Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Sins We Can't Absolve » 29 Juil 2008, 17:54

ATTENTION : afin de maintenir la lisibilité de ce fil, merci de ne pas répondre sur ce sujet. Tout commentaire, félicitation, insulte, discussion, recommandation sont les bienvenues sur ce fil. Bonne lecture


Je poste ici le texte de Murray Bookchin que je traduis avec Roro en ce moment. Le texte aborde, de manière critique (c'est un pamphlet), les relations entre les différents courants au sein de l'anarchisme avec un net parti pris communiste libertaire.

Il ne s'agit pas ici de défendre les idées de l'auteur mais bien plutôt de les exposer afin de fournir des pistes de réflexions.

Voici donc le sommaire :

Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle
L'anarchisme individualiste et la réaction
Autonomie ou Liberté ?
L'anarchisme envisagé comme Chaos
Anarchisme mystique et irrationnel
Contre la technologie et la civilisation
Mystification de l'ère primitive
Évaluation de l'anarchisme lifestyle
Vers un municipalisme démocratique



Les notes de l'auteur sont indiquées par la mention NdA, celle des traducteurs par la mention NdT. Bonne lecture :D
Sins We Can't Absolve
 

I - Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Sins We Can't Absolve » 29 Juil 2008, 18:01

Chapitre premier - Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Depuis environ de deux siècles, l’anarchisme, un corps très œcuménique d’idées antiautoritaires, s’est développé dans la tension entre deux tendances fondamentalement contradictoires : un engagement personnaliste [1] pour l’autonomie individuelle, et un engagement social pour la liberté sociale. Ces tendances n’ont, en aucun cas, été réconciliées dans l’histoire de la pensée libertaire. En effet, durant la majeure partie du siècle dernier, elles ont simplement coexisté au sein de l’anarchisme, tel un credo minimal d’opposition à l’État plutôt que comme un credo maximal articulant la forme de la nouvelle société devant être créée à sa place.

Ce qui ne veut pas dire que les différentes écoles de l’anarchisme n’ont pas recommandé des formes spécifiques d’organisation sociale, bien qu’elles soient souvent nettement en désaccord entre elles. Cependant, l’anarchisme a, dans son ensemble, essentiellement avancé ce que Berlin Isaiah appela « la liberté négative », c'est-à-dire, une « liberté formelle de », plutôt qu’une « liberté positive vers ». En effet, l’anarchisme a souvent célébré son engagement dans la liberté négative comme preuve de son propre pluralisme, de sa tolérance idéologique, ou de sa créativité, voire même, comme l’ont avancé plus d’un postmoderniste, de son incohérence.

L’échec de l’anarchisme à résoudre cette tension, à articuler le rapport entre l’individu et le collectif, et à énoncer les circonstances historiques qui rendraient possible une société anarchiste, donne naissance à des problèmes dans la pensée anarchiste qui restent non-résolus à ce jour. Pierre-Joseph Proudhon, plus que n’importe quel anarchiste de son époque, essaya de donner une image relativement concrète d’une société libertaire. Fondée sur les contrats, principalement entre de petits producteurs, des coopératives, et des communes, la vision de Proudhon reflétait l’artisanat provincial dans lequel il naquit. Mais sa tentative de mêler une notion de la liberté patronale, souvent patriarcale, à des arrangements sociaux contractuels manquait de profondeur. Les artisans, les coopératives et les communes liées entre elles par des termes contractuels bourgeois d’équité ou de justice, plutôt que par des termes communistes de capacité et de besoin, reflètent le parti pris de l’artisan pour l’autonomie individuelle, laissant n’importe quel engagement moral à un collectif dont la définition ne dépasse pas les bonnes intentions de ses membres.

En effet, la célèbre déclaration de Proudhon selon laquelle « quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ; je le déclare mon ennemi [2] » penche fortement vers une liberté personnaliste et négative qui éclipse son opposition à des institutions sociales oppressives ainsi que la vision de la société anarchiste qu’il imaginait. Sa déclaration se mêle facilement à celle, distinctement individualiste, de William Godwin : « il n’y a qu’un pouvoir auquel je puisse obéir sincèrement, celui de la décision de mon propre entendement, ce que me dicte ma propre conscience [3] ». L’appel de Godwin à "l'autorité" de son propre entendement et de sa conscience, tout comme la condamnation par Proudhon de la "main" qui menace de restreindre sa liberté, donna à l’anarchisme une poussé énormément individualiste.

Quelqu’irrésistibles que puissent être ces déclarations (elles ont gagné, aux Etats-Unis, l’admiration considérable de la droite soi-disant libertaire, plus précisément propriétarienne, [4] et de ses défenseurs de “la libre” entreprise), elles révèlent un anarchisme en désaccord avec lui-même. Au contraire, Michel Bakounine et Pierre Kropotkine défendaient principalement des vues collectivistes (dans le cas de Kropotkine, elles étaient explicitement communistes). Bakounine soulignait la priorité du social sur l’individu. La société, comme il l’écrit lui-même, « antidate et survit en même temps à chaque individu, respectant à tout égard la Nature même. Elle est éternelle comme la Nature, ou plutôt, étant né sur notre Terre, elle durera aussi longtemps que la Terre. Une révolte radicale contre la société serait ainsi tout aussi impossible pour l’homme qu’une révolte contre la Nature, la société humaine n’étant rien d’autre que la dernière grande manifestation ou création de la Nature sur Terre. Et un individu qui voudrait se rebeller contre la société […] s’empalerait sur l’existence réelle. » [5]

Bakounine exprima souvent son opposition à la tendance individualiste au sein du libéralisme et de l’anarchisme en accentuant d’une manière polémique considérable. Bien que la société “ait une dette vis-à-vis des individus”, a-t-il écrit dans une déclaration relativement légère, la formation de l’individu est sociale :

« même l’individu le plus minable de notre présente société ne pourrait exister et se développer sans les efforts sociaux cumulatifs de générations innombrables. Ainsi, l’individu, sa liberté et sa raison sont le produit de la société, et non le contraire : la société n’est pas le produit des individus qu’elle comprend ; plus l’individu est élevé, pleinement développé, plus sa liberté est grande, et plus il est le produit de la société, plus il reçoit de la société et plus sa dette envers elle est grande. » [6]

Kropotkine a, pour sa part, conservé cet accent collectiviste avec une cohérence remarquable. Dans ce qui est probablement son travail le plus lu [7], son article “Anarchisme” de l’Encyclopaedia Britannica, Kropotkine place distinctement les conceptions économiques de l’anarchisme à la “gauche” de “tous les socialismes”, appelant à l’abolition radicale de la propriété privée et de l’État dans « l’esprit de l’initiative locale et personnelle, et de la fédération libre allant du simple au composé, au lieu de la hiérarchie actuelle allant du centre à la périphérie. » En effet, les travaux de Kropotkine sur l’éthique comportent une critique nourrie des tentatives libérales d’opposer l’individu à la société ; en fait, de subordonner la société à l’individu ou à l’unique. Il suit carrément et volontairement la tradition socialiste. Son communisme libertaire, fondé sur les avancées technologiques et la productivité en plein essor, devient une idéologie libertaire prédominante dans les années 1890, renvoyant fermement à des notions collectivistes de distribution reposant sur l’équité. Les anarchistes, « d’accord en cela avec la plupart des socialistes », souligne Kropotkine, reconnaissent le besoin de « périodes d’évolution accélérée appelées révolutions », produisant finalement une société fondée sur les fédérations de « chaque canton ou commune de groupes locaux de producteurs et de consommateurs. » [8]

Avec l’émergence du syndicalisme anarchiste et du communisme libertaire à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, le besoin de mettre un terme à la tension entre les tendances individualistes et collectivistes devint essentiellement une simple discussion. L’individualisme anarchiste était largement marginalisé par les mouvements de masses des travailleurs socialistes, dont la plupart des anarchistes ne se considéraient eux-mêmes que comme l’aile gauche. À une époque de bouleversement social fulminant, marquée par le soulèvement d’un mouvement massif de la classe ouvrière qui culmina dans les années 1930 et la Révolution d’Espagne, les syndicalistes et les communistes anarchistes, tout comme les marxistes, considéraient que l’individualisme anarchiste était d’un exotisme petit-bourgeois. Ils le critiquaient souvent directement comme une indulgence bourgeoise, bien plus ancré dans le libéralisme que dans l’anarchisme.

L’époque autorisait à peine les individualistes à ignorer, au nom de leur « qualité d’unique », le besoin de formes d’organisation révolutionnaires énergiques ayant des programmes cohérents et indiscutables. Loin d’être indulgents avec la métaphysique de Max Stirner du moi et de sa « l’unique », les activistes anarchistes avaient besoin d’une littérature théorique, discursive et proposant un programme, besoin comblé par, entre autres, La Conquête du Pain de Kropotkine (1892), El organismo económico de la revolución de Diego Abad de Santillán (Barcelone, 1936 [9]), et The Political Philosophy of Bakunin de G. P. Maximoff (publication anglaise en 1953, trois ans après la mort de Maximoff ; la composition de la compilation originale, non indiquée dans la traduction anglaise, peut avoir eu lieu des années, voire des décennies auparavant). Aucune « Union d’Égoistes » stirnerienne n’a jamais, à ma connaissance, atteint une telle importance (si tant est qu’une telle union puisse être établie et qu’elle puisse survivre à la « qualité d’unique » de ses participants égocentriques).

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Notes de bas de page :
[1] : Note du traducteur (NdT) : dans le texte original, l’auteur emploie le terme personalistic.
[2] : NdT : extraite des Confessions d’un révolutionnaires, au chapitre Nature et destination du gouvernement.
[3] : NdT : “There is but one power to which I can yield a heart-felt obedience, the decision of my own understanding, the dictate of my own conscience.”, William Godwin, An Enquiry Concerning the Principles of Political Justice and Its Influence on General Virtue and Happiness, 4ème édition, deux volumes, livre III, chapitre III.
[4] : NdT : l’auteur fait ici référence aux ultralibéraux se réclamant de l’anarchisme, ceux que l’on nomme en français les libertariens. En anglais, le terme libertarian (libertaire) a été récupéré par ces ultralibéraux afin de se donner une nouvelle image ; d’où la création du néologisme français libertarien pour ne pas créer de confusion. Afin de se différencier des anarchistes, ils s’appellent parfois proprietarian anarchists, le terme proprietarian étant une fois de plus un néologisme (ici traduit par propriétarien).
[5] : Note de l’Auteur (NdA) : The Political Philosophy of Bakunin, G. P. Maximoff editor (Glencoe, Ill.: Free Press, 1953), p. 144 //// La citation est disponible ici en anglais
[6] : NdA : Political Philosophy of Bakunin, p. 158.
[7] : NdT : Cet article n’est disponible qu’en anglais. Pour des lecteurs francophones, l’ouvrage le plus lu de Kropotkine est La Conquête du Pain.
[8] : NdA : Pierre Kropotkine, article “Anarchisme” de l’Encyclopaedia Britannica, in Kropotkin's Revolutionary Pamphlets, ed. Roger N. Baldwin (New York: Dover Publications, 1970), p.285-87.
[9] : NdT : inédit en français à ce jour.
Sins We Can't Absolve
 

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Roro » 01 Aoû 2008, 19:31

Chapitre deux - Anarchisme individualiste et réaction

Pour s’en assurer, l’individualisme idéologique ne s’est pas affaibli entièrement durant cette période de profonds troubles sociaux. Un important réservoir d’anarchistes individualistes, particulièrement en Amérique du Nord, furent nourris par les idées de Jonh Locke et Jonh Stuart Mill, ainsi que par Stirner. Les individualistes américains avec des degrés divers dans l’engagement aux idées libertaires ont rejeté l’horizon anarchiste. En pratique, l’anarcho-individualisme attira précisément des individus, de Benjamin Tucker aux Etats-Unis, adhérent d’une étrange version de la libre compétition, à Frederica Montseny en Espagne, qui honorait souvent ses croyances Stirnerite [1] dans la brèche. Malgré leurs aveux d’une idéologie anarcho-communiste, des Nietzschéens tel Emma Goldman restèrent proches en esprit avec les individualistes.

Presque aucun anarcho-individualiste n’exerçait d’influence sur la classe ouvrière émergeante. Ils exprimèrent leur opposition dans des formes uniquement personnelles, surtout des tracts enflammés, des comportements scandaleux, un style de vie aberrant dans les ghettos culturels de New-York, Paris et Londres. Tel un credo, l’anarchisme individualiste garda en grande partie une style de vie bohémien, plus visible dans ses demandes pour une liberté sexuelle (‘amour libre‘) et amoureux d’innovations dans l’art, le comportement et les vêtements.

Ce fut à une période de répression sociale sévère et l’amortissement d’une inactivité sociale que les individualistes anarchistes vinrent au premier plan de l’activité libertaire (et ensuite essentiellement comme terroristes). En France, Espagne et aux Etats-Unis, les anarchistes individualistes commirent des actes de terrorisme qui donnèrent à l’anarchisme sa réputation de sinistre conspiration violente. Ceux qui devinrent des terroristes étaient moins souvent des socialistes libertaires ou communistes que des hommes et des femmes désespérés qui utilisèrent armes et explosifs pour protester contre les injustices et le philistinisme de leur époque, putativement au nom de la « propagande par le fait ». Plus souvent, cependant, l’anarchisme individualiste s’exprima dans un comportement culturel rebelle. Il est venu à la proéminence dans l’anarchisme précisément au degré que les anarchistes ont perdu leur connexion avec une sphère publique viable.

De nos jours le contexte social réactionnaire explique grandement l’émergence d’un phénomène dans l’anarchisme américano-européen qui ne peut être ignoré : la propagation de l’anarchisme individualiste. A une époque où même les formes respectables du socialisme sont dans une retraite désordonnée des principes qui pourraient de toute façon être interprété comme radical, les questions de style de vie supplantent une fois de plus l’action sociale et les politiques révolutionnaires de l’anarchisme. Dans l’individualisme libéral traditionnel des Etats-Unis et d’Angleterre, les années 1990 sont inondées de pseudos anarchistes qui (leur rhétorique radical exubérante mise à part) cultivent un anarcho-individualisme que je qualifierai d’anarchisme lifestyle. Ses préoccupations de l’ego et ses spécificités et ses concepts polymorphes de résistance érodent progressivement le caractère socialiste de la tradition libertaire. Pas moins que le marxisme et les autres socialismes, l’anarchisme peut être profondément influencé par l’environnement bourgeois auquel il prétend s’opposer, en conséquence l’accroissement de « l’intériorité » et du narcissisme de la génération yuppie [2] ont laissé leur marque sur beaucoup de radicaux avérés. Aventurisme improvisé, bravoure personnelle, une aversion pour la théorie étrangement proche des bases antirationnelles du post-modernisme, célébrations d’incohérences théorique (pluralisme), un engagement essentiellement apolitique et anti-organisationnel à l’imagination, au désir, et à l’ecstasy, et un enchantement intensément auto-orienté voué à la vie de tous les jours, refléte le glas que la réaction sociale a prise sur l’anarchisme américano-européen au cours des deux décades passées.

Durant les années 70, écrit Katinka Matson, le compilateur d’un recueil des techniques pour le développement psychologique personnel, ‘il se produisit un changement remarquable que nous percevons nous-mêmes dans le monde’ . ‘Les années 60’, elle continue, ‘virent une préoccupation envers l’activisme politique, Vietnam, l’écologie, les communautés, les drogues, etc. Aujourd’hui, nous nous tournons vers nous-mêmes : nous cherchons une définition personnelle, une amélioration personnelle, une réussite personnelle et une instruction personnelle.’ [3] Le petit bestiaire nocif de Matson, recueilli dans le magazine Psychology Today, couvre toutes les techniques de l’acupuncture . Rétrospectivement, elle a peut-être bien inclus l’anarchisme lifestyle dans son recueil de repli sur soi soporifique, dont la plupart favorise les idées d’une autonomie individuelle plutôt que la liberté sociale. La psychothérapie dans toutes ses mutations cultive un ’moi’ dirigé intérieurement qui cherche l’autonomie dans une condition psychologique passive d’autosuffisance émotionnelle (pas le moi socialement impliqué dénoté par la liberté). Dans l’anarchisme lifestyle comme dans la psychothérapie, l’égo est opposé au collectif, le moi à la société, le personnel à la commune.

L’égo (plus précisément ses incarnations dans les différents modes de vie) est devenu une idée fixe [4]; fixe pour beaucoup d’anarchistes des années post 1960, qui ont perdu le contact avec le besoin d’un programme d’opposition organisé, collectif à l’ordre social existant. Protestations invertébrées, frasque sans direction, affirmation de soi, et une ‘recolonisation ‘ très personnelle de la vie de chaque jour égale la psychothérapie, New Age, les styles de vies auto-orientés de baby boomers et membre de la Génération X. Aujourd’hui, ce qui se passe pour l’anarchisme en Amérique et de plus en plus en Europe est un peu plus qu’un personnalisme introspectif qu’un dénigrement de l’engagement social responsable; un croisement de groupe diversement nommé : un ’collectif’ ou un ’groupe affinitaire’; un état d’esprit qui orgueilleusement tourne en ridicule les structures, les organisations, et un engagement publique; une cour de récréation pour des bouffonneries juvéniles.

Consciemment ou non, beaucoup d’anarchistes lifestyle articule l’approche de Michel Foucault d’une ‘insurrection personnelle’ plutôt que celle d’une révolution sociale, fondée comme elle est sur une critique ambigüe et cosmique du pouvoir comme tel plutôt que sur une demande de l’autorisation institutionnalisée de l’opprimé dans des assemblées populaires, conseils, et/ou confédérations. A la mesure que cette tendance exclue la possibilité réelle d’une révolution sociale (comme une possibilité ou comme un imaginaire) cela nuit à l’anarchisme socialiste ou communiste dans un sens fondamental. En effet, Foucault favorise une perspective où ‘la résistance n’est jamais dans une position d’extériorité par rapport au pouvoir… De là il n’y a aucun simple [lu : universel] lieu de grand Refus, aucune âme de révolte, source de toutes rebellions, ou loi pure du révolutionnaire.’ Attrapés comme nous le sommes tous dans une étreinte omniprésente d’un pouvoir si cosmique qui, les exagérations de Foucault et les emplois d’équivoques de côté, la résistance devient entièrement polymorphe, nous dérivons futilement entre ‘le solitaire’ et ’l’effréné’ [5]. Ses idées serpentantes réduisent à la notion que la résistance doit nécessairement être une guérilla qui est toujours présente (et qui est inévitablement défaite).

L‘anarchisme, comme celui des individualistes, lifestyle ressemble à un dédain pour la théorie, avec des filiations mystiques et primitives qui sont généralement trop vagues, intuitionelles et même antirationnelles pour les analyser directement. Ils sont plus correctement des symptômes que les causes de la dérive générale vers une sanctification du moi comme un refuge du malaise social. Néanmoins, des anarchismes personnels ont toujours certaines théories vaseuses qui se prêtent largement à l’examen critique.

Leur pedigree idéologique est à la base libéral, basé sur le mythe d’une autonomie entièrement individuelle dont-ils clament l’auto-souveraineté, ils sont validés par des ’droits naturels’ axiomatique, des valeurs intrinsèques, ou, à un niveau sophistiqué plus élevé, un égo Kantien intuitif transcendantal qui est génératif de toutes les réalités que l’on peut connaitre. Cette surface de point de vue traditionnels dans le ’je’ ou l’égo de Max Stirner , qui partage avec l’existentialisme une tendance à absorber toute la réalité en lui-même, comme si l’univers tournait sur les choix de l’individu auto-orienté.

Des travaux plus récents sur l’anarchisme lifestyle généralement évitait dans la souveraineté Stirnerienne, ‘je’ englobant tout, bien que gardant ses accents égocentriques, et s’entretient avec l’existentialisme, recyclait le Situationnisme, le Bouddhisme, le Taoïsme, l’antirationalisme et le primitivisme (ou, tout à fait oecuméniquement, tous dans des permutations diverses. Leur communautés, comme nous verrons, sont évocatrices d’un retour innocent à un original, souvent diffus, et même un égo infantile irritant qui précède ostensiblement l’histoire, la civilisation, et une technologie sophistiquée (éventuellement le langage lui-même) et ils ont nourris plus d’une idéologie politique réactionnaire à travers le siècle passé.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------

Notes de bas de page :

[1] NdT: Ecrit tel quel dans le texte original.
[2] NdT : Acronyme de Young Urban Professional.
Terme anglophone typique des années 1980, il définit les jeunes cadres/ingénieurs de haut-niveau, évoluant dans les milieux de la haute finance, et habitant le cœur des grandes capitales occidentales.
"yuppie" devient aussi un terme péjoratif (un peu comme "bobo"), désignant les jeunes ambitieux cyniques, faire-valoir du capitalisme dans sa version la plus inégalitaire, obsédés par l'argent et la réussite, amoraux, matérialistes à l'extrême. Un terme équivalent, Golden Boy.
[3] NdA : Katinka Matson, ‘Preface’, The Psychology Today Omnibook of Personal development
[4] NdT : En français dans le texte.
[5] NdA : Michel Foucault, L’Histoire de la Sexualité, vol. 1
La Nature n'a fait ni serviteurs ni maitres, c'est pourquoi je ne veux ni commander ni recevoir d'ordres.
Avatar de l’utilisateur-trice
Roro
 
Messages: 760
Enregistré le: 15 Juin 2008, 19:28

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Sins We Can't Absolve » 10 Aoû 2008, 01:46

Chapitre troisième - Autonomie ou liberté ?

Sans tomber dans le piège du constructivisme social qui considère chaque catégorie comme un produit d’un ordre social donné, nous somme obligé de nous interroger quant à la définition de “l’individu libre”. Comment l’individualité naît-elle, et dans quelles circonstances devient-elle libre ?

Lorsque les anarchistes lifestyle appellent à l’autonomie plutôt qu’à la liberté, ils perdent ainsi les riches connotations sociales de la liberté. En effet, la forte impulsion anarchiste de nos jours vers l’autonomie plutôt que pour la liberté sociale ne peut être écartée car accidentelle, tout particulièrement dans les formes anglo-saxonnes de la pensée libertaire, où la notion de l’autonomie correspond d’avantage à la liberté personnelle. Ses racines reposent dans la tradition impériale romaine de Libertas, selon laquelle l’égo non-entravé est “libre” de posséder sa propre propriété – et de satisfaire ses désirs personnels les plus fous. Aujourd’hui, l’individu doté de “droits souverains” est considéré par nombre d’anarchistes lifestyle comme antithétique non seulement vis-à-vis de l’État, mais également vis-à-vis de la société en tant que telle.

Au sens propre, le mot grec autonomia [1] signifie “indépendance”, dénotant un égo en autogestion, indépendant de tout clientage [2] ou de toute dépendance vis-à-vis des autres pour sa survie. À ma connaissance, il n’était pas largement utilisé par les philosophes grecs ; en effet, il n’est même pas mentionné dans le lexique historique de l’ouvrage Greek Philosophical Terms de F. E. Peters. L’autonomie, comme la liberté, se réfère à un homme (ou une femme) que Platon aurait ironiquement appelé un “maître de soi-même”, une condition « lorsque le meilleur principe de l’âme humaine contrôle le pire ». Même pour Platon, la tentative de parvenir à l’autonomie à travers la maîtrise de soi constitue un paradoxe, « car le maître est également le serviteur et le serviteur le maître, et dans ces façons de parler, la même personne est affirmée [3] ». De façon caractéristique, Paul Goodman, un anarchiste principalement individualiste, affirmait que « pour moi, le principe majeur de l’anarchisme n’est pas la liberté mais l’autonomie, la capacité d’initier une tâche et de la faire tel qu’on l’entend » – une vision digne d’un esthète, mais pas d’un révolutionnaire social [4].

Alors que l’autonomie est associée à un individu présumé souverain de lui-même, la liberté entremêle de façon dialectique l’individu au collectif. Le mot “liberté” possède son analogue dans la langue grecque avec le terme eleutheria [5], et provient de l’allemand Freiheit, un terme qui conserve une ascendance gemeinschaftliche [6] ou collective dans la vie et la loi tribales teutoniques. Lorsqu’il est appliqué à un individu, le mot “liberté” conserve ainsi une interprétation sociale ou collective des origines de l’individu et du développement en tant que moi. En “liberté”, le moi de l’individu ne s’oppose pas au collectif mais est formé de manière significative – et dans une société rationnelle, il en irait ainsi – par sa propre existence sociale. Ainsi, la liberté ne subsume pas la liberté de l’individu, mais dénote sa réelle existence.

La confusion entre autonomie et liberté et bien trop évident dans l’ouvrage de L. Susan Brown intitulé The Politics of Individualism [7], une tentative récente d’articuler et d’élaborer un anarchisme fondamentalement individualiste, conservant cependant certaines filiations avec le communisme libertaire [8]. Si l’anarchisme lifestyle a besoin d’un pedigree universitaire, il le trouvera dans cette tentative de mêler Bakounine et Kropotkine à John Stuart Mill. Hélas, le problème même lié à cet ouvrage dépasse le simple cercle universitaire. L’ouvrage de Brown expose l’étendue du problème pour lequel les concepts d’autonomie personnelle ne concordent pas avec la liberté sociale. Elle interprète, comme Goodman, l’anarchisme comme une philosophie principalement d’autonomie personnelle et non pas de liberté sociale. Elle offre ainsi une notion d’un “individualisme existentiel” qu’elle fait contraster fortement avec “l’individualisme instrumental” (ou “l’individualisme possessif [bourgeois]” de C. B. Macpherson [9]) et avec le “collectivisme” – qu’elle renforce par de nombreuses citations d’Emma Goldman, qui n’était pas la plus compétente des penseurs dans le panthéon libertaire.

“L’individualisme existentiel” de Brown partage « la défense propre au libéralisme de l’autonomie individuelle et de l’autodétermination », écrit-elle (POI, p.2). Elle observe également « [qu’]alors que la majeure partie de la théorie anarchiste est considérée comme communiste par les anarchistes ainsi que par les non-anarchistes, ce qui distingue l’anarchisme des autres philosophies communistes est sa défense implacable et sans-compromis de l’autonomie et de l’autodétermination individuelles. Être anarchiste – soit communiste, individualiste, mutualiste, syndicaliste, ou féministe – c’est affirmer un engagement dans la primauté de la liberté individuelle » (POI, p. 2) – et le mot “liberté” doit ici être entendu au sens d’autonomie. Bien que « la critique de la propriété privée et de la défense de relations économiques communes libres » de l’anarchisme place l’anarchisme de Brown au-delà du libéralisme, il soutient néanmoins les droits de l’individu sur – et contre – ceux du collectif.

« Ce qui distingue [l’individualisme existentiel] du point de vue collectiviste », continue Brown, « c’est que les individualistes » – des anarchistes qui ne sont rien de moins que des libéraux [10] – « croient en l’existence d’un libre arbitre authentique se manifestant à l’intérieur de chacun, là où la plupart des collectivistes estiment que l’individu humain est formé par les autres – l’individu n’est que pour eux “construit” par le “collectif” » (POI, p.12). Brown rejette le collectivisme – non pas seulement le socialisme d’État, mais le collectivisme en soi – essentiellement grâce au raisonnement bancal et caricatural libérale selon lequel une société collectiviste entraîne la subordination de l’individu au groupe. Son extraordinaire proposition selon laquelle « la plupart des collectivistes » ont considéré les individus comme « de simples débris humains charriés par le courant de l’histoire » (POI, p.12) en est un bon exemple. Telle était certainement la position de Staline, ainsi que de nombreux bolchéviques, avec leur hypostasition [11] des forces sociales sur les désirs et les intentions individuelles. Mais les collectivistes en soi ? Ignorons-nous les traditions généreuses du collectivisme qui cherchèrent à définir une société harmonieuse, démocratique et rationnelle ? – disons les conceptions de William Morris, ou de Gustave Landauer. Qu’en est-il de Robert Owen, des fouriéristes, des socialistes libertaires et démocratiques, des premiers sociaux-démocrates, même de Karl Marx et de Pierre Kropotkine ? Je ne suis pas sûr que « la plupart des collectivistes », même ceux qui sont anarchistes, accepteraient le déterminisme cru que Brown attribue aux interprétations sociales de Marx. En créant des “collectivistes” de paille à la ligne dure mécaniste, Brown leur oppose de manière rhétorique un mystérieux individu autoconstitué génétiquement [12] d’un côté, à un collectif omnipotent, supposé oppressif, voire totalitaire, de l’autre. Brown, en fait, exagère le contraste entre “l’individualisme existentiel” et « la plupart des collectivistes » – à un point où son argument semble au mieux malavisé, au pire peu sincère.

Il est élémentaire que l’ouverture fracassante du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, en dépit du fait que les gens ne soient pas « nés libres », laisse de côté les autonomes. En fait, bien au contraire, ils sont loin d’être nés libres, fortement dépendants et visiblement hétéronome. La liberté, l’indépendance et l’autonomie qu’ont les gens à une période historique donnée est le produit de longues traditions sociales, ainsi qu’également d’un développement collectif – sans nier pour autant que les individus aient joué un rôle important dans ce développement, mais plutôt qu’ils soient obligés de le faire si ils souhaitent être libres.

L’argument de Brown mène à une conclusion étonnement simpliste. « Ce n’est pas le groupe qui donne forme à l’individu », y apprend on, « mais plutôt les individus qui donne forme et fond au groupe. Un groupe n’est qu’une collection d’individus, rien de plus, rien de moins ; il n’a pas de vie ou de conscience propre » (POI, p.12). Non seulement cette incroyable formulation ressemble à la célèbre déclaration de Margaret Thatcher selon laquelle il n’y a pas de société mais seulement des individus ; cela atteste d’une myopie sociale positiviste, en fait naïve, dans laquelle l’universel est entièrement séparé du concret. Aristote, quelqu’un qui avait de l’esprit, résolut ce problème lorsqu’il réprimanda Platon pour avoir créé un royaume de “formes” ineffables qui existeraient séparément de leurs copies tangibles et imparfaites. [13]

Le fait que les individus ne forment jamais que des “collections” reste vrai (sauf peut-être dans le cyberespace). Au contraire justement, même lorsqu’ils sont dissociés et isolés, les individus sont profondément définis par les relations qu’ils établissent ou sont obligés d’établir entre eux, en vertu de leur existence réelle même en tant qu’êtres sociaux. L’idée qu’un collectif – et par extrapolation, qu’une société – n’est qu’une « collection d’individus, rien de plus, rien de moins » présente un aperçu de la nature de l’association humaine qui est à peine libérale mais, tout particulièrement aujourd’hui, potentiellement réactionnaire.

En identifiant de manière insistante le collectivisme à un implacable déterminisme social, Brown créé elle-même un “individu” abstrait, quelqu’un qui n’est pas même existentiel au sens strict du terme. L’existence humaine présuppose à peine les conditions sociales et matérielles nécessaires à la vie, à la raison, à l’intelligence, au discours ; ainsi que les qualités affectives que Brown considère essentielles pour sa forme volontariste de communisme : l’attention, le souci, le partage. Manquant d’une riche articulation des relations sociales au sein desquelles les gens sont incrustés de la maturité jusqu’à un âge avancé, une « collection d’individus » telle que Brown la nomme ne serait, pour le dire brutalement, pas une société du tout. Ce serait littéralement une « collection » au sens de Thatcher, une collection de monades égoïstes, intéressées par elles-mêmes, pouvant mettre à la porte qui elles veulent. Se sentant vraisemblablement complètes, elles sont, par inversion dialectique, énormément désindividualisées du fait du manque de but autre que la satisfaction de leurs besoins et leurs plaisirs – qui sont eux-mêmes souvent construit socialement de nos jours dans tous les cas.

Reconnaître que les individus ne sont motivés que par eux-mêmes et qu’ils possèdent un libre arbitre ne nécessite pas pour autant que nous rejetions le collectivisme, étant donné qu’ils sont également capables de développer une conscience des conditions sociales sous lesquelles ces potentialités éminemment humaines sont exercées. La réalisation de la liberté repose en partie sur des faits biologiques, ce que tout un chacun ayant élevé un enfant sait ; en partie sur des faits sociaux, ce que tout un chacun vivant dans une communauté sait ; et contrairement aux constructivistes sociaux, en partie sur l’interaction de l’environnement et des propensions personnelles innées, ce que toute personne réfléchissante sait. L’individualité ne jaillit pas dans l’être ab novo. Tout comme l’idée de liberté, elle a une longue histoire sociale et psychologique.

Laissé à lui-même ou à elle-même, l’individu perd les amarres sociales indispensables qui font ce pour quoi un anarchiste peut être tenté de priser dans l’individualité : des pouvoirs pensants, qui dérivent en grande partie du discours ; l’équipement émotionnel qui nourrit la rage contre la servitude ; la sociabilité qui motive le désir d’un changement radical ; et le sens des responsabilités qui engendre l’action sociale.

En fait, la thèse de Brown possède des implications dérangeantes pour l’action sociale. Si “l’autonomie” individuelle l’emporte sur un quelconque engagement en faveur d’une “collectivité”, il n’y a aucune base que ce soit pour une institutionnalisation sociale, la prise de décision, ou même une coordination administrative. Chaque individu, indépendant dans son “autonomie”, est libre de faire ce qui lui plaît – vraisemblablement, en suivant la vieille formule libérale, tant qu’il ou elle n’empiète pas sur “l’autonomie” des autres. Même la prise de décisions démocratique est rejetée car autoritaire. « Une règle démocratique est tout de même une règle » nous avertit Brown. « Bien qu’elle permette à plus de participation individuelle dans l’action gouvernementale qu’une monarchie ou une dictature totalitaire, elle implique néanmoins de façon inhérente la répression de la volonté de quelques uns. Cela ne concorde évidemment pas avec l’individu existentiel, qui se doit de maintenir l’intégrité de la volonté afin d’être libre de manière existentielle » (POI, p.53). En fait, la volonté individuelle autonome est à ce point transcendentalement sacrosainte, aux yeux de Brown, qu’elle cite en approuvant la déclaration de Peter Marshall qui, selon les principes anarchistes, affirme que « la majorité n’a pas plus le droit de dicter quoi que ce soit à la minorité, même à une minorité d’un seul individu, que la minorité à la majorité » (POI, p.140).

En qualifiant les procédures de démocratie directe discursives et rationnelles pour qu’un collectif prenne des décisions de “dictatoriales” et de “directoriales”, cela permet à la minorité d’un Unique souverain de faire avorter la décision de la majorité. Cependant le fait reste qu’une société libre sera soit démocratique, soit elle n’existera pas du tout. Dans la situation existentielle même, si cela vous plaît, d’une société anarchie – un démocratie libertaire directe – les décisions seront probablement prises à la suite d’une discussion ouverte à tous. Après cela, la minorité mise à mal par le vote – même une minorité d’un seul individu – aura toute opportunité de présenter des arguments opposés afin de remettre en question la décision. La prise de décision par le consensus, à l’inverse, écarte le dissensus en cours – le procédé de la plus haute importance d’un dialogue continuel, les désaccords, les remises en question, les contre-remises en question, sans lesquelles la créativité sociale aussi bien qu’individuelle serait impossible.

Quoi que ce soit, fonctionnant sur la base du consensus, permet qu’une prise de décisions importante puisse soit être manipulée par une minorité, soit ne s’effondre complètement. Et les décisions prises représenteront le plus petit dénominateur commun des avis, et constitueront le niveau le moins créatif de l’accord. Je parle ici d’une douloureuse et longue expérience d’utilisation du consensus au sein de la Clamshell Alliance [14] des années 1970. Juste au moment où ce mouvement antinucléaire quasi-anarchiste était au sommet de sa lutte, avec des milliers d’activistes, il fut détruit par la manipulation du procédé de consensus par une minorité. La “tyrannie de l’absence de structure” que la prise de décisions par consensus produisit permit à quelques personnes biens organisées de contrôler la plupart des individus peu manipulables, désinstitutionnalisés, et largement désorganisés au sein du mouvement.

