Merci pour vos réponses. Quelques réflexions/réponses supplémentaires du coup...
RickRoll a écrit:Les communistes libertaires, qui sont ceux qui se rapprochent le plus des marxistes, ont des différences majeures avec eux. La question de la spontanéité, de l'autogestion, de l'autonomie des luttes, sont des points de friction importants avec les marxistes.
Pour le reste, effectivement il y a des visions anarchistes très différentes de ce vers quoi devrait tendre une société en révolution ou post-révolutionnaire.
Je crois qu'il y a une certaine difficulté à articuler la spontanéité avec un projet de société (qui enlève la spontanéité) chez les anarchistes. Les autoritaires historiques ont résolu le problème en niant la spontanéité, ou en la déclarant dangereuse. Les individualistes ou les autonomes mettent tout le paquet sur la spontanéité en niant la nécessité d'un projet de société. Mais moi qui suis communiste libertaire, c'est vrai que je tangue.
D'ailleurs, c'est peut-être ça aussi la force du communisme libertaire, de ne pas choisir et d'avancer grâce à ce dialogue entre spontanéité et projet de société. De ne pas avoir toutes les réponses et d'accepter de ne pas savoir, pour continuer à chercher.
Je ne suis pas totalement certain qu'il faille opposer spontanéité et projet de société. D'ailleurs, il me semble que la tradition anarchiste donne quand-même une grande importance à la propagande anarchiste et donc un rôle « avant-gardiste » important (dans le bon sens du terme) aux militants anarchistes.
Mais je suis assez d'accord avec toi pour dire qu'il ne faut pas un projet de société ficelé, et c'est d'ailleurs la différence majeure entre anarchisme/marxisme d'un côté, et les socialismes utopiques de l'autre. Par contre, il y a des tâches inévitables que l'on connaît : avant tout la destruction de la propriété privée et de l'État bourgeois.
C'est d'ailleurs ce qu'explique Rosa Luxemburg dans ce passage de
La révolution russe, en critique de la position défendue alors par les bolcheviks :
Rosa Luxemburg a écrit:Ce n'est pas une infériorité, mais précisément une supériorité du socialisme scientifique sur le socialisme utopique, que le socialisme ne doit et ne peut être qu'un produit historique, né de l'école même de l'expérience, à l'heure des réalisations, de la marche vivante de l'histoire, laquelle. tout comme la nature organique dont elle est en fin de compte une partie, a la bonne habitude de faire naître toujours. avec un besoin social véritable, les moyens de le satisfaire, avec le problème sa solution. Mais s'il en est ainsi, il est clair que le socialisme, d'après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. Seule l'expérience est capable d'apporter les correctifs nécessaires et d'ouvrir des voies nouvelles. Seule une vie bouillonnante, absolument libre, s'engage dans mille formes et improvisations nouvelles, reçoit une force créatrice, corrige elle-même ses propres fautes.
RickRoll a écrit:Le problème vient aussi du fait qu'on peut imaginer de nombreuses manière d'appliquer dans une société les principes d'autogestion, de démocratie directe, de liberté. Et il existe même des systèmes économiques non-communistes qui appliquent aussi ces principes (collectivisme, mutualisme...) !
Je parlerais donc en mon nom, pour te dire comment je vois les choses.
Il faudra nécessairement une société de transition, car on ne perd pas les habitudes capitalistes centenaires en quelques jours. Il serait préférable de s'organiser de manière fédéraliste, une organisation assez souple pour permettre la liberté, mais aussi assez carrée pour créer de l'unité (et pas juste des petits bouts collés les uns aux autres). Je verrais bien d'un côté des fédérations de travailleurs au sein des entreprises, au niveau économique et des fédérations de citoyens au niveau politique.
Au niveau économique la société de transition ne pourra pas faire l'économie de la planification (mais une planification autogérée), et sans doute que dans un premier temps il faudra passer par une transition collectiviste ou mutualiste avant d'arriver au communisme. Ne serait-ce que parce qu'une bonne partie de la population ne sera pas prête au communisme intégral. Peut-être l'organisation dépendra-t-elle de chaque fédération, certaines vivant déjà le communisme, d'autres fonctionnant à base de coopératives mutualistes, d'autres collectivistes...
