Que pensez-vous de cette prison à ciel ouvert, qui existe depuis la seconde guerre mondiale tout de même ?
Casabianda, une prison Corse unique en Europe
À 70 kilomètres au sud de Bastia, dans la plaine orientale de Corse, s’étend une prison hors normes. Dans cette exploitation agricole sans mur d’enceinte, les détenus, condamnés à 80 % des cas pour de graves affaires de mœurs, sont bien plus qu’un numéro d’écrou
« Bonjour chef ! J’ai du poisson. Je peux faire un barbecue sur la plage ce soir ? – Oui, oui, pas de problème puisque la Sécurité Civile ne nous a pas avertis d’un risque incendie ».
Arrivée depuis quelques heures au centre de détention de Casabianda, je vais d’étonnement en stupéfaction. D’abord l’entrée qui ressemble plus à un poste frontière franco-belge qu’à une prison : pas de portes sécurisées, pas de sas de contrôle, juste une barrière qui permet aux véhicules d’entrer et de sortir. « Impossible de clôturer 1800 hectares traversés par une route nationale. De plus, le domaine s’étend sur sept kilomètres de littoral », indique Thierry Guilbert, directeur de l’établissement (lire l’interview). Et pourtant, Casabianda n’accueille pas des voleurs de carottes.
Sur les cent quatre-vingt-huit places occupées, 82 % le sont par des personnes incarcérées pour des affaires de mœurs. Et cent vingt-huit ont été condamnées à des peines d’emprisonnement supérieures à dix ans. Des affaires de pédophilie, de viols et/ou de meurtres.
À gauche, le poste où les surveillants contrôlent les allées et venues. Des écrans transmettent les images enregistrées en permanence par les caméras installées sur les trois bâtiments de détention. Dans le même esprit, un système de détection à rayons infrarouges a été mis en place il y a quelques années. « Il arrive qu’il sonne la nuit mais c’est souvent à cause des sangliers », reconnaissent les surveillants.
Avant la barrière, au niveau du parc de stationnement, un bâtiment attire mon attention. « Ce sont les parloirs », montrent négligemment les hommes en tenue. Plus tard, j’apprends qu’il comprend deux chambres réservées aux détenus qui veulent recevoir leur femme ou leur compagne. Eh oui, à Casabianda les parloirs intimes existent depuis 1984 !
Au poste, je présente une pièce d’identité et m’apprête à demander un coffre pour y déposer mon téléphone portable. « Vous pouvez le garder », devance le surveillant. Contrairement aux autres établissements, les visiteurs peuvent donc conserver sur eux leur téléphone portable. « Ici, c’est comme ça. Les détenus ont facilement accès à la cabine téléphonique. Personne n’aurait l’idée de vous voler votre mobile », m’explique l’un des trois surveillants de service.
Sur le coup, je ne prête pas attention à ce « ici, c’est comme ça ». C’est le premier de ce reportage ; je l’entendrai ensuite des dizaines de fois : de la bouche des détenus, des surveillants, du personnel de direction, des travailleurs sociaux. De fait, quelques coups d’œil par ci par là me démontrent que j’ai bien à faire à une réalité carcérale exceptionnelle : pas de barreaux aux cellules mais des moustiquaires, des bâtiments de détention qui sont fermés de 21 heures le soir (20 heures l’hiver) à 6 heures le matin ou encore des détenus qui ont jour et nuit la clé de leur cellule. Pour autant, les fouilles existent. « Nous sommes également dans le symbolique puisque par exemple, quasiment tous les détenus portent leur couteau dans leur poche. Mais la visite de la cellule est l’occasion pour le surveillant de parler au détenu, d’avoir des indications sur la façon dont la sphère privée est tenue et aussi de vérifier l’état du matériel électrique », développe le directeur. Quant aux rondes sur le domaine, elles ont lieu toutes les heures et demie. Surveillance des détenus mais aussi occasion de dissuader les intrus : les indépendantistes corses ont à plusieurs reprises plastiqué le site.
Voilà pour les aspects matériels. Mais si Casabianda est un centre de détention qui ne ressemble à aucun autre – « Il est unique en Europe », s’enorgueillit le directeur –, c’est aussi parce que l’ambiance y est très différente des autres prisons.
Extrêmement rigoureux sur l’observation du règlement intérieur et notamment la présence aux trois appels quotidiens, les personnels de Casabianda – tant les surveillants que les travailleurs sociaux – utilisent la menace de Borgo (ndlr, la prison de Bastia) pour rappeler aux détenus qu’il est des limites à ne pas dépasser. « Bien souvent, dans les parcours de détention, du fait de leur statut de « pointeur », certains sont victimes de brimades, voire pire. Avant de venir ici, la plupart d’entre eux étaient d’ailleurs à l’isolement afin d’être « protégés » des autres détenus. Arrivés ici, la perspective de retourner dans une prison classique suffit souvent à calmer les esprits », constate Jean-Baptiste Paoli, professeur des écoles au centre de détention depuis dix ans. Et de raconter comment dans sa classe, deux détenus qui en venaient aux mains, se sont immédiatement calmés en entendant leur prof prononcer « Borgo, Borgo ».