Il n’était pas non plus possible, au milieu d’un consensus réclamé à corps et à cris, qu’existent un dissensus et une discussion stimulant la créativité, entretenant un développement créatif d’idées pouvant produire de nouvelles perspectives auxquelles se consacrer. Dans n’importe quelle communauté, le dissensus – et les individus dissidents – empêchent la société de stagner. Des mots péjoratifs tels que “dicter” et “diriger” font référence au silence forcé des dissidents, pas à l’exercice de la démocratie ; ironiquement, c’est la “volonté générale” consensuelle qui pourrait bien, dans la phrase mémorable de Rousseau issue du Contrat Social, « forcer les hommes à être libres. »

Loin d’être existentiel au sens truculent du terme, “l’individualisme existentiel” de Brown traite de l’individu de façon ahistorique. Elle limite l’individu à une catégorie transcendantale, plus que ne l’avait fait Robert K. Wolff en paradant avec des concepts kantiens de l’individu dans les années 1970 dans sa douteuse Défense de l’Anarchisme. Les facteurs sociales qui interagissent avec l’individu afin d’en faire un être réellement plein de volonté et créatif sont subsumés sous des abstractions morales transcendantales qui, étant donnée leur existence purement intellectuelle, “existent” hors de l’histoire et de la praxis.

En alternant entre le transcendantalisme moral et le positivisme simpliste dans son approche des relations de l’individu avec le collectif, l’exposé de Brown se tient de manière aussi maladroite que le créationnisme avec l’évolution. La riche dialectique et l’histoire ample qui montrent comment l’individu fut largement formé par un développement social avec lequel il interagit sont absents de son travail. Atomiste et étroite dans l’analyse de nombre de ses avis, voire moralement et transcendentalement abstraites dans ses interprétations, Brown propose un excellent cadre pour une notion d’autonomie qui est aux antipodes de la liberté sociale. Avec “l’individu existentiel” d’un côté, et une société consistant en “une collection d’individus” et rien de plus de l’autre, le fossé entre autonomie et liberté devient infranchissable.

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Notes de bas de page :
[1] : NdT : αυτονομία.
[2] : NdT : l’auteur utilise ici un néologisme, clientage.
[3] : NdA : La République, livre IV.
[4] : NdA : Paul Goodman, chapitre 'Politics Within Limits,' in Crazy Hope and Finite Experience: Final Essays of Paul Goodman, éd. Taylor Stoehr (San Francisco: Jossey-Bass, 1994), p. 56 [NdT : inédit en français à ce jour].
[5] : NdT : ελευθερία ; le développement qui suit est propre à l’étymologie du mot anglais freedom, en français, le mot liberté provient du latin libertaem, qui désigne « l’état de l’homme libre », par opposition à l’esclave ; il contient la racine lib, qui a donné dans les langues indo-européennes Liebe (amour en allemand), libido, le verbe russe любить (aimer). La liberté consiste donc, étymologiquement en français, à faire ce qu’il nous plaît.
[6] : NdT : adjectif allemand formé à partir de Gemeinshaft (la société) signifiant “en commun”, “en coopération”, “en complicité”.
[7] : NdA : il y sera fait référence sous la mention POI.
[8] : NdA : L. Susan Brown, The Politics of Individualism (Montréal: Black Rose Books, 1993). La défense vague du communisme libertaire par Brown semble d’avantage deriver d’une préférence viscérale que de son analyse.
[9] : NdT : Professeur canadien de science politique à l’Université de Toronto, Macpherson essaya d’utiliser la tradition socialiste (Marx notamment) afin de réactualiser la démocratie libérale ; son analyse de ce qu’il appelle “l’individualisme possessif” critique l’individualisme libéral postulant que chaque individu est l’unique propriétaire de ses capacités, qu’il ne doit rien à la société, et qu’il peut vendre ses services sur un marché libre.
[10] : NdT : Le terme liberal employé ici par l’auteur peut faire à la fois référence aux libéraux, et aux gauchistes. Le soin est laissé au lecteur de trancher sur l’interprétation qui lui paraît la meilleure.
[11] : NdT : néologisme de l’auteur, à partir de mot hypostasis (hypostase en français).
[12] : NdT : la phrase anglaise est : « Brown rhetorically counterposes a mysteriously and autogenetically constituted individual. »
[13] : NdT : l’auteur fait ici référence à l’idée de Platon selon laquelle les idées sont des formes parfaites, là où les objets qui les représentent portent imparfaitement l’idée.
[14] : NdT : organisation antinucléaire fondée en 1976 par Paul Gunter, qui mena des manifestations non-violentes contre le nucléaire dans la région de la Nouvelle-Angleterre à la fin des années 1970 et dans les années 1980.
Sins We Can't Absolve
 

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede hocus » 11 Déc 2010, 15:26

4. L'anarchisme en tant que chaos


Quoi que puissent être les propres préférences de Brown, son livre reflète et fournit les prémisses de l'infléchissement des anarchistes euro-américains s'écartant de l'anarchisme social et se rapprochant de l'anarchisme individualiste ou lifestyle. De fait, l'anarchisme lifestyle trouve aujourd'hui sa principale expression dans les graffitis à la bombe de peinture, dans le nihilisme post-moderniste, l'anti-rationalisme, le néo-primitivisme, l'anti-technologisme, le « terrorisme culturel » néo-situationniste, le mysticisme, et une « pratique » de mise en scène d' «insurrections personnelles » foucaldiennes.

Ces postures à la mode, dont quasiment toutes suivent les modes yuppies du moment, sont individualistes dans le sens important où elles sont à l'antithèse du développement de sérieuses organisations, d'une pratique politique radicale [a radical politics], d'un mouvement social engagé, et d'une pertinence programmatique. Plus orienté vers la « réalisation personnelle » de soi que vers la réalisation du changement social de base, ce courant parmi les anarchistes lifestyle est particulièrement nocif du fait que son « orientation interne », comme l'a appelé Katinka Matson, prétend être une politique – même si elle ressemble à la « politique de l'expérience » de R.D Laing. Le drapeau noir, que les anarchistes sociaux révolutionnaires levèrent dans les luttes insurrectionnelles en Ukraine et en Espagne, devient maintenant un sarong mondain pour la délectation du petit bourgeois chic.

L'un des exemples le plus dégoûtant de l'anarchisme lifestyle est le T.A.Z de Hakim Bey (alias Peter Lamborn Wilson) : La Zone Autonome Temporaire, Anarchisme Ontologique, Terrorisme Poétique, un joyau dans la Série Nouvelle Autonomie (pas de choix de mot accidentel ici), publié par le groupe lourdement postmoderniste Semiotext(e)/Autono'media à Brooklin. [8] Au milieu des célébrations du « Chaos », de « l'Amour Fou », de « l'Enfant Sauvage », du « paganisme », du « sabotage artistique », des « utopies pirates », de « la magie noire comme action révolutionnaire », du « crime » et de la « sorcellerie », sans parler des applaudissement du « Marxism-Stirnerism », l'appel à l'autonomie est étendu de manière absurde au point de sembler parodier une idéologie auto-absorbante et auto-absorbée.

T.A.Z se présente comme un état d'esprit, une disposition ardemment anti-rationnelle et anti-civilisationnelle, dans laquelle la désorganisation est conçue comme une forme d'art et où les graffitis supplantent les programmes. Le Bey (son pseudonyme est le mot turque pour 'chef' ou 'prince') ne mâche pas ses mots quant à son dédain pour la révolution sociale : « Pourquoi prendre la peine d'affronter un 'pouvoir' qui a perdu tout son sens et est devenu pure Simulation ? De telles confrontations n'auront pour résultat que de dangereux et affreux spasmes de violence » (TAZ, p. 128).
Pouvoir entre guillemets ? Simple 'Simulation' ? Si ce qui est en train de se passer en Bosnie avec cette puissance de feu n'est que simple 'simulation', nous vivons effectivement dans un monde très sûr et confortable ! Le lecteur mal à l'aise avec la multiplication des pathologies sociales de la vie moderne pourra être conforté par la pensée olympienne de Bey selon laquelle « le réalisme demande non seulement que nous arrêtions d'attendre 'la Révolution', mais aussi que nous arrêtions de la vouloir » (TAZ, p. 101). Est ce que ce passage nous invite à apprécier la sérénité du Nirvana ? Ou une nouvelle 'Simulation' Baudrillardienne ? Ou peut être un nouvel 'imaginaire' Castoriadien ?

Ayant éliminé l'objectif révolutionnaire classique de transformation de la société, le Bey se moque avec condescendance de ceux qui risquèrent tout pour lui : « le démocrate, le socialiste, l'idéologie rationnelle... sont sourds à la musique et manquent de tout sens du rythme » (TAZ, p. 66). Vraiment ? Est-ce que le Bey et ses acolytes ont eux-même maîtrisé les vers et la musique de la Marseillaise et danser de manière extatique aux rythmes de la Danse des Marins Russes de Gliere ? Il y a une arrogance pénible dans le rejet par Bey de la culture riche qui fût créé par des révolutionnaires au cours des derniers siècles, de fait, par des travailleurs ordinaires dans l'ère pré-rock-'n'-roll, et pré-woodstock.

Franchement, que quiconque entre dans le monde onirique du Bey abandonne toutes ces absurdités à propos d'engagement social. « Un rêve démocratique ? Un rêve socialiste ? Impossible » entonne ainsi le Bey avec une certitude arrogante, « En rêve nous ne sommes jamais dominés excepté par l'amour et la sorcellerie. » (TAZ, p. 64). Ainsi les rêves d'un monde nouveau évoqués par des siècles d'idéalistes dans de grande révolutions sont magistralement réduits par le Bey à la sagesse de son fébrile monde onirique.

Quant à la l'anarchisme qui est « tout englué de l'Humanisme Ethique, la Pensée Libre, l'Athéisme Musclé, et la Logique Cartésienne Fondamentaliste brute » (TAZ,p. 52) – oubliez ça ! Le Bey ne se débarrasse pas seulement, d'un violent coup de balai, de la tradition des Lumières [Enlightment] dans laquelle l'anarchisme, le socialisme, et le mouvement révolutionnaire furent enracinés, mais ils mélangent encore des pommes comme « la Logique Cartésienne Fondamentaliste » avec des oranges comme « la Pensée Libre », et « l'Humanisme Musclé » [sic] comme si elles étaient interchangeables où comme si les unes et les autres se présupposaient nécessairement.

Bien que le Bey lui-même n'hésite jamais à faire des déclarations olympiennes et à produire des polémiques pétulantes, il n'a aucune patience avec « les idéologues querelleurs de l'anarchisme et de la pensée libertaire. » (TAZ, p. 46). Proclamant que « l'Anarchie ne connaît aucun dogme » (TAZ, p. 52), le Bey immerge néanmoins son lecteur dans un dogme sévère s'il en fût jamais : « l'Anarchisme implique finalement l'anarchie – et l'anarchie est le chaos » (TAZ, p. 64). Ainsi parlât le seigneur : « Je suis » [I am That I am] – et Moïse trembla devant la parole divine !

De fait, dans un accès de narcissisme maniaque, le Bey décrète que c'est le soi omni-possédant, l'imposant 'Je', le Grand 'moi' , qui est souverain : « chacun d'entre nous [est] le gouverneur de notre propre chair, de nos propres créations – et de tout ce dont nous pouvons nous saisir et garder – ». Pour le Bey, les anarchistes et les rois – et les beys – deviennent indiscernables, dans la mesure où ils sont tous des autarques/autarchistes [autarchs] :

« Nos actions sont justifiés par décret et nos relations sont mis en formes par des traités avec les autres autarques [autarchs]. Nous faisons les lois pour nos propres domaines – et les chaines de la loi ont été brisées. A présent peut-être survivons nous comme simples Prétendants [Pretenders] – mais même ainsi nous pouvons saisir quelques instants, quelques mètres carrés de réalité sur laquelle imposer notre volonté absolue, notre royaume. L'Etat c'est moi [en français dans le texte] … Si nous sommes limités par quelque éthique ou morale, il doit s'agir d'une que nous avons nous même imaginée. » (TAZ, p. 67).

L'Etat, c'est moi ? En plus du Bey, je peux penser à au moins deux autres personnes de ce siècle qui ont joui de ces amples prérogatives : Joseph Stalin et Adolf Hitler. Le reste de nous autres mortels, riches comme pauvres, partageons, comme l'a dit Anatole France, l'interdiction de dormir sous les ponts de la Seine. De fait, si « Sur l'Autorité » de Friedrich Engels, avec sa défense de la hiérarchie, représente une forme bourgeoise du socialisme, TAZ et ses rejetons représentent une forme bourgeoise de l'anarchisme. « Il n'y a pas de devenir », nous dit le Bey, « pas de révolution, pas de lutte, pas de chemin; [si] vous êtes déjà le monarque de votre peau – votre liberté inviolable attend d'être complétée uniquement par l'amour d'autres monarques : une politique du rêve, pressante comme le bleu du ciel – mots qui pourraient être inscrits sur la bourse de New York comme credo de l'égotisme et de l'indifférence sociale » (TAZ, p. 4).

Certainement, cette perspective ne va pas rebuter les boutiques de la 'culture' capitaliste plus que n'importe quels cheveux longs, barbes, et jeans n'ont rebuté le monde entrepreneurial de la haute couture. Malheureusement, beaucoup trop de gens dans ce monde – aucunes 'simulations' ni aucuns 'rêves' – ne possèdent même pas leur propre peau, comme les prisonniers en chaînes et en prisons peuvent en attester dans les termes les plus concrets. Personne ne s'est jamais évadé du royaume terrestre de la misère sur une 'politique des rêves' exceptés les petits bourgeois privilégiés, qui pourront trouvé agréables les manifestes du Bey surtout dans des moments d'ennui.

Pour le Bey, de fait, même les insurrections révolutionnaires classiques n'offrent pas beaucoup plus qu'un paroxysme personnel, évoquant « les expérience limites » de Foucault. « Un soulèvement est comme une 'expérience culminante' » nous assure-t-il (TAZ, p. 100). Historiquement, « quelques anarchistes... prirent part à toutes sortes de soulèvements et de révolutions, même communistes et socialistes », mais c'était « parce qu'ils trouvèrent dans le moment de l'insurrection lui-même le genre de liberté qu'ils cherchaient. Ainsi, alors que l'utopisme a jusqu'ici toujours échoué, les anarchistes individualistes ou existentialistes ont réussi dans la mesure où ils ont atteint (aussi brièvement soit-il) la réalisation de leur volonté de puissance dans la guerre » (TAZ, p. 88). Le soulèvement des travailleurs autrichiens de février 1934 et de la guerre civile d'Espagne de 1936, je peux en témoigner, était plus que des « moments d'insurrections » orgiaques, elles étaient des luttes acharnées menées avec un sérieux désespéré et un élan magnifique, en dépit de toutes les épiphanies esthétiques.

L'insurrection ne devient néanmoins pour le Bey pas beaucoup plus qu'un 'trip' psychédélique, alors que le Surhomme Nietzschéen, que le Bey approuve, est un « esprit libre » qui dédaignerait à perdre son temps avec de l'agitation pour des réformes, des actions revendicatives, des rêves visionnaires, et toute sorte de « martyr révolutionnaire ». Apparemment les rêves sont o.k temps qu'ils ne sont pas « visionnaires » (lire : socialement engagé); le Bey préférerait plutôt « boire du vin » et connaître une « épiphanie privée » (TAZ, p. 88), ce qui ne suggère pas beaucoup plus que de la masturbation mentale, libérée à coup sûr des contraintes de la logique Cartésienne.

Ca ne devrait pas nous surprendre d'apprendre que le Bey privilégie les idées de Max Stirner, qui « ne fait appel à aucune métaphysique mais octroie à l'Unique [i.e, l'Ego] un certain absolu » (TAZ, p. 68). A coup sûr, le Bey trouve que « il manque un ingrédient chez Stirner » : « un concept pertinent d'état de conscience non-ordinaire » (TAZ, p. 68). Apparemment Stirner est un peu trop un rationaliste pour le Bey. « L'orient, l'occulte, les cultures tribales possèdent des techniques mystiques qui peuvent être 'appropriées' d'une manière vraiment anarchistes... Nous avons besoin d'un genre pratique 'd'anarchisme mystique'... une démocratisation du chamanisme, intoxiqué et serein » (TAZ, p. 63). Ainsi le Bey somme ses disciples de devenir des « sorciers » et suggère qu'ils utilisent le « sort du Djinn Noir Malais ».

Qu'est ce, au final, qu'une « zone autonome temporaire » ? « La TAZ est comme un soulèvement qui n'affrontent pas directement l'Etat, une opération de guérilla qui libère une zone (de terre, de temps, d'imagination) et se dissout ensuite elle-même, pour se reformer ailleurs/à un autre moment, avant que l'Etat ne l'écrase » (TAZ, p. 101). Dans une TAZ nous pouvons « réalisé beaucoup de nos vrais Désirs, même si ce n'est que pour une saison, une brève Utopie pirate, une zone libre trouée dans le vieux continuum de l'Espace/Temps » (TAZ, p. 62). « Des TAZ potentielles » incluent « des regroupement tribaux dans le style des sixties », « le conclave de la forêts des éco-saboteurs », « la Beltaine idyllique des néo-païens », « des conférences anarchistes », et « des cercles de fééries gay », sans parler des « nightclubs, des banquets », et du « bon vieux pique-nique libertaire » – rien de moins ! (TAZ, p. 100). Ayant été membre de la Ligue Libertaire dans les années 1960, j'aurais aimé voire le Bey et ses disciples apparaître à un « bon vieux pique-nique libertaire » !

Si fugace, si évanescente, si ineffable est la TAZ par contraste avec l'Etat et la bourgeoisie formidablement stable qu'« aussitôt que la TAZ est nommée... elle doit disparaître, elle va disparaître... pour surgir de nouveau ailleurs » (TAZ, p. 101). Une TAZ, en effet, n'est pas une révolte mais précisément une simulation, une insurrection en tant que vécue dans l'imagination d'un cerveau juvénile, une retraite à l'abri dans l'irréalité. En fait, déclame le Bey: « Nous recommandons [la TAZ] car elle peut procurer la qualité de l'amélioration sans nécessairement [!] conduire à la violence et au martyr » (TAZ, p. 101). Plus précisément, comme un 'happening' de Andy Warhol, une TAZ est un événement passager, un orgasme momentané, une expression éphémère de la « volonté de puissance » qui est, en fait, ostensiblement impuissante dans sa capacité à laisser quelque empreinte que ce soit sur la personnalité de l'individu, dans sa subjectivité, et même sa formation de soi, et encore moins sur la formation des évènements et de la réalité.

Etant donné la qualité évanescente d'une TAZ, les disciples du Bey peuvent jouir du privilège éphémère de vivre une « existence nomade », car « le vagabondage peut en un sens être une vertu, une aventure » (TAZ, p. 130). Hélas, le vagabondage peut être une « aventure » quand on a une maison confortable où retourner, alors que le nomadisme est le luxe distinctif de ceux qui peuvent se permettre de vivre sans gagner leur vie. La plupart des vagabonds « nomade » dont je me souviens si vivement depuis l'ère de Grande Dépression enduraient une vie désespérée faite de faim, de maladie, d'indignité et mourraient souvent prématurément – comme ils le font toujours, aujourd'hui, dans les rues de l'Amérique urbaine. Les quelques spécimens gypsies qui semblaient apprécié la « vie de la route » étaient au mieux idiosyncrasique, au pire tragiquement névrotique. Je ne peux pas non plus ignorer une autre « insurrection » que le Bey met en avant : nommément, « l'illettrisme volontaire » (TAZ, p. 129). Bien qu'il mette ceci en avant en tant que révolte contre le système éducationnel, son effet le plus désirable serait peut être de rendre les diverses injonctions ex cathedra du Bey inaccessibles à ses lecteurs.

Il n'y a peut être pas de meilleure description du message de T.A.Z que celle qui est parue dans le Whole Earth Review, dont les commentateurs ont souligné que le pamphlet du Bey « devient rapidement la bible contre-culturelle des années 1990... Alors que beaucoup des concepts de Bey ont une affinité avec les doctrines de l'anarchisme » la revue réassure sa clientèle yuppie qu'il se démarque nettement de la rhétorique habituelle sur le renversement du gouvernement. En lieu et place, il préfère la nature erratique du 'soulèvement', qui, croit Bey, procure « des moments d'intensité [qui peuvent] donner forme et sens à la vie entière. Ces poches de liberté, ou zone autonome temporaire, permettent à l'individu d'esquiver les grilles schématiques du Grand Gouvernement et de vivre occasionnellement dans des mondes où il ou elle peut faire brièvement l'expérience de la liberté totale ». [note 9]

Il y a un mot Yiddish intraduisible pour tout cela : nebbich ! Pendant les années 1960, le groupe affinitaire Up Against The Wall Motherfuckers a propagé une confusion, une désorganisation, et un « terrorisme culturel » similaire, pour disparaître de la scène politique peu après. De fait, quelques uns de ses membres sont entrés dans le monde commercial, professionnel, et de classe moyenne qu'ils avaient précédemment fait profession de dédaigner. Ce comportement n'est pas non plus uniquement américain. Comme un 'vétéran' français de Mai-Juin 1968 l'a dit cyniquement : « On a eu notre plaisir en 68, et maintenant il est temps de grandir ». Le même cycle anesthésiant, avec des A cerclés, se répéta pendant la révolte hautement individualiste des jeunes à Zurich en 1984, pour finir sur la création du Parc des Aiguilles, une place de cocaïne et de crack notoire établie par les administrateurs de la ville pour autoriser les jeunes gens accrocs à se détruire eux-même légalement.

La bourgeoisie n'a rien à craindre de telles déclamations de style de vie. Avec son aversion pour les institutions, les organisations de masse [mass-based organization], son orientation largement subculturelle, sa décadence morale, sa célébration de la fugacité, et son rejet des programmes, ce genre d'anarchisme narcissique est socialement inoffensif, souvent une simple valve de sûreté pour le mécontentement envers l'ordre social régnant. Avec le Bey, l'anarchisme lifestyle se détache d'un activisme social sensé et d'un engagement inébranlable envers des projets durables et créatifs et se dissout en pichenette, nihilisme postmoderne, et sens nietzschéen vertigineux de supériorité élitiste.

Le prix à payer pour l'anarchisme, s'il permet à cette pâtée de remplacer les idéaux libertaires d'une période antérieure, pourrait être énorme. L'anarchisme égocentrique du Bey, avec son retrait postmoderne dans l'« autonomie » individuelle, les « expériences limites » foucaldiennes, et l' « extase » néo-Situationniste, menace de rendre le mot anarchisme politiquement et socialement inoffensif – une simple lubie pour la titillation du petit bourgeois de tout âge.


------------------------------------

Notes originales :

8. Hakim Bey, T.A.Z.: The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchism, Poetic Terrorism (Brooklyn, NY: Autonomedia, 1985, 1991). L'indivdualisme de Bey peut facilement être rapproché de celui du Fredy Perlman tardif et ses acolytes anticivilisationnels et primitivistes du Detroit's Fifth Estate, excepté que T.A.Z appelle confusément à un paléolithisme psychique basé sur la High-Tech (p.44).


9. 'T.A.Z.,' The Whole Earth Review (Spring 1994), p. 61.
Modifié en dernier par hocus le 11 Déc 2010, 15:35, modifié 3 fois.
hocus
 
Messages: 167
Enregistré le: 17 Fév 2010, 17:03

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Kartoch » 11 Déc 2010, 15:30

8 - Evaluation de l'anarchisme lifestyle

Ce qui ressort le plus impérieusement de l'anarchisme lifestyle d'aujourd'hui, c'est son goût pour l'immédiateté, pour la spontanéité, plutôt que pour la réflexion; son recourt à une relation naïve d'opposition "un contre un" entre l'esprit et la réalité. Cette immédiateté n'isole pas seulement la pensée libertaire de la réflexion nuancée et de la méditation, elle s'oppose à ce qui serait une analyse rationnelle, et, en fait, s'oppose à la rationalité elle-même. Reléguant l'humanité à l'intemporel, au non-spatial, et au non-historique -- une notion "primitive" de la temporalité basée sur "l'éternité" des cycles de la "nature" -- elle dépouille ainsi l'esprit de son originalité, de son unicité créatrice et de sa liberté d'intervenir dans le monde naturel.

Du point de vue de l'anarchisme lifestyle primitiviste, les êtres humains sont à leur place lorsqu'ils s'adaptent à la nature non-humaine plutôt que quand ils interviennent pour la modifier, ils sont au mieux quand, débarrassés de la raison, de la technologie, de la civilisation, voir même du langage, ils vivent en "harmonie" avec la réalité, éventuellement dotés de "droits naturels", dans une condition viscéralement extatique et essentiellement irréfléchie. "T.A.Z." , "Fifth Estate, Anarchy : A Journal of Desire Armed" et "Lumpen zines", comme le Stirnerien "Demolition Derby", de Michael William - tous se concentrent sur une "primitivité" non-médiatisée, non-historique, et anti-civilisationnelle de laquelle nous somme "tombés", un état de perfection et "d'authenticité" dans lequel nous avons été guidés de manière diverse et variable par les "bornes de la nature", "les lois naturelles", ou notre ego dévorant. Histoire et civilisation ne consistent en rien d'autre qu'une descente dans l'inauthenticité de la "société industrielle".

Comme je l'ai déjà suggéré, ce mythe d'une "chute", d'un "déclin" de l'authenticité trouve ses racines dans le romantisme réactionnaire, et, plus récemment, dans la philosophie de Martin Heidegger, avec le "spiritualisme" völkisch latent dans Etre et Temps, qui apparaîtra plus tard dans ses travaux explicitement fascistes. Cette vision nourrit désormais la mystique quiétiste qui abonde dans les écrits antidémocratiques de Rudolf Bahro, avec son appel à peine déguisé au "salut" sensé arriver par un "adolf vert", mystique également présente dans la quête apolitique de spiritualité écologique et d' "accomplissement personnel" proposé par des écologiste résolus.

A la fin, l'ego individuel devient le suprême temple de la réalité, excluant l'histoire et le devenir, la démocratie et la responsabilité. En effet, le contact vécu avec la société en tant que telle est rendu ténu par le narcissisme fourre-tout dans lequel il (l'ego) se recroqueville. Cet ego puéril n'est guère plus que l'expression des revendications de sa propre satisfaction.
La civilisation entrave purement et simplement l'auto-accomplissement des désirs de cet ego, de ce Moi, réifié en l'accomplissement ultime de l'émancipation, comme si l'extase et le désir n'étaient pas des produits de la culture et du développement historique, mais simplement des impulsions innées qui apparaissent ab novo dans un monde désocialisé.

Comme l'ego des petits-bourgeois stirnerites, l'anarchisme lifestyle primitiviste ne laisse pas de place aux institutions sociales, ni aux organisations politiques, ni aux programmes radicaux; moins encore à la sphère publique, que tous les auteurs dont nous avons traité identifient automatiquement à un "art de gouverner". Le sporadique, le non-systémique, l'incohérent, le discontinu, et l'intuitif supplantent le consistant, le téléologique, l'organisé, et le rationnel, et supplantent donc toute forme d'activité soutenue et ciblée en dehors de la publication d'un "zine" ou d'une brochure -- ou encore brûler une poubelle. L'imagination est opposée à la raison et le désir à la cohérence théorique, comme si l'un et l'autre étaient en contradiction radicale. L'affirmation de Goya, comme quoi l'imagination sans la raison produit des monstres, est modifiée de façon à laisser l'impression que l'imagination s'épanouit sur une expérience sans intermédiaire, avec une "unicité" sans nuance. La nature sociale est donc essentiellement dissoute dans la nature biologique, l'humanité innovante est dissoute dans l'animalité adaptative, la temporalité dans l'éternité pré-civilisationnelle, l'Histoire dans une cyclicité archaïque.

Une réalité bourgeoise, dont la rudesse économique devient de plus en plus rigide et grossière chaque jour qui passe, se mute astucieusement grâce (à cause) du mode de vie anarchiste lifestyle en constellations d'auto-indilgence, de frustration, d'indiscipline et d'incohérence.
Dans les années 60, les Situationnistes, au nom d'une "théorie du spectacle", ont en fait produit un spectacle réifié de la théorie, mais ils ont au moins offert des correctifs organisationnels, tels que les conseils ouvriers, qui ont donné du poids à leur esthétisme.
L'anarchisme lifestyle, en s'en prenant à l'organisation, à l'engagement sur un programme, et à l'analyse sociale sérieuse, singe le pire aspect de l'esthétisme Situationniste sans adhérer au projet de construction d'un mouvement. Comme les détritus des années 60, il erre sans but dans entre les bornes de son ego (rebaptisées par Zerzan les "bornes de la nature" et érige en vertu l'incohérence bohémienne.

Ce qui est le plus troublant, c'est que l'auto-satisfaction des caprices esthétiques de l'anarchisme lifestyle érode significativement la base socialiste d'une idéologie libertaire qui a pourtant déjà pu précisément revendiquer la pertinence et le poids de son engagement indéfectible pour l'émancipation -- non pas en dehors de l'Histoire, dans le domaine du subjectif, mais à l'intérieur de l'Histoire, dans le domaine de l'objectif. Ce fut le grand cri de la Première Internationale -- que l'anarcho-syndicalisme et l'anarcho-communisme ont retenu après que Marx et ses partisans l'aient abandonné. La revendication était : "Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits".
Pendant des générations, ce slogan a orné les mâts de ce que nous devons maintenant rétrospectivement appeler les périodes sociales de l'anarchie. Aujourd'hui, il est radicalement incompatible avec la demande essentiellement égocentrique de "désirs armés", ainsi qu'avec la "contemplation" taoïste et les "nirvanas" bouddhistes. Lorsque l'anarchisme en à appelé au peuple pour qu'il se dresse en révolution et cherche la reconstruction de la société, les petits bourgeois en colère qui peuplent le monde sous-culturel de l'anarchisme lifestyle ont appelé à la rébellion et à la satisfaction de leur "machines désirantes", pour employer la phraséologie de Deleuze et Guattari.

Le constant recul de l'engagement de l'anarchisme classique vis à vis de la lutte des classes (sans laquelle la réalisation de soi et l'accomplissement du désir dans toutes ses dimensions, pas seulement l'instinctive, ne peuvent être atteints) est inévitablement accompagné d'une désastreuse mystification de l'expérience et de la réalité. L'ego, identifié de façon presque fétichiste comme le siège de l'émancipation, se retrouve identique à "l'individu souverain" du "laissez faire" individualiste. Détaché de ses amarres sociales, il réalise non pas l'autonomie, mais "l'ipséité" (ou "individualité") hétéronome de l'entreprise petite-bourgeoise.

En effet, loin d'être libre, l'ego, dans son ipséité souveraine, est pieds et poings liés aux lois apparemment anonymes du marché -- les lois de la concurrence et de l'exploitation -- qui placent le mythe de la liberté individuelle dans une nouvelle dissimulation des lois implacables de l'accumulation du capital.

L'anarchisme lifestyle, en effet, se révèle être une nouvelle déception, bourgeoise et mystificatrice. Ses représentants ne sont pas plus "autonomes" que les mouvements du marché boursier, les fluctuations de prix et les faits banals du commerce bourgeois. Nonobstant toutes les prétentions à l'autonomie, cette classe moyenne "rebelle", avec ou sans brique à la main, est entièrement captive des forces du marché souterrain qui occupe tous les terrains prétendument "libres" de la sociale moderne, des coopératives d'alimentation aux communes rurales.

Le capitalisme tourbillonne autour de nous -- non seulement matériellement, mais aussi culturellement. Comme John Zerzan l'a fait remarquer si mémorablement à un interviewer perplexe qui l'interrogeait à propos de la télévision installée dans la maison de cet ennemi de la technologie : "comme tous les autres, je dois être narcotisé" (37).

Que l'anarchisme lifestyle soit lui-même une tromperie "narcotisante" se voit très bien dans "L'Unique Et Sa Propriété" de Max Stirner, dans lequel la revendication du caractère "unique" de l'ego dans le temple du sacro-saint "soi" supplante de loin les piétés libérales d'un John Stuart Mill. En effet, avec Stirner, l'égoïsme devient une question d'épistémologie. En passant à travers le labyrinthe de contradictions et de déclarations lamentablement incomplètes qui abondent dans "L'Unique Et Sa Propriété" , on se rend compte que son ego "unique" n'est qu'un mythe, parce qu'il a ses racines dans ce qui apparaît être un "autre" -- la société elle-même. En effet : "La vérité ne peut avancer comme vous le faites (dit Stirner à l'égoïste), elle ne peut bouger, changer, et se développer; la vérité attend et se sert de vous, et elle-même n'est qu'à travers vous; elle ne fait qu'exister dans vos têtes" (38). L'égoïste Stirnerien, en effet, dit adieu à la réalité objective, à la facticité de la vie sociale, et donc au changement social fondamental ainsi qu'à tous les critères d'éthique et d'idéaux se trouvants au delà de la satisfaction personnelle, parmi les démons cachés du marché bourgeois. Cette absence de médiation bouleverse l'existence même du concret, du tangible, sans parler de l'autorité de l'ego Stirnerien lui-même -- une revendication englobant tellement de choses qu'elle en arrive à exclure les racines sociales du soi et sa formation dans l'Histoire.

Nietzsche, indépendamment de Stirner, a menée cette idée de vérité à sa conclusion logique en effaçant la facticité et la réalité de la vérité en tant que telle : "Alors, qu'est ce que la vérité ?" demandait-il. "Une armée mobile de métaphores, de métonymies, et d'anthropomorphismes -- bref, une somme de relations humaines, qui ont été améliorées, transposées, et embellies poétiquement et par la rhétorique". (39) Avec plus de franchise que Stirner, Nietzsche prétend que les faits ne sont que des interprétations, en effet, il demandait : "Est-il nécessaire de poser un interprète derrière les interprétations ?" Apparemment non, car "même cela, c'est une invention, une hypothèse. (40) En suivant la logique implacable de Nietzsche, on se retrouve avec un soi qui ne crée pas seulement sa propre réalité, mais qui justifie aussi sa propre existence comme plus qu'une simple interprétation. Un tel égoïsme anéantit ainsi l'ego lui-même, qui se perd dans la brume des sous-entendus de Stirner.

Dépouillé de l'Histoire, de la société et de la facticité au delà de ses propres "métaphores", l'anarchisme lifestyle vit dans un domaine asocial dans lequel l'ego, avec ses désirs obscurs, doit s'évaporer dans des abstractions logiques. Mais réduire l'ego à l'immédiateté intuitive -- l'ancrer dans l'animalité simple, dans les "limites de la nature", ou dans les "lois naturelles" -- reviendrait à ignorer le fait que l'ego est le produit d'une formation historique perpétuelle, en effet, une Histoire qui, si elle consiste de plus que de simples épisodes, doit se prévaloir de la raison comme guide en ce qui concerne les normes de progrès et de régression, de nécessité et de liberté, de bien et de mal, -- oui ! -- de civilisation et de barbarie. En effet, un anarchisme qui cherche à éviter les écueils du solipsisme pur d'une part, et de la perte du "soi" en tant que simple "interprétation" l'un de l'autre doit devenir explicitement socialiste ou collectiviste. C'est à dire qu'il doit être un anarchisme social qui cherche la liberté à travers la structure et la responsabilité mutuelle, et pas à travers un ego nomade vaporeux qui évite les conditions préalables à la vie sociale.

Déclaré sans ambages : entre le pedigree socialiste de l'anarcho-syndicalisme et de l'anarcho-communisme (qui n'ont jamais nié l'importance de la réalisation de soi et de l'accomplissement du désir), et le pedigree d'essence libérale et individualiste de l'anarchisme lifestyle (qui insiste sur l'inutilité sociale, quand il ne nie pas purement la société), il y a un fossé qui ne peut être comblé que si l'on néglige complètement leurs objectifs profondément différents, ainsi que les méthodes et la philosophie sous-jacente qui les distinguent. Le propre projet de Stirner est en fait apparu dans un débat avec le socialisme de Wilhelm Weitling et Moses Hess, au cours duquel il a invoqué l'égoïsme précisément pour s'opposer au socialisme. "L'insurrection personnelle plutôt que la révolution générale fut son (Stirner) message", observe fort justement James J. Martin (41) -- Une contre-position qui vit aujourd'hui dans l'anarchisme lifestyle et ses filiations yuppies, à distinguer de l'anarchisme social, qui a ses racines dans l'historicisme, la matrice sociale de l'individualité, et dans son attachement à une société rationnelle.