D'accord là-dessus. D'ailleurs à la formulation près, c'est ce que défendait Lénine dans
L'État et la révolution (lire par exemple
ce qu'il écrit sur la Commune). Malheureusement le passage à la réalisation fut tout autre...
RickRoll a écrit:Enfin pour défendre la révolution, j'ose espérer que les forces réactionnaires seront peu nombreuses (sinon ce ne serait pas une révo). Il faudra à tout prix éviter l'écueil de la justice expéditive qu'on a trop vu en Espagne en 1936 ou en URSS. Mais j'avoue que c'est difficile d'articuler l'efficacité révolutionnaire et la justice...
C'est là où le bat blesse, et c'est à mon sens la grande faiblesse des théories anarchistes. Je suis d'accord pour éviter l'écueil de la justice expéditive (particulièrement dangereuse), mais je pense qu'on ne peut pas se passer de réfléchir sérieusement à partir des nombreux exemples historiques à la contre-révolution.
A moins de croire qu'on fera immédiatement et simultanément la révolution mondiale, la bourgeoisie et les « forces réactionnaires » n'ont pas besoin d'être nombreuses. Elles ont des moyens différent (financiers pour payer des milices, l'aide militaire extérieure, etc) et la capacité de s'appuyer sur le reste de la bourgeoisie mondiale pour écraser les foyers révolutionnaires.
Je n'ai pas de solution miracle sur cette question, mais je pense que le prolétariat révolutionnaire devra effectivement exproprier « autoritairement » la bourgeoisie et la priver de tout soutien financier (le contrôle bancaire est crucial), et une vague révolutionnaire à l'échelle mondiale sera nécessaire, sans quoi les appuis étrangers permettront à la bourgeoisie d'écraser militairement la révolution.
leo a écrit:@Ian
Je suis d’accord sur un point : il peut y avoir des modes de dominations effroyables qui ne sont pas étatiques à proprement parler.
Il y a un point de divergence central qui est effectivement la caractérisation de l’Etat. Pour les « étatistes », celui-ci est un « instrument » nécessaire, soit pour diriger / administrer la société, soit pour garantir la domination d’une classe.
Je crois qu’il remplit au moins 3 fonctions :
- En gros ces 2 là déjà rappelées : 1) garant de l’ordre social en général, 2) de la domination d’une classe déjà dominante par ailleurs (dans le champ économique notamment)
- 3) L’Etat est aussi une instance générant ses propres formes et couches sociales-politiques de pouvoir et de domination sur l’ensemble de la société par le fait même qu’elle est séparée, au dessus, entre les mains d’une minorité à la fois oligarchique (peu de personnes) et aristocratique (gouvernement des meilleurs). Toute l’histoire du socialisme d’Etat devenu immédiatement un capitalisme bureaucratique d’Etat vient attester de cette nature profonde de l’Etat qui, par sa position particulière, monopolistique, centralisée, séparée, au dessus de la société mais aussi enraciné en elle, a un pouvoir instituant et structurant sur cette société : elle génère de l’hétéronomie, de la dépendance, des mécanisme de soumission et d’acceptation/légitimation de la soumission.
Bref, l’Etat n’est pas « neutre ». Il n’est pas une « forme neutre » : cette « forme » est dotée de signification, de modes opératoires, qui s’impriment dans le réel des choses. Il n’est pas un simple instrument dont on peut se « servir » sans réintroduire, refabriquer, réinventer une forme appropriable (et appropriée par la direction du parti dit prolétarien par exemple) du pouvoir-domination par une minorité. Pouvoir d’Etat, bureaucratique, qui se chargera ensuite rapidement d’inventer de nouvelles formes de domination/exploitation économiques, même si la propriété des moyens de production est déclarée « collective », en fait étatique, c’est-à-dire aux mains de la minorité qui contrôle l’Etat.
Clairement d'accord avec ton analyse et le fait qu'évidemment, l'État n'est pas neutre. Je ne supporte pas les étatistes et leur niaiserie là-dessus.
Par ailleurs, je pense qu'il ne peut pas y avoir de « socialisme d'État ». Un « socialisme d'État » ne peut être rien d'autre qu'un « capitalisme d'État ».
