoir et de se transformer en instrument de coercition contre les ouvriers. Ce processus serait le premier pas vers un capitalisme d'État.

LA PRISE EN CHARGE DE LA PRODUCTION PAR LES SYNDICATS

Cette tendance a été clairement discernée en Espagne. Les permanents syndicaux peuvent disposer de l'appareil de production. Ils ont aussi une influence décisive sur les affaires militaires. L'influence des ouvriers dans la vie économique ne va pas plus loin que l'influence qu'ont leurs syndicats; et le fait que les mesures syndicales n'aient pas réussi à menacer sérieusement la propriété privée, illustre bien les limites de cette influence. Si les ouvriers prennent en charge l'organisation de la vie économique, un de leurs premiers actes sera dirigé contre les parasites. Le pouvoir magique de l'argent, qui ouvre toutes les portes, qui réduit tout à l'état de marchandises, disparaîtra. Un des premiers actes des travailleurs sera donc, sans doute, la création d'une sorte de bons de travail. Ces bons ne pourront être obtenus que par ceux qui accomplissent un travail utile (Des mesures spéciales concernant les vieillards, les malades, les enfants, etc., s'imposeront certainement.)

En Catalogne, cela ne s'est pas produit. L'argent demeure le moyen d'échange des biens. On a introduit un certain contrôle sur la circulation des marchandises, qui n'a profité en rien aux travailleurs : ils se sont vus contraints d'apporter leurs maigres possessions au mont-de-piété, pendant que les propriétaires fonciers, par exemple, touchaient des rentes qui se montaient à environ 4 % de leur capital («L'Espagne antifasciste», 10 octobre).

Évidemment, les syndicats ne pouvaient pas prendre d'autres mesures sans menacer l'unité du front antifasciste. On peut aussi penser, comme y incite le caractère libertaire de la C.N.T., que les syndicats regagneront certainement le terrain perdu, une fois qu'ils auront vaincu les antifascistes et accompli toutes les réformes nécessaires. Mais raisonner de cette façon, c'est commettre les mêmes erreurs que les différentes variétés de bolcheviks, qu'elles soient de gauche ou de droite. Les mesures accomplies jusqu'à présent prouvent clairement que les ouvriers n'ont pas le pouvoir. Qui prétendra que le même appareil qui aujourd'hui domine les ouvriers, leur donnera volontairement le pouvoir le jour où le fascisme aura été écrasé?

Sans doute, la C.N.T. est libertaire. Même si nous supposons que les permanents de cette organisation sont prêts à abandonner leur pouvoir dés que la situation militaire le permettra, qu'est-ce que cela changera réellement? Le pouvoir, en effet, n'est pas aux mains d'un quelconque leader, il appartient au grand appareil, composé d'innombrables « chefaillons » qui détiennent les positions clés et les postes secondaires. Ils sont capables, si on les chasse de leurs postes privilégiés, de bouleverser complètement la production. Voici soulevé le problème qui eut un rôle si important dans la révolution russe. L'appareil bureaucratique sabota la vie économique entière tant que les ouvriers eurent le contrôle des usines. Il en est de même pour l'Espagne.

Tout l'enthousiasme que manifeste la C.N.T. en faveur du droit à l'autogestion dans les usines, n'empêche pas que ce sont les comités syndicaux qui, en fait, assument la fonction de l'employeur et qui, par conséquent, doivent jouer le rôle d'exploiteurs du travail. Le système salarial est maintenu en Espagne. Seul l'aspect en a changé : auparavant au service des capitalistes, le travail salarié est maintenant au service des syndicats. en voici comme preuve quelques citations extraites d'un article de « I'Espagne antifasciste », n° 24, 28 novembre 1936, intitulé « La Révolution s'organise elle-même » :

« Le plénum provincial de Grenade s'est réuni à Cadix, du 2 octobre au 4 octobre 1936; et a adopté les résolutions suivantes :

5) Le comité d'union des syndicats contrôlera la production dans son ensemble d'agriculture comprise. Dans ce but, tout le matériel nécessaire aux semailles et à la moisson sera mis à sa disposition.