L'incongruité de ces messages mêlés, qui coexistent sur chacune des pages de "lifestyle 'zines", reflète la voix fébrile du petit bourgeois qui se tortille. Si l'anarchisme perd sa base socialiste et son objectif collectiviste, si il dérive dans l'esthétisme, l'extase, le désir, et, bizarrement, dans le quiétisme Taoïste et l'effacement du "soi" bouddhiste, qu'il substitue à un programme libertaire, à la politique, et à l'organisation, il en viendra à ne plus représenter la régénération sociale et une vision révolutionnaire, mais la désintégration sociale et une rébellion pétulante et égoïste. Pire encore, il nourrira la vague de mysticisme qui déferle déjà sur les membres aisés de la génération actuellement adolescente ou aux alentours de la vingtaine. L'exaltation que fait l'anarchisme lifestyle de l'extase, qui est certainement louable dans une matrice sociale radicale, mais est ici mêlée sans vergogne à des "sorcelleries", produit une absorption onirique des esprits, fantômes, et des archétypes de Jung plutôt qu'une conscience rationnelle et dialectique du monde.

De façon caractéristique, la couverture d'un numéro récent d'Alternative Press Review (Fall 1994), un périodique anarchiste américain largement lu, est ornée d'une divinité bouddhiste à trois têtes au repos, sereine, nirvanique, contre un arrière plan cosmique de galaxies tourbillonnantes et de breloques New-Age -- une image qui pourrait facilement se retrouver dans une boutique New Age. A l'intérieur de la couverture, un personnage crie : "La vie devient magique quand on commence à se libérer" (le "A" de "magique" est cerclé) -- On aimerait demander : Comment ? Avec quoi ? Le magazine lui-même contient un essai d'écologie profonde par Glenn Parton (tiré de "Terre Sauvage", le périodique de David Foreman) qui titre : "Le soi sauvage : pourquoi je suis un primitiviste" , exaltant les "peuples primitifs" dont le "mode de vie s'inscrit dans le monde naturel", déplorant la révolution néolithique, et identifiant nos "tâches primaires" comme étants de "déconstruire notre civilisation, et de rétablir la vie sauvage". L'illustration du magazine célèbre la vulgarité -- des crânes humains et des images de ruines sont bien en évidence. Sa plus longue contribution, "Décadence", tirée de Black Eye, mêle le romanesque au lumpen, concluant triomphalement : "Il est temps pour de vraies vacances romaines, alors apportez les barbares !".

Hélas, les barbares sont déjà là -- et les "vacances romaines" fleurissent aujourd'hui dans les villes américaines avec le crack, le banditisme, l'insensibilité, la bêtise, le primitivisme, l'anti-civilisation, l'anti-rationnalisme, et une dose non négligeable d'"anarchie", imaginée comme le chaos. L'anarchisme lifestyle doit être vu dans le contexte social présent non seulement comme des ghettos noirs démoralisés et des réactionnaires de banlieues blanches, mais aussi comme des réserves indiennes, ces centres de "primalité" ostensible, dans lesquels les gangs de jeunes indiens s'affrontent, le trafic de drogue est très répandu, et les "graffitis accueillent les visiteurs, même au monument sacré de Window Rock", comme le rapporte Seth Mydans dans le New York Times (3 Mars 1995).

Ainsi, une désintégration culturelle à grande échelle a suivi la dégénérescence de la Nouvelle Gauche des années 1960 dans le post-modernisme, la dégénérescence de ses contre-cultures dans le spiritualisme New Age. Pour les anarchistes lifestyle timides, les illustrations et les articles incendiaires d'Halloween poussent à l'espoir et à la compréhension de la réalité en une distance qui s'accroît sans-cesse. Déchiré entre les leurres du "terrorisme culturel" et les ashrams bouddhistes, les anarchistes lifestyle se retrouvent en fait au centre d'un feu croisé, entre les barbares du sommet de la société à Wall Street et la ville, et ceux du bas de l'échelle, dans les lamentables ghettos urbains de l'Euro-Amérique. Hélas, le conflit dans lequel ils se retrouvent, à cause de toutes leurs célébrations des modes de vie lumpen (auxquels les corporations barbares ne sont pas si étrangères, ces jours ci), a moins à voir avec le besoin de créer une société libre qu'avec une brutale guerre contre ceux qui se partagent le butin de la vente de drogue, d'organes, de prêts exorbitants -- et n'oublions pas les junk bonds ("obligations pourries") et les devises internationales.

Un retour à l'animalité première -- ou devrions-nous appeler ca "décivilisation" ? -- est un retour non à la liberté, mais à l'instinct, au domaine de l'"autenticité" qui est davantage guidé par les gènes que par le cerveau. Rien ne pourrait être plus éloigné des idéaux de liberté énoncés dans des formes toujours plus larges par les grandes révolutions du passé. Et rien ne pourrait être plus implacable dans son absolue obéissance aux impératifs biochimiques tels que l'ADN ou plus en décalage avec la créativité, l'éthique, l'ouverture mutuelle par la culture et les luttes pour une civilisation plus rationnelle. Il n'y a pas de liberté dans la "sauvagerie" si nous entendons par là les dictas de modèles de comportement innés qui font l'animalité pure. Calomnier la civilisation sans reconnaître ses énormes potentialités en matière de liberté consciente -- une liberté que confère la raison autant que l'émotion, la perspicacité autant que le désire, la prose autant que la poésie -- c'est s'en retourner dans le monde ténébreux de l'abrutissement, où la pensée était assombrie, et ou l'intellectualisation n'était qu'une promesse d'évolution.







37. Tiré du New York Times, 7 Mai 1995. Des gens moins moralisateurs que Zerzan ont essayé d'échapper à l'emprise de la TV et prennent du plaisir avec de la musique décente, des pièces, des livres, etc.

38. Max Stirner, L'Unique Et Sa Propriété, ed. James J. Martin, trans. Steven T. Byington (New York: Libertarian Book Club, 1963), part 2, chap. 4, sec. C, 'My Self-Engagement,' p. 352, emphasis added.

39. Friedrich Nietzsche, 'Vérité et mensonge au sens extra-moral' (1873; fragment), dans The Portable Nietzsche, édité et traduit par Walter Kaufmann (New York: Viking Portable Library, 1959), pp. 46-47.

40. Friedrich Nietzsche, fragment 481 (1883-1888), La volonté de Puissance, traduit par Walter Kaufmann et R. J. Hollingdale (New York: Random House, 1967), p. 267.

41. James J. Martin, Introduction de l'éditeur à Stirner, L'Unique Et Sa Propriété, p. xviii.
Avatar de l’utilisateur-trice
Kartoch
 
Messages: 147
Enregistré le: 24 Avr 2009, 13:07
Localisation: Montpellier (34)

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Kartoch » 11 Déc 2010, 15:32

9 - Vers un communalisme démocratique


Ma description de l'anarchisme lifestyle est loin d'être complète; l'orientation personnaliste de cette glaise idéologique lui permet d'être modelée de nombreuses formes pourvu que des termes comme "imagination", "sacré", "intuitif", "extase", ou "primal" en embellissent la surface.

L'anarchisme social, selon moi, est fait de choses complètement différentes, héritées de la tradition des Lumières, avec la conscience de ses limites et de ses lacunes. Selon la façon dont il définit la raison, l'anarchisme social célèbre l'esprit humain pensant sans nier d'aucune sorte la passion, l'extase, l'imagination, le jeu et l'art. Pourtant, plutôt que de les réifier en catégories floues, il tente de les intégrer dans la vie quotidienne. Ce faisant, il s'engage en faveur de la rationalité tout en s'opposant à la rationalisation de l'expérience, de la technologie. Il oppose à la "mégamachine" l'institutionnalisation sociale, il oppose aussi à la hiérarchisation/domination de classe une véritable politique basée sur la confédération et la coordination de municipalités ou de communes par le peuple en démocratie directe, face à face, et non pas par le biais du parlementarisme et de l'Etat.

Cette "communauté de communes" ("Commune of communes"), pour employer la vieille formule des révolutions d'antan, peut être désigné comme "communalisme". S'opposant à la démocratie comme "règle" malgré tout, il décrit la dimension démocratique de l'anarchisme comme une administration majoritaire de la sphère publique. En conséquence, le communalisme recherche la liberté plutôt que l'autonomie au sens où j'ai opposé ces deux termes. Il rompt nettement avec l'ego psycho-personnel stirnerien, libéral et bohémien qui se voudrait souverain et autonome : en effet il affirme que l'individualité ne surgit pas ab novo, revêtue dès la naissance de "droits naturels", mais voit plutôt l'individualité comme étant en grande partie le fruit toujours évolutif du développement historique et social : un processus d'auto-formation qui ne peut être figé par le biologisme, ni arrêté par des dogmes dont la portée temporelle est limitée.

L'individu souverain, auto-suffisant, a toujours été une base précaire sur laquelle ancrer une perspective de gauche libertaire. Comme Max Horkheimer l'a déjà fait remarquer : "l'individualité se trouve diminuée si chaque Homme décide de se débrouiller tout seul. (...) L'individu absolument isolé a toujours été une illusion. Les qualités personnelles les plus estimées, telles que l'indépendance, la volonté de liberté, la sympathie et le sens de la justice, sont des vertus d'ordre social autant qu'individuel. L'individu n'est pleinement développé qu'au sein d'une société pleinement développée" (42).

Si une vision de gauche libertaire du futur ne doit pas disparaître dans un "demi-monde" de bohème et de lumpen, il lui faut offrir une solution aux problèmes sociaux, et ne pas montrer son arrogance, de slogan en slogan, se protégeant de la rationalité avec de la mauvaise poésie et des graphiques vulgaires. La démocratie n'est pas l'anti-thèse de l'anarchisme, pas plus que la loi de la majorité et les décisions non-consensuelles sont inaccomodable avec une société libertaire.

Le fait qu'aucune société ne peut exister sans structures institutionnelles est clair pour quiconque n'a pas été stupéfié par Stirner et ceux de son espèce. En niant ces institutions et la démocratie, l'anarchisme lifestyle s'isole de la réalité sociale, et peut ainsi écumer d'autant plus de rage inutile, ce qui reste cabriole sous-culturelle de jeunes crédules et de consommateurs désoeuvrés de vêtements noirs et d'affiches qui font rêver. Arguer que démocratie et anarchisme sont incompatibles parce tout obstacle à la volonté ne serait-ce que d'une minorité, voir d'une seule personne, constituerait une violation de l'autonomie personnelle n'est pas se faire l'avocat d'une société libre, mais plutôt celui de la "collection d'individus" de Brown -- bref, d'un troupeau. Assez de cette "imagination" qui se transforme en "pouvoir". Le pouvoir, qui existe toujours, appartiendra soit à la collectivité réunie dans une démocratie directe clairement institutionnalisée, soit à l'ego de quelques oligarques qui mettront en place une "tyrannie de l'absence de structures".

Kropotkine, dans son article de l'Encyclopaedia Britannica, considère de façon pertinente l'ego Stirnerien comme élitiste et hiérarchique. Il cite les critiques que V. Basch a formulé à l'encontre de l'anarchisme individualiste de Stirner, le dépeignant comme une forme d'élitisme, comme le maintien "que le but de toute civilisation supérieure est, non pas de permettre à tous les membres d'une communauté de se développer normalement, mais de permettre à certains individus mieux lotis de " se développer pleinement", même au prix du bonheur et de l'existence même de la masse de l'humanité". Ceci constitue une véritable régression vers l'individualisme le plus commun, prôné par toutes les minorités soi-disants supérieures auxquelles ont doit en fait l'Etat, et le reste, de par leurs combats individualistes. Leur individualisme va si loin qu'il s'achève par une négation de leur propre point de départ -- pour ne rien dire à propos de l'impossibilité pour l'individu d'atteindre un développement complet dans des conditions d'oppression des masses par la "Belle Aristocratie" (43). Dans son amoralisme, cet élitisme se prête facilement à la domination des masses, en les plaçant dans la logique de "ceux qui sont uniques", une logique de leadership qui est la caractéristique principale de l'idéologie fasciste. (44).

Aux Etats-Unis et dans la majeure partie de l'Europe, précisément à un moment où la désillusion de masse vis à vis de l'Etat a atteint des proportions sans précédent, l'anarchisme est en recul. L'insatisfaction à l'égard du gouvernement en tant que tel se développe des deux côtés de l'Atlantique, et rarement dans l'Histoire récente il y a eu un sentiment populaire plus impérieux en faveur d'une nouvelle politique, voir d'un nouvel ordre social qui garantirait aux gens un sens de la direction qui permettrait à la fois sécurité et étique. Si l'échec de l'anarchisme à remédier à cette situation pouvait être attribué à une seule cause, l'insularité de l'anarchisme lifestyle et de ses fondements individualistes doivent être reconnus comme celle-ci, interrompant l'implantation potentielle d'un mouvement de gauche libertaire dans la sphère publique.

A son crédit, l'anarcho-syndicalisme à son apogée a essayé de s'engager dans une pratique vivante de ses principes et de créer un mouvement organisé -- si étranger à l'anarchisme lifestyle -- au sein de la classe laborieuse. Ses problèmes majeurs ne résident pas dans son désir de structure et de participation, pour le programme et la mobilisation sociale, mais dans le déclin de la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire, en particulier depuis la Révolution Espagnole. Dire qu'il manquait à l'anarchisme une politique conçue dans le sens original, Grec, de l'auto-gestion de la collectivité -- l'historique "Communauté de Communes" -- , c'est répudier une pratique historique et évolutive qui vise à radicaliser la démocratie inhérente à toute République et à créer un pouvoir municipal et confédéral pour faire pièce à l'Etat.

La caractéristique la plus créative de l'anarchisme traditionnel est son engagement en faveur de 4 principes fondamentaux : la confédération de communes décentralisée, l'opposition inébranlable à l'étatisme, la croyance en la démocratie directe, et la vision d'une société communiste libertaire. La question la plus importante à laquelle la gauche libertaire -- le socialisme libertaire pas moins que l'anarchisme -- fait face aujourd'hui est la suivante : que faut-il faire de ces 4 grands principes ? Comment leur donner forme et contenu ? De quelle façon et par quels moyens allons-nous les rendre pertinents pour notre époque et les mettre au service d'un mouvement populaire organisé visant l'émancipation et la liberté ?

L'anarchisme ne doit pas se dissiper dans des comportements d'auto-indulgence tels que ceux des Adamites primitivistes du XVIe siècle, qui "erraient nus dans les bois, en chantant et en dansant", comme l'observe avec mépris Kenneth Rexroth, en "passant leur temps dans une continuelle orgie sexuelle, jusqu'à ce qu'ils soient chassés par Jan Zizka et exterminés -- au grand soulagement d'une paysannerie dégoûtée dont les terres avaient été pillées. (45). Il ne faut pas s'enfermer dans le demi-monde primitiviste des John Zerzan et George Bradford. Je serais le dernier à prétendre que les anarchistes ne devraient pas vivre leurs idéaux autant que possible au jour le jour -- personnellement autant que socialement, de manière esthétique autant que pragmatique. Mais ils ne doivent pas vivre un anarchisme dans lequel s'estomperait et s'effacerait même les caractéristiques les plus importantes qui ont distingué l'anarchisme en tant que mouvement, avec ses pratiques et ses programmes, du socialisme étatiste. L'anarchisme d'aujourd'hui doit conserver résolument son caractère de mouvement social -- avec un programme et un activisme social qui le caractérisent -- un mouvement qui allie sa vision d'une société communiste libertaire avec sa critique franche du capitalisme, clarifiée par des noms comme "société industrielle".

En bref, l'anarchisme social doit résolument affirmer sa différence vis à vis de l'anarchisme lifestyle. Si un mouvement social anarchiste échoue à traduire ses 4 principes -- fédéralisme municipal, opposition à l'étatisme, démocratie directe et enfin, communisme libertaire -- dans une pratique vivante au sein de la sphère publique, si ces principes se languissent comme les souvenirs des luttes passées dans de pompeuses déclarations ou des réunions cérémonielles, pire encore, si ils sont pervertis par les "libertaires" tenants de l'extase, du quiétisme et théisme asiatique, alors le noyau révolutionnaire socialiste du mouvement devra être repensé et restauré sous un nouveau nom.

Certes, il n'est déjà plus possible, à mon avis, de se prétendre anarchiste sans y adjoindre un qualificatif pour se distinguer des anarchistes lifestyle. Tout au moins, l'anarchisme social est radicalement incompatible avec l'anarchisme lifestyle, cet hymne néo-situationniste à l'extase, cette souveraineté de l'ego flétrissant et petit-bourgeois. Ces 2 concepts divergent totalement dans leurs principes de base -- socialisme ou individualisme. Entre un corps engagé dans la lutte révolutionnaire par les idées et la pratique d'une part, et un désir abscons d'extase personnelle et de réalisation de soi d'autre part, il n'y a rien de commun. La seule opposition à l'Etat pourrait très bien unir le lumpen fasciste avec le lumpen Stirnerien, ce n'est pas un phénomène sans précédents historiques.




42. Max Horkheimer, Éclipse de la raison (New York: Oxford University Press, 1947), p. 135.

43. Kropotkine, 'Anarchisme,' Pamphlets Révolutionnaires, pp. 287, 293.

44. Kropotkine, 'Anarchisme,' Pamphlets Révolutionnaires, pp. 292-93.

45. Kenneth Rexroth, Communalisme (New York: Seabury Press, 1974), p. 89.
Avatar de l’utilisateur-trice
Kartoch
 
Messages: 147
Enregistré le: 24 Avr 2009, 13:07
Localisation: Montpellier (34)

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede hocus » 22 Juin 2011, 22:13

CHAPITRE 7. Mystifier le Primitif.

Le corollaire de l'anti-technologisme et de l'anti-civilisationnalisme est le primitivisme, une glorification édénique de la préhistoire et le désir de retourner d'une manière ou d'une autre à son innocence supposée. Les anarchistes lifestyle tels que Bradford tirent leur inspiration des peuples aborigènes [autochtones] et des mythes d'une préhistoire édénique. Les primitifs, dit-il, "refusèrent la technologie" – ils "minimisèrent le poids relatif des techniques instrumentales et pratiques et amplifièrent l'importance des... techniques extatiques.". Il en fût ainsi parce que les primitifs, avec les croyances animistes, furent saturés d' "amour" de la vie animal et de la nature sauvage – pour eux, "animaux, plantes, et objets naturels" étaient "des personnes, et même des parents" (CIB ***, p. 11)

De la même manière, Bradford s'oppose à la perspective "officielle" qui décrit les modes de vie des de chasse et de cueillette de la préhistoire comme "terrible, brutale et nomade, une lutte sanglante pour l'existence". Il fait plutôt l'apothéose du "monde primal" en tant que ce que Marshall Sahlins a appelé "la société d'abondance originelle", « d'abondance », parce que comme ses besoins sont rares, tous ses désirs sont facilement satisfaits. Sa boîte à outil est élégante et légère, son point de vue est linguistiquement complexe et conceptuellement profond et pourtant simple et accessible à tous. Sa culture est expansive et extatique. Elle est sans propriété et communale, égalitaire et coopérative... elle est anarchique... libre de travail... C'est un société dansante, une société chantante, une société qui célèbre, une société qui rêve. (CIB, p. 10 ***)

Les habitants du "monde primitif", selon Bradford, vivaient en harmonie avec le monde naturel et jouissaient de tous les bénéfices de son abondance, y compris beaucoup de temps libre. La société primitive, souligne-t-il, était "libre de travail" puisque la chasse et la cueillette demandaient beaucoup moins d'effort que ce que les gens fournissent aujourd'hui avec la journée de huit heures. Ils concèdent avec compassion que la société primitive était "capable de connaître la faim occasionnelle". Cette "faim", cependant, était symbolique et auto-infligé, voyez vous, parce que les primitifs "[choisissaient] parfois la faim pour accroître l'inter-relation entre les personnes, pour jouer, ou pour avoir des visions" (CIB, p. 10 ***)

Cela demanderaient un essai entier pour débrouiller, sans parler de réfuter, ces sornettes absurdes, dans lesquelles quelques vérités sont soit mixées avec soit enrobées dans de la pure fantaisie. Bradford base son récit, nous dit-il, sur "un meilleur accès aux perspectives des primitifs et leur descendants autochtones" grâce à " une anthropologie plus critique" (CIB, p. 10 ***). En fait, une majeure partie de son "anthropologie critique" semble dérivée du symposium "L'homme chasseur" [Man, The Hunter], tenu en avril 1966 à l'université de Chicago [16]. Bien que la plupart des papiers présentés à ce symposium étaient d'une immense valeur, un certain nombre d'entre eux se conformait à la mystification naïve de la "primitivité" qui était en train de s'infiltrer dans la contre-culture des années 1960 – et qui persiste aujourd'hui. La culture hippie, qui influença un bon nombre d'anthropologue de l'époque, affirmait que les peuples de chasseurs-cueilleurs d'aujourd'hui avaient été isolé des forces économiques et sociales en marche dans le reste du monde et vivaient encore dans un état originel, comme vestiges des modes de vie néolithiques et paléolithiques. De plus, en tant que chasseurs-cueilleurs, leurs vies étaient notablement plus saines et pacifiques, vivant maintenant comme autrefois sur d'ample largesse naturelle.

Ainsi, Richard B. Lee, co-éditeur de la collection d'articles de la conférence, estima que les prises caloriques des "primitifs" étaient importantes et que leurs sources de nourriture étaient abondantes, apportant une sorte d' "abondance" virginale dans laquelle les gens n'avaient besoin de chasser/cueillir que quelques heures par jour. "La vie dans l'état de nature n'est pas nécessairement vilaine, brutale, et courte" écrit Lee. L'habitat des Bushmen !Kung du désert du Kalahari, par exemple, est "abondant en nourritures naturellement disponibles". Les Bushmen de la région de Dobe, qui, écrit Lee, étaient encore au seuil du néolithique, vivent aujourd'hui bien par les plantes et la viande sauvage, malgré le fait qu'ils sont confinés dans la portion la moins productive du domaine dans lesquelles les Bushmen étaient auparavant répartis. Il est probable qu'une base de subsistance encore plus substantielle fût caractéristique de ces chasseurs-cueilleurs du passé, quand ils avaient le choix parmi les habitats africains. [17]


Pas tout à fait ! – comme nous allons le voir bientôt.

Il est bien trop courant pour ceux qui se pâment devant la "vie primitive" de mélanger ensemble plusieurs millénaires de préhistoire, comme si des espèces hominidées et humaines significativement différentes vécurent dans un même genre d'organisation sociale. Le mot préhistoire est hautement ambigüe. Pour autant que le genre humain inclut plusieurs espèces différentes, nous pouvons difficilement assimiler le "point de vue" des chasseurs-cueilleurs de l'Aurignacien et du Magdalénien (Homo sapiens sapiens) d'il y a 30 000 ans,, avec celui d'Homo Sapiens neanderthalensis ou d'Homo Erectus, dont les outils, les capacités artistiques, et les capacités de langage étaient remarquablement différentes.

Un autre problème est la mesure dans laquelle les chasseurs-cueilleurs de différentes époques vécurent dans des sociétés non-hiérarchiques. Si les enterrements à Sungir (dans l'actuelle Europe de l'est) d'il y a 25 000 ans permettent n'importe quelles spéculations (et il n'y a pas personne du Paléolithique pour nous parler de leur vie), la collection extraordinairement riche de bijoux, lances, javelots en ivoire, et de vêtements perlés sur les sites funéraires de deux adolescents suggèrent l'existence de ligne familiale de haut statut bien avant que les humains se sédentarisent avec l'agriculture. La plupart des cultures du Paléolithique étaient probablement relativement égalitaire, mais la hiérarchie semblent avoir existé dans le Paléolithique tardif, avec de fortes variations en terme de degré, de type, et de portée de la domination qui ne peuvent pas être subsumées sous des hymnes rhétoriques à l'égalitarisme Paléolithique.

Un problème qui se posent encore est la variation – pour les cas anciens, l'absence – de capacité communicative à différentes époques. Pour autant que le langage écrit n'est pas apparu jusqu'à une époque bien avancée déjà dans les temps historiques, les langages des Homo sapiens sapiens anciens n'étaient guère "conceptuellement profond". Les pictogrammes, glyphes, et, par dessus tout, le matériel mémorisé sur lequel les gens "primitifs" s'appuyaient pour la connaissance du passé ont des limitations culturelles évidentes. Sans une littérature écrite qui enregistrent la sagesse cumulative des générations, la mémoire historique, sans parler de pensées " conceptuellement profonde" sont difficiles à conserver; elles sont plutôt peu à peu perdues ou déplorablement distordues. L'histoire transmise oralement est moins que tout sujette à une critique exigeante, et elle devient facilement un outil pour les "devins" et les chamans d'élites qui, loin d'être des "proto-poètes" ainsi que Bradford les appelle, semblent avoir utilisé leur "savoir" pour servir leurs propres intérêts sociaux. [18]

Ce qui nous amène, inévitablement, à John Zerzan, le primitiviste anti-civilisationnel par excellence. Pour Zerzan, un des poids-lourds de Anarchy: A journal Of Desire Armed (Anarchie : un journal du désir armé), l'absence de parole, de langage, et d'écriture est une bénédiction. Autre habitant de l'anomalie temporelle de "L'homme chasseur", Zerzan maintient dans son livre " Primitif du Futur" [Future Primitive] (FP) que "la vie avant la domestication/agriculture était en fait largement une vie de loisir, d'intimité avec la nature, de sagesse sensuelle, d'égalité sexuelle, et de santé" [19] – à la différence que la vision de Zerzan de la "primalité" s'approche de plus près de l'animalité quadrupède. En fait, dans la paléoanthropologie Zerzanienne, les distinctions anatomiques entre Homo sapiens, d'un côté, et Homo habilis, Homo erectus, et le "fortement dénigré" Néanderthal, de l'autre, sont douteuses; toutes les espèces précoces du genre Homo, selon lui, possédaient les même capacités physiques et mentales qu'Homo Sapiens et vécurent qui plus est dans une félicité primale pendant plus de deux millions d'années.

Si ces hominidés étaient aussi intelligent que les humains modernes, sommes-nous naïvement tentés de demander, pourquoi n'ont-ils pas initié de changement technologique ? "Cela me frappe comme extrêmement probable", conjecture brillamment Zerzan, "que l'intelligence, informée par le succès et la satisfaction d'une existence de chasseurs-cueilleurs, est la raison même de l'absence prononcée de 'progrès'. La division du travail, la domestication, la culture symbolique – tout ceci fût à l'évidence [!] refusés jusqu'à très récemment." Les espèces du genre Homo "choisirent longtemps la nature plutôt que la culture", et par culture Zerzan entend ici "la manipulation de formes symboliques basiques" – un fardeau aliénant. De fait, continue-t-il, "le temps réifié, le langage (écrit, certainement, et probablement le langage parlé pour la majeure partie de cette période), les nombres, et l'art n'avait aucune place, malgré une intelligence intégralement compétente." (FP, pp. 23, 24).

En bref, les hominidés étaient capables de symboles, de parole, d'écriture mais choisirent délibérément de les rejeter, puisqu'ils pouvaient se comprendre les uns les autres ainsi que leur environnement, instinctivement, sans y recourir. Ainsi donc Zerzan s'accorde avidement avec un anthropologue qui propose la méditation selon laquelle "la communion San/Bushman avec la nature atteignit un niveau d'expérience que nous pourrions presque appelée mystique. Par exemple, ils semblent savoir ce que c'est réellement que d'être un éléphant, un lion, une antilope" et même un baobab (FP, pp. 33-34).

La "décision" consciente de refuser le langage, les outils sophistiqués, la temporalité, et une division du travail (vraisemblablement, ils essayèrent, puis grognèrent : "Pouah !" ) fut prise, nous dit-il, par Homo abilis, qui, devrais-je noter, avait à peu près la moitié de la taille de cerveau des humains modernes, et était probablement dépourvu des capacités anatomiques requises pour le langage syllabique. Pourtant nous devons en croire l'autorité souveraine de Zerzan que abilis (et peut-être même Australopithecus afarensis, qui était sans doute dans le coin "il y a deux millions d'année", possédaient "une intelligence intégralement compétente" – rien de moins ! – pour ces fonctions mais refusèrent de les utiliser. Dans la paléoanthropologie Zerzanienne, les hominidés anciens ou les humains pouvait adopter ou rejeter des traits culturels vitaux comme le langage avec une sagesse sublime, tout comme les moines font vœu de silence.

Mais une fois que le vœu de silence fût brisé, tout parti à vau-l'eau ! Pour des raisons connus seulement de Dieu et de Zerzan.

L'émergence de la culture symbolique, avec sa volonté inhérente de manipulation et de contrôle, ouvrit bientôt la porte à la domestication de la nature. Après deux millions d'années de vie humaine à l'intérieur des frontières de la nature, en équilibre avec les autres espèces sauvages, l'agriculture changea notre style de vie, notre façon de nous adapter, d'une manière sans précédent. Jamais auparavant un changement aussi radical n'était arrivé à une espèce si profondément et si rapidement... L'auto-domestication par le langage, le rituel, et l'art inspira l'apprivoisement des plantes et des animaux qui suivit. (FP, pp. 27-28)

Il y a dans ce verbiage une sorte de splendeur qui est vraiment stupéfiante. Des époques, des espèces hominidés et/où humaines, et des situations écologiques et technologiques profondément différentes sont toutes aggréger sous la forme d'une vie commune « dans les limites de la nature ». La simplification par Zerzan de la dialectique hautement complexe entre les natures humaines et non-humaines révèle une mentalité si réductionniste et si simpliste que l'on ne peut que la contempler avec stupéfaction.

C'est sûr, il y a beaucoup à apprendre des culture pré-littéraires – les sociétés organiques, comme je les appelle dans « Ecologie de la Liberté » – surtout en ce qui concerne la mutabilité de ce qui est couramment appelé la « nature humaine ». Leur esprit de coopération intra-groupe et, dans les meilleurs cas, leur aspect égalitaire, est non seulement admirable – et socialement nécessaire étant donné le monde précaire dans lequel ils vivent – mais fournit aussi des preuves convaincantes de la malléabilité du comportement humain, en contraste avec le mythe selon lequel la compétition et la cupidité sont des attributs humains innés. En fait, leurs pratiques de propriété et d'usage communs de la terre [usufruct] et de l'inégalité des égaux sont très pertinents pour une société écologique.

Mais l'idée que les peuples « primaux » ou préhistorique révéraient la nature non-humaine est au mieux spécieuse, et au pire complètement fourbe. En l'absence d'environnement « non-naturel » tels que des villages, des villes et des cités, la notion même d'une « Nature » distincte de l'habitat avait encore à être conceptualisée – une expérience vraiment aliénante, selon Zerzan. Il n'est pas non plus probable que nos lointains ancêtres percevaient le monde naturel d'une manière moins instrumentale que ne l'ont fait les gens dans les cultures historiques. En prenant en compte leurs propres intérêts matériels – leur survie et leur bien-être – les peuples préhistoriques semblent avoir chasser autant de gibier qu'ils le pouvaient, et s'ils peuplaient en imagination le monde animal d'attributs anthropomorphiques, comme ils l'ont sûrement fait, ce fût pour communiquer avec lui dans le but de le manipuler, et pas simplement de le révérer.

Ainsi, avec des visées tout à fait instrumental en tête, ils conjurèrent des animaux « parlants », des « tribus » animales (souvent modelées sur leur propres structures sociales), et des « esprits » animaux. On peut le comprendre, étant donné leur savoir limité, ils croyaient en la réalité de ces rêves, où l'humain peut voler et les animaux parler – dans un monde onirique inexplicable et souvent effrayant qu'ils prenaient pour la réalité. Pour contrôler le gibier, pour utiliser l'habitat dans un but de survie, pour faire face aux vicissitudes du climat etc, les gens de la préhistoire durent personnifier ces phénomènes et leur « parler », que ce soit directement, rituellement, ou métaphoriquement.

En fait, les gens de la préhistoire semblent être intervenu sur leur environnent aussi résolument qu'ils le pouvaient. Dès que Homo erectus ou les espèces humaine plus tardives apprirent à utiliser le feu, par exemple, ils semblent l'avoir utilisé pour brûler des forêts, acculèrent des animaux chassés sur des falaises ou dans des couloirs naturels où ils pouvaient être facilement massacrés. La « révérence pour la vie » des peuples préhistoriques renvoie à un souci très pragmatique de l'amélioration et du contrôle des sources de nourriture, non un amour pour les animaux, les forêts, les montagnes (qu'ils purent très bien avoir craint en tant que foyers de divinités démoniaques et bienveillantes) [20]

« l'Amour de la nature » que Bradford attribut à la « société primale » ne dépeint pas non plus de manière adéquate les chasseurs-cueilleurs contemporains, qui traitent assez durement leurs animaux de travail et leur gibier; les Pygmées de la forêt Ituri, par exemple, tourmentent assez sadiquement le gibier capturé, et les Eskimos maltraitent fréquemment leurs huskies. Et en ce qui concerne les Amérindiens avant le contact européen, ils avaient altéré une bonne partie du continent par l'usage du feu pour défriché des terres pour l'horticulture et pour une meilleure visibilité en chasse, au point que le « paradis » qu'ont trouvés les européens étaient « clairement humanisé ». [22]

*
Inévitablement, beaucoup de tribus indiennes semblent avoir épuisé les animaux locaux utilisés pour la nourriture et ont dû migrer vers de nouveaux territoires afin d'obtenir les moyens matériels de vivre. Ce serait surprenant qu'ils ne se soient pas engagé dans des guerres afin de déplacer les premiers occupants. Leurs ancêtres éloignés ont probablement poussé certains des grands mammifères d'Amérique du nord du dernier âge de glace (notamment les mammouths, mastodons (???), les bisons à longues cornes (???), les chevaux et les chameaux) à l'extinction. Des accumulations épaisses d'os de bisons sont encore discernables dans des sites qui suggèrent des tueries en masses et de la boucherie « en chaîne » dans un certain nombre de arroyos (???) américains. [23]

Parmi ces peuples qui avaient l'agriculture, l'usage du sol n'était pas non pus nécessairement écologiquement bénin. Atour du lac P'tzcuaro dans les hautes terres du centre du Mexique, avant la conquête espagnol, « l'usage du sol à la préhistoire n'était pas conservationiste (?) en pratique », écrit Karl W. Butzer, mais causait un taux élevé d'érosion des sols. En fait, les pratiques agricoles indigènes [aboriginal] « pouvait être aussi dommageable que n'importe quel usage du sol pré-industriel du Vieux Monde ». [24] D'autres études ont montrés que l'abattage de forêt et l'échec de l'agriculture de subsistance a fragilisé [undermined] la société Maya et a contribué à son effondrement. [25]

Nous n'aurons jamais aucun moyen de savoir si les modes de vies des cultures de chasse et de cueillette contemporains reflètent de manière exacte ceux de notre passé ancestral. Les cultures indigènes contemporaines modernes ne se sont pas développés sur des milliers d'années, mais elles furent altéré de manière significative par la diffusion d'innombrables traits en provenance d'autres cultures avant qu'elles soient étudiées par des chercheurs occidentaux. En fait, comme Clifford Geertz l'a noté de manière plutôt acide, il n'y a que très peu, voire rien du tout de premier (?) [pristine] dans les cultures indigènes [aboriginal] que les primitivistes modernes associent à l'humanité ancienne (?) [early humanity]. « La prise de conscience, grduging (??) et tardive, que [la primalité virginal des indigènes existant (the pristine primality of existing aborigines] n'est pas telle, même pas avec les Pygmées, même pas avec les Eskimos, » observe Geertz, « et que ces peuples sont en fait les produits de processus à grande échelle de changements sociaux qui les ont fait et continue de les faire ce [sic] qu'ils sont – a fait l'effet d'une sorte de choc qui a conduit à une quasi crise dans le champ [de l'ethnographie] ». [26]. Un grand nombre de peuples 'primaux', comme les forêts qu'ils habitaient, n'était pasplus 'virginaux' au moment du contact européen que ne l'étaient les indiens Lakota au moment de la guerre civil américaine, en dépit d'une Dance avec les Loups soutenant le contraire. Beaucoup des encensés (?) [much-touted] système de croyances des indigènes existants peuvent être clairement reliés à des influences chrétiennes. Black Elk (??), par exemple, était un catholique zélé [27], alors que la Danse Fantôme [Ghost Dance] des Paiute et des Lakota était profondément influencé par les millénarisme chrétien évangélique.

