Monnaie libre

Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 22 Sep 2018, 11:40

Le rôle du pouvoir souverain – Bitcoin crash #15

Le cas des crypto-monnaies, qui prétendent être indépendantes de toute autorité centrale étatique pour redonner à la « population » le « contrôle de la monnaie », invite à revenir sur le rôle de l’État dans la création de l’argent.

Critiquer l’économie

Sur la question du rôle de l’État, deux positions traditionnelles se font face. D’un côté les libéraux considèrent l’État comme un usurpateur dont le but, en s’appropriant la monnaie, n’est que de spolier les citoyens de leurs richesses. Cette critique renouvelle celle qui était adressée à la monarchie lors des mutations monétaires sous l’Ancien Régime. De l’autre côté, les économistes favorables à l’intervention de l’État voient dans la monnaie un bien commun dont le gouvernement, en tant que représentant de la volonté générale, devrait garder le contrôle [1].

Cette querelle est purement idéologique. Le « contrôle » sur la monnaie ne concerne que les capitalistes. La seule divergence qui oppose ces différents économistes ne porte que sur le périmètre de l’intervention de l’État.

Si l’on délaisse ce faux débat et que l’on garde en tête que l’État et le capitalisme ne sont pas deux entités opposées, mais qu’elles sont complémentaires, on peut chercher sans a-priori quel rôle l’État a réellement joué dans l’histoire.

La monnaie sans État

Des formes de monnaie ont pu exister dans les sociétés qui ne connaissent pas l’État. Dès lors que des biens particuliers sont considérés comme des richesses et peuvent servir de paiement, la monnaie apparaît dans son principe. [2]

Historiquement, l’intervention de l’État a d’abord eu pour rôle de lutter contre les fraudes et d’aider à la certification du métal précieux. Avant la frappe des pièces, des systèmes de poinçons, utilisés pour certifier les lingots de métal, sont apparus en Mésopotamie. La frappe permet de rajouter un aspect important pour le souverain, mais peu nécessaire à la monnaie elle-même : la propagande. Enfin, un rôle de définition des règles monétaires a aussi été reconnu au pouvoir souverain, mais il s’agit le plus souvent d’entériner des normes nées dans la pratique.

Le rôle de l’État ne va guère se modifier jusqu’au mode de production capitaliste, avec deux caractéristiques. D’une part, l’aspect de propagande lié au privilège de l’émission de monnaie gagne en importance. Au Moyen-Âge, battre monnaie est une manière d’affirmer sa souveraineté, au même titre que le fait de rendre justice. Au fil des siècles, cette propagande efficace va aboutir à une inversion de l’ordre des causalités : au lieu de comprendre que la souveraineté s’affirme grâce à la monnaie, on va finir par croire que c’est la monnaie qui est garantie par la souveraineté. D’autre part, et ce point va parfois venir contredire le premier, l’État, par le jeu des mutations monétaires, cherche à retirer un profit de son rôle dans la définition des normes. Cette politique engendre une défiance à l’égard de l’État mais sans pour autant que l’association monnaie et souveraineté ne soit remise en cause : la construction des États Nations dans les débuts du capitalisme s’accompagne d’une mise en place de monnaies nationales. Ces monnaies nationales que sont le franc, la livre ou le dollar restent cependant garanties par le métal précieux pendant plus d’un siècle.

La fonction spécifique de l’État à l’époque capitaliste

Dans un premier temps, l’État de la période capitaliste se cantonne à son rôle traditionnel de définition des normes légales et de contrôle des instances d’émission des monnaies. L’émission des billets de banque est réservée par privilège à des banques centrales qui demeurent privées mais qui ne peuvent échapper aux prescriptions de la puissance publique. Mais même cantonné à une fonction traditionnelle, le rôle de l’État s’étoffe parce que l’État lui-même devient beaucoup plus efficace. Les formes modernes d’administration donnent à la bureaucratie étatique un pouvoir que ne possédait nullement l’État d’Ancien Régime.

C’est parce que cet État est devenu à la fois plus efficace et plus puissant, et c’est aussi parce qu’au cours du XXe siècle son rôle économique et social s’est affirmé à tout point de vue, que la mutation décisive peut avoir lieu entre la Première Guerre mondiale et les années 1970. La dette publique se substitue alors à la monnaie-marchandise comme garantie ultime de la valeur de la monnaie. Cette garantie n’est cependant pas une garantie souveraine. Si l’on voulait raisonner en termes juridiques, on dirait que la garantie de l’État est de nature contractuelle. En émettant un bon du trésor, l’État s’engage conventionnellement à rembourser une dette à terme. Le fait que l’État soit une puissance stable et capable de ponctionner de la valeur future par la fiscalité donne à cet engagement contractuel une force que les autres émetteurs de dettes, même les entreprises les plus puissantes, n’auront jamais. Le système monétaire international s’est construit depuis les années 1970 autour de la garantie de l’État, dans un contexte de développement accéléré de la finance et de mondialisation renouvelée du capital.