6) Comme point de départ de la coordination entre régions, chaque commission doit rendre possible l'échange des marchandises en comparant leurs valeurs sur la base des prix en cours.

7) Pour faciliter le travail, le comité doit établir le relevé statistique de ceux qui sont aptes au travail afin de savoir sur quel potentiel il peut compter et comment doit être rationnée la nourriture en fonction de la taille des familles.

8) La terre confisquée est déclarée propriété collective. Par ailleurs, la terre de ceux qui ont des capacités physiques et professionnelles suffisantes, ne peut être saisie. Ceci pour obtenir une rentabilité maximale. » (En outre, la terre des petits propriétaires ne peut pas être confisque La saisie doit être accomplie en présence des organes de la C.N.T. et de l'U.G.T.)

Ces résolutions doivent être comprises comme une sorte de plan d'après lequel le comité d'union des syndicats organisera la production. Mais en même temps, nous devons faire remarquer que la direction des petites exploitations, aussi bien que celle des grandes où doit être garantie une rentabilité maximale, restera aux mains des anciens propriétaires. Le reste de la terre doit servir à des buts communautaires. En d'autres termes, elle doit être placée sous le contrôle des commissions du syndicat. De plus, le comité d'union des syndicats obtient le contrôle sur la production dans sa totalité. Mais pas un mot n'indique le rôle que doivent jouer les producteurs eux-mêmes dans ce nouveau type de production. Ce problème ne semble pas exister pour I'U.G.T. Pour eux, il ne s'agit que de l'établissement d'une autre direction, à savoir la direction du comité de l'union des syndicats qui fonctionne encore sur la base du travail salarié. C'est la question du maintien du salariat qui détermine le cours de la révolution prolétarienne. Si les ouvriers demeurent des ouvriers salariés comme auparavant, même au service d'un comité établi par leur propre syndicat, leur position dans le système de production demeure inchangée. Et la révolution s'écartera de son orientation prolétarienne à cause de la rivalité inévitable qui surgira entre les partis ou les syndicats pour s'assurer le contrôle de l'économie. On peut donc alors se demander jusqu'à quel point les syndicats peuvent être considérés comme les représentants authentiques des travailleurs; ou, en d'autres termes, quelle influence ont les ouvriers sur les comités centraux des syndicats qui dominent la vie économique tout entière.

La réalité nous enseigne que les ouvriers perdent toute influence ou tout pouvoir sur ces organisations, même si, dans le meilleur des cas, tous les ouvriers sont organisés dans la C.N.T. ou l'U.G.T. et s'ils élisent leurs comités eux-mêmes. Car les syndicats se transforment graduellement dés qu'ils fonctionnent en tant qu'organes autonomes du pouvoir. Ce sont les comités qui déterminent toutes les normes de production et de distribution sans en être responsables devant les ouvriers qui les ont élevés à ces postes, mais qui n'ont en aucun cas la possibilité de les révoquer à leur gré. Les comités obtiennent le droit de disposer de tous les moyens de production nécessaires au travail, et de tous les produits finis, tandis que le travailleur ne reçoit que le montant du salaire défini d'après le travail accompli. Le problème pour les ouvriers espagnols consiste donc, jusqu'à présent, à préserver leur pouvoir sur les comités syndicaux qui règlent la production et la distribution. Or, on voit que la propagande anarcho-syndicaliste s'exprime dans un sens tout à fait contraire; elle maintient que tous les obstacles seront surmontés quand les syndicats auront en mains la direction totale de la production. Pour les anarcho-syndicalistes, le danger de formation d'une bureaucratie existe au niveau des organes de l'État, mais non des syndicats. Ils croient que les idées libertaires rendent impossible un tel processus.