Très peu d’incidents
Extrêmement efficace, cette épée de Damoclès se traduit dans les statistiques de l’établissement. Plus précisément, le rapport d’activités de l’année 2006 ne mentionne ni incident collectif ou individuel tel que tentatives de suicide, mutineries, rixes, grèves de la faim ou encore agressions du personnel. Quant aux infractions à la discipline, elles sont rares : aucune ne relevant du premier degré et onze des deuxième et troisième degrés. Correspondant à cela, les sanctions tombent. Pour l’année 2006, cinq avertissements, cinq peines de cellule disciplinaire avec sursis, une cellule disciplinaire. « Dans ce dernier cas, cela signifie le transfert à Borgo », commente un surveillant.
Sans vouloir idéaliser, ce climat apaisé est palpable. « Nous n’avons pas du tout le même stress qu’ailleurs. Jamais ici je ne suis venu travailler avec une boule dans l’estomac », témoigne Pascal Colin, premier surveillant. « Qu’on soit détenu ou personnel, ça abîme moins de passer cinq ans à Casabianda qu’à Clairvault », estime ce dernier qui a notamment travaillé à la Santé. Un de ses collègues ajoute : « Ici, nous mangeons notre pain blanc. Il n’y a pas la coursive. Le travail n’est plus du tout le même ».
Chez le directeur, le ressenti est le même : « À l’occasion de convocation de détenus dans mon bureau, il est arrivé que mes propos aillent bien plus loin que le simple rappel à l’ordre. Je me suis quelquefois étonné à aller assez loin dans la discussion », ajoute-t-il. Il suffit de voir les rapports que les détenus entretiennent avec le personnel pour le croire : les uns et les autres se serrent la main ou se saluent. Mais il paraît que c’est la même chose dans les deux autres prisons de l’île. Marysa, une surveillante qui travaille au restaurant du personnel, a sous ses ordres trois détenus : « Mes parents étaient également surveillants, je suis née à Casabianda. Je ne me fais pas de souci ; si l’administration pénitentiaire les a affectés au mess, c’est qu’ils correspondent au profil. Ici, on se tutoie. On est là pour les réinsérer, voir s’il y a obéissance, compréhension, etc. Avec moi, pour que ça fonctionne, il faut qu’ils travaillent et qu’ils se sentent bien. Le système Casabianda est intéressant car on n’y assiste pas les gens », explique cette femme décidée.
Le travail au cœur du dispositif
Pas d’assistanat, le mot est lâché. Sur le domaine, tout le monde travaille. Actuellement, une quarantaine de détenus sont inoccupés, des prisonniers âgés ou ceux qui refusent. Le plus souvent, il s’agit de travaux fatigants. Restauration pour certains, buanderie pour d’autres, élevage d’animaux, culture des champs ou encore exploitation forestière. « Me lever à 5 heures du matin a vraiment été difficile au début. J’ai mis six mois pour m’y habituer. Mais ce travail est nécessaire, au moins pour retrouver un rythme, pour ne pas végéter. Ici, quand quelqu’un est en arrêt maladie, on voit bien, au bout de trois jours, il tourne en rond », constate un détenu (lire la parole de détenus).
Après leur journée, ils peuvent suivre des cours, faire du sport mais aussi se baigner sur la plage qui leur est réservée. D’ailleurs, Michel, employé au restaurant de la résidence du personnel ne s’en prive pas : « Je suis un des seuls qui en profite très régulièrement. Aux beaux jours, dès le service du midi terminé, c’est-à-dire vers 14h 30, je vais là bas », se réjouit-il. D’autres préfèrent le sport, la salle informatique où dix ordinateurs sont en accès libre, la bibliothèque, la pêche ou les multiples activités qui sont proposées (lire article sur les activités).
Mais qu’on ne s’y méprenne pas, la responsabilisation et l’autonomie sont un des piliers de cette prison corse. « Il ne s’agit pas de faire les choses à la place des gens. Quand un détenu a un projet, nous l’écoutons et nous lui demandons de s’investir, ne serait-ce qu’en nous présentant un document écrit. Ensuite, nous avons un détenu responsable de chacune des activités », précise Sandrine Mestre, conseillère d’insertion et de probation. Arrivée ici il y a deux ans et demi, cette dernière a rendu payantes les activités : 3 € par mois pour la chorale, 5 € pour les arts plastiques ou la musique. « Je ne supporte pas l’assistanat. Mon objectif est de préparer au mieux les détenus à la sortie », continue-t-elle. Pourtant, quand elle a exigé 2 € de cotisation pour participer au traditionnel loto, nombreux sont les détenus qui ont boycotté l’activité. « Comme nous avions prévu des bons d’achat pour les premiers lots, la mauvaise humeur a très vite passé », glisse la jeune femme.
L’éloignement
En demandant leur transfert à Casabianda, les détenus savent qu’ils auront moins accès au parloir. Si le règlement prévoit des visites en semaine de 17 à 19 heures et les samedi et dimanche de 9 à 19 heures, l’éloignement annihile cette mesure. Même chose pour les neuf jours consécutifs chaque trimestre, permettant à un détenu de recevoir une visite neuf jours de suite. « Les juges comprennent très bien l’importance des liens familiaux. Nous privilégions les permissions », note Sandrine Mestre. Reste qu’à près de trois cents euros le billet d’avion et la note de taxi, nombreux sont ceux qui ne les prennent pas.
Ils restent donc à Casabianda, à regarder la mer, aller à la pêche, jouer de la musique ou s’occuper de leur jardin. Une chose est certaine, cette prison si différente reste une prison. Personnel et détenus vous le diront : ici, les barreaux sont dans la tête.
Nathalie Bougeard.
Certes, c'est la réhabilitation par le travail, mais bon c'est quand même mieux que l'enfermement !