La dette mondiale des États est si élevée que son remboursement total est un objectif chimérique. Ce qui compte, cependant, c’est que cette dette soit d’un niveau supportable pour que les intérêts en soient versés : à cette condition, et tant que se poursuit la circulation de la monnaie et des marchandises, le système peut perdurer. C’est un équilibre dynamique instable mais qui n’exprime rien d’autre que l’instabilité du capitalisme en général.

La dette sans fin, une idée qui n’est pas plus folle que le capitalisme

L’idée de la dette sans fin n’angoisse plus les capitalistes contemporains, alors qu’elle avait encore quelque chose d’effrayant pour les bourgeois des débuts de la Révolution Industrielle. Elle a été envisagée très tôt. Dans un roman de Balzac publié en 1838 sous le titre La femme supérieure (et renommé quelques années après Les Employés), Célestine Rabourdin, la « femme supérieure », s’emploie à faire nommer son mari, alors chef de bureau au ministère des Finances, au poste de directeur. Voici ce qu’elle déclare lors d’une conversation avec son époux.

« Tu veux réduire le budget, c’est l’idée vulgaire et bourgeoise ! Mais il faudrait arriver à un budget de deux milliards, la France serait deux fois plus grande. Un système neuf, ce serait de tout faire mouvoir par l’emprunt, comme le crie M. de Nucingen. Le trésor le plus pauvre est celui qui se trouve plein d’écus sans emploi ; la mission d’un ministère des Finances est de jeter l’argent par les fenêtres, il lui rentre par ses caves, et tu veux lui faire entasser des trésors ! Mais il faut multiplier les emplois au lieu de les réduire. Au lieu de rembourser les rentes, il faudrait multiplier les rentiers… Ton plan est un plan de petite bourgeoisie. Un homme ambitieux n’aurait dû se présenter devant son ministre qu’en recommençant Law sans ses mauvaises chances, en expliquant la puissance du crédit, en démontrant comme quoi nous ne devons pas amortir le capital, mais les intérêts, comme font les Anglais… »

Balzac met dans la bouche de son héroïne des propos auxquels lui-même n’adhère pas, comme le montre la suite du roman. Mais même si c’est pour s’en démarquer, Balzac montre à quel point le discours sur la dette peut déjà s’exprimer avec clarté à son époque.

L’avenir d’une illusion

Le rôle de l’État pour garantir la valeur de la monnaie va-t-il se maintenir dans le futur ? La seule chose dont on peut être certain, c’est que les catégories fondamentales du capital demeureront tant que ce mode de production n’aura pas été détruit. Sachant cela, on peut affirmer que pour que l’État ne soit plus indispensable à la monnaie, il faudrait que la figure de l’anticipation de la valeur puisse être incarnée par une autre puissance sociale.

Dans la période actuelle, une telle possibilité semble exclue. Sous sa forme pseudo-libertaire de monnaie indépendante, la crypto-monnaie est condamnée à plus ou moins brève échéance. Mais l’usage de la blockchain par un État est, elle, déjà une réalité. L’Iran et le Venezuela sont déjà en train de mettre en place des crypto-monnaies. Pour ces États marginalisés, le recours à la blockchain est une tentative pour contourner les sanctions financières qui sont prises à leur encontre. Il est trop tôt pour se prononcer sur de tels essais, mais la récupération par l’État, sur une large échelle, de la technique de la blockchain est une hypothèse tout à fait vraisemblable.


Notes

[1] Par exemple: La monnaie, un enjeu politique, Jean-marie Harribey, Esther Jeffers, Jonathan Marie, Dominique Plihon et Jean-François Ponsot, collectif économistes atterrés, Seuil, 236 p.

[2] Ici se situe un débat que nous devons évoquer rapidement : comment qualifier ces monnaies des débuts de l’histoire qui n’ont pas encore toutes les caractéristiques de la monnaie classique apparue au VIe siècle avant JC ? On les a qualifiées de « quasi-monnaie », de « paléo-monnaie » ou de « proto-monnaies », chacun de ces termes montrant la propension des auteurs à souligner l’aspect de continuité ou au contraire de rupture qu’introduit la frappe des pièces. Ce débat est faussé par le fait qu’un certain nombre d’historiens incorporent dans la définition de la monnaie l’existence d’une autorité souveraine. Le rôle de l’État est donc présupposé et conduit certains à refuser de considérer comme monnaie ce qui, pourtant, en possède déjà presque toutes les déterminations.


http://www.19h17.info/2018/09/17/role-p ... -crash-15/
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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 27 Sep 2018, 18:37

La leçon du Bitcoin – Bitcoin crash #16

Les crypto-monnaies non étatiques sont une chimère. Leur généralisation tuerait la circulation qui est une condition de leur existence. L’adoption de la technologie de la blockchain par des instances étatiques, quant à elle, n’est pas une révolution mais une simple évolution technologique. Cependant, l’engouement récent pour le Bitcoin et les autres crypto-monnaies nous apprend quelque chose sur le capitalisme contemporain.