Mais au contraire, il a été démontré — et pas seulement en Espagne — que les nécessités matérielles font rapidement oublier les idées libertaires. Même les anarchistes confirment le développement d'une bureaucratie. « L'Espagne antifasciste », dans son n° 1 de janvier, contient un article extrait de Tierra y Libertad (organe de la F. A. I.), dont nous citons ce qui suit :

« Le dernier plénum de la « fédération régionale » des groupes anarchistes en Catalogne a exposé clairement la position de l'anarchisme face aux exigences présentes. Nous publions toutes ces conclusions, suivies de brefs commentaires. »

L'extrait suivant est tiré de ces résolutions commentées :

« 4) Il est nécessaire d'abolir la bureaucratie parasitaire qui s'est grandement développée dans les organes de l'État. A tous les échelons.

« L'État est l'éternel berceau de la bureaucratie. Aujourd'hui, cette situation devient critique au point de nous entraîner dans un courant qui menace la révolution. La collectivisation des entreprises, l'établissement de conseils et de commissions ont favorise l'épanouissement d'une nouvelle bureaucratie d'origine ouvrière. Négligeant les tâches du socialisme et n'ayant plus rien de révolutionnaire, ces éléments qui dirigent les lieux de production ou les industries en dehors du contrôle syndicat, agissent fréquemment comme des bureaucrates disposant d'une autorité absolue, et se comportent comme de nouveaux patrons. Dans les bureaux nationaux et locaux, on peut observer le pouvoir croissant de ces bureaucrates Un tel état de choses doit prendre fin. C'est la tâche des syndicats et des ouvriers que d'enrayer ce courant de bureaucratisme. C'est l'organisation syndicale qui doit résoudre ce problème. Les « parasites » doivent disparaître de la nouvelle société. Notre devoir le plus urgent est de commencer la lutte sans plus tarder avec détermination. »

Mais chasser la bureaucratie par l'intermédiaire des syndicats revient à vouloir chasser le démon par Belzébuth car ce sont les conditions dans lesquelles s'exerce le pouvoir, et non des dogmes idéalistes, qui déterminent le déroulement des événements. L'anarcho-syndicalisme espagnol, nourri de doctrines anarchistes, se déclare lui-même pour le communisme libre et opposé à toutes les formes de pouvoir centralisé; cependant, son propre pouvoir se trouve concentré dans les syndicats et c'est donc par l'intermédiaire de ces organisations que les anarcho-syndicalistes réaliseront le communisme « libre ».

L'ANARCHO-SYNDYCALISME

Ainsi, nous avons vu que la pratique et la théorie de l'anarcho-syndicalisme diffèrent totalement. Cela était déjà manifeste quand la C.N.T. et la F.A.I., pour consolider leur position, durent renoncer peu à peu à leur «antipolitisme » passé. Le même décalage s'observe maintenant dans la « structure économique » de la révolution.

En théorie, les anarcho-syndicalistes se prétendent l'avant-garde d'un communisme « libre ». Toutefois, pour faire fonctionner les entreprises « libres » dans l'intérêt de la révolution, ils sont contraints d'arracher leur liberté à ces entreprises et de subordonner la production à une direction centralisée. La pratique les contraint d'abandonner leur théorie ce qui prouve que cette théorie n'était pas adaptée à la pratique.

Nous trouverons l'explication de ce décalage en nous livrant à une critique radicale de ces théories du communisme « libre». qui sont, en dernière analyse, les conceptions de Proudhon, adaptées par Bakounine aux méthodes de production modernes.