Dans les recherches anthropologiques sérieuses, la notion d'un chasseur primordial [pristine] 'extatique' n'a pas survécu aux trente années qui ont passés depuis le symposium « L'homme, ce chasseur ». La plupart des sociétés de 'chasseur riche' cités par les dévots du mythe de 'l'abondance primitive' ont littéralement dévolué [devolved] depuis des systèmes sociaux horticoles. On sait maintenant que Les San du Kalahari ont été des horticulteurs [gardeners] avant d'être poussés dans [driven into] le désert. Il y a plusieurs centaines d'années, selon Edwin Wilmsen, les peuples parlant la langue San, pratiquaient l'élevage et l'agriculture, sans parler de commerce avec les chefferies agricoles voisines dans un réseau qui s'étendait jusqu'à l'océan indien. Vers l'an 1000, les fouilles ont montré que leur région, Dobe, était peuplé par des gens qui faisaient des céramiques, travaillaient avec l'acier, et élevaient du bétail, les exportant vers l'Europe dans les années 1840 avec également des quantités massives d'ivoire – dont beaucoup provenait d'éléphant chassé par les San eux-mêmes, qui sont aucun doute menaient ce massacre de leur 'frères' pachydermes avec la grande sensibilité que Zerzan leur attribue. Les modes de vie marginaux de chasse et de cueillette des San qui a tellement mis en transe (???) [entranced] les observateurs des années 1960 étaient en fait le résultat des changements économiques de la fin du dix-neuvième siècle, et « l'isolation (??) [remoteness] imaginé par les observateurs extérieurs … n'était pas indigène mais fût créé par l'effondrement du capital mercantile » [28]. Ainsi, « le statut actuel des peuples parlant San sur la marge rural des économies africaines », note Wilmsen, peut être expliqué seulement en terme des politiques sociales et des économies de l'époque colonial et de ses conséquences. Leur apparence de chasseurs-cueilleurs est fonction de leur relégation à une sous-classe dans le jeu des processus historiques qui commencèrent avant le présent millénaire et culminèrent dans les premières décennies de ce siècle [i.e : XX ème]. [29]

Les Yuquí de l'Amazone, également, aurait pu incarné la société de chasse et de cueillette première [pristine] célébré dans les années 1960. Non étudié par les européens jusque dans les années 1950, ces gens avait un outillage qui n'était pas grand chose de plus que des défenses de sangliers, des arcs et des flèches. « En plus d'être incapable de produire du feu », écrit Allyn M. Stearman, qui les a étudié, « ils n'avaient pas de bateaux, pas d'animaux domestiques (même pas de chiens), pas de pierre, pas de spécialistes rituels, et seulement une cosmologie rudimentaire. Ils vivaient leurs vies comme nomades, se déplaçant dans les forêts des basses terres de Bolivie à la recherche de gibier et d'autres sources de nourriture fournit par leur talents de chasseurs-cueilleurs. » [30] Ils ne cultivaient aucune plante et n'était pas familiarisé avec l'utilisation des hameçons et des lignes pour la pêche.

Mais loin d'être égalitaire, les Yuquí maintenait une institution de l'esclavage héréditaire, divisant la société en une couche d'élite priviligiée, et un groupe méprisé d'esclaves laborieux. Ce trait est maintenant compris comme le vestige d'un mode de vie horticole. Il s'avère que les Yuquí descendent d'une société à esclave pré-colombienne, et avec le temps, ils ont fait l'expérience d'une déculturation [deculturation (sic)], perdant beaucoup de leur héritage culturel alors qu'il devenait nécessaire de rester mobile et de vivre des ressources locales [live off the land]. Mais alors que de nombreux éléments de leur culture ont pu être perdus, d'autres ne le furent pas. L'esclavage, à l'évidence, étant l'un d'eux. [31]

Non seulement le mythe du chasseur-cueilleur 'premier' [pristine] a été brisé, mais les propres données de Richard Lee sur les prises caloriques des « riches » [affluent] chasseurs-cueilleurs ont été significativement critiqué par Wilmsen et ses associés. Les !Kung avaient une durée de vie moyenne d'à peu près 30 ans. La mortalité infantile était élevée, et selon Wilmsen (d'après Bradfort !), ils étaient sujets à des maladies et à la faim pendant la saison creuse. (Lee lui même a revues ses thèses sur ce sujet depuis les années 1960).

De même, les vies de nos lointains ancêtres étaient très certainement tout sauf béates. En fait, la vie pour eux était plutôt dure, généralement courte, et matériellement très exigeante. Les estimations anatomiques de leur longévité montrent qu'environ la moitié d'entre eux mouraient dans l'enfance ou avant d'atteindre vingt ans, et peu d'entre eux vivaient au delà de leur cinquantième année. Ils étaient plus probablement charognards que chasseurs-cueilleurs et étaient probablement des proies pour les léopards et les hyènes. [33]

Vis à vis des membres de leur propre bande, tribus, ou clans, les chasseurs-cueilleurs [foragers] de la préhistoire des époques plus tardives étaient [sic] normalement coopératifs et pacifiques; mais vis à vis des membres d'autres bandes, tribus ou clans, ils étaient souvent [sic] belliqueux [warlike], et même parfois génocidaire dans leurs efforts pour les déposseder et s'approprier leur terre [their land]. Le plus heureux [blissed-out] de nos ancêtres humains (si l'on en croit les primitivistes), Homo Erectus, a laissé derrière lui une âpre documentations de massacres interhumains, d'après les données résumées par Paul Janssens. [34] Il a été suggéré que beaucoup d'individus en Chine et à Java furent tué par des éruptions volcaniques, mais cette explication perde une bonne part de leur plausibilité à la lumière des restes de quarante individus dont les têtes mortellement blessées furent décapités – « difficilement l'action d'un volcan », oberve sèchement Corinne Shear Wood. [35]. En ce qui concerne les chasseurs-cueilleurs modernes [modern foragers], les conflits entre les tribus d'amérindiens sont trop nombreuses pour être citées longuement – comme en témoigne les Anasazi [Pueblo, Hisatsinom , NDT] et leurs voisins au sud-ouest, les tribus qui constituèrent au final la Confédération Iroquoise (la Confédération elle-même étaient une question de survie s'ils ne voulaient pas tous s'exterminer les uns les autres), et le conflit opiniâtre entre les Mohawks et les Hurons, qui mena à la quasi extermination et à la fuite des communautés Huron survivantes. [défaite rendu possible par l'armement au fusil fourni par les hollandais, dans une guerre lié au commerce de fourrure vers l'Europe... NDT, qui veut bien traduire mais ne peut pas laisser passer une telle omission qui est à la limite de la malhonnêteté intellectuel, soit de l'ignorance. Ce qui ne veut pas dure qu'il n'y avait pas de guerres avant l'arrivée des Européens, évidemment]

Si les « désirs » des peuples préhistoriques étaient « facilement assouvies », comme le prétend Bradford, c'est précisment parce que leurs conditions matérielles de vie – et donc leurs désirs – étaient effectivement très simples. C'est ce qu'on peut attendre de n'importe quelle forme-de-vie [lifeform] qui s'adapte largeument plutôt que d'innover, qui se conforme à un habitat donné d'avance plutôt que de l'altérer pour en faire un habitat conforme à ses envies [wants]. Pour sûr, les peuples anciens [early peoples] avaient une compréhension prodigieuse de l'habitat dans lequel ils vivaient; ils étaient, après tout, des être hautement intelligents et imaginatifs. Ceci dit leur culture « extatique » étaiet inévitablement traversés non seulement par la joie et 'le chant... la célébration … le rêve', mais aussi par les superstitions et des peurs aisément manipulables.

Ni nos ancêtres lointainsni les indigènes [aboriginals] n'auraient pu survivre si ils avaient les idées 'enchantés' de type Dysneyland qui leurs sont imputés par les primitivistes d'aujourd'hui. Certainement, les Européens n'ont offert aux peuples indigènes [aboriginal peoples] aucune dispense sociale [social dispensation]. Plutôt le contraire : les impérialistes ont soumis les peuples indigènes [native peoples] à une exploitation crasse, au génocide pur et simple, et à des maladies contre lesquelles ils n'avaient aucune immunité, et au pillage éhonté. Aucune conjuration animiste n'a pu ou n'aurait pu empêcher cette attaque, comme lors de la tragédie de Wounded Knee en 1890, où le mythe des chemises fantômes inviolable par les balles fut si douloureusement démenti.

Ce qui est d'une importance cruciale est que la régression vers le primitivisme parmi les anarchistes lifestyle déni les attributs les plus saillant de l'humanité comme espèce et les aspects potentiellement émancipateurs de la civilisation euro-américaine. Les humains sont largement différent autres animaux en ce qu'ils font plus que simplement s'adapter au monde autour d'eux; ils innovent et créé un monde nouveau, non seulement pour découvrir leurs propres pouvoirs comme êtres humains mais aussi pour rendre le monde qui les entoure plus adéquat à leur propre développement, à la fois en tant qu'individus et en tant qu'espèce. Aussi voilée soit elle par l'actuelle société irrationnelle, la capacité à cahnger le monde est un don naturel [natural endowment], le produit de l'évolution biologique humaine – pas seulement le produit de la technologie, de la rationalité, et de la civilisation. Que des gens qui se nomment anarchistes défendent un primitivisme qui s'approchent de l'animalisme, avec son message à peine caché d'adaptabilité et de passivité, souillent des siècle de pensée, d'idéaux et de pratiques révolutionnaires, et en effet fait honte [defame] aux mémorables efforts de l'humanité pour se libérer de l'esprit de clocher, du mysticisme, la superstition, et pour changer le monde.

Pour les anarchistes lifestyle, particulièrement pour le genre anti-civilisationnel et primitivistique [primitivistic, (sic)], l'histoire elle-même devient un monolithe dégradant qui avalent toute distinctions, médiations, phases de développement, et spécificités sociales. Le capitalisme et ses contradictions sont réduits à un épiphénomène d'une civilisation vorace [all-devouring] et ses 'imperatifs' technologiques qui manquent de nuance et de différenciation. L'histoire, tant que l'on la conçoit comme le déploiement de la composante rationnelle de l'humanité – sa capacité en développement pour la liberté, la conscience de soi, et la coopération – est un récit [account] de la cultivation des sensibilités, des institutions, de l'intellectualité, et du savoir humain, ou ce qui fut autrefois appelé « l'éducation de l'humanité ». Traiter de l'histoire comme une « Chute » [Fall] d'une « authenticité » animale [animalistic], comme Zerzan, Bradford, et leurs compatriotes font à divers degrés d'une manière très similaire à celle de Martin Heidegger, est ignorer les idéaux en expansion de liberté, d'individualité, et de conscience de soi qui ont marqué des pans entiers du développement humain – sans parler du spectre grandissant des luttes révolutionnaires pour atteindre ces buts.

L'anarchisme lifestyle anti-civilisationnel est simplement un aspect de la régression sociale qui marque la dernière décadre du vingtième siècle. De même que le capitalisme menace de défaire l'histoire naturelle en la ramenant à une ère géologique et zoologique plus simple, moins différenciée, l'anarchisme lifestyle anti-civilisationnel est complice du capitalisme en ramenant l'esprit humain et son histoire à un monde moins développé, moins déterminé [determinate], prélapsarien – la supposé 'innocente' société prétechnologique et précivilisatrice qui existait avant la « Chute » [Fall from grace] de l'humanité. Comme les Lotophages dans l'Odyssée d'Homère, les humains sont 'authentiques' quand ils vivent dans un présent éternel, sans passé ni futur – sans être dérangé par [untroubled by] la mémoire ou la pensée créative [ideation], libre de tradition, et pas questionné par le devenir [unchallenged by becoming].

Ironiquement, le monde idéalisé par les primitivistes interdirait l'individualisme radical célébré par les héritiers de Max Stirner. Bien que les communautés 'primales' contemporaines ont produit des individus d'une forte coupe, le pouvoir de la coutume et le haut degré de solidarité imposé par des conditions contraignantes permet peu de liberté d'action [leeway] pour des comportements individualistes [individualistic] expansifs, du genre de ceux demandé par les anarchistes Stirneriens qui célèbre la suprématie de l'ego.

Aujourd'hui, barboter dans le primitivisme est précisément le privilège d'urbains aisés [affluent urbanites] qui peuvent se permettre de jouer avec des fantaisies déniées non seulement aux affamés et aux pauvres ainsi qu'aux 'nomades' qui par nécessité habitent les rues urbaines mais aussi aux employés surexploités [overworked]. Les travailleuses modernes [modern working women] avec des enfants pourraient difficilement s'en sortir sans des machine à laver pour les soulager [relieve them], si peu que ce soit, de leur travail domestique quotidien – avant d'aller au travail pour gagner ce qui constitue souvent la plus grande part des revenues du foyer. Ironiquement, même le collectif qui produit « Fifth Estate » trouve qu'il ne peut pas faire sans un ordinateur qu'il fut 'forcé' d'en acheter un – produisant la protestation mensongère « Nous détestons ça ! » [36]. Dénonçant une avancée technologique tout en l'utilisant pour générer une littérature antitechnologique n'est pas seulement malhonnête mais a aussi une dimension bigote : une telle 'haine' des ordinateurs ressemblent bien plutôt à l'éructation du privilégié, qui, s'étant gaver de délicatesses, glorifie les vertus de la pauvreté pendant les prières du Dimanche.





Notes
1. The Political Philosophy of Bakunin, G. P. Maximoff editor (Glencoe, Ill.: Free Press, 1953), p. 144.
2. Political Philosophy of Bakunin, p. 158.
3. Peter Kropotkin, 'Anarchism,' the Encyclopaedia Britannica article, in Kropotkin's Revolutionary Pamphlets, ed. Roger N. Baldwin (New York: Dover Publications, 1970), pp. 285-87.
4. Katinka Matson, 'Preface,' The Psychology Today Omnibook of Personal Development (New York: William Morrow & Co., 1977), n.p.
5. Michel Foucault, The History of Sexuality, vol. 1, translated by Robert Hurley (New York: Vintage Books, 1990), pp. 95-96. Heavenly will be the day when one can get straightforward formulations from Foucault, interpretations of whose views are often contradictory.
6. Paul Goodman, 'Politics Within Limits,' in Crazy Hope and Finite Experience: Final Essays of Paul Goodman, ed. Taylor Stoehr (San Francisco: Jossey-Bass, 1994), p. 56.
7. L. Susan Brown, The Politics of Individualism (Montreal: Black Rose Books, 1993). Brown's hazy commitment to anarchocommunism seems to derive more from a visceral preference than from her analysis.
8. Hakim Bey, T.A.Z.: The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchism, Poetic Terrorism (Brooklyn, NY: Autonomedia, 1985, 1991). Bey's individualism might easily resemble that of the late Fredy Perlman and his anticivilizational acolytes and primitivists in Detroit's Fifth Estate, except that T.A.Z. rather confusedly calls for 'a psychic paleolithism based on High-Tech' (p. 44).
9. 'T.A.Z.,' The Whole Earth Review (Spring 1994), p. 61.
10. Cited by Jose Lopez-Rey, Goya's Capriccios: Beauty, Reason and Caricature, vol. 1 (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1953), pp. 80-81.
11. George Bradford, 'Stopping the Industrial Hydra: Revolution Against the Megamachine,' The Fifth Estate, vol. 24, no. 3 (Winter 1990), p. 10.
12. Jacques Ellul, The Technological Society (New York: Vintage Books, 1964), p. 430.
13. Bradford, 'Civilization in Bulk, Fifth Estate (Spring 1991), p. 12.
14. Lewis Mumford, Technics and Civilization (New York and Burlingame: Harcourt Brace & World, 1963), p. 301. All page numbers herein refer to this edition.
15. Kropotkin, 'Anarchism,' Revolutionary Pamphlets, p. 285.
16. The conference papers were published in Richard B. Lee and Irven DeVore, eds., Man the Hunter (Chicago: Aldine Publishing Co., 1968).
17. 'What Hunters Do for a Living, or, How to Make Out in Scarce Resources,' in Lee and Devore, Man the Hunter, p. 43.
18. See particularly Paul Radin's The World of Primitive Man (New York: Grove Press, 1953), pp. 139-150.
19. John Zerzan, Future Primitive and Other Essays (Brooklyn, NY: Autonomedia, 1994), p. 16. The reader who has faith in Zerzan's research may try looking for important sources like 'Cohen (1974)' and 'Clark (1979)' (cited on pages 24 and 29, respectively) in his bibliography -- they and others are entirely absent.
20. The literature on these aspects of prehistoric life is very large. Anthony Legge and Peter A. Rowly's 'Gazelle Killing in Stone Age Syria,' Scientific American, vol. 257 (Aug. 1987), pp. 88-95, shows that migrating animals could have been slaughtered with devastating effectiveness by the use of corrals. The classical study of the pragmatic aspects of animism is Bronislaw Malinowski's Myth, Science and Religion (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1954). Manipulative anthropomorphization is evident in many accounts of transmigrations from the human to nonhuman realm claimed by shamans, as in the myths of the Makuna reported by Kaj 'rhem, 'Dance of the Water People,' Natural History (Jan. 1992).
21. On the pygmies, see Colin M. Turnbull, The Forest People: A Study of the Pygmies of the Congo (New York: Clarion/Simon and Schuster, 1961), pp. 101-102. On the Eskimos, see Gontran de Montaigne Poncins's Kabloona: A White Man in the Arctic Among the Eskimos (New York: Reynal & Hitchcock, 1941), pp. 208-9, as well as in many other works on traditional Eskimo culture.
22. That many grasslands throughout the world were produced by fire, probably dating back to Homo erectus, is a hypothesis scattered throughout the anthropological literature. An excellent study is Stephen J. Pyne's Fire in America (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1982). See also William M. Denevan, in Annals of the American Association of Geographers (Sept. 1992), cited in William K. Stevens, 'An Eden in Ancient America? Not Really,' The New York Times (March 30, 1993), p. C1.
23. On the hotly debated issue of 'overkill' see Pleistocene Extinctions: The Search for a Cause, ed. P. S. Martin and H. E. Wright, Jr. . The arguments around whether climatic factors and/or human 'overkilling' led to massive extinctions of some thirty-five genera of Pleistocene mammals are too complex to be dealt with here. See Paul S. Martin, 'Prehistoric Overkill,' in Pleistocene Extinctions: The Search for a Cause, ed. P. S. Martin and H. E. Wright, Jr. (New Haven: Yale University Press, 1967). I have explored some of the arguments in my introduction to the 1991 revised edition of The Ecology of Freedom (Montreal: Black Rose Books). The evidence is still under debate. Mastodons, who were once regarded as environmentally restricted animals, are now known to have been ecologically more flexible and might have been killed off by Paleoindian hunters, possibly with far less compunction than romantic environmentalists would like to believe. I do not contend that hunting alone pushed these large mammals to extermination -- a considerable amount of killing would have been enough. A summary of arroyo drives of bison can be found in Brian Fagan, 'Bison Hunters of the Northern Plains,' Archaeology (May-June 1994), p. 38.
24. Karl W. Butzer, 'No Eden in the New World,' Nature, vol. 82 (March 4, 1993), pp. 15-17.
25. T. Patrick Cuthbert, 'The Collapse of Classic Maya Civilization,' in The Collapse of Ancient States and Civilizations, ed. Norman Yoffee and George L. Cowgill (Tucson, Ariz.: University of Arizona Press, 1988); and Joseph A. Tainter, The Collapse of Complex Societies (Cambridge: Cambridge University Press, 1988), esp. chapter 5.
26. Clifford Geertz, 'Life on the Edge,' The New York Review of Books, April 7, 1994, p. 3.
27. As William Powers observes, the book 'Black Elk Speaks was published in 1932. There is no trace of Black Elk's Christian life in it.' For a thorough debunking of the current fascination with the Black Elk story, see William Powers, 'When Black Elk Speaks, Everybody Listens,' Social Text, vol. 8, no. 2 (1991), pp. 43-56.
28. Edwin N. Wilmsen, Land Filled With Flies (Chicago: University of Chicago Press, 1989), p. 127.
29. Wilmsen, Land Filled with Flies, p. 3.
30. Allyn Maclean Stearman, Yuqu': Forest Nomads in a Changing World (Fort Worth and Chicago: Holt, Rinehart and Winston, 1989), p. 23.
31. Stearman, Yuqu', pp. 80-81.
32. Wilmsen, Land Filled with Flies, pp. 235-39 and 303-15.
33. See, for example, Robert J. Blumenschine and John A. Cavallo, 'Scavenging and Human Evolution,' Scientific American (October 1992), pp. 90-96.
34. Paul A. Janssens, Paleopathology: Diseases and Injuries of Prehistoric Man (London: John Baker, 1970).
35. Wood, Human Sickness, p. 20.
36. E. B. Maple, 'The Fifth Estate Enters the 20th Century. We Get a Computer and Hate It!' The Fifth Estate, vol. 28, no. 2 (Summer 1993), pp. 6-7.
37. Quoted in The New York Times, May 7, 1995. Less sanctimonious people than Zerzan have tried to escape the hold of television and take their pleasures with decent music, radio plays, books, and the like. They just don't buy them!
38. Max Stirner, The Ego and His Own, ed. James J. Martin, trans. Steven T. Byington (New York: Libertarian Book Club, 1963), part 2, chap. 4, sec. C, 'My Self-Engagement,' p. 352, emphasis added.
39. Friedrich Nietzsche, 'On Truth and Lie in an Extra-Moral Sense' (1873; fragment), in The Portable Nietzsche, edited and translated by Walter Kaufmann (New York: Viking Portable Library, 1959), pp. 46-47.
40. Friedrich Nietzsche, fragment 481 (1883-1888), The Will to Power, trans. Walter Kaufmann and R. J. Hollingdale (New York: Random House, 1967), p. 267.
41. James J. Martin, editor's introduction to Stirner, Ego and His Own, p. xviii.
42. Max Horkheimer, The Eclipse of Reason (New York: Oxford University Press, 1947), p. 135.
43. Kropotkin, 'Anarchism,' Revolutionary Pamphlets, pp. 287, 293.
44. Kropotkin, 'Anarchism,' Revolutionary Pamphlets, pp. 292-93.
45. Kenneth Rexroth, Communalism (New York: Seabury Press, 1974), p. 89.
hocus
 
Messages: 167
Enregistré le: 17 Fév 2010, 17:03

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede digger » 01 Aoû 2011, 09:11

Supprimé et déplacé
Modifié en dernier par digger le 28 Juil 2013, 08:32, modifié 1 fois.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede digger » 28 Juil 2013, 08:27

5. Anarchisme mystique et irrationnel

La ZAT de Bey n’est pas la seule loin s’en faut dans son appel à l’incantation, voire au mysticisme. Etant donné leur mentalité datant d’avant Adam et Eve, de nombreux anarchistes se dirigent facilement vers un antirationnalisme sous ses formes les plus ataviques. Examinons 'The Appeal of Anarchy,'qui occupe la totalité de la dernière page d’un numéro récent de Fifth Estate (été 1989). 'L’Anarchie,' lisons-nous, reconnaît l’imminence de la libération totale [rien de moins!] et, comme signe de votre liberté, soyez nu-e-s pendant vos rites.' Nous sommes exhortés à ‘danser, chanter, rire, festoyer, jouer ,' -- et quelqu’un, à l’exception d’un prude momifié, pourrait-il s’élever contre ces plaisirs rabelaisiens ?

Mais malheureusement, il y a un hic L’Abbaye de Thélème de Rabelais, dont semble s’inspirer Fifth Estate, était emplie de serviteurs, cuisiniers, garçons d’écurie et artisans, sans le dur travail desquels les aristocrates complaisants de cette utopie pour classe supérieure seraient morts de faim, regroupés nus dans les couloirs désormais froids de l’abbaye. Bien sûr, le 'Appeal of Anarchy' de Fifth Estate devait avoir à l’esprit une version sensiblement plus simple de l’Abbaye de Thélème et son ‘festin’ devait davantage faire référence au tofu et au riz qu’au perdreau farci truffé et aux truffes savoureuses. Mais même, -- sans avancées technologiques majeures pour libérer les gens du travail, pour avoir même du tofu et du riz sur la table, comment une société basée sur cette version de l’anarchie espère-t’elle ‘abolir toute autorité’, ‘partager en commun toute chose’ , festoyer, courir nus, danser et chanter?

Cette question est particulièrement pertinente en ce qui concerne Fifth Estate. Ce qui est frappant dans cette revue, c’est le culte primitiviste, pré-rationnel, anti-technologique et anti-civilisationnel au cœur de ses articles. Ainsi, l’"Appel" de Fifth Estate invite t’il les anarchistes à 'former le cercle magique, à entrer dans la transe de l’extasie, à se repaitre de l’incantation qui chasse tous les pouvoirs' – précisément les techniques magiques que les shamans (que glorifie au moins un de ses auteurs) dans les sociétés tribales, pour ne pas citer les prêtres des sociétés plus développées, ont utilisés depuis des siècles pour gagner un statut de hiérarques et contre lesquels la raison a du se battre depuis longtemps pour libérer l’esprit humain de ses mystifications qu’il s’est lui-même créé. 'Chasser tous les pouvoirsr'? D’un autre côté, il y a une touche de Foucault ici, qui a toujours nié la nécessité d’établir des institutions clairement habilitées à s’autogérer face au pouvoir actuel des institutions capitalistes et hiérarchiques-- nécessaires pour la réalisation d’une société dans laquelle le désir et l’extase peuvent s’épanouir pleinement dans un réel communisme libertaire.

L’hymne ‘extatique’ séduisante de Fifth Estate à l’anarchie, si dépourvue de contenu social-- toutes ses floritures rhétoriques à part – pourrait facilement être utilisé comme poster sur les murs d’une boutique chic, ou au dos d’une carte de voeux. Des amis qui se sont rendus récemment à New York City m’ont fait savoir, en fait, qu’un restaurant aux tables recouvertes de lin, aux menus assez chers et accueillant une clientèle yuppie sur St. Mark's Place dans le Lower East Side – un champ de bataille des années 1960 – est nommé Anarchie. Ce parc d’engraissement pour petits bourgeois possède une reproduction de la célèbre fresque italienne, Quarto Stato,(1) qui montre des travailleurs insurgés fin de siècle marchant contre un patron invisible ou peut-être un poste de police. L’ anarchisme lifestyle, semble t’il, peut facilement devenir un mets de choix consumériste. Le restaurant, m’a t’on dit, a aussi des agents de sécurité, sans doute pour empêcher d’entrer la canaille locale qui figure sur la fresque.

Le prudent, "privatistique", hédoniste, et même confortable, anarchisme lifestyle peut aisément offrir un verbiage apte à pimenter les modes de vie rangées bourgeoises de timides rabelaisiens. Comme 'l’art situationniste' que le MIT a présenté il y a quelques années de cela pour la délectation d’une avant-garde petite bourgeoise, il n’offre rien de plus qu’une image affreusement ‘bête et méchante’ de l’anarchisme -- ou devrais-je dire, un simulacre – comme celles qui fleurissent le long de la côte Pacifique et qui s’étendent vers l’Est. L’Industrie de l’Extase, pour sa part ne réussit que trop bien sous le capitalisme contemporain et pourrait aisément absorber les techniques des anarchistes lifestyle pour améliorer une image de méchants commercialisable. La contreculture qui a autrefois choqué la petite bourgeoisie avec ses cheveux longs, ses barbes, ses habits, sa liberté sexuelle et son art, a été depuis longtemps éclipsée par des entrepreneurs bourgeois dont les boutiques, cafés, clubs, et même camps nudistes engendrent des affaires florissantes ; comme en témoignent les nombreuses publicité torrides dans le Village Voice et autres revues semblables.

En fait, les opinions ouvertement irrationnels de Fifth Estate ont des implications très troublantes. Sa célébration viscérale de l’ imagination, de l’extase et de la ‘primitivité' ne remet pas seulement en question ouvertement l’efficience rationnelle mais aussi la raison elle-même. La page de couverture du numéro de l’Automne/Hiver 1993 représente le très incompris Caprice 43 'Il sueno de la razon produce monstros' ('Le sommeil de la raison produit des monstres') de Francisco Goya (2). Le personnage endormi de Goya est montré affalé sur son bureau devant un ordinateur Apple. La traduction anglaise par Fifth Estate de la citation de Goya déclare, 'L’illusion de la raison produit des monstres,' sous-entendant que les monstres sont un produit de la raison elle-même. En fait, Goya signifiait explicitement, comme ses propres commentaires l’indiquent, que les monstres de la gravure sont produits par le sommeil de la raison et non par l’illusion de celle-ci. Comme il l’écrit dans son propre commentaire : 'L’imagination, désertée par la raison, engendre d’insupportables monstres. Unie à la raison, elle est la mère de tous les arts et la source de leurs émerveillements.'[1] En dépréciant la raison, cette revue anarchiste lunatique entre en collusion avec quelques-uns des aspects les plus lugubres de la réaction néo-heideggerienne d’aujourd’hui.

1. NDT
Image


2. NDT
Image


3. Cité par Jose Lopez-Rey, Goya's Capriccios: Beauty, Reason and Caricature, vol. 1 (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1953), pp. 80-81.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede digger » 28 Juil 2013, 18:19

J’ai mis en ligne le chap. 5 et il reste quelques § du chap 6 à traduire. Le texte sera ainsi complet.
Sauf avis contraires, ce texte pourrait être mis dans "textes inédits traduits", dans l’ordre et avec la mention "traduction collective". Je m’en chargerai après avoir fini la traduction si il n’ y a pas d’objections
Les numérotations de bas de page sont ingérables. Je propose qu’elles soient reprises par chapitre et non numérotées sur l’ouvrage entier.
Je proposerai aussi des modifications (erreurs de traductions ou interprétations douteuse) . Il en restera et toute aide de relecture est bienvenue.
Ce texte en l’état pourrait rester ici en doublon pour celles et ceux qui en préfèreraient cette version.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede digger » 30 Juil 2013, 08:20

6. Contre la technologie et la civilisation

Encore plus troublants sont les écrits de George Bradford (alias David Watson),l’un des principaux théoriciens de Fifth Estate, sur les horreurs de la technologie – en tant que telle visiblement. La technologie, semblerait-il, détermine les relations sociales plutôt que l’inverse, une notion qui se rapproche plus du marxisme commun que, disons, de l’écologie sociale. "La technologie n’est pas un projet isolé, ni même une accumulation de connaissances techniques,' nous dit Bradford dans 'Stopping the Industrial Hydra' (SIH), ‘qui est déterminée par une sphère séparée et plus fondamentale de ‘relations sociales’. Les techniques de masse sont devenues, dans les mots de Langdon Winner, des 'structures dont les conditions de fonctionnement demandent de restructurer leur environnement’, et donc des relations sociales mêmes qui le détermine. Les techniques de masse – un produit des premières formes archaïques des hiérarchies -- ont aujourd’hui dépassé les conditions qui les ont engendrées, en acquérant une vie autonome. . . . Elles offrent, ou sont devenues, une sorte d’environnement global et de système social,que ce soit dans leurs aspects général, individuel, ou subjectif . . . Dans une telle pyramide mécanique . . .les relations sociales et instrumentales ne font plus qu’une et se confondent.[1]

Ce corpus simpliste de notions contourne commodément les relations capitalistes qui déterminent ouvertement la manière selon laquelle la technologie sera utilisée et ce qu’elle est présumée être. En reléguant les relations sociales à quelque chose de moins fondamentale – au lieu de souligner l’importance proéminente du processus productif dans lequel est utilisée la technologie-- Bradford confère aux machines et aux ‘techniques de masse’ une autonomie mystique , qui comme l’ hypostasisation staliniste de la technologie, a servi à des fins totalement réactionnaires. L’idée que la technologie a une vie propre est profondément enracinée dans le romantisme conservateur allemand du siècle dernier et dans les écrits de Martin Heidegger et de Friedrich Georg Jûnger, qui ont nourri l’idéologie nationale socialiste, peu importe la manière dont les nazis ont mis en pratique cette idéologie anti-technologique.

Vu en termes d’idéologie contemporaine, ce bagage idéologique se caractérise par l’affirmation, si répandue aujourd’hui, que les machines automatisées nouvellement développées entraînent soit la perte des emplois, soit intensifient l’exploitation des personnes-- les deux étant des faits indéniables mais étant ancrés précisément dans les relations sociales de l’exploitation capitaliste, et non dans les avancées technologiques en elles-mêmes. En termes clairs: 'les coupes'aujourd’hui ne sont pas le fait des machines mais de bourgeois avares qui utilisent ces machines pour remplacer le travail et l’exploiter plus intensément. En réalité, les mêmes machines que les bourgeois emploient pour réduire ‘les coûts du travail’ pourraient, dans une société rationnelle, libérer les êtres humains des tâches abrutissantes pour des activités plus créatives et gratifiantes.

Il n’y a pas de preuve que Bradford soit un familier de Heidegger ou Jünger; il semble plutôt tirer son inspiration de Langdon Winner et Jacques Ellul, ce dernier que Bradford cite avec un air approbateur : 'c'est la cohérence technicienne qui fait maintenant la cohérence sociale . . . . la technologie en soi n’est pas seulement un moyen, mais un univers de moyens -- au sens premier de Universum: à la fois exclusif et total' (cité dans SIH, p. 10).

Dans "The Technological Society",son livre le plus célèbre, Ellul a émis la thèse austère que le monde et notre façon de l’appréhender sont modelés par les outils et les machines (la technique). Ignorant toute explication sociale de comment est née cette’société technologique’ le livre de Ellul se termine en n’offrant aucun espoir, sans aucune perspective pour guérir l’humanité de sa totale absorption par la technique. En réalité, même un humanisme qui cherche à maîtriser la technologie pour qu’elle réponde aux besoins humains est réduite, selon lui, à ‘un vœux pieux sans la moindre chance d’influencer l’évolution technologique.' [2] Et à juste titre, une vision si déterministe est suivie de sa conclusion logique.

Heureusement, cependant, Bradford nous fournit une solution: 'commencer à démanteler immédiatement toutes les machines' (SIH, p. 10). Et il ne tolère aucun compromis avec la civilisation, mais répète fondamentalement les clichés anti-civilisationnels et anti-technologiques quasi mystiques qui apparaissent dans certains cultes environnementaux New Age. La civilisation moderne, nous dit-il, est une ‘matrice de forces,' incluant 'des relations matérialistes, des communications de masse, l’urbanisation et des techniques de masse, ainsi que . . . des états nucléaires-cybernétiques imbriqués et rivaux,' tout cela convergeant vers une 'mégamachine globale' (SIH, p. 20). 'Les relations matérialistes,'note t’il dans son essai 'Civilization in Bulk' (CIB), font partie intégrante de cette 'matrice de forces,' au sein de laquelle la civilisation est une 'machine' qui a été un ' camp de travail dès ses origines,' une ' pyramide rigide de hiérarchies empilées,' 'un quadrillage élargissant le territoire du non organique,' et une ' progression linéaire à partir du vol du feu par Prométhée jusque au Fonds Monétaire International.' [3] En conséquence, Bradford réprimande le livre inepte de Monica Sjoo et Barbara Mor, The Great Cosmic Mother: Rediscovering the Religion of the Earth – non pas pour son théisme atavique et régressif, mais parce que les auteures ont mis le mot civilisation entre guillemets – aune pratique qui 'reflète la tendance de ce livre fascinant [!] a proposer une alternative ou une perspective inversée à la civilisation plutôt que de mettre en question ce terme dans sa globalité' (CIB, note de bas de page 23). On peut supposer que c’est Prométhée qui doit être blâmé, et non ces deux Mères-Terres, dont le traité sur les déités chthoniennes, avec tous ses compromis envers la civilisation, est ‘fascinant’.

Aucune référence à la mégamachine ne serait complète, pour sûr, sans citer la complainte de Lewis Mumford sur ses effets sociaux. En réalité, il faut noter que de tels commentaires ont mal interprété en général les intentions de Mumford. Celui-ci n’était pas contre la technologie, comme Bradford et d’autres aimeraient nous le faire croire; ni il n’était en aucun sens du terme un mystique qui aurait trouvé à son goût le primitivisme anti-civilisationnel de Bradford.A ce sujet, je peux parler à partir d’une connaissance personnelle des opinions de Mumford, pour avoir conversé un certain temps avec lui lors d’une conférence à l’université de Pennsylvanie vers 1972.

