Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle - IV

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 17:24

9. Vers un communalisme démocratique

Ma description de l'anarchisme lifestyle est loin d'être complète; l'idée personnaliste de cette glaise idéologique lui permet d'être modelée sous de nombreuses formes à condition que que des termes comme "imagination", "sacré", "intuitif", "extase", ou "primal" en embellissent la surface.

L'anarchisme social, selon moi, est fait de choses complètement différentes, héritées de la tradition des Lumières, en tenant compte de ses limites et de ses lacunes. Selon la façon dont il définit la raison, l'anarchisme social célèbre l'esprit humain pensant sans nier d'aucune sorte la passion, l'extase, l'imagination, le jeu et l'art. Pourtant, plutôt que de les réifier en vagues catégories, il tente de les intégrer dans la vie quotidienne. Ce faisant, il s'engage en faveur de la rationalité tout en s'opposant à la rationalisation de l'expérience ; en faveur de la technologie en s'opposant à la "mégamachine" ; en faveur de l'institutionnalisation sociale, en s'opposant à la domination de classe et à la hiérarchie ; en faveur d’une véritable politique basée sur une coordination confédérale de
municipalités ou de communautés par le peuple en démocratie directe, face à face, en s'opposant au parlementarisme et de l’État.

Cette "communauté de communes" [Commune of communes], pour employer une vieille formule des révolutions d'antan, peut être désignée de manière appropriée "communalisme". Contrairement aux opposants à la démocratie comme ‘règle’, elle traduit, au contraire, la dimension démocratique de l'anarchisme comme une administration majoritaire de la sphère publique. En conséquence, le communalisme recherche la liberté plutôt que l'autonomie au sens où j'ai opposé ces deux termes. Il rompt nettement avec l’ego psycho-personnel stirnerien, libéral et bohémien, comme souverain indépendant, en affirmant que l'individualité ne nait pas ex nihilo, revêtue dès la naissance de "droits naturels", mais la voit comme le travail en constante évolution du développement historique et social : un processus d'auto-formation qui ne peut être ni pétrifié par le biologisme, ni arrêté par des dogmes limités dans le temps.

L'individu souverain, autonome, a toujours été une base précaire sur laquelle ancrer une perspective de gauche libertaire. Comme Max Horkheimer l'a observé autrefois : "l'individualité se trouve affaiblie lorsque chaque Homme décide de se débrouiller tout seul. (...) L'individu totalement isolé a toujours été une illusion. Les qualités personnelles les plus estimées, telles que l'indépendance, la volonté de liberté, la sympathie et le sens de la justice, sont des vertus d'ordre social autant qu'individuel. L'individu pleinement abouti est le couronnement d'une société pleinement aboutie" (42).

Si une vision de société future de gauche libertaire ne veut pas se condamner à disparaître dans un demi-monde bohémien et sous-prolétaire, elle doit offrir une solution aux problèmes sociaux, et non pas voleter orgueilleusement de slogan en slogan, en se protégeant de la rationalité avec de la mauvaise poésie et des images vulgaires. La démocratie n'est pas antithétique de l'anarchisme, ni la règle de la majorité et les décisions non-consensuelles incompatibles avec une société libertaire.

Le fait qu'aucune société ne peut exister sans structures institutionnelles est clair pour quiconque n'a pas été abruti par Stirner et ceux de son espèce. En s’opposant aux institutions et à la démocratie, l'anarchisme lifestyle s'isole de la réalité sociale et peut donc, d'autant plus, écumer de rage inutile, en restant une virée sous-culturelle pour une jeunesse crédules et des consommateurs désœuvrés d’habits noirs et de posters extatiques. Soutenir que démocratie et anarchisme sont incompatibles parce tout obstacle aux volontés d'une minorité ne serait-ce d’un seul, constitue une violation de l'autonomie personnelle, c’est prôner, non pas une société libre, mais la "collection d'individus"de Brown -- bref, d'un troupeau. "L’imagination" ne viendrait plus au "pouvoir". Le pouvoir, qui existe toujours, appartiendra soit à la collectivité dans une démocratie directe clairement institutionnalisée, soit à l'ego de quelques oligarques qui établiront une "tyrannie de l'absence de structures".