Les conceptions socialistes avancées par Proudhon il y a cent ans, ne sont que les conceptions idéalistes du petit-bourgeois qui voyait dans la libre concurrence entre petites entreprises le but idéal du développement économique. La libre concurrence devait automatiquement supprimer tous les privilèges du capital financier et du capital foncier. Ainsi, toute direction centrale devenait superflue : les profits disparaîtraient et chacun recevrait le « fruit intégral de son travail », puisque, d'après Proudhon, seuls les monopoles réalisent le profit. « Je n'ai pas l'intention de supprimer la propriété privée, mais de la socialiser; c'est-à-dire, de la réduire à de petites entreprises et de la priver de son pouvoir. » Proudhon ne condamne pas les droits de propriété en tant que tels; il voit la « liberté réelle » dans la libre disposition dés fruits du travail et condamne la propriété privée seulement en tant que privilège et pouvoir, en tant que droit du maître. (Gottfried Salomon : Proudhon et le socialisme, p. 31). Par exemple, pour éliminer le monopole de l'argent, Proudhon avait imaginé l'établissement d'une banque de crédit central pour le crédit mutuel des producteurs, supprimant ainsi le coût de l'argent-crédit. Cela rappelle l'affirmation de «L'Espagne antifasciste» du 10 octobre :

« Le syndicat C.N.T. des employés de la banque de crédit de Madrid propose la transformation immédiate de toutes les banques en institutions de crédit gratuit pour la classe ouvrière, c'est-à-dire contre une compensation annuelle de 2%,... »

Cependant, l'influence de Proudhon sur la conception des anarcho-syndicalistes ne se limite pas à ces questions relativement secondaires. Son socialisme constitue fondamentalement la base de la doctrine anarcho-syndicaliste, avec quelques révisions nécessitées par les conditions modernes de l'économie hautement industrialisée.

Dans sa perspective du « socialisme de libre concurrence », la C.N.T. conçoit simplement les entreprises comme des unités indépendantes. Il est vrai que les anarcho-syndicalistes ne veulent pas revenir à la petite entreprise. Ils proposent de la liquider, ou bien de la laisser mourir de mort naturelle quand elle ne fonctionne plus assez rationnellement. Pourtant, il suffit de remplacer les « petites entreprises » de Proudhon par les « grandes entreprises » et les « artisans » par les « syndicats ouvriers », pour avoir une image du socialisme vu par la C.NT.

LA NÉCESSITÉ D'UNE PRODUCTION PLANIFIÉE

En réalité, ces théories sont utopiques. Elles sont particulièrement inapplicables à la situation espagnole. La libre concurrence, à ce stade de développement, n'est plus possible, et encore moins dans un contexte de guerre et de chaos comme en Catalogne. Là où un certain nombre d'entreprises ou de communautés entières se sont libérées et sont devenues indépendantes du reste du système de production — en réalité avec pour seul résultat d'exploiter leurs consommateurs — la C. N. T. et la F. A. l. doivent maintenant subir les conséquences de leurs théories économiques. Elles y sont contraintes pour éviter l'éclatement du front uni antifasciste, qui serait très dangereux en un moment où la guerre civile exige l'union de toutes les forces. Les anarcho-syndicalistes n'ont d'autre issue que celle déjà adoptée par les bolcheviks et les sociaux-démocrates, à savoir : l'abolition de l'indépendance des entreprises et leur subordination à une direction économique centrale. Que cette direction soit assumée par leurs propres syndicats ne diminue en rien la portée d'une telle mesure. Un système centralisé de production où les ouvriers ne sont que des salariés, reste, n'en déplaise à la C. N. T., un système fonctionnant sur les principes capitalistes.

Cette contradiction entre la théorie des anarcho-syndicalistes et leur pratique est due en partie à leur incapacité à résoudre les problèmes les plus importants que pose la révolution prolétarienne dans le domaine de l'organisation économique, à savoir : comment, et sur quelle base, sera déterminée la répartition de la production sociale totale entre tous les producteurs? D'après la théorie anarcho-syndicaliste cette répartition devrait être déterminée par les entreprises indépendantes formées d'individus libres, grâce à l'intervention du « capital libre », le marché restituant par l'intermédiaire de l'échange la valeur intégrale de la production mise en circulation. Ce principe fut maintenu alors que la nécessité d'une production planifiée — et par conséquent d'une comptabilité centrale — s'imposait depuis longtemps. Les anarcho-syndicalistes reconnaissent la nécessité de planifier la vie économique et pensent que cela est irréalisable sans une centralisation comptable impliquant un recensement statistique des facteurs productifs et des besoins sociaux. Cependant, ils omettent de donner une base effective à ces nécessités statistiques. Or, on sait que la production ne peut être comptabilisée statistiquement ni planifiée sans une unité de mesure applicable aux produis