Personnellement, je pense que la forme que prendra le pouvoir révolutionnaire de l'ensemble du prolétariat ne doit pas être un État. Même si le fait qu'il soit celui d'une classe sociale (la classe opprimée sous le capitalisme) et non pas interclassiste (avec la bourgeoisie!), fait que
techniquement, au sens marxiste ça s'appelle un État (mais qui n'est pas de même forme ni de même nature que ce que la définition classique d'un État, puisque ce n'est justement pas le pouvoir d'une minorité, mais de l'ensemble du prolétariat).
leo a écrit:Le cœur de la question est bien, au-delà de l’émancipation sociale (renversement de l’ordre économique « bourgeois »), celle du pouvoir social-politique : exercé par toutes et tous ou par une minorité.
On est tout à fait d'accord. L'histoire de la lutte des classes a été faite de révolutions, qui ont renversé une classe dominante pour consacrer une nouvelle classe dominante à la place.
Souvent elles éclosent parce qu'il y a à un moment donné divergence entre pouvoir économique et politique (cf Bakounine), la classe qui a le pouvoir économique conquiert alors le pouvoir politique en renversant l'ancienne classe dominante. C'est ce qu'il s'est passé avec la révolution française, et le renversement de la noblesse par la bourgeoisie.
Or notre enjeu à nous est bien de renverser la classe dominante pour permettre à une société sans classes de voir le jour. Donc d'imaginer d'autres formes de pouvoir à la place de la machine d'État qu'il faut briser, qui rendent impossible à une minorité d'accaparer le pouvoir. La théorie est simple, la mise en place pratique est évidemment une autre paire de manches.
C'est une question qui, même si elle avait été comprise, a été sous-estimée par Marx et beaucoup de marxistes par la suite. Je crois qu'il y a là-dessus des réflexions à tirer dans l'anarchisme, mais je n'ai pas l'impression que l'anarchisme amène des réponses beaucoup plus satisfaisantes, dans leur application concrète. Je crois qu'un certain nombre de choses restent à réfléchir, inventer, expérimenter, et que la solution est plus complexe qu'il n'y paraît...
leo a écrit:Après sur le schéma étapiste de la révolution, je crois cela un peu simpliste comme vision, un peu ancien et figé. Je ne crois pas qu'il y a un jour où l'on pourra déclarer : voilà, ça y est , nous y sommes, le communisme est arrivé, après de longues années de "transition".
La révolution est à la fois un ensemble de ruptures avec l'ordre ancien et l'invention de nouvelles relations (politiques, économiques, sociales...) qui auront en charge de modifier radicalement les fondements de l'économie. Elle est un processus, qui peut et doit sans doute se fixer des objectifs, mais qui doit être surtout très attentive à ce qu'elle est en train de transformer.
Mais ça c'est un autre débat.
Je combats aussi évidemment le schéma « étapiste » de la révolution (auquel je préfère sans surprise la révolution permanente
), et je ne crois pas qu'on sera arrivé un jour au communisme parfait.
Je partage donc entièrement ce que tu dis là, mais comme tu dis, c'est un autre débat.
Bref, en conclusion, je pense qu'il y a accord sur une chose : une société peut non seulement très bien fonctionner sans État (avec un fonctionnement démocratique non étatique), mais en plus, la société pour laquelle on milite est une société sans État.
Maintenant, là où on est désarmé et où l'anarchisme n'apporte à mon sens pas de réponse satisfaisante, c'est sur la forme que peut prendre la transition, et la question qui est pour moi centrale, de la gestion de la contre-révolution.
Car si je pense qu'une révolution peut s'enclencher avec une part importante de spontané et d'imprévu, ce qui fait échouer les révolutions n'est à mon avis pas l'absence de déclenchement, mais au contraire la question de la contre-révolution qui arrive derrière.
Bon, à vrai dire j'ai probablement aussi quelques désaccords sur le rôle et les tâches des révolutionnaires en amont, mais c'est hors-sujet ici.
D'ailleurs tout ça me fait penser, en application pratique un peu en marge du sujet, je suis intéressé de savoir quelles sont les analyses anarchistes de la révolution iranienne de 78-79, si vous avez des éléments là-dessus?