Kropotkine, dans son article de l'Encyclopaedia Britannica, a considéré de façon pertinente l'ego Stirnerien comme élitiste et l’a désapprouvé comme hiérarchique. Il cite, en l’approuvant, la critique de V. Basch de l'anarchisme individualiste de Stirner, comme une forme d'élitisme, en soutenant que "le but de toute civilisation supérieure est, non pas de permettre à tous les membres d'une communauté de se développer normalement, mais de permettre à certains individus mieux nantis de "se développer pleinement", même au prix du bonheur et de l'existence même de la masse de l'humanité". En anarchisme, cela entraine, en effet, une régression vers l'individualisme le plus ordinaire, prôné par toutes les minorités soi-disant supérieures, à qui, l’homme doit, d’ailleurs, dans son histoire, l’État et le reste, que ces individualistes combattent. Leur individualisme va si loin qu'il débouche sur une négation de leur propre point de départ -- pour ne pas parler de l'impossibilité pour l'individu d'atteindre un développement réellement complet dans des conditions d'oppression des masses par les "Belles Aristocraties" (43). Dans son amoralisme, cet élitisme se prête facilement à la domination des ‘masses’, en les emprisonnant en fin de compte dans la notion de "ceux qui sont uniques", une logique qui peut générer un principe de leadership caractéristique de l'idéologie fasciste. (44).

Aux États-Unis et dans une grande partie de l'Europe, au moment précis où la désillusion de masse vis à vis de l’État a atteint des proportions sans précédent, l'anarchisme est en recul. L'insatisfaction à l'égard du gouvernement culmine des deux côtés de l'Atlantique, et rarement de mémoire récente, il y a eu un sentiment populaire plus imposant pour nouvelle politique, voire un nouvel ordre social qui puisse indiquer au peuple une direction qui permette à la fois sécurité et éthique. Si l'échec de l'anarchisme pour remédier à cette situation peut être attribué à une seule cause, il faudrait privilégier l'insularité de l'anarchisme lifestyle et ses fondements individualistes, qui empêche l’apparition d’un possible mouvement de gauche libertaire dans la sphère publique qui se réduit sans cesse.

A son crédit, l'anarcho-syndicalisme à son apogée a essayé de s'engager dans une pratique vivante et de créer un mouvement organisé -- si étranger à l'anarchisme lifestyle -- au sein de la classe ouvrière. Ses problèmes majeurs ne résident pas dans son désir de structure et de participation, de programme et de mobilisation sociale, mais dans le déclin de la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire, en particulier après la Révolution Espagnole. Prétendre cependant qu’il a manqué à l'anarchisme une politique, au sens original grec du terme, l'auto-gestion de la collectivité -- l'historique "Communauté de Communes" -- , revient à répudier une pratique historique et transformative qui cherche à radicaliser la démocratie inhérente à toute république et à créer un pouvoir municipaliste confédéral pour contrer l’État.

La caractéristique la plus créative de l'anarchisme traditionnel est son engagement en faveur de quatre principes fondamentaux : la confédération de communes décentralisée, l'opposition inébranlable à l'étatisme, la croyance en la démocratie directe, et la vision d'une société communiste libertaire. La question la plus importante à laquelle la gauche libertaire -- le socialisme libertaire pas moins que l'anarchisme -- fait face aujourd'hui est la suivante : que faut-il faire de ces quatre grands principes ? Comment leur donner une forme et un contenu social ? De quelle façon et par quels moyens allons-nous les rendre pertinents pour notre époque et les mettre au service d'un mouvement populaire organisé visant à l'émancipation et la liberté ?