MODE DE PRODUCTI0N BOLCHEVISTE CONTRE MODE DE PRODUCTION COMMUNISTE

Le communisme règle sa production sur les besoins des larges masses. Le problème de la consommation individuelle et de la répartition des matières premières et des produits semi-finis entre les diverses entreprises ne peut être résolu grâce à l'argent, comme dans le système capitaliste. L'argent est l'expression de certains rapports de propriété privée. L'argent assure une certaine part du produit social à son possesseur. Cela vaut pour les individus comme pour les entreprises. Il n'y a pas de propriété privée des moyens de production dans le communisme; néanmoins, chaque individu aura droit à une certaine part de la richesse sociale pour sa consommation et chaque usine devra pouvoir disposer des matières premières et des moyens de production nécessaires. Comment cela doit-il s'accomplir? Les anarcho-syndicalistes répondent vaguement en se référant aux méthodes statistiques. Nous touchons là un problème très important pour la révolution prolétarienne. Si les ouvriers se fiaient simplement à un « bureau statistique » pour déterminer leur part, ils créeraient ainsi un pouvoir qu'ils ne pourraient plus contrôler.

Nous abordons ici la question suivante : comment est-il possible d'unir, d'accorder ces deux principes qui semblent contradictoires à première vue, à savoir : tout le pouvoir aux ouvriers, ce qui implique un fédéralisme - (concentré) et la planification de l'économie, qui revient à une centralisation extrême? Nous ne pouvons résoudre ce paradoxe qu'en considérant les fondements réels de la production sociale dans sa totalité. Les travailleurs ne donnent à la société que leur force de travail. Dans une société sans exploitation, comme la société communiste, le seul étalon pour déterminer la consommation individuelle sera Ia force de travail fournie par chacun à la société.

Dans le procès de production, les matières premières sont converties en biens de consommation par la force de travail qui vient s'y ajouter. Un bureau statistique serait complètement incapable de déterminer la quantité de travail incorporée dans un produit donné Le produit est passé par de multiples stades, en outre, un nombre immense de machines, outils, matières premières et produits semi-finis ont servi à sa fabrication. S'il est possible à un bureau statistique central d'assembler toutes les données nécessaires en un tableau clair, comprenant toutes les branches du procès de production, les entreprises ou les usines sont bien mieux placées pour déterminer la quantité de travail cristallisée dans les produits finis, en calculant le temps de travail compris dans les matières premières et celui qui est nécessaire la production de nouveaux produits. A partir du moment où toutes les entreprises sont reliées entre elles dans le procès de production, il est facile à une entreprise donnée de déterminer la quantité totale de temps de travail nécessaire pour un produit fini, en se basant sur les données disponibles. Mieux encore, il est très facile de calculer le temps de travail moyen social en divisant la quantité de temps de travail employé par la quantité de produits. Cette moyenne représente le facteur final déterminant pour le consommateur. Pour avoir droit à un objet d'usage, il devra simplement prouver qu'il a donné à la société, sous une forme différente, la quantité de temps de travail cristallisée dans le produit qu'il désire. Ainsi se trouve supprimée l'exploitation. chacun reçoit ce qu'il a donné, chacun donne ce qu'il reçoit : c'est-à-dire, la même quantité de temps de travail moyen social. Dans la société communiste il n'y a pas de place pour un bureau statistique central, ayant le pouvoir d'établir « la part » reversant aux différentes catégories de salariés.