Mais il suffit d’examiner ses écrits ,comme"Technics and Civilization" (TAC), que cite Bradford lui-même, pour se rendre compte que Mumford peine à décrire ‘les instruments mécaniques' comme 'potentiellement un véhicule pour des objectifs humains rationnels.' [4] De façon répétée, en rappelant à son lecteur que les machines sont une invention humaine, Mumford souligne que la machine est 'la projection d’un aspect particulier de la personnalité humaine' (TAC, p. 317). En effet, l'une de ses fonctions les plus importantes a été de dissiper l'impact de la superstition sur l'esprit humain. ainsi:

‘Par le passé, les aspects irrationnels et démoniaques de la vie ont envahi des sphères auxquelles ils n’appartenaient pas. C’était un peu avant que l’on ne découvre que les bactéries, et non pas les brownies, étaient responsables de la coagulation du lait,et qu’un moteur a refroidissement à air était plus efficace qu’un manche à balai de sorcière pour le transport rapide longue distance. . . . Les sciences et les techniques ont raffermi notre morale: par leur austérité et leur abnégation mêmes, elles. . . jettent le mépris sur les peurs enfantines, les conjonctures et les assertions également puériles. ‘(TAC, p. 324)
Ce thème majeur dans les écrits de Mumford a été manifestement négligé par les primitivistes –en particulier son opinion que la machine a fait une ‘contribution capitale’ en promouvant ‘la technique de pensée et d’action coopérative’. Mumford n’hésite pas non plus à louer 'l’excellence esthétique de la forme de la forme de la machine . . . avant tout, peut-être la personnalité plus objective qui est née d’un rapport plus sensible et compréhensif avec ces nouveaux instruments sociaux et via leur assimilation culturelle mûrement réfléchie' (TAC, p. 324). En fait, 'la technique de création d’un monde neutre de fait, par opposition aux données brutes de l’expérience immédiate a été la grande contribution générale de la science analytique moderne' (TAC, p. 361).

Loin de partager le primitivisme explicite de Bradford, Mumford a critiqué vivement ceux qui rejetait totalement la mécanisation, et il considérait le ‘retour à un primitivisme absolu’ comme une ‘accommodation névrotique’ à la mégamachine elle-même (TAC, p. 302) , en réalité une catastrophe. ‘Plus désastreuse encore que la destruction totale des machines par les barbares, est leur menace d’éteindre ou de détourner la force motrice humaine.', a t’il observé en termes les plus durs, ‘décourageant le processus coopératif de la pensée et la recherche désintéressée à l’origine de nos réalisations techniques majeures' (TAC, p. 302). Et il exhortait: 'Nous devons abandonner nos lamentables et futiles tentatives de résister à la machine par des rechutes abrutissantes dans la sauvagerie' (TAC, p. 319).

Ces derniers travaux ne fournissent aucune preuve qu’il a changé d’opinion. De manière ironique, il désignait dédaigneusement les représentations du Living Theater et les conceptions des bandes de motards du 'Outlaw Territory' de 'Barbarisme,'et il dénigrait Woodstock comme une ' Mobilisation de Masse de la Jeunesse,' de laquelle ‘la culture actuelle uniformisée, sur-régentée, dépersonnalisée, n’avait rien à craindre.'
Mumford, pour sa part, ne privilégiait ni la mégamachine, ni le primitivisme (l’ 'organique') mais plutôt la sophistication de la technologie en suivant une ligne démocratique et à l’échelle humaine. 'Notre capacité d’aller au-delà de la machine [pour une nouvelle synthèse] réside dans notre pouvoir d’assimiler celle-ci,' a- t’il observé dans "Technics and Civilization". 'Tant que nous n’avons pas assimilé les leçons de l’objectivité, du caractère impersonnel, de la neutralité, les leçons du domaine de la mécanique, nous ne pouvons pas aller plus loin dans notre développement vers l’organique le plus richement, le plus profondément humain.' (TAC, p. 363).

Dénoncer la technologie et la civilisation comme fondamentalement oppressive de l’humanité ne sert en réalité qu’à dissimuler les relations sociales particulières que privilégient les exploiteurs sur les exploités et les hiérarques sur leurs subordonnés. Plus que tout autre société oppressive du passé, le capitalisme camoufle son exploitation de l’humanité sous un déguisement de ‘fétiches’, pour reprendre la terminologie de Marx dans le Capital, et surtout, le 'fétichisme de la marchandise,' qui a été, de différentes manières -- et de façon superficielle – qui a été dépeint par les situationnistes comme 'spectacle' et par Baudrillard comme 'simulacre.' De la même manière que l’acquisition par la bourgeoisie de la plus-value est cachée par un échange contractuel salarié contre la force de travail qui n’est égal qu’en apparence, le fétichisme de la marchandise et ses mouvements dissimulent la souveraineté des relations économiques et sociales du capitalisme.

Il faut souligner ici un point crucial. Ces écrans de fumée vis à vis du public remplissent le rôle déterminant de la compétition capitaliste en provoquant les crises de notre temps. A ces mystifications, les anti-technologistes et anti-civilisationistes ajoutent les mythes de la technologie et de la civilisation comme fondamentalement oppressives, et obscurcissent ainsi les formes de relations sociales propres au capitalisme – notamment l’utilisation d’objets (marchandises, valeur d’échange, objets – employer les termes que vous voulez) pour servir de médiation aux relations sociales et dessiner le paysage techno-urbain de notre époque. De la même façon que la substitution du terme capitalisme par ‘société industrielle’ dissimule le rôle premier et précis du capital et des relations à la marchandise dans la formation de la société moderne, la substitution des relations sociales par une culture techno-urbaine, pour laquelle se prononce ouvertement Bradford, dissimule le rôle primordial du marché et de la compétition dans la formation de la culture moderne.

L’ anarchisme lifestyle, en grande partie parce qu’il se préoccupe d’un 'style' plus que de la société, glisse rapidement sur l’accumulation capitaliste, avec son enracinement dans la compétition de marché, comme source de dévastation écologique, et se focalise, comme hypnotisé, sur la rupture supposée de l’unité ‘sacrée’ ou ‘extatique’ de l’humanité envers la 'Nature' et sur le ‘désenchantement du monde’ par la science, le matérialisme et le ‘logocentrisme.'

Par conséquent, au lieu de révéler les sources des pathologies sociales et personnelles actuelles, l’anti-technologisme nous autorise de manière spécieuse, à remplacer le terme de capitalisme par celui de technologie, qui facilite fondamentalement l’accumulation du capital et l’exploitation du travail, et qui devient la cause sous-jacente de la croissance et de la destruction écologique. La civilisation, incarnée par la ville comme centre culturel, est privée de ses dimensions rationnelles, comme si la ville était un cancer incurable plutôt qu’un espace potentiel pour universaliser les relations humaines, par contraste frappant avec les limites de clocher de la vie tribale et villageoise. Les relations sociales fondamentales de l’exploitation capitaliste et de la domination sont éclipsées par des généralités métaphysiques au sujet de l’ego et de la technique, semant la confusion dans l’opinion publique quant aux causes premières des crises sociales et écologiques -- les rapports marchands qui engendrent les entremetteurs sociaux de richesse, d’industrie et de pouvoir.

Ce qui ne revient pas à nier que beaucoup de technologies sont fondamentalement autoritaires et écologiquement dangereuses, ni que la civilisation a été un bienfait dans tous les cas. Les réacteurs nucléaires, les gigantesques barrages, les complexes industriels hautement centralisés, le système manufacturier et l’industrie de l’armement-- tout comme la bureaucratie, la dégradation des milieux urbains, et les médias contemporains – ont été néfastes dès leur apparition, pratiquement. Mais les dix-huitième et dix-neuvième siècles n’ont pas eu besoin de la machine à vapeur, de l’industrie manufacturière de masse ou, au demeurant, des villes géantes et de bureaucraties envahissantes, pour déforester d’immenses zones d’Amérique du Nord ,ni pour pratiquement exterminer ses peuples indigènes ou pour éroder le sol de régions entières. Au contraire, avant même que le chemin de fer n’atteigne toutes les régions du pays, la plupart de ces dévastations avaient déjà été commises en utilisant de simples haches, des mousquets à poudre, des chariots tirés par des chevaux et des charrues à versoir.

Ce furent ces technologies primaires que l’entreprise bourgeoise – les dimensions barbares de la civilisation du siècle dernier – utilisèrent pour transformer une grande partie de la vallée de l’Ohio en terrains immobiliers spéculatifs. Dans le sud, les propriétaires de plantations avaient besoin des ‘mains’ des esclaves principalement parce que la machine à planter et à récolter le coton n’existait pas; en fait, le métayage en Amérique a disparu lors des deux dernières générations en grande partie parce que de nouvelles machines ont fait leur apparition pour remplacer le travail des métayers noirs ‘libérés’. Au dix-neuvième siècle, des paysans de l’Europe semi-féodale, en suivant l’itinéraire des rivières et des canaux, ont investi en masse les espaces sauvages américains et, sans employer de méthodes particulièrement anti-écologiques, ont commencé à produire les céréales, qui, plus tard, ont propulsé le capitalisme américain vers l’hégémonie économique mondiale.
Dit abruptement: ce fut le capitalisme – la relation à la marchandise poussée jusqu’à ses pleines dimensions historiques – qui a ^produit la crise environnementale explosive de notre époque, en commençant par les marchandises artisanales transportées par bateaux dans le monde entier, propulsés plus par le vent que par moteur. Sauf dans les villes et villages textiles en Grande-Bretagne, où l’industrie manufacturière de masse a fait sa percée historique, les machines, qui suscitent une si grande opprobre de nos jours, furent créées bien après que le capitalisme gagnent en influence dans de nombreuses parties d’Europe et d’Amérique du Nord.

Malgré le mouvement actuel de balancier entre une glorification de la civilisation européenne et sa dénigration totale , nous ferions bien de nous souvenir cependant de la signification de la montée du sécularisme moderne, de la connaissance scientifique, de l’universalisme, de la raison et des technologies, qui offrent potentiellement l’espoir d’une répartition émancipatrice et rationnelle des réalités sociales en vue d’une pleine réalisation des désirs et de l’extase, sans les nombreux fonctionnaires et artisans qui servaient les appétits de leurs ‘supérieurs’ aristocrates dans l’Abbaye de Thélème de Rabelais. Ironiquement, les anarchistes anti-civilisationnels qui dénoncent la civilisation aujourd’hui sont parmi ceux qui profitent de ses fruits culturels et qui font de grandes déclarations largement individualistes sur la liberté, sans aucun sens de l’évolution laborieuse de l’histoire européenne qui a rendu cela possible. Kropotkine, parmi d’autres, à souligné avec insistance ‘le progrès des techniques modernes, qui simplifie merveilleusement la production de tous les biens nécessaires à la vie .' [5] Pour ceux a qui fait défaut le sens de la contextualité de l’histoire, qui manque du sens contextuel de l’histoire, le recul arrogant ne coûte pas cher.

Notes de l’Auteur :
1. George Bradford, 'Stopping the Industrial Hydra: Revolution Against the Megamachine,' The Fifth Estate, vol. 24, no. 3 (Hiver 1990), p. 10.
2. Jacques Ellul, The Technological Society (New York: Vintage Books, 1964), p. 430.
3. Bradford, 'Civilization in Bulk, Fifth Estate (Printemps 1991), p. 12.
4. Lewis Mumford, Technics and Civilization (New York and Burlingame: Harcourt Brace & World, 1963), p. 301
5. Kropotkin, 'Anarchism,' Revolutionary Pamphlets, p. 285.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 16:41

Cette traduction est un (long) travail collectif, en sommeil depuis 2 ans, que j’ai repris et achevé. Il peut être être encore considérablement amélioré.
La traduction est séparée en 4 parties dans sa mise en ligne, le format du forum ne permettant pas les longs textes.

Texte original
Social Anarchism or Lifestyle Anarchism - An Unbridgeable Chasm. Murray Bookchin
http://libcom.org/library/social-anarchism--lifestyle-anarchism-murray-bookchin

Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle – Un Gouffre Insurmontable


1. Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Depuis environ deux siècles, l’anarchisme, un corps très œcuménique d’idées antiautoritaires, s’est développé dans la tension entre deux tendances fondamentalement contradictoires : un engagement personnaliste [1] pour l’autonomie individuelle, et un engagement collectiviste pour la liberté sociale. Ces tendances n’ont, en aucun cas, été réconciliées dans l’histoire de la pensée libertaire. En effet, durant la majeure partie du siècle dernier, elles ont simplement coexisté au sein de l’anarchisme, tel un credo minimal d’opposition à l’État plutôt que comme un credo maximal articulant la forme de la nouvelle société devant être créée à sa place.

Ce qui ne veut pas dire que les différentes écoles de l’anarchisme n’ont pas recommandé des formes spécifiques d’organisation sociale, bien qu’elles soient souvent nettement en désaccord entre elles. Cependant, l’anarchisme a, dans son ensemble, essentiellement avancé ce que Berlin Isaiah appela "la liberté négative", c'est-à-dire, un formel "se libérer de" plutôt que "être libre de" positif, . En effet, l’anarchisme a souvent célébré son engagement dans la liberté négative comme preuve de son propre pluralisme, de sa tolérance idéologique, ou de sa créativité, voire même, comme l’ont avancé plus d’un postmoderniste, de son incohérence.

L’échec de l’anarchisme à résoudre cette tension, à articuler le rapport entre l’individu et le collectif, et à énoncer les circonstances historiques qui rendraient possible une société anarchiste, à a engendré des problèmes dans la pensée anarchiste qui restent non-résolus à ce jour. Pierre-Joseph Proudhon, plus que n’importe quel anarchiste de son époque, essaya de formuler une image relativement concrète d’une société libertaire. Fondée sur les contrats, principalement entre des petits producteurs, des coopératives, et des communes, la vision de Proudhon reflétait l’artisanat provincial dans lequel il naquit. Mais sa tentative de mêler une notion de la liberté patronale, souvent patriarcale, à des arrangements sociaux contractuels manquait de profondeur. Les artisans, les coopératives et les communes liées entre elles par des termes contractuels bourgeois d’équité ou de justice, plutôt que par des termes communistes de capacité et de besoin, reflètent le parti pris de l’artisan pour l’autonomie individuelle, laissant n’importe quel engagement moral à un collectif dont la définition ne dépasse pas les bonnes intentions de ses membres.

En effet, la célèbre déclaration de Proudhon selon laquelle « quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ; je le déclare mon ennemi » penche fortement vers une liberté personnaliste et négative qui éclipse son opposition à des institutions sociales oppressives ainsi que la vision de la société anarchiste qu’il imaginait. Sa déclaration se mêle facilement à celle, distinctement individualiste, de William Godwin : « il n’y a qu’un pouvoir auquel je puisse obéir sincèrement, celui de la décision de mon propre entendement, ce que me dicte ma propre conscience ». L’appel de Godwin à "l'autorité" de son propre entendement et de sa conscience, tout comme la condamnation par Proudhon de la "main" qui menace de restreindre sa liberté, donna à l’anarchisme une poussée extrêmement individualiste.

Aussi convaincantes que ces déclarations puissent être, (elles ont gagné, aux États-Unis, l’admiration considérable de la droite soi-disant libertaire, plus précisément propriétarienne, et de ses défenseurs de “la libre” entreprise), elles révèlent un anarchisme en désaccord avec lui-même. Au contraire, Michel Bakounine et Pierre Kropotkine défendaient principalement des vues collectivistes (dans le cas de Kropotkine, elles étaient explicitement communistes). Bakounine soulignait la priorité du social sur l’individu. La société, comme il l’écrit lui-même, « précède et survit en même temps à chaque individu, respectant à tout égard la Nature même. Elle est éternelle comme la Nature, ou plutôt, étant née sur notre Terre, elle durera aussi longtemps que la Terre. Une révolte radicale contre la société serait ainsi tout aussi impossible pour l’homme qu’une révolte contre la Nature, la société humaine n’étant rien d’autre que la dernière grande manifestation ou création de la Nature sur Terre. Et un individu qui voudrait se rebeller contre la société […] s’empalerait sur l’existence réelle. » (1)

Bakounine exprima souvent son opposition à la tendance individualiste au sein du libéralisme et de l’anarchisme avec une insistance polémique considérable. Bien que la société “ait une dette vis-à-vis des individus”, a-t-il écrit dans une déclaration relativement légère, la formation de l’individu est sociale :« même l’individu le plus minable de notre présente société ne pourrait exister et se développer sans les efforts sociaux cumulatifs de générations innombrables. Ainsi, l’individu, sa liberté et sa raison sont le produit de la société, et non le contraire : la société n’est pas le produit des individus qu’elle comprend ; plus l’individu est élevé, pleinement développé, plus sa liberté est grande, et plus il est le produit de la société, plus il reçoit de la société et plus sa dette envers elle est grande. » (2)

Kropotkine a, pour sa part, conservé cet accent collectiviste avec une cohérence remarquable. Dans ce qui est probablement son travail le plus lu, son article “Anarchisme” de l’Encyclopaedia Britannica, il place distinctement les conceptions économiques de l’anarchisme à la “gauche” de “tous les socialismes”, appelant à l’abolition radicale de la propriété privée et de l’État dans « l’esprit de l’initiative locale et personnelle, et de la fédération libre allant du simple au composé, au lieu de la hiérarchie actuelle allant du simple vers le composé. » En effet, les travaux de Kropotkine sur l’éthique comportent une critique nourrie des tentatives libérales d’opposer l’individu à la société ; en fait, de subordonner la société à l’individu ou à l’unique. Il suit carrément et volontairement la tradition socialiste. Son communisme libertaire, fondé sur les avancées technologiques et la productivité en plein essor, devient une idéologie libertaire prédominante dans les années 1890, renvoyant fermement à des notions collectivistes de distribution reposant sur l’équité. Les anarchistes, « d’accord en cela avec la plupart des socialistes », souligne Kropotkine, reconnaissent le besoin de « périodes d’évolution accélérée appelées révolutions », produisant finalement une société fondée sur les fédérations de « chaque canton ou commune de groupes locaux de producteurs et de consommateurs. »

Avec l’émergence du syndicalisme anarchiste et du communisme libertaire à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, le besoin de mettre un terme à la tension entre les tendances individualistes et collectivistes devint essentiellement une simple discussion. L’individualisme anarchiste était largement marginalisé par les mouvements de masses des travailleurs socialistes, dont la plupart des anarchistes ne se considéraient eux-mêmes que comme l’aile gauche. À une époque de bouleversement social fulminant, marquée par le soulèvement d’un mouvement massif de la classe ouvrière qui culmina dans les années 1930 et la Révolution d’Espagne, les syndicalistes et les communistes anarchistes, tout comme les marxistes, considéraient l’individualisme anarchiste comme un exotisme petit-bourgeois. Ils le critiquaient souvent directement comme un petit plaisir de classe moyenne, bien plus ancré dans le libéralisme que dans l’anarchisme.

L’époque autorisait à peine les individualistes à ignorer, au nom de leur « qualité d’unique », le besoin de formes d’organisation révolutionnaires énergiques ayant des programmes cohérents et indiscutables. Loin d’être indulgents avec la métaphysique de Max Stirner du moi et de son « unique », les activistes anarchistes avaient besoin d’une littérature théorique, discursive et proposant un programme, besoin comblé par, entre autres," La Conquête du Pain" de Kropotkine (1892)," El organismo económico de la revolución" de Diego Abad de Santillán (Barcelone, 1936 ),(3) et "The Political Philosophy of Bakunin" de G. P. Maximoff (publication anglaise en 1953, trois ans après la mort de Maximoff ; la composition de la compilation originale, non indiquée dans la traduction anglaise, peut avoir eu lieu des années, voire des décennies auparavant). Aucune « Union d’Égoïstes » stirnerienne n’a jamais, à ma connaissance, atteint une telle importance (si tant est qu’une telle union puisse être établie et qu’elle puisse survivre à la « qualité d’unique » de ses participants égocentriques).

2. Anarchisme individualiste et réaction

Evidemment l’individualisme idéologique n’a pas disparu entièrement durant cette période de profonds troubles sociaux. Un important réservoir d’anarchistes individualistes, particulièrement en Amérique du Nord, furent nourris par les idées de John Locke et John Stuart Mill, ainsi que par Stirner. Les individualistes américains ; avec des degrés divers d’adhésion aux idées libertaires ont rejeté l’horizon anarchiste. En pratique, l’anarcho-individualisme attira précisément des individus, de Benjamin Tucker aux Etats-Unis, adhérent d’une étrange version de la libre compétition, à Frederica Montseny en Espagne, qui mettait souvent en pratique souvent ses croyances Stirnerienne sur le terrain. Malgré leurs déclaration d’appartenance à’une idéologie anarcho-communiste, des Nietzschéens tel Emma Goldman restèrent proches en esprit des individualistes.

Presque aucun anarcho-individualiste n’exerçait d’influence sur la classe ouvrière émergeante. Ils exprimèrent leur opposition dans des formes uniquement personnelles, surtout des tracts enflammés, des comportements scandaleux, un style de vie aberrant dans les ghettos culturels de New-York, Paris et Londres. Tel un credo, l’anarchisme individualiste garda en grande partie un style de vie bohémien, plus visible dans ses revendications pour une liberté sexuelle (‘amour libre") et épris d’innovations artistiques, comportementaux et vestimentaires.

Ce fut à une époque de répression sociale sévère et d’inactivité sociale marquée que les individualistes anarchistes vinrent au premier plan de l’activité libertaire (et essentiellement comme terroristes). En France, en Espagne et aux Etats-Unis, les anarchistes individualistes commirent des actes de terrorisme qui donnèrent à l’anarchisme sa réputation de sinistre conspiration violente. Ceux qui devinrent des terroristes étaient moins souvent des socialistes libertaires ou communistes que des hommes et des femmes désespérés qui utilisèrent armes et explosifs pour protester contre les injustices et le philistinisme de leur époque, putativement au nom de la « propagande par le fait ». Plus souvent, cependant, l’anarchisme individualiste s’exprima dans un comportement culturel rebelle.. Il s'est fait connaître dans la mesure l'anarchisme où, précisément, les anarchistes avaient perdu leur lien avec une sphère publique viable.

De nos jours le contexte social réactionnaire explique en grande partie l’émergence d’un phénomène dans l’anarchisme américano-européen qui ne peut être ignoré : la propagation de l’anarchisme individualiste. A une époque où même les formes respectables du socialisme sont en déroute vis à vis de principes qui ne pourraient de toute façon être interprétés comme radicaux, les questions de style de vie supplantent une fois de plus l’action sociale et les politiques révolutionnaires de l’anarchisme. Dans l’individualisme libéral traditionnel des Etats-Unis et d’Angleterre, les années 1990 sont inondées de pseudos anarchistes qui (leur rhétorique radical exubérante mise à part) cultivent un anarcho-individualisme que je qualifierai d’anarchisme lifestyle. Ses préoccupations envers l’ego et son unicité, ainsi que ses concepts polymorphes de résistance érodent progressivement le caractère socialiste de la tradition libertaire. Autant que le marxisme et les autres socialismes, l’anarchisme peut être profondément influencé par l’environnement bourgeois auquel il prétend s’opposer, avec, pour résultat, la marque qu’ont laissés le narcissisme et "l’intériorité’ croissants de la génération yuppie sur beaucoup de radicaux déclarés. Aventurisme ad-hoc, bravoure personnelle, une aversion pour la théorie curieusement proche des penchants antirationnelles du post-modernisme, mises en avant d’incohérences théoriques (pluralisme), un engagement essentiellement apolitique et anti-organisationnel en faveur de l’imagination, du désir, et de l’extase, et un envoûtement intensément auto-orienté envers la vie de tous les jours, reflétent les dégâts que la réaction sociale a fait subir à l’anarchisme américano-européen au cours des deux décennies passées.

Durant les années 70, écrit Katinka Matson, le compilateur d’un recueil de techniques pour le développement psychologique personnel, ‘il s’est produit un changement remarquable dans la façon que nous nous percevons nous-mêmes par rapport au monde ’ . ‘Les années 60’, poursuit elle , ‘virent naitre une préoccupation envers le militantisme politique, leVietnam, l’écologie, les be-in, les communautés, les drogues, etc. Aujourd’hui, nous nous tournons vers nous-mêmes : nous cherchons une définition personnelle, un progrès personnelle, une réussite personnelle et une instruction personnelle.’ [4] Le petit bestiaire nocif de Matson, compilé pour la revue "Psychology Today", couvre toutes les techniques de l’acupuncture jusqu’au I Ching, de l’EST thérapie à la zone thérapie . Rétrospectivement, elle aurait très bien pu inclure l’anarchisme lifestyle dans son recueil de repli sur soi soporifique, dont la majeure partie préconise les idées d’autonomie individuelle plutôt que de liberté sociale. La psychothérapie dans toutes ses mutations cultive un ’moi’ dirigé intérieurement qui cherche l’autonomie dans une condition psychologique passive d’autosuffisance émotionnelle (pas le moi socialement impliqué signifié par la liberté). Dans l’anarchisme lifestyle comme dans la psychothérapie, l’égo est opposé au collectif, le moi à la société, le personnel au collectif.

L’ego (plus précisément ses incarnations dans les différents modes de vie) est devenu une idée capitale, fixe pour beaucoup d’anarchistes des années post 1960, qui ont perdu le contact avec le besoin d’une opposition programmée, organisée, collective, à l’ordre social existant. Leurs protestations invertébrées, leurs frasques sans orientation, leur affirmation de soi, et une ‘réappropriation ‘ très personnelle de la vie de chaque jour sont comparables aux modes de vie psychothérapeutique, New Age, égocentriques des baby boomers qui s’ennuient et des membres de la Génération X. Aujourd’hui, ce qui se passe pour l’anarchisme en Amérique, et de plus en plus en Europe, n’est rien de plus qu’un personnalisme introspectif qui dénigre l’engagement social responsable; un groupe de groupe de rencontres fortuites, diversement renommé ’collectif’ ou ’groupe d’affinités’; un état d’esprit qui tourne en dérision de manière arrogante les structures, les organisations et l’ engagement publique; une cour de récréation pour des bouffonneries juvéniles.

Consciemment ou non, beaucoup d’anarchistes lifestyle se font l’écho de l’approche de Michel Foucault d’une ‘insurrection personnelle’ plutôt que celle d’une révolution sociale, fondée comme elle est sur une critique ambigüe et cosmique du pouvoir comme tel plutôt que sur une revendication d’une prise de pouvoir institutionnelle des opprimés à travers d’assemblées populaires, conseils, et/ou confédérations. Dans la mesure où cette tendance exclue la possibilité réelle d’une révolution sociale (soit comme n’étant qu’ une ‘possibilité’ ou comme ‘fiction’), elle corrompt fondamentalement l’anarchisme socialiste ou communiste. En effet, Foucault favorise une perspective où ‘la résistance n’est jamais dans une position d’extériorité par rapport au pouvoir… Donc, il n’y a aucun seul [lire : universel] lieu du Grand Refus, âme de la Révolte, foyer de toutes les rebellions, loi pure du révolutionnaire.’ Pris comme nous le sommes tous dans l’étreinte d’un pouvoir omniprésent si cosmique, les exagérations et les équivoques de Foucault mises à part, la résistance devient entièrement polymorphe et nous dérivons inutilement entre ‘le solitaire’ et ’l’effréné’ [5]. Ses idées nébuleuses se résument à la notion que la résistance doit nécessairement être une guérilla perpétuelle -- et qui est inévitablement vaincue.

L‘anarchisme lifestyle, comme celui des individualistes, entretient un dédain pour la théorie, avec des filiations mystiques et primitivistes qui sont généralement trop vagues, intuitives et même antirationnelles pour les analyser directement. Ils sont à proprement parler des symptômes plus que des causes de la dérive générale vers une sanctification du moi comme refuge du malaise social actuel. Néanmoins, les anarchismes à dominante ‘personnaliste’ comportent certaines hypothèses théoriques troubles qui se prêtent à un examen critique.

Leur pedigree idéologique est fondamentalement libéral, enraciné dans le mythe d’une pleine autonomie individuelle dont la revendication de la totale souveraineté, sont validés par des ’droits naturels’ axiomatiques, des ‘valeurs intrinsèques’, ou, à un niveau plus sophistiqué, un ego intuitif Kantien transcendantale. Ces conceptions traditionnelles apparaissent dans le ’je’ ou l’ego de Max Stirner , qui partage avec l’existentialisme une tendance à absorber toute la réalité en lui-même, comme si l’univers manipulait les choix de l’individu tourné sur lui-même .

Des travaux plus récents sur l’anarchisme lifestyle ont généralement passé sous silence le ‘je’ souverain, envahissant de Stirner, tout en mentionant son caractère égocentrique, et se sont intéressés ’ à l’existentialisme, au Situationnisme recyclé, au Bouddhisme, au Taoïsme, à l’antirationalisme et au primitivisme – ou, de manière tout à fait oecuménique, à tous avec des permutations diverses. Leurs points communs, comme nous verrons, évoquent sont évocatrices d’un retour édénique à un ego originel, souvent diffus, et même d’un infantilisme irritant qui aurait soi-disant précèdé l’histoire, la civilisation, et la technologie sophistiquée – éventuellement le langage lui-même – et i ont nourris plus d’une idéologie politique réactionnaire à travers le siècle passé.

3. Autonomie ou liberté ?

Sans tomber dans le piège du constructivisme social qui considère chaque catégorie comme un produit d’un ordre social donné, nous somme obligés de nous interroger quant à la définition de “l’individu libre”. Comment l’individualité naît-elle, et dans quelles circonstances devient-elle libre ?

Lorsque les anarchistes lifestyle appellent à l’autonomie plutôt qu’à la liberté, ils renoncent ainsi aux riches connotations sociales de la liberté. En effet, la forte revendication anarchiste de nos jours pour l’autonomie plutôt que pour la liberté sociale ne peut être considérée comme accidentelle, particulièrement en ce qui concerne les différentes formes anglo-saxonnes de la pensée libertaire, où la notion de l’autonomie correspond plus étroitement à celle de la liberté personnelle. Ses racines sont à chercher dans la tradition impériale romaine de libertas, où l’ego sans entrave est “libre” de disposer de lui-même– et de satisfaire ses désirs personnels. Aujourd’hui, l’individu doté de “droits souverains” est considéré par nombre d’anarchistes lifestyle comme antithétique non seulement vis-à-vis de l’État, mais également vis-à-vis de la société en tant que telle.

Au sens propre, le mot grec autonomia signifie “indépendance”, dénotant un ego en autogéré, indépendant de tout clientélisme ou de toute dépendance vis-à-vis des autres pour sa survie. À ma connaissance, il n’était pas largement utilisé par les philosophes grecs ; en effet, il n’est même pas mentionné dans le lexique historique de l’ouvrage Greek Philosophical Terms de F. E. Peters. L’autonomie, comme la liberté, se réfère à un homme (ou une femme) que Platon aurait ironiquement appelé un “maître de soi-même”, une condition « lorsque le meilleur principe de l’âme humaine contrôle le pire ». Même pour Platon, la tentative de parvenir à l’autonomie à travers la maîtrise de soi constitue un paradoxe, car " le maître de lui-même serait alors son propre esclave, et celui qui est esclave de lui-même serait son maître, car c'est toujours à la même personne que se rapportent toutes ces dénominations". [La République, Livre 4, 431]. De façon caractéristique, Paul Goodman, un anarchiste principalement individualiste, a soutenu que « pour moi, le principe majeur de l’anarchisme n’est pas la liberté mais l’autonomie, la capacité d’initier une tâche et de la faire tel qu’on l’entend » – une vision digne d’un esthète, mais pas d’un révolutionnaire social (6).

Alors que l’autonomie est associée à l’individu présumé auto-souverain, la liberté entremêle de façon dialectique l’individu au collectif. Le mot “liberté” possède son analogue dans la langue grecque avec le terme eleutheria , et provient de l’allemand Freiheit, un terme qui conserve une ascendance gemeinschaftliche ou collective dans la vie et la loi tribales teutoniques. Lorsqu’il est appliqué à un individu, le mot “liberté” conserve ainsi une interprétation sociale ou collective de ces origines de l’individu et de son développement en tant que moi. Dans le terme “liberté”, la singularité de l’individu ne s’oppose pas au collectif mais est modelée de manière significative – et serait réalisée dans une société rationnelle, – par sa propre existence sociale. Ainsi, la cette notion sociale de liberté ne subsume pas la liberté de l’individu, mais signifie sa concrétisation.

La confusion entre autonomie et liberté n’est que trop évidente dans l’ouvrage de L. Susan Brown intitulé The Politics of Individualism une tentative récente d’élaborer et de formuler un anarchisme fondamentalement individualiste, en conservant cependant certaines filiations avec l’anarcho- communisme (7). Si l’anarchisme lifestyle a besoin d’un pedigree universitaire, il le trouvera dans cette tentative d’assimiler Bakounine et Kropotkine à John Stuart Mill. Hélas, le problème dépasse le cadre académique. L’ouvrage de Brown expose à quel point selon elle, les concepts d’autonomie personnelle ne concordent pas avec ceux de liberté sociale. En substance, elle interprète, comme Goodman, l’anarchisme comme une philosophie non pas de liberté sociale mais d’autonomie personnelle. Elle propose ensuite une notion d’ “individualisme existentiel” qu’elle oppose radicalement à la fois à “l’individualisme instrumental” (ou “l’individualisme possessif [bourgeois]” de C. B. Macpherson) et au “collectivisme” – qu’elle étaye par de nombreuses citations d’Emma Goldman, qui n’était en aucun cas la plus compétente des théoriciens dans le panthéon libertaire.

“L’individualisme existentiel” de Brown partage "l’engagement du libéralisme en faveur de l’autonomie individuelle et de l’autodétermination ", écrit-elle (POI, p.2). "Alors que la majeure partie de la théorie anarchiste a été considérée comme communiste par les anarchistes ainsi que par les non-anarchistes," observe t’elle, "ce qui distingue l’anarchisme des autres philosophies communistes est sa défense implacable et sans compromis de l’autonomie et de l’autodétermination individuelles. Être anarchiste – communiste, individualiste, mutualiste, syndicaliste, ou féministe – c’est affirmer un engagement envers primauté de la liberté individuelle " (POI, p. 2) – et elle utilise ici le terme “liberté” au sens d’autonomie. Bien que "la critique [anarchiste] de la propriété privée et la défense de relations économiques entre communes libres" situe l’anarchisme de Brown au-delà du libéralisme, il privilégie néanmoins les droits de l’individu sur ceux du collectif – et les y opposent .

"Ce qui distingue [l’individualisme existentiel] du point de vue collectiviste", continue Brown, " c’est que les individualistes – les anarchistes pas moins de moins que les libéraux – " croient en l’existence d’un libre arbitre authentique et motivé intérieurement, là où la plupart des collectivistes estiment que l’individu humain est modelé extérieurement par d’autres – pour eux l’individu est x “construit” par le “collectif” » (POI, p.12). Au fond, Brown rejette le collectivisme – non pas seulement le socialisme d’État, mais le collectivisme en soi – à travers le bobard libéral selon lequel une société collectiviste entraîne la subordination de l’individu au groupe. Son extraordinaire idée que "la plupart des collectivistes" ont considéré les individus comme "de simples débris humains flottants et rejetés sur les rivages du courant de l’histoire" (POI, p.12) en est un bon exemple. Telle était certainement la position de Staline, ainsi que de nombreux bolcheviques, avec leur réification des forces sociales au détriment des désirs et des volontés individuelles. Mais les collectivistes en soi ? Devons-nous ignorer les traditions généreuses du collectivisme qui cherchèrent à élaborer une société harmonieuse, démocratique et rationnelle ? – disons les conceptions de William Morris, ou de Gustave Landauer. Qu’en est-il de Robert Owen, des fouriéristes, des socialistes libertaires et démocratiques, des premiers sociaux-démocrates, même de Karl Marx et de Pierre Kropotkine ? Je ne suis pas sûr que "la plupart des collectivistes", même ceux qui sont anarchistes, accepteraient le déterminisme brut que Brown attribue aux interprétations sociales de Marx. En créant des “collectivistes” caricaturaux, mécanistes intransigeants, Brown oppose de manière rhétorique un mystérieux individu auto génétiquement constitué, d’un côté, à un collectif omnipotent, supposé oppressif, voire totalitaire, de l’autre. Brown, en fait, exagère le contraste entre “l’individualisme existentiel” et "la plupart des collectivistes" – à un point tel que ses arguments semblent au mieux peu judicieux, au pire louches.