L'anarchisme ne doit pas se dissoudre dans des comportements complaisants comme ceux des Adamites primitivistes du XVIe siècle, qui "erraient nus dans les bois, en chantant et en dansant", comme l'observe avec mépris Kenneth Rexroth, "passant leur temps dans une continuelle orgie sexuelle, jusqu'à ce qu'ils soient chassés par Jan Zizka et exterminés -- au grand soulagement d'une paysannerie dégoûtée dont ils avaient pillé les terres. (45). Il ne doit pas se retirer dans le demi-monde primitiviste des John Zerzan et George Bradford. Je serais le dernier à prétendre que les anarchistes ne doivent pas vivre autant que faire se peut leurs idéaux au quotidien -- personnellement autant que socialement, de manière esthétique autant que pragmatique. Mais ils ne doivent pas vivre un anarchisme qui amoindrit, voire efface, les caractéristiques les plus importantes qui ont distingué l'anarchisme du socialisme étatiste, comme un mouvement, une pratique et un programme,. L'anarchisme d'aujourd'hui doit conserver résolument son caractère de mouvement social -- mouvement social aussi bien programmatique que militant -- un mouvement qui combine sa vision combattive d'une société communiste libertaire avec sa critique franche du capitalisme, sans le camoufler sous des termes tel que "société industrielle".

En clair, l'anarchisme social doit résolument affirmer sa différence vis à vis de l'anarchisme lifestyle. Si un mouvement social anarchiste est impuissant à traduire ces quatre principes -- fédéralisme municipal, opposition à l'étatisme, démocratie directe et communisme libertaire -- dans une pratique vivante au sein de la sphère publique, si ces principes croupissent comme les souvenirs des luttes passées dans des déclarations et réunions cérémonieuses, pire encore, si ils sont pervertis par l’Industrie de l’Extase "libertaires" et les théismes quiétistes asiatiques, alors le noyau révolutionnaire socialiste du mouvement devra être restauré sous un nouveau nom.

Il n'est déjà plus possible, à mon avis, de se prétendre anarchiste sans y adjoindre un adjectif qualificatif pour se distinguer des anarchistes lifestyle. L'anarchisme social est, au minimum, radicalement incompatible avec l'anarchisme lifestyle, cet hymne néo-situationniste à l'extase et à la souveraineté de l'ego petit-bourgeois qui se dessèche sans cesse. Les deux divergent totalement dans leurs principes fondamentaux -- socialisme ou individualisme. Entre un ensemble d’idées et de pratiques révolutionnaires d'une part, et, d’autre part une aspiration inconstante à l'extase et à la réalisation de soi personnelle, il ne peut rien y avoir de commun. La seule opposition à l'Etat pourrait très bien unir les sous-prolétariats fascistes et Stirnerien, un phénomène qui n'est pas sans précédents historiques.

41. James J. Martin, Introduction de l'éditeur à Stirner, The Ego and His Own , p. xviii.
42. Max Horkheimer, The Eclipse of Reason (New York: Oxford University Press, 1947), p. 135.
43. Kropotkine, Anarchism, Revolutionary Pamphlets , pp. 287, 293.
44. Kropotkine, Anarchism, Revolutionary Pamphlets , pp. 292-93.
45. Kenneth Rexroth, Communalism (New York: Seabury Press, 1974), p. 89.
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Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 17:33

La traduction de Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle est terminée et mise en ligne.
http://forum.anarchiste-revolutionnaire.org/viewtopic.php?f=16&t=6858&p=115872#p115872
Comme toute traduction, elle est interprétation personnelle.
D’autres corrections peuvent (et doivent) être apportées. Cette version est acceptable sur un forum mais non pour une édition plus élaborée. Une relecture supplémentaire permettrait de supprimer de nombreux anglicismes restant. De nombreux termes et notions devraient être aussi vérifiés.
Cela aurait demandé plus de temps que je n’en avais.
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Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Pïérô » 12 Aoû 2013, 00:19

super digger. sm 26
Et voilà un appel à poursuivre la démarche si l'on veut que ce boulot collectif puisse être encore plus utile et plus lu et sorte de notre petit espace et puisse être édité... :)
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Re: Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Messagede Nyark nyark » 12 Aoû 2013, 00:27

À retenir pour le bulletin déjà, non ?
La religion est la forme la plus achevée du mépris (Raoul Vaneigem)
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