La consommation de chaque travailleur n'est pas déterminée « d'en haut »; chacun détermine lui-même par son travail combien il peut demander à la société. II n'y a pas d'autre choix dans la société communiste, tout au moins pendant le premier stade. Des bureaux statistiques ne peuvent servir qu'à des fins administratives. Ces bureaux peuvent, par exemple, calculer les valeurs moyennes sociales en accord avec les données obtenues à partir des usines; mais ils sont des entreprises au même titre que les autres. Ils ne détiennent pas de privilèges. Il est absurde d'imaginer qu'une société communiste pourrait tolérer un bureau central doté d'un pouvoir exécutif; en effet, dans de telles conditions, il ne peut exister que I'exploitation, l'oppression, le capitalisme.

Nous voulons mettre ici l'accent sur deux points :

1. S'il en résultait une autre dictature, celle-ci ne ferait que refléter les rapports fondamentaux de production et de distribution dominant dans la société.

2. Si le temps de travail n'est pas la mesure directe de la production et de la distribution, si l'activité économique est seulement dirigée par un « bureau de statistiques » établissant la ration des travailleurs, alors cette situation conduit à un système d'exploitation.

Les syndicalistes sont incapables de résoudre le problème de la distribution. Ce point n'est abordé qu'en une seule occasion, dans la discussion sur la reconstruction économique parue dans « L'Espagne antifasciste » du 11 décembre 1936 :

« Au cas où on introduirait un moyen d'échange qui n'aurait aucune ressemblance avec l'argent actuel et qui ne servirait qu'à simplifier l'échange, ce moyen d'échange serait administré par un « conseil du crédit ». »

On ignore complètement la nécessité d'une unité comptable qui permette l'évaluation des besoins sociaux, et, par-là même, la mesure de la consommation et de la production. Dans ce cas, le moyen d'échange a pour seule fonction de simplifier le procès d'échange. Comment cela se réalise, reste un mystère.

On ne nous dit rien non plus sur la manière de calculer la valeur des produits à partir d'un tel moyen d'échange; on n'établit aucun critère pour évaluer les besoins des masses; on ne sait si la répartition sera déterminée par des conseils d'usines ou des organisations de consommateurs, ou bien par les techniciens des bureaux administratifs. Par contre, l'équipement technique de l'appareil productif est décrit avec force détail. C'est ainsi que les syndicalistes ramènent tous les problèmes économiques à de simples problèmes techniques.

Il existe dans ce domaine une étroite ressemblance entre les syndicalistes et les bolcheviks; le point central pour eux, c'est l'organisation technique de la production. La seule différence entre les deux conceptions est que celle des syndicats est plus naïve. Mais toutes les deux essaient d'éluder la question de l'élaboration de nouvelles lois de fonctionnement économique. Les bolcheviks sont seulement capables de répondre concrètement à la question de l'organisation technique, en prônant une centralisation absolue sous la direction d'un appareil dictatorial. les syndicalistes, de leur côté, dans leur désir « d'indépendance des petites entreprises », ne peuvent même pas résoudre ce problème. Lorsqu'ils s'efforcent de le faire, ils sacrifient en réalité le droit à l'autodétermination des ouvriers Le droit à l'autodétermination des ouvriers dans les usines est incompatible avec une direction centralisée; et ce, tant que les fondements du capitalisme, l'argent et la production de marchandises, ne seront pas abolis et qu'un nouveau mode de production, fondé sur le temps de travail moyen social ne viendra pas s'y substituer. Pour accomplir cette tâche, les ouvriers ne doivent pas compter sur l'aide des partis, mais seulement sur leur action autonome.

Traduit de Rätekorrespondenz, édition en allemand du GIC, n° 21. Avril 1937.

NOTES

(1) "Gauche républicaine". Principal parti catalan. Représentant de la petite-bourgeoisie.

(2) Parti ouvrier d'unification marxiste, organisation assez proche du trotskysme, principale victime des exactions staliniennes.

(3)"La Generalidad" : le gouvernement de la Catalogne.

(4) "Que sont la C.N.T. et la F.A.I.?", traduit dans Catalogne libertaire 1936-1937, André et Dori PRUDHOMMEAUX, Cahiers Spartacus n° 11, novembre 1940, p. 57-58.
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