Il est évident que, contrairement à ce qu’affirme la tonitruante introduction Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, les gens ne sont pas "nés libre", et encore moins autonomes. En fait, bien au contraire, ils sont nés fortement dépendants et visiblement hétéronomes. La liberté, l’indépendance et l’autonomie dont les individus jouissent les gens à une période historique donnée sont le produit de longues traditions sociales, et, oui, d’un progrès collectif – sans nier pour autant que les individus jouent un rôle important dans ce développement, qu’ils soient obligés de le faire, d’ailleurs, si ils souhaitent être libres.

L’argument de Brown conduit à une conclusion étonnement simpliste. " Ce n’est pas le groupe qui donne forme à l’individu ", nous dit-on, "mais plutôt les individus qui donne forme et contenu au groupe. Un groupe n’est qu’une collection d’individus, rien de plus, rien de moins ; il n’a pas de vie ou de conscience propre" (POI, p.12). Non seulement cette incroyable formulation ressemble à la célèbre déclaration de Margaret Thatcher selon laquelle il n’y a pas de société mais seulement des individus ; cela atteste d’une myopie sociale positiviste, en fait naïve, dans laquelle l’universel est entièrement séparé du concret. On aurait pu penser que Aristote avait résolu le problème lorsqu’il réprimanda Platon pour avoir créé un domaine de “formes” ineffables qui existeraient séparément de leurs copies tangibles et imparfaites.

Il reste vrai que les individus ne forment jamais de simples “collections” (sauf peut-être dans le cyberespace). Tout au contraire justement, même lorsqu’ils semblent atomisés et dissociés , ils sont sont profondément déterminés par les relations qu’ils établissent ou sont obligés d’établir entre eux, en vertu de leur existence même en tant qu’êtres sociaux. L’idée qu’un collectif – et par extrapolation,une société – n’est qu’une "collection d’individus, rien de plus, rien de moins" présente un ‘aperçu’ de la consociation humaine qui est à peine libérale mais, aujourd’hui particulièrement, potentiellement réactionnaire.

En identifiant de manière insistante le collectivisme à un implacable déterminisme social, Brown créé elle-même un “individu” abstrait, quelqu’un qui n’est pas même existentiel au sens strict du terme. L’existence humaine présuppose a minima, les conditions sociales et matérielles nécessaires à l’entretien de la vie, de la raison, de l’intelligence et des échanges ; et les qualités affectives que Brown considère comme essentielles pour sa forme volontariste de communisme : l’attention, le souci, le partage. Manquant de la riche articulation des relations sociales au sein desquelles les gens sont immergés depuis la naissance, en passant par l’âge adulte, jusqu’à la vieillesse, une "collection d’individus" telle que Brown la nomme ne serait, pour le dire abruptement, pas une société du tout. Ce serait littéralement une "collection", au sens thatchérien, de monades égoïstes. Supposés achevés par eux-mêmes, ces individus seraient, par inversion dialectique, extrêmement dépersonnalisés faute d’un but autre que la satisfaction de leurs besoins et de leurs plaisirs – qui sont eux-mêmes, aujourd’hui en tout cas, souvent orchestrés socialement.

Reconnaître que les individus se déterminent par eux-mêmes et qu’ils possèdent un libre arbitre ne nécessite pas pour autant que nous rejetions le collectivisme, étant donné qu’ils sont également capables de développer une conscience des conditions sociales sous lesquelles ces potentialités éminemment humaines sont exercées. Le gain de la liberté repose en partie sur des faits biologiques, comme le sait tout un chacun ayant élevé un enfant ; et en partie sur des faits sociaux, comme le sait tout un chacun qui vit dans une collectivité. L’individualité n’éclot pas dans l’être ex nihilo. Tout comme l’idée de liberté, elle a une longue histoire sociale et psychologique.

Laissé à lui-même, l’individu perd les amarres sociales indispensables, qui sont la raison pour laquelle un anarchiste attache de l’importance à l’individualité : une capacité de penser, n"e en grande partie des échanges ; l’outil émotionnel qui nourrit la rage contre le manque de liberté ; la sociabilité qui motive le désir d’un changement radical ; et le sens des responsabilités qui engendre l’action sociale.

En fait, la thèse de Brown présente des implications dérangeantes pour l’action sociale. Si “l’autonomie” individuelle l’emporte sur un quelconque engagement en faveur d’une “collectivité”, il n’y a aucune base que ce soit pour une institutionnalisation sociale, la prise de décision, ou même une coordination administrative. Chaque individu, indépendant dans son “autonomie”, est libre de faire ce qui lui plaît – vraisemblablement, en suivant la vieille formule libérale, tant qu’il ou elle n’empiète pas sur “l’autonomie” des autres. Même la prise de décisions démocratique est rejetée car autoritaire. "Une règle démocratique est tout de même une règle" nous avertit Brown. "Bien qu’elle permette à plus d’individus de participer au gouvernement qu’une monarchie ou une dictature totalitaire, elle implique néanmoins fondamentalement la répression des volontés de quelques uns. Cela rentre évidemment en contradiction avec l’individu existentiel, qui se doit de maintenir l’intégrité de sa volonté afin d’être libre existentiellement " (POI, p.53). En fait, la volonté individuelle autonome est à ce point transcendantalement sacro-sainte, aux yeux de Brown, qu’elle cite en l’approuvant la déclaration de Peter Marshall qui, selon les principes anarchistes, affirme que « la majorité n’a pas plus le droit de dicter quoi que ce soit à la minorité, même à une minorité d’un seul individu, que la minorité à la majorité » (POI, p.140).

Dénigrer les procédures de démocratie directe discursives et rationnelles de prises de décisions collectives comme ‘dictées’ et 'dirigées’ accorde le droit à une minorité d’ego d’annuler la décision de la majorité. Mais le fait reste qu’une société libre sera démocratique ou ne sera pas. Dans la situation existentielle même, si vous le voulez, d’une société anarchiste – une démocratie directe libertaire – les décisions seront évidemment prises à la suite d’une discussion ouverte. Après cela, la minorité suite au vote – même un seul individu – aura toute opportunité de présenter des arguments contradictoires pour essayer de faire changer cette décision. La prise de décision par le consensus, à l’inverse, rejette le dissensus en cours – le processus primordial pour un dialogue continuel, le désaccord, la mise et la remise en question, sans lesquelles la créativité sociale ou individuelle serait impossible.

Si il y a un fonctionnement qui garantisse qu’une prise de décision importante puisse soit être manipulée par une minorité, soit se voir avortée complètement, c’est celui basé sur le consensus Quoi que ce soit, fonctionnant sur la base du consensus, permet qu’une prise de décisions importante puisse soit être manipulée par une minorité, soit ne s’effondre complètement. Et les décisions prises incarneront le plus petit dénominateur commun des opinions émises, et constitueront le niveau le moins créatif de l’accord. Je parle ici à partir d’une longue et douloureuse expérience d’utilisation du consensus au sein de la Clamshell Alliance [8] dans les années 1970. Au moment précis où ce mouvement antinucléaire quasi-anarchiste était au sommet de sa lutte, avec des milliers d’activistes, il fut détruit par la manipulation d’une minorité du procédé de consensus . La “tyrannie de l’absence de structure” que la prise de décisions par consensus produisit a permis à une poignée de personnes bien organisées de contrôler les nombreux indécis, désinstitutionnalisés, et largement désorganisés au sein du mouvement.

Le consensus demandé à cor et à cri, il n’était pas non plus possible au dissensus d’exister et de stimuler une discussion créative, qui aurait alimenté l’expression créative d’idées susceptibles de déboucher sur de nouvelles perspectives sans cesse élargies. Dans toute collectivité, le dissensus – et les individus dissidents – l’empêche de stagner. Des mots péjoratifs tels que “dicter” et “diriger” s’applique précisément au silence forcé des dissidents, pas à l’exercice de la démocratie ; ironiquement, c’est la “volonté générale” consensuelle qui pourrait bien, dans la phrase mémorable de Rousseau issue du Contrat Social, "forcer les hommes à être libres."

Loin d’être existentiel au sens premier du terme, “l’individualisme existentiel” de Brown traite de l’individu de façon a-historique. Elle réduit l’individu à une catégorie transcendantale, tout comme l’avait fait Robert K. Wolff dans les années 1970, en faisant étalage de ses concepts kantiens de l’individu dans sa douteuse Défense de l’Anarchisme. Les facteurs sociaux qui interagissent avec l’individu pour en faire un être réellement volontaire et créatif sont englobées dans des abstractions morales transcendantales qui, étant donné leur existence purement intellectuelle, “existent” hors de l’histoire et de la praxis.

En alternant le transcendantalisme moral et le positivisme simpliste dans son approche des relations de l’individu au collectif, l’exposé de Brown s’emboîte aussi maladroitement que le créationnisme avec l’évolution. La riche histoire et dialectique qui montrent comment l’individu fut largement formé par, et interagit avec, un développement social sont absentes de son travail. Éparpillée et étroitement analytique dans nombres de ses vues, Brown offre un cadre parfait pour une notion d’autonomie aux antipodes de la liberté sociale. Avec “l’individu existentiel” d’un côté, et une société consistant en “une collection d’individus” et rien de plus de l’autre, le fossé entre autonomie et liberté devient infranchissable.

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

[1] The Political Philosophy of Bakunin, G. P. Maximoff editor (Glencoe, Ill.: Free Press, 1953), p. 144
[2] Political Philosophy of Bakunin, p. 158.
[3] Pierre Kropotkine, article “Anarchisme” de l’Encyclopaedia Britannica, in Kropotkin's Revolutionary Pamphlets, ed. Roger N. Baldwin (New York: Dover Publications, 1970), p.285-87.
[4] Katinka Matson, ‘Preface’, The Psychology Today Omnibook of Personal development
[5] Michel Foucault, The History of Sexuality, vol. 1
[6] Paul Goodman, chapitre 'Politics Within Limits,' in Crazy Hope and Finite Experience: Final Essays of Paul Goodman, éd. Taylor Stoehr (San Francisco: Jossey-Bass, 1994), p. 56
[7] : L. Susan Brown, The Politics of Individualism (Montréal: Black Rose Books, 1993). L’engagement flou de Brown en faveur de l’anarcho-communisme du communisme libertaire semble d’avantage dériver d’une préférence viscérale que de son analyse.
Modifié en dernier par digger le 04 Aoû 2013, 09:40, modifié 2 fois.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle II

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 16:45

4. L'anarchisme comme chaos

Quoi que puissent être les propres préférences de Brown, son livre reflète et fournit les prémisses de l’éloignement des anarchistes euro-américains de l'anarchisme social et de leur rapprochement avec l'anarchisme individualiste ou lifestyle. En fait, l'anarchisme lifestyle trouve aujourd'hui sa principale expression dans les graffiti à la bombe de peinture, dans le nihilisme post-moderniste, l'anti-rationalisme, le néo-primitivisme, l'anti-technologisme, le "terrorisme culturel " néo-situationniste, le mysticisme, et une "pratique " de mise en scène d' "l'insurrections personnelles" foucaldiennes.

Ces postures à la mode, dont quasiment toutes suivent les modes yuppies du moment, sont individualistes dans le sens important où elles sont antithétiques avec le développement d’organisations sérieuses, une pratique politique radicale, un mouvement social engagé, et une pertinence programmatique. Plus orienté vers la "réalisation personnelle" de soi que vers la réalisation du changement social radical, ce courant parmi les anarchistes lifestyle est particulièrement nocif du fait que son "orientation introspective" [turning inward] , comme l'a appelé Katinka Matson, prétend être une politique – mais de celle qui ressemble à la "politique de l'expérience" de R.D Laing. Le drapeau noir, que les anarchistes sociaux révolutionnaires levèrent dans les luttes insurrectionnelles en Ukraine et en Espagne, devient maintenant un sarong mondain pour la délectation du petit bourgeois chic.

L'un des exemples les plus répugnants de l'anarchisme lifestyle est la Z A.T.de Hakim Bey (alias Peter Lamborn Wilson) Z .A.T : Zone Autonome Temporaire, Anarchisme Ontologique, Terrorisme Poétique, un joyau dans la Série Nouvelle Autonomie (pas de choix accidentels de mot ici), publié par le groupe très postmoderniste Semiotext(e)/Autono'media à Brooklin. [8] Au milieu des célébrations du  "Chaos ", de  "l'Amour Fou" , de  "l'Enfant Sauvage" , du "paganisme", du "sabotage artistique", des "utopies pirates", de "la magie noire comme action révolutionnaire", du "crime" et de la "sorcellerie"  sans parler des éloges au "Marxisme-Stirnerisme", l'appel à l'autonomie est étendu jusqu’à absurde au point de sembler parodier une idéologie égocentrique et auto-fascinante.

La ZAT..se présente comme un état d'esprit, une disposition passionnément anti-rationnelle et anti-civilisationnelle, dans laquelle la désorganisation est conçue comme une forme d'art et où les graffitis supplantent les programmes. Le Bey (son pseudonyme est le mot turque pour 'chef' ou 'prince') ne mâche pas ses mots quant à son dédain pour la révolution sociale : "Pourquoi prendre la peine d'affronter un 'pouvoir' qui a perdu tout son sens et est devenu pure Simulation ? De telles confrontations n'auront pour résultat que de dangereux et affreux spasmes de violence" (TAZ, p. 128). Pouvoir entre guillemets ? Simple 'Simulation' ? Si ce qui est en train de se passer en Bosnie avec cette puissance de feu n'est que simple 'simulation', nous vivons effectivement dans un monde très sûr et confortable ! Le lecteur inquiet de la multiplication des pathologies sociales de la vie moderne pourra être réconforté par la pensée olympienne de Bey selon laquelle "le réalisme demande non seulement que nous arrêtions d'attendre 'la Révolution', mais aussi que nous arrêtions de la vouloir" (TAZ, p. 101). Est ce que ce passage nous invite à apprécier la sérénité du Nirvana ? Ou une nouvelle 'Simulation' Baudrillardienne ? Ou peut être un nouvel 'imaginaire 'Castoriadisien ?

Ayant éliminé l'objectif révolutionnaire classique de transformation de la société, le Bey se moque avec condescendance de ceux qui risquèrent tout à cette fin: "le démocrate, le socialiste, l'idéologie rationnelle... sont sourds à la musique et manquent de tout sens du rythme » (TAZ, p. 66). Vraiment ? Est-ce que le Bey et ses acolytes ont eux-même saisi les vers et la musique de la Marseillaise et danser de manière extatique aux rythmes de la Danse des Marins Russes de Gliere ? Il y a une arrogance lassante dans le rejet par Bey de la riche culture créée par les révolutionnaires au cours des derniers siècles, en réalité par des travailleurs ordinaires dans l'ère pré-rock-'n'-roll, et pré-Woodstock.

Que quiconque entre dans le monde onirique du Bey abandonne toutes ces absurdités à propos d'engagement social. "Un rêve démocratique ? Un rêve socialiste ? Impossible" entonne ainsi le Bey avec une certitude dominatrice, "Dans le rêve nous ne sommes jamais gouvernés excepté par l'amour et la sorcellerie". (TAZ, p. 64). Ainsi les rêves d'un monde nouveau évoqués par des siècles d'idéalistes dans de grandes révolutions sont magistralement réduits par le Bey à la sagesse de son monde onirique fébrile.

Quant à un anarchisme "couvert de toile d’araignées avec son Humanisme Ethique, sa Libre Pensée, son Athéisme Musclé, et sa Logique Cartésienne Fondamentaliste brute" (TAZ,p. 52) – oubliez-le ! Le Bey ne se débarrasse pas seulement, d'un violent coup de balai, de la tradition des Lumières dans laquelle l'anarchisme, le socialisme et le mouvement révolutionnaire puisèrent leurs racines autrefois, mais ils mélangent aussi encore des pommes comme « la Logique Cartésienne Fondamentaliste » avec des oranges comme « la Pensée Libre », et « l'Humanisme Musclé » [sic] comme si ces notions étaient interchangeables ou comme si les unes présupposaient nécessairement les autres .

Bien que le Bey lui-même n'hésite jamais à faire des déclarations olympiennes et à asséner des polémiques acerbes, il n'a aucune patience avec "les idéologues querelleuses de l'anarchisme et de la pensée libertaire." (TAZ, p. 46). Proclamant que "l'Anarchie ne connaît aucun dogme" (TAZ, p. 52), le Bey immerge néanmoins son lecteur dans un dogme rigoureux s'il en est : « l'Anarchisme implique finalement l'anarchie – et l'anarchie est le chaos » (TAZ, p. 64). Ainsi parlât Le Seigneur : "Je Suis Celui Qui Est" – et Moïse trembla devant la parole divine !

De fait, dans un accès de narcissisme maniaque, le Bey décrète que c'est le soi omni-possessif, l'immense 'Je', le Grand 'moi' , qui est souverain : « chacun de nous [est] le gouvernant de sa propre chair, de ses propres créations – et de toutes autres choses dont nous emparer et garder ". Pour le Bey, les anarchistes et les rois – et les beys – deviennent indifférenciables, dans la mesure où ils sont tous des autarchistes:

"Nos actions sont justifiés par décret et nos relations sont déterminées par des traités avec les autres autarchistes. Nous faisons les lois pour nos propres domaines – et les chaines de la loi ont été brisées. A présent peut-être survivons nous comme simples Imposteurs – mais même ainsi nous pouvons saisir quelques instants, quelques mètres carrés de réalité sur laquelle imposer notre volonté absolue, notre royaume. L'Etat c'est moi … Si nous sommes limités par quelque éthique ou morale, cela doit être celle que nous avons imaginé nous-mêmes " (TAZ, p. 67).

L'Etat, c'est moi ? En plus du Bey, je peux penser à au moins deux autres personnes de ce siècle qui ont joui de ces amples prérogatives : Joseph Staline et Adolf Hitler. Le reste de nous autres mortels, riches comme pauvres, partageons, comme l'a dit Anatole France, l'interdiction de dormir sous les ponts de la Seine. Si le  "Sur l'Autorité" de Friedrich Engels, avec sa défense de la hiérarchie, représente une forme bourgeoise du socialisme, la ZA T et ses rejetons représentent une forme bourgeoise de l'anarchisme. "Il n'y a pas de devenir", nous dit le Bey, "pas de révolution, pas de lutte, pas de chemin; [si] vous êtes déjà le monarque de votre peau – votre liberté inviolable attend d'être complétée uniquement par l'amour d'autres monarques : une politique du rêve, insistante comme le bleu du ciel" – mots qui pourraient être inscrits sur la bourse de New York comme credo de l'égoïsme et de l'indifférence sociale" (TAZ, p. 4).

Cette opinion ne va évidemment pas plus rebuter les boutiques de la 'culture' capitaliste que les cheveux longs, barbes, et jeans n'ont rebuté le monde de la haute couture. Malheureusement, beaucoup trop de gens dans ce monde – aucunes 'simulations' ni 'rêves' – ne possèdent pas même leur propre peau, comme les prisonniers enchainés ensemble et en prisons peuvent en attester dans les termes les plus concrets. Personne ne s'est jamais évadé du royaume terrestre de la misère grâce à une 'politique des rêves' exceptés les petits bourgeois privilégiés, qui pourront trouver agréables les manifestes du Bey surtout dans des moments d'ennui.

Pour le Bey, en fait, même les insurrections révolutionnaires classiques n'offrent pas beaucoup plus qu'un pied personnel, évoquant les «  expérience limites » de Foucault. "Un soulèvement est comme une 'expérience culminante'" nous assure-t-il (TAZ, p. 100). Historiquement, "quelques anarchistes... prirent part à toutes sortes de soulèvements et révolutions, même communistes et socialistes", mais c'était "parce qu'ils trouvèrent dans le moment de l'insurrection même le genre de liberté qu'ils cherchaient. Ainsi, alors que l'utopie a jusqu'ici toujours échoué, les anarchistes individualistes ou existentialistes ont réussi dans la mesure où ils ont atteint (même brièvement) la réalisation de leur volonté de puissance dans la guerre" (TAZ, p. 88). Le soulèvement des travailleurs autrichiens de février 1934 et la guerre civile d'Espagne de 1936, je peux en attester, était plus que des "moments d'insurrections" orgiaques, mais des luttes implacables menées avec une gravité désespérée et un élan magnifique, contrairement à toutes épiphanies esthétiques.

L'insurrection ne devient néanmoins pour le Bey pas beaucoup plus qu'un 'trip' psychédélique, alors que le Surhomme Nietzschéen, que le Bey approuve, est un "esprit libre" qui dédaignerait perdre son temps avec de l'agitation pour des réformes, des actions revendicatives, des rêves visionnaires, et toute sorte de "martyr révolutionnaire". Apparemment les rêves sont o.k tant qu'ils ne sont pas "visionnaires" (lire : socialement engagé); le Bey préférerait plutôt "boire du vin" et connaître une "épiphanie privée" (TAZ, p. 88), ce qui ne suggère pas beaucoup plus que de la masturbation mentale, libérée à coup sûr des contraintes de la logique Cartésienne.

Cela ne devrait pas nous surprendre d'apprendre que le Bey préfère les idées de Max Stirner, qui "ne fait appel à aucune métaphysique mais octroie à l'Unique [c’est à dire, l'Ego] un certain absolu" (TAZ, p. 68). Bien sûr, le Bey trouve que "il manque un ingrédient chez Stirner" : "un concept pertinent d'état de conscience non-ordinaire" (TAZ, p. 68). Apparemment Stirner est un peu trop un rationaliste pour le Bey. « L'orient, l'occulte, les cultures tribales possèdent des techniques mystiques qui peuvent être 'appropriées' d'une manière vraiment anarchistes... Nous avons besoin d'un genre pratique 'd'anarchisme mystique'... une démocratisation du chamanisme, ivre et serein." (TAZ, p. 63). Ainsi le Bey appelle ses disciples à devenir des "sorciers" et suggère qu'ils utilisent le « l’Envoûtement du Djinn Noir Malais ».

Qu'est ce, au final, qu'une « zone autonome temporaire » ? "La TAZ est comme un soulèvement qui n'affronte pas directement l'Etat, une opération de guérilla qui libère une zone (de terre, de temps, d'imagination) et se dissout ensuite elle-même, pour se reformer ailleurs/à un autre moment, avant que l'Etat ne l'écrase » (TAZ, p. 101). Dans une TAZ nous pouvons "réaliser beaucoup de nos vrais Désirs, même si ce n'est que pour une saison, une brève Utopie pirate, une zone libre dans le vieux continuum de l'Espace/Temps" (TAZ, p. 62). "Des ZAT potentielles" incluent  "le regroupement tribal dans le style des sixties, "le conclave de la forêts des éco-saboteurs, La Beltaine idyllique des néo-païens, des conférences anarchistes, et des cercles de fééries gay", sans parler des "nightclubs, des banquets", et du "bon vieux pique-nique libertaire" – rien de moins ! (TAZ, p. 100). Ayant été membre de la Ligue Libertaire dans les années 1960, j'aurais aimé voir le Bey et ses disciples apparaître à un "bon vieux pique-nique libertaire" !

Si éphémère, si évanescente, si ineffable est la ZAT par contraste avec l'Etat et la bourgeoisie formidablement stable que "aussitôt que la ZAT est nommée... elle doit disparaître, elle va disparaître... pour surgir de nouveau ailleurs" (TAZ, p. 101). Une TAZ, en effet, n'est pas une révolte mais précisément une simulation, une insurrection vécue dans l'imagination d'un cerveau juvénile, une retraite sûre dans l'imaginaire. En effet, déclame le Bey: "Nous recommandons [la ZAT] car elle peut procurer la qualité de l'épanouissement sans nécessairement [!] conduire à la violence et au martyr" (TAZ, p. 101). Plus précisément, comme un 'happening' de Andy Warhol, une ZAT est un événement passager, un orgasme momentané, une expression fugace de la "volonté de puissance" qui est, en fait, évidemment impuissante dans sa capacité à laisser une quelconque empreinte sur la personnalité, la subjectivité, et même l’auto-formation de l'individu et encore moins sur le façonnage des évènements et de la réalité.

Etant donné la qualité évanescente d'une ZAT , les disciples du Bey peuvent jouir du privilège éphémère de vivre une "existence nomade", car "le vagabondage peut en un sens être une vertu, une aventure" (TAZ, p. 130). Hélas, le vagabondage peut être une "aventure" quand on a une maison confortable où retourner, alors que le nomadisme est le luxe distinctif de ceux qui peuvent se permettre de vivre sans gagner leur vie. La plupart des hoboes nomades dont je me souviens si bien lors de l’époque de la Grande Dépression enduraient une vie désespérée de faim, de maladies et d'indignité et mourraient souvent prématurément – comme ils le font toujours, aujourd'hui, dans les rues de l'Amérique urbaine. Les quelques-uns de type gitan semblaient apprécié la "vie de la route" étaient au mieux idiosyncrasiques, au pire tragiquement névrotiques. Je ne peux pas ignorer non plus une autre "insurrection" que le Bey propose: nommément, "l'illettrisme volontaire" (TAZ, p. 129). Bien qu'il le propose comme une révolte contre le système éducatif, son effet le plus séduisant pourrait être de rendre les diverses injonctions ex cathedra du Bey inaccessibles à ses lecteurs.

Il n'y a peut être pas de meilleure description du message de la ZATque celle qui est parue dans la Whole Earth Review, dont les critiques ont souligné que le pamphlet du Bey "est en train de devenir rapidement la bible contre-culturelle des années 1990... Alors que beaucoup de concepts de Bey ont une affinité avec les doctrines de l'anarchisme" la revue assure à sa clientèle yuppie qu'il se démarque ostensiblement de la rhétorique habituelle sur le renversement du gouvernement. En lieu et place, il préfère la nature changeante du 'soulèvement', qui, croit Bey, procure "des moments d'intensité [qui peuvent] donner forme et sens à la vie entière. Ces poches de liberté, ou zones autonomes temporaires, permettent à l'individu d'échapper aux grilles schématiques du Grand Gouvernement et de vivre occasionnellement dans des mondes où il ou elle peut faire brièvement l'expérience de la liberté totale ». [9]

Il y a un mot Yiddish intraduisible pour tout cela : nebbich ! [Pitié!] Pendant les années 1960, le groupe affinitaire Up Against The Wall Motherfuckers a propagé une confusion, une désorganisation, et un "terrorisme culturel" similaire, pour disparaître de la scène politique peu après. D’ailleurs, quelques uns de ses membres sont entrés dans le monde commercial, professionnel et des classes moyennes qu'ils avaient précédemment déclaré dédaigner. Ce comportement n'est pas non plus uniquement américain. Comme un 'vétéran' français de Mai-Juin 1968 l'a dit cyniquement : « On s’est amusé en 68, et maintenant il est temps de grandir ». Le même cycle abêtissant, avec des A cerclés, se répéta pendant la révolte grandement individualiste des jeunes à Zurich en 1984, pour se terminer ave la création du Parc des Aiguilles, un lieu de prédilection pour la cocaïne et de crack établi par la municipalité pour autoriser les jeunes toxicomanes à se détruire eux-mêmes légalement.

La bourgeoisie n'a rien à craindre de tels discours lifestyle. Avec son aversion pour les institutions et les organisations de masse, son orientation largement subculturelle, sa décadence morale, sa célébration de la fugacité, et son rejet des programmes, ce genre d'anarchisme narcissique est socialement inoffensif, souvent seulement une soupape de sécurité pour le mécontentement envers l'ordre social établi. Avec le Bey, l'anarchisme lifestyle se détache de tout activisme social sérieux et d'un engagement tenace envers des projets durables et créatifs et se dissout en prise de panards, dans un nihilisme postmoderne, et en une conception vertigineuse nietzschéenne de supériorité élitiste.

Le prix à payer pour l'anarchisme, s'il permet à cette pâtée de remplacer les idéaux libertaires du passé, pourrait être énorme. L'anarchisme égocentrique du Bey, avec son retrait postmoderne dans l'"autonomie » individuelle", les "expériences limites"foucaldiennes, et l' "extase" néo-situationniste, menace de rendre le mot anarchisme politiquement et socialement inoffensif – une simple lubie pour la titillation du petit bourgeois de tous âges.

5. Anarchisme mystique et irrationnel

La ZAT de Bey n’est pas la seule, loin s’en faut, dans son appel à l’incantation, voire au mysticisme. Etant donné leur mentalité datant d’avant Adam et Eve, de nombreux anarchistes se dirigent facilement vers un antirationnalisme sous ses formes les plus ataviques. Examinons 'The Appeal of Anarchy,'qui occupe la totalité de la dernière page d’un numéro récent de Fifth Estate (été 1989). 'L’Anarchie,' lisons-nous, reconnaît l’imminence de la libération totale [rien de moins!] et, comme signe de votre liberté, soyez nu-e-s pendant vos rites.' Nous sommes exhortés à ‘danser, chanter, rire, festoyer, jouer ,' -- et quelqu’un, à l’exception d’un prude momifié, pourrait-il s’élever contre ces plaisirs rabelaisiens ?

Mais malheureusement, il y a un hic. L’Abbaye de Thélème de Rabelais, dont semble s’inspirer Fifth Estate, était emplie de serviteurs, cuisiniers, garçons d’écurie et artisans, sans le dur travail desquels les aristocrates complaisants de cette utopie pour classe supérieure seraient morts de faim, regroupés nus dans les couloirs désormais froids de l’abbaye. Bien sûr, le 'Appeal of Anarchy' de Fifth Estate devait avoir à l’esprit une version sensiblement plus simple de l’Abbaye de Thélème et son ‘festin’ devait davantage faire référence au tofu et au riz qu’au perdreau farci truffé et aux truffes savoureuses. Mais même, -- sans avancées technologiques majeures pour libérer les gens du travail, pour avoir même du tofu et du riz sur la table, comment une société basée sur cette version de l’anarchie espère-t’elle ‘abolir toute autorité’, ‘partager en commun toute chose’ , festoyer, courir nus, danser et chanter?

Cette question est particulièrement pertinente en ce qui concerne Fifth Estate. Ce qui est frappant dans cette revue, c’est le culte primitiviste, pré-rationnel, anti-technologique et anti-civilisationnel au cœur de ses articles. Ainsi, l’"Appel" de Fifth Estate invite t’il les anarchistes à 'former le cercle magique, à entrer dans la transe de l’extasie, à se repaitre de l’incantation qui chasse tous les pouvoirs' – précisément les techniques magiques que les shamans (que glorifie au moins un de ses auteurs) dans les sociétés tribales, pour ne pas citer les prêtres des sociétés plus développées, ont utilisés depuis des siècles pour gagner un statut de hiérarques et contre lesquels la raison a du se battre depuis longtemps pour libérer l’esprit humain de ses mystifications qu’il s’est lui-même créé. 'Chasser tous les pouvoirsr'? D’un autre côté, il y a une touche de Foucault ici, qui a toujours nié la nécessité d’établir des institutions clairement habilitées à s’autogérer face au pouvoir actuel des institutions capitalistes et hiérarchiques-- nécessaires pour la réalisation d’une société dans laquelle le désir et l’extase peuvent s’épanouir pleinement dans un réel communisme libertaire.

L’hymne ‘extatique’ séduisante de Fifth Estate à l’anarchie, si dépourvue de contenu social-- toutes ses floritures rhétoriques à part – pourrait facilement être utilisé comme poster sur les murs d’une boutique chic, ou au dos d’une carte de voeux. Des amis qui se sont rendus récemment à New York City m’ont fait savoir, en fait, qu’un restaurant aux tables recouvertes de lin, aux menus assez chers et accueillant une clientèle yuppie sur St. Mark's Place dans le Lower East Side – un champ de bataille des années 1960 – est nommé Anarchie. Ce parc d’engraissement pour petits bourgeois possède une reproduction de la célèbre fresque italienne, Quarto Stato, qui montre des travailleurs insurgés fin de siècle marchant contre un patron invisible ou peut-être un poste de police. L’ anarchisme lifestyle, semble t’il, peut facilement devenir un mets de choix consumériste. Le restaurant, m’a t’on dit, a aussi des agents de sécurité, sans doute pour empêcher d’entrer la canaille locale qui figure sur la fresque.

Le prudent, "privatistique", hédoniste, et même confortable, anarchisme lifestyle peut aisément offrir un verbiage apte à pimenter les modes de vie rangées bourgeoises de timides rabelaisiens. Comme 'l’art situationniste' que le MIT a présenté il y a quelques années de cela pour la délectation d’une avant-garde petite bourgeoise, il n’offre rien de plus qu’une image affreusement ‘bête et méchante’ de l’anarchisme -- ou devrais-je dire, un simulacre – comme celles qui fleurissent le long de la côte Pacifique et qui s’étendent vers l’Est. L’Industrie de l’Extase, pour sa part ne réussit que trop bien sous le capitalisme contemporain et pourrait aisément absorber les techniques des anarchistes lifestyle pour améliorer une image de méchants commercialisable. La contreculture qui a autrefois choqué la petite bourgeoisie avec ses cheveux longs, ses barbes, ses habits, sa liberté sexuelle et son art, a été depuis longtemps éclipsée par des entrepreneurs bourgeois dont les boutiques, cafés, clubs, et même camps nudistes engendrent des affaires florissantes ; comme en témoignent les nombreuses publicité torrides dans le Village Voice et autres revues semblables.

En fait, les opinions ouvertement irrationnels de Fifth Estate ont des implications très troublantes. Sa célébration viscérale de l’ imagination, de l’extase et de la ‘primitivité' ne remet pas seulement en question ouvertement l’efficience rationnelle mais aussi la raison elle-même. La page de couverture du numéro de l’Automne/Hiver 1993 représente le très incompris Caprice 43 'Il sueno de la razon produce monstros' ('Le sommeil de la raison produit des monstres') de Francisco Goya. Le personnage endormi de Goya est montré affalé sur son bureau devant un ordinateur Apple. La traduction anglaise par Fifth Estate de la citation de Goya déclare, 'L’illusion de la raison produit des monstres,' sous-entendant que les monstres sont un produit de la raison elle-même. En fait, Goya signifiait explicitement, comme ses propres commentaires l’indiquent, que les monstres de la gravure sont produits par le sommeil de la raison et non par l’illusion de celle-ci. Comme il l’écrit dans son propre commentaire : 'L’imagination, désertée par la raison, engendre d’insupportables monstres. Unie à la raison, elle est la mère de tous les arts et la source de leurs émerveillements.(10) En dépréciant la raison, cette revue anarchiste lunatique entre en collusion avec quelques-uns des aspects les plus lugubres de la réaction néo-heideggerienne d’aujourd’hui.

6. Contre la technologie et la civilisation

Encore plus troublants sont les écrits de George Bradford (alias David Watson),l’un des principaux théoriciens de Fifth Estate, sur les horreurs de la technologie – en tant que telle visiblement. La technologie, semblerait-il, détermine les relations sociales plutôt que l’inverse, une notion qui se rapproche plus du marxisme commun que, disons, de l’écologie sociale. "La technologie n’est pas un projet isolé, ni même une accumulation de connaissances techniques,' nous dit Bradford dans 'Stopping the Industrial Hydra' (SIH), ‘qui est déterminée par une sphère séparée et plus fondamentale de ‘relations sociales’. Les techniques de masse sont devenues, dans les mots de Langdon Winner, des 'structures dont les conditions de fonctionnement demandent de restructurer leur environnement’, et donc des relations sociales mêmes qui le détermine. Les techniques de masse – un produit des premières formes archaïques des hiérarchies -- ont aujourd’hui dépassé les conditions qui les ont engendrées, en acquérant une vie autonome. . . . Elles offrent, ou sont devenues, une sorte d’environnement global et de système social,que ce soit dans leurs aspects général, individuel, ou subjectif . . . Dans une telle pyramide mécanique . . .les relations sociales et instrumentales ne font plus qu’une et se confondent.(11)

Ce corpus simpliste de notions contourne commodément les relations capitalistes qui déterminent ouvertement la manière selon laquelle la technologie sera utilisée et ce qu’elle est présumée être. En reléguant les relations sociales à quelque chose de moins fondamentale – au lieu de souligner l’importance proéminente du processus productif dans lequel est utilisée la technologie-- Bradford confère aux machines et aux ‘techniques de masse’ une autonomie mystique , qui comme l’ hypostasisation staliniste de la technologie, a servi à des fins totalement réactionnaires. L’idée que la technologie a une vie propre est profondément enracinée dans le romantisme conservateur allemand du siècle dernier et dans les écrits de Martin Heidegger et de Friedrich Georg Jûnger, qui ont nourri l’idéologie nationale socialiste, peu importe la manière dont les nazis ont mis en pratique cette idéologie anti-technologique.

Vu en termes d’idéologie contemporaine, ce bagage idéologique se caractérise par l’affirmation, si répandue aujourd’hui, que les machines automatisées nouvellement développées entraînent soit la perte des emplois, soit intensifient l’exploitation des personnes-- les deux étant des faits indéniables mais étant ancrés précisément dans les relations sociales de l’exploitation capitaliste, et non dans les avancées technologiques en elles-mêmes. En termes clairs: 'les coupes'aujourd’hui ne sont pas le fait des machines mais de bourgeois avares qui utilisent ces machines pour remplacer le travail et l’exploiter plus intensément. En réalité, les mêmes machines que les bourgeois emploient pour réduire ‘les coûts du travail’ pourraient, dans une société rationnelle, libérer les êtres humains des tâches abrutissantes pour des activités plus créatives et gratifiantes.

Il n’y a pas de preuve que Bradford soit un familier de Heidegger ou Jünger; il semble plutôt tirer son inspiration de Langdon Winner et Jacques Ellul, ce dernier que Bradford cite avec un air approbateur : 'c'est la cohérence technicienne qui fait maintenant la cohérence sociale . . . . la technologie en soi n’est pas seulement un moyen, mais un univers de moyens -- au sens premier de Universum: à la fois exclusif et total' (cité dans SIH, p. 10).

Dans "The Technological Society",son livre le plus célèbre, Ellul a émis la thèse austère que le monde et notre façon de l’appréhender sont modelés par les outils et les machines (la technique). Ignorant toute explication sociale de comment est née cette’société technologique’ le livre de Ellul se termine en n’offrant aucun espoir, sans aucune perspective pour guérir l’humanité de sa totale absorption par la technique. En réalité, même un humanisme qui cherche à maîtriser la technologie pour qu’elle réponde aux besoins humains est réduite, selon lui, à ‘un vœux pieux sans la moindre chance d’influencer l’évolution technologique.' (12) Et à juste titre, une vision si déterministe est suivie de sa conclusion logique.

Heureusement, cependant, Bradford nous fournit une solution: 'commencer à démanteler immédiatement toutes les machines' (SIH, p. 10). Et il ne tolère aucun compromis avec la civilisation, mais répète fondamentalement les clichés anti-civilisationnels et anti-technologiques quasi mystiques qui apparaissent dans certains cultes environnementaux New Age. La civilisation moderne, nous dit-il, est une ‘matrice de forces,' incluant 'des relations matérialistes, des communications de masse, l’urbanisation et des techniques de masse, ainsi que . . . des états nucléaires-cybernétiques imbriqués et rivaux,' tout cela convergeant vers une 'mégamachine globale' (SIH, p. 20). 'Les relations matérialistes,'note t’il dans son essai 'Civilization in Bulk' (CIB), font partie intégrante de cette 'matrice de forces,' au sein de laquelle la civilisation est une 'machine' qui a été un ' camp de travail dès ses origines,' une ' pyramide rigide de hiérarchies empilées,' 'un quadrillage élargissant le territoire du non organique,' et une ' progression linéaire à partir du vol du feu par Prométhée jusque au Fonds Monétaire International.' (13) En conséquence, Bradford réprimande le livre inepte de Monica Sjoo et Barbara Mor, The Great Cosmic Mother: Rediscovering the Religion of the Earth – non pas pour son théisme atavique et régressif, mais parce que les auteures ont mis le mot civilisation entre guillemets – aune pratique qui 'reflète la tendance de ce livre fascinant [!] a proposer une alternative ou une perspective inversée à la civilisation plutôt que de mettre en question ce terme dans sa globalité' (CIB, note de bas de page 23). On peut supposer que c’est Prométhée qui doit être blâmé, et non ces deux Mères-Terres, dont le traité sur les déités chthoniennes, avec tous ses compromis envers la civilisation, est ‘fascinant’.

Aucune référence à la mégamachine ne serait complète, pour sûr, sans citer la complainte de Lewis Mumford sur ses effets sociaux. En réalité, il faut noter que de tels commentaires ont mal interprété en général les intentions de Mumford. Celui-ci n’était pas contre la technologie, comme Bradford et d’autres aimeraient nous le faire croire; ni il n’était en aucun sens du terme un mystique qui aurait trouvé à son goût le primitivisme anti-civilisationnel de Bradford.A ce sujet, je peux parler à partir d’une connaissance personnelle des opinions de Mumford, pour avoir conversé un certain temps avec lui lors d’une conférence à l’université de Pennsylvanie vers 1972.

Mais il suffit d’examiner ses écrits ,comme"Technics and Civilization" (TAC), que cite Bradford lui-même, pour se rendre compte que Mumford peine à décrire ‘les instruments mécaniques' comme 'potentiellement un véhicule pour des objectifs humains rationnels.' (14) De façon répétée, en rappelant à son lecteur que les machines sont une invention humaine, Mumford souligne que la machine est 'la projection d’un aspect particulier de la personnalité humaine' (TAC, p. 317). En effet, l'une de ses fonctions les plus importantes a été de dissiper l'impact de la superstition sur l'esprit humain. ainsi: ‘Par le passé, les aspects irrationnels et démoniaques de la vie ont envahi des sphères auxquelles ils n’appartenaient pas. C’était un peu avant que l’on ne découvre que les bactéries, et non pas les brownies, étaient responsables de la coagulation du lait,et qu’un moteur a refroidissement à air était plus efficace qu’un manche à balai de sorcière pour le transport rapide longue distance. . . . Les sciences et les techniques ont raffermi notre morale: par leur austérité et leur abnégation mêmes, elles. . . jettent le mépris sur les peurs enfantines, les conjonctures et les assertions également puériles. ‘(TAC, p. 324)

Ce thème majeur dans les écrits de Mumford a été manifestement négligé par les primitivistes –en particulier son opinion que la machine a fait une ‘contribution capitale’ en promouvant ‘la technique de pensée et d’action coopérative’. Mumford n’hésite pas non plus à louer 'l’excellence esthétique de la forme de la forme de la machine . . . avant tout, peut-être la personnalité plus objective qui est née d’un rapport plus sensible et compréhensif avec ces nouveaux instruments sociaux et via leur assimilation culturelle mûrement réfléchie' (TAC, p. 324). En fait, 'la technique de création d’un monde neutre de fait, par opposition aux données brutes de l’expérience immédiate a été la grande contribution générale de la science analytique moderne' (TAC, p. 361).

Loin de partager le primitivisme explicite de Bradford, Mumford a critiqué vivement ceux qui rejetait totalement la mécanisation, et il considérait le ‘retour à un primitivisme absolu’ comme une ‘accommodation névrotique’ à la mégamachine elle-même (TAC, p. 302) , en réalité une catastrophe. ‘Plus désastreuse encore que la destruction totale des machines par les barbares, est leur menace d’éteindre ou de détourner la force motrice humaine.', a t’il observé en termes les plus durs, ‘décourageant le processus coopératif de la pensée et la recherche désintéressée à l’origine de nos réalisations techniques majeures' (TAC, p. 302). Et il exhortait: 'Nous devons abandonner nos lamentables et futiles tentatives de résister à la machine par des rechutes abrutissantes dans la sauvagerie' (TAC, p. 319).

Ces derniers travaux ne fournissent aucune preuve qu’il a changé d’opinion. De manière ironique, il désignait dédaigneusement les représentations du Living Theater et les conceptions des bandes de motards du 'Outlaw Territory' de 'Barbarisme,'et il dénigrait Woodstock comme une ' Mobilisation de Masse de la Jeunesse,' de laquelle ‘la culture actuelle uniformisée, sur-régentée, dépersonnalisée, n’avait rien à craindre.' Mumford, pour sa part, ne privilégiait ni la mégamachine, ni le primitivisme (l’ 'organique') mais plutôt la sophistication de la technologie en suivant une ligne démocratique et à l’échelle humaine. 'Notre capacité d’aller au-delà de la machine [pour une nouvelle synthèse] réside dans notre pouvoir d’assimiler celle-ci,' a- t’il observé dans "Technics and Civilization". 'Tant que nous n’avons pas assimilé les leçons de l’objectivité, du caractère impersonnel, de la neutralité, les leçons du domaine de la mécanique, nous ne pouvons pas aller plus loin dans notre développement vers l’organique le plus richement, le plus profondément humain.' (TAC, p. 363).

Dénoncer la technologie et la civilisation comme fondamentalement oppressive de l’humanité ne sert en réalité qu’à dissimuler les relations sociales particulières que privilégient les exploiteurs sur les exploités et les hiérarques sur leurs subordonnés. Plus que tout autre société oppressive du passé, le capitalisme camoufle son exploitation de l’humanité sous un déguisement de ‘fétiches’, pour reprendre la terminologie de Marx dans le Capital, et surtout, le 'fétichisme de la marchandise,' qui a été, de différentes manières -- et de façon superficielle – qui a été dépeint par les situationnistes comme 'spectacle' et par Baudrillard comme 'simulacre.' De la même manière que l’acquisition par la bourgeoisie de la plus-value est cachée par un échange contractuel salarié contre la force de travail qui n’est égal qu’en apparence, le fétichisme de la marchandise et ses mouvements dissimulent la souveraineté des relations économiques et sociales du capitalisme.

Il faut souligner ici un point crucial. Ces écrans de fumée vis à vis du public remplissent le rôle déterminant de la compétition capitaliste en provoquant les crises de notre temps. A ces mystifications, les anti-technologistes et anti-civilisationistes ajoutent les mythes de la technologie et de la civilisation comme fondamentalement oppressives, et obscurcissent ainsi les formes de relations sociales propres au capitalisme – notamment l’utilisation d’objets (marchandises, valeur d’échange, objets – employer les termes que vous voulez) pour servir de médiation aux relations sociales et dessiner le paysage techno-urbain de notre époque. De la même façon que la substitution du terme capitalisme par ‘société industrielle’ dissimule le rôle premier et précis du capital et des relations à la marchandise dans la formation de la société moderne, la substitution des relations sociales par une culture techno-urbaine, pour laquelle se prononce ouvertement Bradford, dissimule le rôle primordial du marché et de la compétition dans la formation de la culture moderne.

L’ anarchisme lifestyle, en grande partie parce qu’il se préoccupe d’un 'style' plus que de la société, glisse rapidement sur l’accumulation capitaliste, avec son enracinement dans la compétition de marché, comme source de dévastation écologique, et se focalise, comme hypnotisé, sur la rupture supposée de l’unité ‘sacrée’ ou ‘extatique’ de l’humanité envers la 'Nature' et sur le ‘désenchantement du monde’ par la science, le matérialisme et le ‘logocentrisme.'

Par conséquent, au lieu de révéler les sources des pathologies sociales et personnelles actuelles, l’anti-technologisme nous autorise de manière spécieuse, à remplacer le terme de capitalisme par celui de technologie, qui facilite fondamentalement l’accumulation du capital et l’exploitation du travail, et qui devient la cause sous-jacente de la croissance et de la destruction écologique. La civilisation, incarnée par la ville comme centre culturel, est privée de ses dimensions rationnelles, comme si la ville était un cancer incurable plutôt qu’un espace potentiel pour universaliser les relations humaines, par contraste frappant avec les limites de clocher de la vie tribale et villageoise. Les relations sociales fondamentales de l’exploitation capitaliste et de la domination sont éclipsées par des généralités métaphysiques au sujet de l’ego et de la technique, semant la confusion dans l’opinion publique quant aux causes premières des crises sociales et écologiques -- les rapports marchands qui engendrent les entremetteurs sociaux de richesse, d’industrie et de pouvoir.

Ce qui ne revient pas à nier que beaucoup de technologies sont fondamentalement autoritaires et écologiquement dangereuses, ni que la civilisation a été un bienfait dans tous les cas. Les réacteurs nucléaires, les gigantesques barrages, les complexes industriels hautement centralisés, le système manufacturier et l’industrie de l’armement-- tout comme la bureaucratie, la dégradation des milieux urbains, et les médias contemporains – ont été néfastes dès leur apparition, pratiquement. Mais les dix-huitième et dix-neuvième siècles n’ont pas eu besoin de la machine à vapeur, de l’industrie manufacturière de masse ou, au demeurant, des villes géantes et de bureaucraties envahissantes, pour déforester d’immenses zones d’Amérique du Nord ,ni pour pratiquement exterminer ses peuples indigènes ou pour éroder le sol de régions entières. Au contraire, avant même que le chemin de fer n’atteigne toutes les régions du pays, la plupart de ces dévastations avaient déjà été commises en utilisant de simples haches, des mousquets à poudre, des chariots tirés par des chevaux et des charrues à versoir.

Ce furent ces technologies primaires que l’entreprise bourgeoise – les dimensions barbares de la civilisation du siècle dernier – utilisèrent pour transformer une grande partie de la vallée de l’Ohio en terrains immobiliers spéculatifs. Dans le sud, les propriétaires de plantations avaient besoin des ‘mains’ des esclaves principalement parce que la machine à planter et à récolter le coton n’existait pas; en fait, le métayage en Amérique a disparu lors des deux dernières générations en grande partie parce que de nouvelles machines ont fait leur apparition pour remplacer le travail des métayers noirs ‘libérés’. Au dix-neuvième siècle, des paysans de l’Europe semi-féodale, en suivant l’itinéraire des rivières et des canaux, ont investi en masse les espaces sauvages américains et, sans employer de méthodes particulièrement anti-écologiques, ont commencé à produire les céréales, qui, plus tard, ont propulsé le capitalisme américain vers l’hégémonie économique mondiale.
Dit abruptement: ce fut le capitalisme – la relation à la marchandise poussée jusqu’à ses pleines dimensions historiques – qui a ^produit la crise environnementale explosive de notre époque, en commençant par les marchandises artisanales transportées par bateaux dans le monde entier, propulsés plus par le vent que par moteur. Sauf dans les villes et villages textiles en Grande-Bretagne, où l’industrie manufacturière de masse a fait sa percée historique, les machines, qui suscitent une si grande opprobre de nos jours, furent créées bien après que le capitalisme gagnent en influence dans de nombreuses parties d’Europe et d’Amérique du Nord.

Malgré le mouvement actuel de balancier entre une glorification de la civilisation européenne et sa dénigration totale , nous ferions bien de nous souvenir cependant de la signification de la montée du sécularisme moderne, de la connaissance scientifique, de l’universalisme, de la raison et des technologies, qui offrent potentiellement l’espoir d’une répartition émancipatrice et rationnelle des réalités sociales en vue d’une pleine réalisation des désirs et de l’extase, sans les nombreux fonctionnaires et artisans qui servaient les appétits de leurs ‘supérieurs’ aristocrates dans l’Abbaye de Thélème de Rabelais. Ironiquement, les anarchistes anti-civilisationnels qui dénoncent la civilisation aujourd’hui sont parmi ceux qui profitent de ses fruits culturels et qui font de grandes déclarations largement individualistes sur la liberté, sans aucun sens de l’évolution laborieuse de l’histoire européenne qui a rendu cela possible. Kropotkine, parmi d’autres, à souligné avec insistance ‘le progrès des techniques modernes, qui simplifie merveilleusement la production de tous les biens nécessaires à la vie .' (15) Pour ceux a qui fait défaut le sens de la contextualité de l’histoire, qui manque du sens contextuel de l’histoire, le recul arrogant ne coûte pas cher.


8. Hakim Bey, T.A.Z.: The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchism, Poetic Terrorism (Brooklyn, NY: Autonomedia, 1985, 1991). L'individualisme de Bey peut facilement être rapproché de celui du Fredy Perlman tardif et ses acolytes anticivilisationnels et primitivistes du Detroit's Fifth Estate, excepté que T.A.Z appelle confusément à un paléolithisme psychique basé sur la High-Tech (p.44).
9. 'T.A.Z.,' The Whole Earth Review (Printemps 1994), p. 61.
10. Cité par Jose Lopez-Rey, Goya's Capriccios: Beauty, Reason and Caricature, vol. 1 (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1953), pp. 80-81.
11. George Bradford, 'Stopping the Industrial Hydra: Revolution Against the Megamachine,' The Fifth Estate, vol. 24, no. 3 (Hiver 1990), p. 10.
12. Jacques Ellul, The Technological Society (New York: Vintage Books, 1964), p. 430.
13. Bradford,Civilization in Bulk, Fifth Estate (Printemps 1991), p. 12.
14. Lewis Mumford, Technics and Civilization (New York and Burlingame: Harcourt Brace & World, 1963), p. 301
15. Kropotkin, Anarchism,' Revolutionary Pamphlets, p. 285.
Modifié en dernier par digger le 04 Aoû 2013, 09:41, modifié 1 fois.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

AnarchismeSocial et Anarchisme Lifestyle

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 17:22

7. Mystifier le Primitif.

Le corollaire de l'anti-technologisme et de l'anti-civilisationnalisme est le primitivisme, une glorification édénique de la préhistoire et le désir de retourner d'une manière ou d'une autre à son innocence supposée. Les anarchistes lifestyle tels que Bradford tirent leur inspiration des peuples indigènes et des mythes d'une préhistoire édénique. Les primitifs, dit-il, "refusèrent la technologie" – ils "réduisirent au minimum le poids relatif des techniques instrumentales et pratiques et amplifièrent l'importance des... techniques extatiques.". Il en fût ainsi parce que les primitifs, avec leurs croyances animistes, furent saturés d' "amour" de la vie animal et de la nature sauvage – pour eux, "animaux, plantes, et objets naturels" étaient "des personnes, et même des parents" (CIB ***, p. 11)

En conséquence, Bradford s'oppose à la perspective "officielle" qui décrit les modes de vie des cultures de quête de nourriture préhistoriques comme "terrible, brutale et nomade, une lutte sanglante pour l'existence". Il préfère glorifier "le monde primitif" comme, selon Marshall Sahlins, "la société d'abondance originelle", abondance, parce que ses besoins sont rares, tous ses désirs sont facilement satisfaits. Sa boîte à outil est élégante et légère, son point de vue est linguistiquement complexe et conceptuellement profond et pourtant simple et accessible à tous. Sa culture est étendue et extatique. Elle est collective, sans propriété, égalitaire et coopérative... elle est anarchique... libre de travail... C'est un société qui danse, une société qui chante, une société qui célèbre, une société qui rêve. (CIB, p. 10 ***)

Les habitants du "monde primitif", selon Bradford, vivaient en harmonie avec le monde naturel et jouissaient de tous les avantages de l’abondance, y compris beaucoup de temps libre. La société primitive, souligne-t-il, était "libre de travail" puisque la chasse et la cueillette demandaient beaucoup moins d'efforts que ce que les gens fournissent aujourd'hui avec la journée de huit heures. Ils concèdent avec compassion que la société primitive était "susceptible de connaître la faim occasionnellement". Cette "faim", cependant, était en réalité symbolique et auto-infligée, voyez vous, parce que les primitifs "[choisissaient] parfois la faim pour accroître l'inter-relation entre les personnes, pour jouer, ou pour avoir des visions" (CIB, p. 10 ***)

Cela demanderaient un essai entier pour faire la part du vrai ou du faux, sans parler pour réfuter, ces sornettes absurdes, parmi lesquelles quelques vérités sont, soit amalgamées avec, soit enrobées, dans de la pure fantaisie. Bradford base son récit, nous dit-il, sur "un meilleur accès aux perspectives des primitifs et leur descendants autochtones" grâce à " une anthropologie plus critique" (CIB, p. 10 ***). En fait, une majeure partie de son "anthropologie critique" semble dérivée du symposium "L'homme chasseur" [Man, The Hunter], tenu en avril 1966 à l'université de Chicago (16). Bien que la plupart des exposés présentés à ce symposium étaient d'une très grande valeur, un certain nombre d'entre eux se conformait à la mystification naïve de la "primitivité" qui était en train de s'infiltrer dans la contre-culture des années 1960 – et qui persiste aujourd'hui. La culture hippie, qui influença un bon nombre d'anthropologues de l'époque, affirmait que les peuples de chasseurs-cueilleurs d'aujourd'hui avaient été ignorées des forces économiques et sociales à l’œuvre dans le reste du monde et vivaient encore dans un état originel, comme vestiges des modes de vie néolithiques et paléolithiques. De plus, en tant que chasseurs-cueilleurs, leurs vies étaient notablement plus saines et pacifiques, en vivant maintenant comme autrefois sur une ample largesse naturelle.

Ainsi, Richard B. Lee, co-éditeur de la compilation d'exposés de la conférence, estima que les apports caloriques des "primitifs" étaient tout à fait élevés et que leurs sources de nourriture étaient abondantes, engendrant l’idée d’une sorte d' "abondance" virginale dans laquelle les gens n'avaient besoin de chasser/cueillir que quelques heures par jour. "La vie dans l'état de nature n'est pas nécessairement désagréable, brutale, et courte" écrit Lee. L'habitat des Bushmen Kung du désert du Kalahari, par exemple, est "abondant en nourritures naturellement disponibles". Les Bushmen de la région de Dobe, qui, écrit Lee, étaient encore au seuil du néolithique, vivent bien aujourd'hui grâce aux plantes sauvages et à la viande, malgré le fait qu'ils sont confinés dans la portion la moins productive des zones dans lesquelles les Bushmen vivaient autrefois. Il est probable qu'une base de subsistance encore plus substantielle fût caractéristique de ces chasseurs-cueilleurs du passé, quand ils avaient le choix parmi les habitats africains. (17)

Pas tout à fait ! – comme nous allons le voir bientôt.

C’est une pratique bien trop courante chez ceux qui se pâment devant la "vie primitive" de d’amalgamer ensemble plusieurs millénaires de préhistoire, comme si des espèces hominidées et humaines significativement différentes vécurent dans un même genre d'organisation sociale. Le mot préhistoire est hautement ambigüe. Étant donné que le genre humain inclut plusieurs espèces différentes, nous pouvons difficilement assimiler le "point de vue" des chasseurs-cueilleurs de l'Aurignacien Magdalénien (Homo sapiens sapiens) d'il y a 30 000 ans, avec celui d'Homo Sapiens neanderthalensis ou d'Homo Erectus, dont les outils, les capacités artistiques, et les capacités de langage étaient remarquablement différentes.

Une autre question est de savoir dans quelle mesure les chasseurs-cueilleurs de différentes époques vécurent dans des sociétés non-hiérarchiques. Si les sépultures de Sungir (dans l'actuelle Europe de l'est) d'il y a 25 000 ans permettent toutes les spéculations (et il n'y a pas personne du Paléolithique pour nous parler de leur vie), la collection extraordinairement riche de bijoux, lances, javelots en ivoire, et de vêtements perlés sur les sites funéraires de deux adolescents suggèrent l'existence de lignées familiales de haut statut social bien avant que les humains ne se sédentarisent avec l'agriculture. La plupart des cultures du Paléolithique étaient probablement relativement égalitaires, mais la hiérarchie semble avoir existé dans le Paléolithique tardif, avec de fortes variations dans le degré, le type, et l’ampleur de la domination qui ne peuvent pas être intégrées dans des hymnes rhétoriques d’un égalitarisme Paléolithique.

Une question supplémentaire qui se pose est la variation – l'absence, dans les premiers temps– des capacités de communication à différentes époques. Dans la mesure où le langage écrit n'est pas apparu avant une période bien avancée de l’époque historiques, les langages des Homo sapiens sapiens anciens n'étaient guère " profonds conceptuellement". Les pictogrammes, glyphes, et, surtout, le matériel mémorisé sur lequel les gens "primitifs" se fiaient pour la connaissance du passé présentent des limites culturelles évidentes. Sans une littérature écrite qui enregistre la sagesse cumulée des générations, la mémoire historique, sans parler de pensées "profondes conceptuellement" sont difficiles à conserver; elles sont plutôt peu à peu perdues ou déplorablement distordues. L'histoire transmise oralement est moins que tout sujette à la critique exigeante, mais, en outre, devient facilement un outil pour une élite de "devins" et les chamans qui, loin d'être des "proto-poètes" ainsi que Bradford les appelle, semblent avoir utilisé leur "savoir" pour servir leurs propres intérêts sociaux. (18)

Ce qui nous amène, inévitablement, à John Zerzan, le primitiviste anti-civilisationnel par excellence. Pour Zerzan, un des piliers de Anarchy: A journal Of Desire Armed (Anarchie : un journal du désir armé), l'absence de parole, de langage, et d'écriture est une bénédiction. Autre hôte de la distorsion temporelle de "L'homme chasseur", Zerzan soutient dans son livre " Future Primitive" [Primitif du Futur] (FP) que "la vie avant la domestication/agriculture était en fait largement une vie de loisir, d'intimité avec la nature, de sagesse sensuelle, d'égalité sexuelle, et de santé" (19) – à la différence que la vision de la "primalité" de Zerzan se rapproche plus de l'animalité quadrupède. En fait, dans la paléoanthropologie Zerzanienne, les distinctions anatomiques entre Homo sapiens, d'un côté, et Homo habilis, Homo erectus, et le "très critiqué" Néanderthal, de l'autre, sont douteuses; toutes les premières espèces du genre Homo, selon lui, possédaient les capacités physiques et mentales de l’Homo Sapiens et vécurent qui plus est dans une félicité primitive pendant plus de deux millions d'années.

Si ces hominidés étaient aussi intelligents que les humains modernes, sommes-nous naïvement tentés de demander, pourquoi n'ont-ils pas initié de changement technologique ? "Il m’apparait comme très plausible", conjecture brillamment Zerzan, "que l'intelligence, inspirée par le succès et la satisfaction d'une existence de chasseurs-cueilleurs, est la raison même de l'absence marquée de 'progrès'. La division du travail, la domestication, la culture symbolique – tout cela fût à l'évidence [!] refusé jusqu'à très récemment." Les espèces du genre Homo "choisirent longtemps la nature plutôt que la culture", et par culture Zerzan entend ici "la manipulation des formes symboliques
fondamentales" – un fardeau aliénant. En effet, continue-t-il, "le temps réifié, le langage (écrit, certainement, et probablement le langage parlé pour toute ou la majeure partie de cette période), les chiffres et l'art n'avait aucune place, malgré une intelligence pleinement capable de les assimiler." (FP, pp. 23, 24).

En bref, les hominidés étaient capables de symboles, de parole, et d'écriture mais les rejetèrent délibérément, puisqu'ils pouvaient se comprendre, eux et leur environnement, instinctivement, sans y recourir. Donc Zerzan s'empresse de tomber d’accord avec un anthropologue qui médite sur le fait que "la communion San/Bushman avec la nature a atteint un niveau d'expérience que nous pourrions presque qualifier de mystique. Par exemple, ils semblent savoir ce que c'est réellement
d'être un éléphant, un lion, une antilope" et même un baobab (FP, pp. 33-34).

La "décision" consciente de refuser le langage, les outils sophistiqués, la temporalité et la division du travail (vraisemblablement, ils essayèrent, puis grognèrent : "Pouah !" ) fut prise, nous dit-il, par Homo abilis, qui, noterais-je, avait à peu près la moitié de la taille du cerveau des humains modernes, et était probablement dépourvu des capacités anatomiques requises pour le langage syllabique. Pourtant nous devons en croire l'autorité souveraine de Zerzan que abilis (et peut-être même Australopithecus afarensis, qui était sans doute dans le coin "il y a quelques deux millions d'année", possédaient "une intelligence pleinement capable – rien de moins ! – pour ces fonctions mais refusèrent de les utiliser. Dans la paléoanthropologie Zerzanienne, les premiers hominidés ou humains pouvaient adopter ou rejeter des traits culturels essentiels comme le langage avec une sagesse sublime, tout comme les moines font vœu de silence.

Mais une fois que le vœu de silence fût brisé, tout parti à vau-l'eau ! Pour des raisons connues seulement de Dieu et de Zerzan.

L'émergence de la culture symbolique, avec sa volonté inhérente de manipulation et de contrôle, ouvrit bientôt la porte à la domestication de la nature. Après deux millions d'années de vie humaine à l'intérieur des frontières de la nature, en adéquation avec les autres espèces sauvages, l'agriculture changea notre style de vie, notre façon de nous adapter, d'une manière sans précédent. Jamais auparavant, une espèce n’avait connu un changement aussi radical et rapide... L'auto-domestication par le langage, le rituel et l'art inspira l'apprivoisement des plantes et des animaux qui suivit. (FP, pp. 27-28)

Il y a une certaine splendeur vraiment saisissante dans ces âneries . Des époques, des espèces hominidés et/où humaines, et des situations écologiques et technologiques profondément différentes sont toutes agrégées sous la forme d'une vie partagée "à l’intérieur des frontières de la nature". La simplification par Zerzan de la dialectique extrêmement complexe entre les natures humaines et non-humaines révèle une mentalité si réductionniste et si simpliste que l'on ne peut que la considérer qu’ avec stupéfaction.

Il y a certainement beaucoup à apprendre des cultures pré-littéraires – les sociétés organiques, comme je les appelle dans  "Écologie de la Liberté" – surtout en ce qui concerne la mutabilité de ce qui est couramment appelé la "nature humaine". Leur esprit de coopération dans le groupe et, dans les meilleurs cas, leur aspect égalitaire, sont non seulement admirables – et socialement nécessaires étant donné le monde précaire dans lequel ils vivent – mais fournissent aussi des preuves convaincantes de la malléabilité du comportement humain, en contraste avec le mythe selon lequel la compétition et la cupidité sont des attributs humains innés. En fait, leurs pratiques d'usufruit et de l'inégalité des égaux sont d’une grande pertinence pour une société écologique.

Mais l'idée que les peuples "primitifs" ou préhistoriques révéraient la nature non-humaine est au mieux spécieuse, et au pire totalement malhonnête. En l'absence d'environnement "artificiels" tels que des villages et des villes, la notion même d'une « Nature » distincte de l'habitat n’était pas encore conceptualisée – une expérience réellement aliénante, selon Zerzan. Il n'est pas plus probable également que nos lointains ancêtres percevaient le monde naturel d'une manière moins instrumentale que ne l'ont fait leurs descendants des cultures historiques. En tenant compte de leurs intérêts matériels – leur survie et leur bien-être – les peuples préhistoriques semblent avoir chasser autant de gibier qu'ils le pouvaient, et si ils peuplaient en imagination le monde animal d'attributs anthropomorphiques, comme ils l'ont sûrement fait, cela aura été pour communiquer avec lui dans le but de le manipuler, et pas simplement de le révérer.

Ainsi, avec en tête des visées tout à fait instrumentales, ils évoquèrent des animaux "parlants", des "tribus" animales (souvent modelées d’après leurs propres structures sociales), et des "esprits" animaux. Logiquement, étant donné leur savoir limité, ils croyaient en la réalité des rêves, où les humains pouvaient voler et les animaux parler – dans un monde onirique incompréhensible et souvent effrayant qu'ils prenaient pour la réalité. Pour contrôler le gibier, pour utiliser l'habitat dans un but de survie, pour faire face aux vicissitudes du climat, etc, les peuples préhistoriques durent personnifier ces phénomènes et leur "parler", que ce soit directement, rituellement, ou métaphoriquement.

En fait, les peuples préhistoriques semblent être intervenu sur leur environnent aussi résolument qu'ils le pouvaient. Dès que Homo erectus, ou les espèces humaines ultérieures, apprirent à utiliser le feu, par exemple, ils semblent l'avoir utilisé pour brûler des forêts, et probablement, acculer des animaux chassés sur des falaises ou dans des voies sans issue naturelles où ils pouvaient être facilement massacrés. La "vénération pour la vie" des peuples préhistoriques révèle un souci très pragmatique de l'amélioration et du contrôle des sources de nourriture, non un amour pour les animaux, les forêts, les montagnes (qu'ils auraient très bien plus craindre comme l’habitat élevé de divinités démoniaques et bienfaisantes) (20)

"L’amour de la nature" que Bradford attribue à la "société primitive" ne dépeint pas non plus de manière adéquate les chasseurs-cueilleurs contemporains, qui traitent assez durement leurs animaux de travail et leur gibier; les Pygmées Ituri de la forêt par exemple, tourmentent assez sadiquement le gibier capturé, et les Inuits maltraitent fréquemment leurs chiens de traineaux.(21) Quant aux Amérindiens, avant leur contact avec les européens, ils avaient profondément transformé une bonne partie du continent en utilisant le feu pour défricher des terres pour l'horticulture et pour une meilleure visibilité de chasse, au point que le "paradis" qu'ont trouvé les européens était "manifestement humanisé". (22)

Inévitablement, beaucoup de tribus indiennes semblent avoir épuisé la nourriture animale locale et ont dû migrer vers de nouveaux territoires pour s’assurer les moyens matériels de survie. Il serait surprenant en réalité qu'elles ne se soient pas engagé dans des guerres afin de déplacer les occupants d’origine. Leurs lointains ancêtres ont probablement causé l’extinction de certains grands mammifères d'Amérique du nord du dernier âge de glace (notamment les mammouths, les éléphants préhistoriques, les bisons latifrons, les chevaux et les chameaux). D’épaisses couches d'os de bisons, suggérant des tueries en masses et de la boucherie "en chaîne"sont encore discernables sur les sites d’un certain nombre d’arroyos américains. (23)

Parmi ces peuples qui maitrisaient l'agriculture, l'usage du sol n'était pas toujours écologiquement sans effets. Autour du lac P'tzcuaro dans les hautes terres du centre du Mexique, avant la conquête espagnol, "l'usage du sol à la préhistoire n'était pas écologique en pratique », écrit Karl W. Butzer, mais était responsable un taux élevé d'érosion des sols. En fait, les pratiques agricoles indigènes "pouvaient être aussi dommageables que n'importe quel usage du sol pré-industriel du Vieux Monde". (24) D'autres études ont montré que la sur-exploitation des forêts et l'échec de l'agriculture de subsistance ont fragilisé la société Maya et ont contribué à son effondrement. (25)

Nous n'aurons jamais aucun moyen de savoir si les modes de vies des cultures de chasse et de cueillette contemporains reflètent fidèlement ceux de notre passé ancestral. Les cultures indigènes contemporaines modernes ne se sont pas seulement développés sur des milliers d'années, mais elles furent également grandement modifiées par la diffusion d'innombrables influences en provenance d'autres cultures avant qu'elles ne soient étudiées par des chercheurs occidentaux. En fait, comme Clifford Geertz l'a noté de manière plutôt acerbe, il y a peu de choses, voire rien du tout de virginal dans les cultures indigènes que les primitivistes modernes associent à l'humanité ancienne . "La prise de conscience, réticente et tardive, que [le primitivisme virginal des indigènes d’alors ] n’a pas existé, même pas chez les Pygmées, ni même chez les Esquimaux," observe Geertz, "et que ces peuples sont en fait les produits de processus à grande échelle de changements sociaux qui les ont modelés et continuent de le faire – a produit une sorte de choc qui a conduit à une quasi crise dans le champ [de l'ethnographie]". (26) Un grand nombre de peuples 'primitifs', comme les forêts qu'ils habitaient, n'était pas plus 'virginaux' au moment du contact avec les européens que ne l'étaient les indiens Lakota au moment de la guerre civil américaine, en dépit d'une Danse avec les Loups soutenant le contraire. Beaucoup des système de croyances des indigènes tant encensés sont clairement identifiables avec des influences chrétiennes. Black Elk , par exemple, était un catholique zélé (27), alors que la Danse Fantôme des Paiute et des Lakota était profondément influencée par le millénarisme des chrétiens évangéliques.

Dans les recherches anthropologiques sérieuses, la notion d'un chasseur ’extatique' à l’âme pur , n'a pas survécu aux trente années écoulées depuis le symposium « L'homme, ce chasseur ». La plupart des sociétés du 'chasseur prospère' citées par les dévots du mythe de 'l'abondance primitive' ont littéralement dégénéré – la probablement du temps, probablement, malgré elles - en des systèmes sociaux horticoles. On sait maintenant que Les San du Kalahari ont été des horticulteurs avant d'être conduits dans le désert. Il y a plusieurs centaines d'années, selon Edwin Wilmsen, les peuples parlant la langue San, pratiquaient l'élevage et l'agriculture, sans parler du commerce avec les chefferies agricoles voisines, au sein d’un réseau qui s'étendait jusqu'à l'océan indien. Vers l'an 1000, les fouilles ont montré que leur région, Dobe, était peuplée par des habitants qui confectionnaient des céramiques, travaillaient l'acier, et élevaient du bétail, les exportant vers l'Europe dans les années 1840 avec des quantités massives d'ivoire – dont une grande quantité provenait d'éléphants chassés par les San eux-mêmes, qui sans aucun doute, massacraient leurs 'frères' pachydermes avec la grande sensibilité que leur attribue Zerzan. Les modes de vie marginaux de chasse et de cueillette des San, qui ont tellement ravi les observateurs des années 1960, étaient en fait le résultat des changements économiques de la fin du dix-neuvième siècle, et l'isolement imaginé par les observateurs extérieurs … n'était pas voulu mais provoqué par l'effondrement du capital mercantile » (28). Ainsi, "le statut actuel des peuples parlant San,comme marginal dans les économies rurales africaines", note Wilmsen, ne peut être expliqué qu’en terme de politiques sociales et économiques de l'époque coloniale et de ses conséquences. Leur condition de chasseurs-cueilleurs est un effet de leur relégation comme sous-classe dans le déroulement des processus historiques qui commencèrent avant le présent millénaire et culminèrent dans les premières décennies de ce siècle [le XXème]. (29)

Les Yuquí de l'Amazonie auraient aussi pu être le parfait exemple de la société virginale de chasse et de cueillette célébrée dans les années 1960. Non étudié par les européens jusque dans les années 1950, ce peuple disposait d’un outillage qui consistait en à peine plus que des défenses de sangliers, des arcs et des flèches. "En plus d'être incapables de produire du feu", écrit Allyn M. Stearman, qui les a étudiés, "ils n'avaient pas de bateaux, pas d'animaux domestiques (même pas de chiens), pas de spécialistes des rites, et seulement une cosmologie rudimentaire. Ils vivaient comme nomades, se déplaçant dans les forêts des basses terres de Bolivie à la recherche de gibier et autres sources de nourriture que leur fournissaient leur talents de chasseurs-cueilleurs." (30) Ils ne cultivaient aucune plante et n'étaient pas habitués à l'utilisation des hameçons et des lignes pour la pêche.

Mais loin d'être égalitaires, les Yuquí maintenaient une institution d'esclavage héréditaire, divisant la société entre une élite privilégiée et une classe laborieuse méprisée d’esclaves . Cette caractéristique est maintenant considérée comme le vestige d'un mode de vie horticole. Il s'avère que les Yuquí descendent d'une société pré-colombienne esclavagiste, et "au fil du temps, suite à une déculturation, perdirent de larges pans de leur héritage culturel alors qu'il devenait nécessaire de rester mobile et de vivre de la terre. Mais alors que de nombreux éléments de leur culture ont pu être perdus, d'autres ne le furent pas. L'esclavage, à l'évidence, étant l'un d'eux. (31)

Le mythe du chasseur-cueilleur 'virginal' n’a pas seulement volé en éclat mais les propres données de Richard Lee sur les apports caloriques des "prospères" chasseurs-cueilleurs aussi ont été largement remises en question par Wilmsen et ses associés (32). Les !Kung avaient une durée de vie moyenne d'à peu près 30 ans. La mortalité infantile était élevée, et selon Wilmsen (n’en déplaise à Bradfort !), ils étaient sujets à des maladies et à la faim pendant la saison creuse. (Lee lui même a revues ses vues sur ce sujet depuis les années 1960).

La vie de nos lointains ancêtres étaient donc loin d’être dorée. En réalité, elle était plutôt dure, généralement courte, et matériellement très astreignante. Les analyses anatomique pour calculer leur longévité montrent qu'environ la moitié d'entre eux mouraient dans l'enfance ou avant d'atteindre vingt ans, et peu vivaient au delà de leur cinquantième année. Ils étaient probablement davantage charognards que chasseurs-cueilleurs et servaient sans doute de proies pour les léopards et les hyènes. (33)

Vis à vis des membres de leur propre bande, tribus, ou clans, les chasseurs-cueilleurs des époques plus tardives de la préhistoire étaient, en temps normal, coopératifs et pacifiques; mais vis à vis des membres d'autres bandes, tribus ou clans, ils étaient souvent belliqueux, et même parfois génocidaires dans leurs efforts pour les déposséder de leurs terres et se les approprier. Le plus heureux de nos ancêtres humains (si l'on en croit les primitivistes), Homo Erectus, a laissé derrière lui une sombre trace de massacres, d'après les données rassemblées par Paul Janssens. (34) L’hypothèse a été avancée, selon laquelle beaucoup d'individus en Chine et à Java furent tué par des éruptions volcaniques, mais cette explication perd une bonne partie de sa crédibilité à la lumière de l’exhumation des restes de quarante individus décapités dont les têtes portaient des traces de blessures mortelles – "Pas vraiment l'action d'un volcan" observe d’un ton pince-sans-rire Corinne Shear Wood. (35). Quant aux chasseurs-cueilleurs modernes, les conflits entre les tribus d'amérindiens sont trop nombreuses pour être citées en détail – comme en sont l’illustration les Anasazi et leurs voisins au sud-ouest, les tribus qui constituèrent au final la Confédération Iroquoise (la Confédération elle-même était une question de survie s'ils ne voulaient pas tous s'exterminer mutuellement), et le conflit continuel entre les Mohawks et les Hurons, qui entraina la quasi extermination et la fuite des communautés Huron survivantes.

Si les "désirs" des peuples préhistoriques étaient "facilement assouvis", comme le prétend Bradford, c'est précisément parce que leurs conditions matérielles de vie – et donc leurs désirs – étaient en réalité très rudimentaires. C'est ce qu'on peut attendre de n'importe quelle forme de vie qui s'adapte plutôt que d'innover, qui se conforme à un habitat naturel plutôt que de le transformer pour en faire un habitat conforme à ses volontés. Sûr, les peuples primitifs avaient une conception merveilleuse de leur habitat; ils étaient, après tout, des être hautement intelligents et imaginatifs. Cependant, leur culture "extatique" n’était pas seulement emplie naturellement de joie 'de chant... de célébration … de rêve', mais aussi de superstitions et de peurs aisément manipulables.

Ni nos lointains ancêtres ni les indigènes actuel n'auraient pu survivre si ils avaient eu les idées 'enchantées' à la Dysneyland que leur ont imputées les primitivistes d'aujourd'hui. Les Européens n'ont certes pas offert aux peuples indigènes un progrès social formidable. Bien au contraire : les impérialistes les ont soumis à une exploitation sans scrupules, au génocide pur et simple, à des maladies contre lesquelles ils n'avaient aucune immunité, et au pillage éhonté. Aucune conjuration animiste n'a, ou n'aurait, pu empêcher cette agression, comme lors de la tragédie de Wounded Knee en 1890, où le mythe des tuniques fantômes résistantes aux balles fut si douloureusement démenti.

Le sujet crucial est que la régression vers le primitivisme parmi les anarchistes lifestyle renie les attributs les plus marquants de l'humanité comme espèce et les aspects potentiellement émancipateurs de la civilisation euro-américaine. Les humains sont infiniment différents des autres animaux parce qu’ils font plus que simplement s'adapter au monde autour d'eux; ils innovent et créent un monde nouveau, non seulement pour découvrir leurs propres pouvoirs comme êtres humains mais aussi pour rendre le monde qui les entoure plus approprié à leur développement, à la fois en tant qu'individus et en tant qu'espèce. Aussi distordue soit elle par la société irrationnelle actuelle, la capacité à changer le monde est un don naturel, le produit de l'évolution biologique humaine – pas seulement celui de la technologie, de la rationalité, et de la civilisation. Que des gens qui se nomment anarchistes défendent un primitivisme qui s'approche de l'animalisme, avec son message à peine masqué d'adaptabilité et de passivité, souille des siècles de pensée, d'idéaux et de pratiques révolutionnaires, et diffame les mémorables efforts de l'humanité pour se libérer de l'esprit de clocher, du mysticisme, de la superstition, et pour changer le monde.

Pour les anarchistes lifestyle, particulièrement pour le genre anti-civilisationnel et primitiviste, l'histoire elle-même devient un monolithe dégradant qui engloutit toute distinctions, médiations, phases de développement, et spécificités sociales. Le capitalisme et ses contradictions sont réduits à un épiphénomène d'une civilisation dévorante et ses 'impératifs' technologiques, sans nuance et en bloc. L'histoire, dans la mesure où nous le concevons comme le déroulement de la composante rationnelle de l'humanité – sa capacité à développer la liberté, la conscience de soi, et la coopération – est un exposé complexe du défrichage des sensibilités, des institutions, de l'intellectualité, et du savoir humain, ou ce qui fut autrefois appelé "l'éducation de l'humanité". Traiter de l'histoire comme d’une "chute" en partant d’une "authenticité" animale, comme Zerzan, Bradford, et leurs compères à des degrés divers d'une manière très similaire à celle de Martin Heidegger, c’est ignorer les idéaux toujours plus forts de liberté, d'individualité, et de conscience de soi qui ont marqué les époques du développement humain – sans parler de l’étendue grandissante des luttes révolutionnaires pour atteindre ces buts.

L'anarchisme lifestyle anti-civilisationnel est simplement un aspect de la régression sociale qui marque les dernières décennies du vingtième siècle. De même que le capitalisme menace de défaire l'histoire naturelle en la réduisant à une ère géologique et zoologique plus simple, moins différenciée, l'anarchisme lifestyle anti-civilisationnel s’en rend complice en ramenant l'esprit humain et son histoire à un monde moins développé, moins défini, édénique, – la supposée 'innocente' société pré-technologique et pré-civilisatrice qui existait avant la  "disgrâce" de l'humanité. Comme les Lotophages dans l'Odyssée d'Homère, les humains sont 'authentiques' quand ils vivent dans un présent éternel, sans passé ni futur – sans être dérangés par la mémoire ou l’idéation, libres de toute tradition, et sans se soucier de l’avenir.

Ironiquement, le monde idéalisé par les primitivistes exclurait en fait l'individualisme radical célébré par les héritiers de Max Stirner. Bien que les communautés 'primitives' contemporaines ont produit des individus à la forte personnalité, le pouvoir de la coutume et le haut degré de solidarité imposé par des conditions contraignantes permettent peu de marge de manœuvre pour des comportements individualistes extravertis, du genre de ceux revendiqués par les anarchistes Stirneriens qui glorifient la suprématie de l'ego. Aujourd'hui, tâter du primitivisme est précisément le privilège d'urbains aisés qui peuvent se permettre de jouer avec des fantaisies interdites non seulement aux affamés et aux pauvres ainsi qu'aux 'nomades' qui habitent les rues des villes par nécessité mais aussi aux travailleurs surmenés . Les travailleuses modernes avec des enfants pourraient difficilement s'en sortir sans des machine à laver pour les soulager, si peu que ce soit, de leurs travaux domestiques quotidiens – avant d'aller travailler pour gagner ce qui constitue souvent la plus grande part des revenues du foyer. Ironiquement, même le collectif qui publie Fifth Estate a décidé qu’il ne pouvait pas se passer d’un ordinateur et a été 'obligé' d'en acheter un – en publiant la mention mensongère "Nous le détestons !" (36) Dénonçant une technologie de pointe tout en l'utilisant pour générer une littérature anti-technologique n'est pas seulement malhonnête mais comporte aussi une dimension moralisatrice : une telle 'haine' des ordinateurs ressemble bien plutôt au rot du privilégié, qui, s'étant gaver de mets délicats, glorifie les vertus de la pauvreté pendant les prières dominicales.

8. Évaluation de l'anarchisme lifestyle

Ce qui ressort de la manière la plus saisissante de l'anarchisme lifestyle d'aujourd'hui, c'est son goût pour l'immédiateté, pour la spontanéité, plutôt que pour la réflexion; pour une relation naïve en aparté entre esprit et réalité. Cette immédiateté n'interdit pas seulement à la pensée libertaire les exigences de la réflexion nuancée et par le biais de la méditation ; elle exclue aussi une analyse rationnelle, et, au demeurant, la rationalité elle-même. En reléguant l'humanité à l'intemporel, au non-spatial, et au non-historique -- une notion "primitive" de la temporalité basée sur les cycles "éternels" de la "nature" -- elle prive ainsi l'esprit de son unicité créative et de sa liberté d'intervenir dans le monde naturel.

Du point de vue de l'anarchisme lifestyle primitiviste, les êtres humains sont à leur avantage lorsqu'ils s'adaptent à la nature non-humaine plutôt que lorsque' ils interviennent pour la modifier, ou quand, débarrassés de la raison, de la technologie, de la civilisation, voir même du langage, ils vivent en "harmonie" avec la réalité, dotés peut-être de "droits naturels", dans une condition ‘extatique’ viscérale et essentiellement abrutissante. La ZAT. , Fifth Estate, Anarchy : A Journal of Desire Armed et des ‘zines’ , comme le Stirnerien "Demolition Derby", de Michael William - se concentrent tous sur un "primitivisme" sans médiation, a-historique, et anti-civilisationnel duquel nous sommes ‘tombés’, un état de perfection et ‘d'authenticité’ dans lequel nous avons été guidés au choix par les "limites de la nature", "les lois naturelles", ou notre ego dévorant. L’histoire et la civilisation ne sont rien d'autre qu'une descente dans le manque d’authenticité de la "société industrielle".

Comme je l'ai déjà suggéré, ce mythe d'une "chute", d'un "déclin" de l'authenticité, trouve ses racines dans le romantisme réactionnaire, et, plus récemment, dans la philosophie de Martin Heidegger, avec le "spiritualisme" völkisch latent dans" Être et Temps", qui apparaîtra plus tard dans ses travaux explicitement fascistes. Cette vision nourrit désormais le mysticisme introverti qui abonde dans les écrits antidémocratiques de Rudolf Bahro, avec son appel à peine déguisé au "salut" grâce à un "Adolf Vert", et dans la quête apolitique de spiritualité écologique et d' "accomplissement personnel" proposée par des écologiste radicaux.

A la fin, l'ego individuel devient le temple suprême de la réalité, excluant l'histoire et le devenir, la démocratie et la responsabilité. En effet, le contact vécu avec la société en tant que telle est rendu ténu par un narcissisme si envahissant qu’il réduit la consociation à un ego infantilisé qui n'est guère plus que le braillement d’exigences et de réclamations pour ses propres satisfactions. La civilisation fait seulement obstruction à l’épanouissement des désirs de cet ego, réifié en l'accomplissement ultime de l'émancipation, comme si l'extase et le désir n'étaient pas des produits de la culture et de l’évolution historique, mais seulement des pulsions innées qui apparaissent ex nihilo dans un monde désocialisé.

Comme l'ego petit-bourgeois stirnerien, l'anarchisme lifestyle primitiviste ne laisse pas de place aux institutions sociales, ni aux organisations politiques, ni aux programmes radicaux; moins encore à une sphère publique, que tous les auteurs que nous avons examiné assimilent automatiquement à un "gouvernement politique". L’intermittent, le non-méthodique, l'incohérent, l’interrompu et l'intuitif supplantent le consistant, le téléologique, l'organisé, en réalité toute forme prolongée et ciblée d'activité en dehors de la publication d'un "zine" ou d'une brochure -- ou encore de mettre le feu à une poubelle. L'imagination est opposée à la raison et le désir à la cohérence théorique, comme si l'un et l'autre étaient en contradiction radicale. L'affirmation de Goya, comme quoi l'imagination sans la raison produit des monstres, est modifiée de façon à laisser l'impression que l'imagination prospère sur l’expérience sans médiateur, avec une "unicité" sans nuance. La nature sociale est donc fondamentalement dissoute dans la nature biologique, l'humanité innovante dans l'animalité adaptative, la temporalité dans l'éternité pré-civilisationnelle, l'histoire dans une nature cyclique archaïque.

Une réalité bourgeoise, dont la rigueur économique devient de plus en plus dure et impitoyable chaque jour, est transformée astucieusement par les anarchiste lifestyle en constellations d'auto-complaisance, d’inachevé, d'indiscipline et d'incohérence. Dans les années 60, les situationnistes, au nom d'une "théorie du spectacle", ont en réalité produit un spectacle réifié de la théorie, mais ils ont au moins offert des mesures correctives organisationnelles, telles que les conseils ouvriers, qui ont donné du poids à leur esthétisme. L'anarchisme lifestyle, en s'en prenant à l'organisation, à l'engagement sur un programme, et à l'analyse sociale sérieuse, singe le pire aspect de l'esthétisme situationniste sans adhérer au projet de construction d'un mouvement. Comme les détritus des années 60, il erre sans but entre les limites de son ego (rebaptisées par Zerzan les "limites de la nature" et érige en vertu l'incohérence bohémienne.

Ce qui est le plus troublant, les caprices esthétiques auto-complaisants de l'anarchisme lifestyle érodent singulièrement l’essence socialiste d'une idéologie libertaire qui a pu autrefois affirmer la pertinence et le poids de son engagement indéfectible pour l'émancipation -- non pas en dehors de l'Histoire, dans le domaine du subjectif, mais à l'intérieur de l'Histoire, dans le domaine de l'objectif. Le grand slogan de la Première Internationale -- que l'anarcho-syndicalisme et l'anarcho-communisme ont conservé après que Marx et ses partisans l'aient abandonné, était : "Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits". Pendant des générations, ce slogan a orné les titres des unes que nous devons maintenant appeler rétrospectivement les revues sociales de l'anarchisme. Aujourd'hui, il est radicalement incompatible avec la revendication essentiellement égocentrique de "désirs armés", la contemplation taoïste et le nirvana bouddhiste. Là où l'anarchisme social a appelé le peuple à la révolution et à rechercher la reconstruction de la société, les petits bourgeois furieux qui peuplent le monde sous-culturel de l'anarchisme lifestyle appellent à la rébellion épisodique et à la satisfaction de leurs "machines désirantes", pour employer la phraséologie de Deleuze et Guattari.

Le constant retrait de l'engagement historique de l'anarchisme classique vis à vis de la lutte des classes (sans laquelle l’épanouissement et l'accomplissement du désir dans toutes ses dimensions, pas seulement l'instinctif, ne peuvent être atteints) s’accompagne systématiquement d'une mystification désastreuse de l'expérience et de la réalité. L'ego, identifié de façon presque fétichiste comme le siège de l'émancipation, s’avère identique à "l'individu souverain" du "laissez faire" individualiste. Coupé de ses amarres sociales, il réalise non pas l'autonomie, "l'ipséité" hétéronome de l'entreprise petite-bourgeoise.

En réalité, loin d'être libre, l'ego, dans son ipséité souveraine, est pieds et poings liés aux lois apparemment anonymes du marché -- les lois de la concurrence et de l'exploitation -- qui font du mythe de la liberté individuelle un autre fétiche camouflant les lois implacables de l'accumulation du capital.

L'anarchisme lifestyle, en effet, se révèle être un aveuglement bourgeoise et mystificateur de plus. Ses acolytes ne sont pas plus "autonomes" que les mouvements du marché boursier, les fluctuations des prix et les évènements sans intérêt du commerce bourgeois. Malgré toutes ses prétentions à l'autonomie, cette classe moyenne "rebelle", avec ou sans brique à la main, est entièrement captive des forces souterraines du marché qui occupent tous les terrains soi-disant "libres" de la vie sociale moderne, des coopératives d'alimentation aux communautés rurales.

Le capitalisme tourbillonne autour de nous -- non seulement sur le plan matériel, mais aussi culturel. Comme John Zerzan l'a déclaré si mémorablement à un journaliste perplexe qui l'interrogeait à propos de la télévision installée dans la maison de cet ennemi de la technologie : "comme tous les autres, je dois être sous narcotiques" (37).

Que l'anarchisme lifestyle soit lui-même un auto-aveuglement ‘sous narcotiques’ s’illustre le mieux dans "L’unique Et Sa Propriété" de Max Stirner, dans lequel la revendication du caractère "unique" de l'ego dans le temple du sacro-saint "soi" dépasse de loin les piétés libérales d'un John Stuart Mill. Avec Stirner, l'égoïsme devient une question d'épistémologie. En parcourant le labyrinthe de contradictions et d’affirmations pauvrement étayées qui abondent dans "L'Unique Et Sa Propriété" , on se rend compte que l’ego "unique"de Stirner 'est un mythe, parce qu'il puise ses racines dans son ‘autre’ apparent -- la société elle-même. En effet : "la Vérité ne peut se manifester comme tu te manifestes ; elle ne peut se mouvoir, ni changer ni se développer ; la vérité attend et reçoit tout de toi et n’est même que par toi, car elle n’existe que dans ta tête" (dit Stirner à l'égoïste), (38). L'égoïste Stirnerien, en effet, dit adieu à la réalité objective, à celle de la vie sociale, et donc au changement social fondamental, à tous critères éthiques et d'idéaux au delà de la satisfaction personnelle, parmi les démons cachés du marché bourgeois. Cette absence de médiation bouleverse l'existence même du concret, sans parler de l'autorité de l'ego Stirnerien lui-même -- une revendication si universelle au point d’exclure les racines sociales du soi et sa formation dans l'histoire.

Nietzsche, indépendamment de Stirner, a poussé cette idée de vérité jusqu’à sa conclusion logique en effaçant la facticité et la réalité de la vérité en tant que telle : "Qu'est ce donc que la vérité ?" demandait-il. "Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphisme, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, enjolivées" . (39) Avec plus de franchise que Stirner, Nietzsche soutenait que les faits ne sont que des interprétations, en effet, il demandait : "Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l'interprète derrière l'interprétation?" Apparemment non, car "même cela est une invention, une hypothèse. (40) En suivant la logique implacable de Nietzsche, on se retrouve avec un soi qui ne crée pas seulement sa propre réalité, mais qui doit aussi justifier de sa propre réalité comme plus qu'une simple interprétation. Un tel égoïsme anéantit donc l'ego lui-même, qui se perd dans la brume des postulats tacites de Stirner.

Privé pareillement de l'histoire, de la société et de la réalité au delà de ses propres "métaphores", l'anarchisme lifestyle vit dans un domaine asocial dans lequel l'ego, avec ses énigmatiques désirs , doit s'évaporer dans des abstractions logiques. Mais réduire l'ego à l'immédiateté intuitive -- l'ancrer dans l'animalité simple, dans les "limites de la nature", ou dans les "lois naturelles" -- reviendrait à ignorer le fait que l'ego est le produit d'une formation historique perpétuelle, une histoire qui, si elle n’est pas composée de simples épisodes, doit utiliser la raison comme guide en ce qui concerne les normes de progrès et de régression, de nécessité et de liberté, de bien et de mal, et -- oui ! -- de civilisation et de barbarie. En effet, un anarchisme qui cherche à éviter les écueils du solipsisme pur d'une part, et de la perte du "soi" en tant que simple "interprétation" d’autre part, autre doit devenir explicitement socialiste ou collectiviste. C'est à dire qu'il doit être un anarchisme social qui cherche la liberté à travers la structure et la responsabilité mutuelle, et non à travers un ego nomade vaporeux qui fuit les pré-conditions de la vie sociale.

Pour être franc: entre le pedigree socialiste de l'anarcho-syndicalisme et de l'anarcho-communisme (qui n'ont jamais nié l'importance de l’épanouissement et de l'accomplissement du désir), et le pedigree fondamentalement libérale et individualiste de l'anarchisme lifestyle (qui insiste sur l'inefficacité sociale, si ce n’est purement et simplement la négation sociale), il existe un fossé qui ne peut être comblé à moins d’ignorer totalement les objectifs, les méthodes et la philosophie sous-jacente profondément différents qui les distinguent. Le projet de Stirner a en effet vu le jour à l’occasion d’un débat sur le socialisme de Wilhelm Weitling et Moses Hess, au cours duquel il a invoqué l'égoïsme précisément pour s'y opposer. "L'insurrection personnelle plutôt que la révolution générale fut son (Stirner) message", observe fort justement James J. Martin (41) -- Une position antinomique qui s’incarne aujourd'hui dans l'anarchisme lifestyle et ses filiations yuppies, comme distinct de l'anarchisme social, qui a ses racines dans l'historicisme, la matrice sociale de l'individualité, et dans son engagement pour une société rationnelle.

L'incongruité même de ces messages pour l’essentiel confus, qui coexistent dans chaque page des 'zines’ lifestyle, trahissent le ton fébrile du petit bourgeois qui se tortille. Si l'anarchisme perd sa base socialiste et son objectif collectiviste, si il dérive dans l'esthétisme, l'extase, le désir, et, de manière incongrue, dans le quiétisme Taoïste et la modestie du "soi" bouddhiste, comme substitut à un programme, une politique,et une organisation libertaires, il en viendra à ne plus représenter la régénération sociale et une vision révolutionnaire, mais la décomposition sociale et une rébellion inconséquente et égoïste. Pire encore, il nourrira la vague de mysticisme qui déferle déjà sur les membres aisés de la génération adolescente actuelle ou aux alentours de la vingtaine. L'exaltation de l'extase par l'anarchisme lifestyle, certainement louable dans une matrice sociale radicale, mais amalgamée sans vergogne ici à la "sorcellerie", entraine une assimilation onirique avec des esprits, des fantômes et des archétypes Jungiens plutôt qu'une connaissance rationnelle et dialectique du monde.

De façon caractéristique, la couverture d'un récent numéro d'Alternative Press Review (Automne 1994), une revue anarchiste américaine largement lue, est ornée d'une divinité bouddhiste à trois têtes dans un repos nirvanique serein, vraisemblablement sur un fond cosmique de galaxies tourbillonnantes et de babioles New-Age -- une image qui pourrait facilement rejoindre les poster 'Anarchy' de Fifth Estate dans une boutique New Age. A l'intérieur de la couverture, un graphisme proclame : "La vie peut être magique quand on commence à se libérer" (le "A" de "magique" est cerclé) – ce à quoi on est obligé de demander : Comment ? Avec quoi ? Le magazine lui-même contient un essai d'écologie profonde de Glenn Parton (tiré de la revue "Wild Earth " de David Foreman) intitulé : "Le soi sauvage : pourquoi je suis un primitiviste" , chantant les louanges des "peuples primitifs" dont le "mode de vie s'adapte dans le monde pré-donné naturel", déplorant la révolution néolithique, et identifiant notre "tâche première" comme de "déconstruire notre civilisation, et de rétablir la vie sauvage". Les illustration de la revue célèbrent la vulgarité -- des crânes humains et des images de ruines sont bien en évidence. Sa plus longue contribution, "Décadence", tirée de Black Eye, mêle le romanesque au sous-prolétariat, concluant triomphalement : "C’est le moment pour de vraies vacances romaines, alors amenez les barbares !".

Hélas, les barbares sont déjà là -- et les "vacances romaines" prospèrent aujourd'hui dans les villes américaines avec le crack, la violence, l'insensibilité, la stupidité, le primitivisme, l'anti-civilisationnisme, l'anti-rationnalisme, et une assez grosse dose d'"anarchie", conçue comme chaos. L'anarchisme lifestyle doit être considéré dans le contexte social actuel des ghettos noirs démoralisés et des banlieues réactionnaires blanches, et aussi des réserves indiennes, ces centres visibles de "primitivisme", dans lesquels des bandes de jeunes indiens se tirent dessus, où le trafic de drogue est endémique et où les "graffitis des bandes accueillent les visiteurs, même au monument sacré de Window Rock", comme le rapporte Seth Mydans dans le New York Times (3 Mars 1995).

Ainsi, une décomposition culturelle généralisée a suivi la dégénérescence de la Nouvelle Gauche des années 1960 dans le post-modernisme, et de sa contre-culture dans le spiritualisme New Age. Pour les timides anarchistes lifestyle, les illustrations et les articles incendiaires d'Halloween repoussent l'espoir et à la compréhension de la réalité toujours plus loin. Déchirés entre les leurres du "terrorisme culturel" et les ashrams bouddhistes, ils se trouvent en fait pris dans un feu-croisé, entre les barbares de Wall Street et de la City en haut de l’échelle sociale, et ceux du bas, dans les lugubres ghettos urbains de l'Euro-Amérique. Hélas, le conflit dans lequel ils se trouvent, suite à tous leurs hymnes aux mode de vie du sous-prolétariat (auxquels les entreprises barbares ne sont pas étrangères ces jours ci), a moins à voir avec le besoin de créer une société libre qu'avec une guerre brutale contre ceux qui se partagent le butin de la vente de drogue, des corps humains, de prêts exorbitants – sans oublier les junk bonds et les devises internationales.

Un retour à une complète l'animalité -- ou devrions-nous appeler cela "décivilisation" ? -- est un retour non à la liberté, mais à l'instinct, au domaine de l'"authenticité", davantage guidés par les gènes que par le cerveau. Rien ne pourrait être plus éloigné des idéaux de liberté énoncés dans des formes toujours plus bouillonnantes par les grandes révolutions du passé. Ni être plus obstiné dans son obéissance aveugle aux impératifs biochimiques tels que l'ADN ou plus contraire à la créativité, à l'éthique, à la réciprocité offerts par la culture et les luttes pour une civilisation plus rationnelle. Il n'y a pas de liberté dans la "sauvagerie" si par ‘état sauvage’ nous entendons les types de modèles de comportement innés qui font l'animalité pure. Calomnier la civilisation sans reconnaître ses énormes potentialités en matière de liberté acceptée-- une liberté que confère la raison autant que l'émotion, la perspicacité autant que le désir, la prose autant que la poésie -- c'est se retirer dans le monde ténébreux d’absence de civilisation, où la pensée était brumeuse, et où l'intellectualisation n'était qu'une espérance d'évolution.

16. Le rapport de cette conférence ont été publiés dans Man the Hunter (Chicago: Aldine Publishing Co., 1968). Richard B. Lee and Irven DeVore, eds.,
17. What Hunters Do for a Living, ou How to Make Out in Scarce Resources, dans Lee et Devore, Man the Hunter, p. 43.
18. Voir particulièrement Paul Radin The World of Primitive Man (New York: Grove Press, 1953), pp. 139-150.
19. John Zerzan, Future Primitive and Other Essays (Brooklyn, NY: Autonomedia, 1994), p. 16. Le lecteur qui a foi dans les recherches de Zerzan peut essayer de chercher des sources reconnues comme Cohen (1974) et Clark (1979) (cité dans les pages 24 et 29, respectivement) de sa bibliographie -- Eux et d'autres sont entièrement absents.
20. La littérature sur ces aspects de la vie préhistorique est prolifique. Anthony Legge et Peter A. Rowly's Gazelle Killing in Stone Age Syria, Scientific American, vol. 257 (Août. 1987), pp. 88-95, montre que les animaux migrateurs ont pu être massacrés avec une efficacité dévastatrice par l’utilisation de corrals. L’étude classique des aspects pragmatiques de l’animisme est dans Myth, Science and Religion de Bronislaw Malinowski (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1954). L’anthropomorphisme manipulateur est mis en évidence dans de nombreux écrits traitant des transmigrations du domaine humain au non humain soutenues par des shamans, comme dans les mythes des Makuna décrits par Kaj 'rhem, dans Dance of the Water People, Natural History (Jan. 1992).
21. Sur les pygmées, voir Colin M. Turnbull, The Forest People: A Study of the Pygmies of the Congo (New York: Clarion/Simon and Schuster, 1961), pp. 101-102. Sur les esquimaux, voir Gontran de Montaigne Poncins Kabloona: A White Man in the Arctic Among the Eskimos (New York: Reynal & Hitchcock, 1941), pp. 208-9, ainsi que de nombreux autres travaux sur la culture traditionnelle esquimau.
22. Que de nombreuses prairies à travers le monde furent créées par le feu , datant probablement de l’ Homo erectus, est une hypothèse que l’on retrouve disséminée dans la littérature anthropologique . Une excellent étude sur le sujet : Stephen J. Pyne Fire in America (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1982). Voir aussi William M. Denevan, dans Annals of the American Association of Geographers (Sept. 1992), cité dans William K. Stevens, An Eden in Ancient America? Not Really, The New York Times (30 Mars 1993), p. C1.
23. Sur la question âprement débattue de la ‘sur-chasse’ voir Pleistocene Extinctions: The Search for a Cause, ed. P. S. Martin et H. E. Wright, Jr. . Les arguments pour déterminer si ce sont les facteurs climatiques et/ou une ‘sur-chasse" qui a conduit à l’extinction massive de quelques trente cinq genres de mammifères du Pleistocène sont trop complexes pour être traités ici. Voir Paul S. Martin, 'Prehistoric Overkill,' in Pleistocene Extinctions: The Search for a Cause, ed. P. S. Martin et H. E. Wright, Jr. (New Haven: Yale University Press, 1967). J’ai étudié quelques-uns des arguments dans mon introduction à la réédition de Le débat est encore en cours. Les éléphants préhistoriques, qui furent considérés un moment comme des animaux aux capacités d’adaptation environnementale limitées, sont maintenant reconnus comme plus flexibles écologiquement et auraient pu être tués par les chasseurs Paleoindiens, probablement avec moins de compassion que ne voudraient le croire les environmentalistes romantiques. Je ne prétends pas que la chasse seule a causé l’extermination de ces grands mammifères – en tuer un nombre considérable aurait été suffisant.. On peut trouver un résumé de piéges de bisons dans les arroyos dans le livre de Brian Fagan, Bison Hunters of the Northern Plains, Archaeology (Mai-Juin 1994), p. 38.
24. Karl W. Butzer, No Eden in the New World, Nature, vol. 82 (4 Mars 1993), pp. 15-17.
25. T. Patrick Cuthbert, The Collapse of Classic Maya Civilization dans The Collapse of Ancient States and Civilizations, ed. Norman Yoffee and George L. Cowgill (Tucson, Ariz.: University of Arizona Press, 1988); et Joseph A. Tainter, The Collapse of Complex Societies (Cambridge: Cambridge University Press, 1988), esp. chapter 5.
26. Clifford Geertz, Life on the Edge The New York Review of Books, 7 Avril,1994, p. 3.
27. Comme l’ observe William Powers, le livre Black Elk Speaks a été publié en 1932. ‘Il n’y a aucune trace de la vie chrétienne de Black Elk dedans.' Pour un déboulonnage rigoureux de la fascination actuelle pour l’histoire de Black Elk, voir William Powers, When Black Elk Speaks, Everybody ListensSocial Text, vol. 8, no. 2 (1991), pp. 43-56.
28. Edwin N. Wilmsen, Land Filled With Flies (Chicago: University of Chicago Press, 1989), p. 127.
29. Wilmsen, Land Filled with Flies, p. 3.
30. Allyn Maclean Stearman, Yuqui: Forest Nomads in a Changing World (Fort Worth and Chicago: Holt, Rinehart and Winston, 1989), p. 23.
31. Stearman, Yuqui, pp. 80-81.
32. Wilmsen, Land Filled with Flies, pp. 235-39 and 303-15.
33. Voir, par exemple,, Robert J. Blumenschine et John A. Cavallo, Scavenging and Human Evolution,' Scientific American (Octobre 1992), pp. 90-96.
34. Paul A. Janssens, Paleopathology: Diseases and Injuries of Prehistoric Man (London: John Baker, 1970).
35. Wood, Human Sickness, p. 20.
36. E. B. Maple, 'The Fifth Estate Enters the 20th Century. We Get a Computer and Hate It!' The Fifth Estate, vol. 28, no. 2 (Eté 1993), pp. 6-7.
37. Tiré du New York Times, 7 Mai 1995. Des gens moins moralisateurs que Zerzan ont essayé d'échapper à l'emprise de la TV et prennent du plaisir avec de la musique décente, des pièces, des livres, etc.
38. Max Stirner, The Ego and His Own ,ed. James J. Martin, trad. Steven T. Byington (New York: Libertarian Book Club, 1963), part 2, chap. 4, sec. C, 'My Self-Engagement,' p. 352,
39. Friedrich Nietzsche, 'On Truth and Lie in an Extra-Moral Sense (1873; Extraits), dans The Portable Nietzsche, édité et traduit par Walter Kaufmann (New York: Viking Portable Library, 1959), pp. 46-47.
40. Friedrich Nietzsche, fragment 481 (1883-1888), The Will to Power, traduit par Walter Kaufmann et R. J. Hollingdale (New York: Random House, 1967), p. 267.
41. James J. Martin, Introduction de l'éditeur à Stirner, The Ego and His Own , p. xviii.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

Suivante

Retourner vers Débats théoriques

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun-e utilisateur-trice enregistré-e et 12 invités