La monnaie inconnue

Tout d’abord, le Bitcoin, par son existence même, nous rappelle que quasiment plus personne ne comprend ce qu’est la monnaie contemporaine. Les sites qui proposent du Bitcoin se prennent en permanence les pieds dans le tapis. Voici par exemple ce qu’affirme l’un d’entre eux :

« La monnaie conventionnelle a été basée sur l’or ou l’argent. Théoriquement, vous saviez que si vous remettiez un dollar à la banque, vous pourriez récupérer de l’or (bien que cela ne fonctionne pas dans la pratique) » [1]

Ce n’est pas seulement « dans la pratique », mais bien aussi théoriquement que cela ne fonctionne plus ainsi depuis cinquante ans. Les fidèles de la crypto-monnaies ne sont pas plus au courant de ce fait que les autres et cet état d’ignorance généralisée est ce qui leur permet de croire en leur nouveau fétiche.

Le circuit sans fin de la valeur

La seconde leçon, c’est l’effet sur le capitalisme contemporain de la circulation ininterrompue de valeur. Nous avons vu que la circulation était déjà ininterrompue à l’époque de Marx : mais tous les effets ne s’en faisaient pas encore sentir de la manière dont ils sont sensibles aujourd’hui.

Depuis le début du XIXe siècle, le thésauriseur rationnel est le capitaliste. Le trésor n’est plus un tas d’or, mais un moyen de production. Pourtant, l’image du trésor demeure encore liée à celle d’une richesse entassée et mise pour un temps à l’écart de la circulation. Le trésor prend la forme d’une immense usine avec ses cheminées gigantesques, ses tonnes d’acier et de charbons et ses milliers d’ouvriers. Ce moment de la production est visiblement dissocié du moment de la circulation, et la théorie marxiste voit la valeur comme quelque chose de contenu dans la marchandise avant même qu’elle ne circule.

La restructuration du capitalisme depuis les années 1980 va modifier à la fois cette réalité et l’image que l’on en a. L’externalisation et la délocalisation sont les maîtres mots de cette période. Des parties de la production qui étaient jusque-là intégrées au sein d’une même entité vont être éclatées entre plusieurs entreprises sous-traitantes. Il peut y avoir séparation spatiale de ces activités mais on peut aussi avoir plusieurs entreprises intervenant sur de mêmes sites. On a beaucoup insisté sur l’intérêt, pour le capitalisme, de dissocier les statuts de travailleurs ayant autrefois le même employeur, et devant désormais traiter avec un patron qui n‘est plus le même que celui de leur voisin d’atelier. Mais on s’est rarement avisé que ces changements avaient aussi pour effet de raccourcir le temps d’immobilisation du capital dans la sphère de la production. Ou, pour être plus exact, que cette nouvelle organisation rajoutait des moments de circulation là où il n’y en avait pas auparavant.

Le temps d’immobilisation total du capital pour produire est aussi long mais ce temps n’est plus formé d’un bloc : il est divisé en de plus petites séquences. Quand, dans la même usine de la même entreprise, des pièces sont usinées dans un atelier pour être assemblées dans un autre, il y a peut-être déplacement des pièces d’un atelier à l’autre, mais il n’y a pas de circulation. L’atelier A ne vend pas ses pièces à l’atelier B. Mais si c’est une entreprise sous-traitante qui fournit les pièces à assembler, il y a bien circulation. La pièce produite par l’entreprise sous-traitante est une marchandise achetée par l’entreprise qui assemble le produit final. Quand on est passé, dans l’industrie automobile, du premier modèle au second, on a multiplié par là même les occasions de circulation.

Dans le cas d’une entreprise sous-traitante qui intervient au sein même du lieu de production d’une autre entreprise, la circulation de marchandises et de capitaux peut se faire sans même qu’il y ait déplacement physique de pièces. Les deux ne doivent en aucun cas être confondus : des produits peuvent se déplacer sans circuler et, à l’inverse, circuler sans se déplacer. Le déplacement est une notion physique, la circulation une notion économique.

Si la circulation infinie fait partie de l’essence du capital, elle s’est accentuée lors de la restructuration des années 1980 pour une multitude de raisons : baisse des coûts par les économies d’échelle, rationalisation de l’extraction de valeur à tous les stades de la production, attaque de la solidarité prolétarienne par la multiplication des statuts des salariés, etc.

La marchandise immatérielle

Le caractère infini de la circulation nous est toujours plus familier à mesure qu’elle s’étend. Même notre vison de la marchandise évolue. La marchandise selon Marx est « un objet extérieur, une chose » [2] : voilà une définition vaste et qui, en réalité, pourrait recouvrir bien des éléments hétéroclites. Une « chose » doit-elle nécessairement être palpable ? Dans la définition de Marx, la « chose » doit seulement, pour être marchandise, pouvoir satisfaire des besoins quelconques par ses « qualités propres ». Ces qualités ne sont pas définies et peuvent donc être de toutes sortes. Une œuvre intellectuelle peut être une marchandise et le capital, cette métaphysique appliquée, sait faire la différence entre le support matériel et la forme abstraite, et voir deux marchandises là où le sens commun n’en verrait qu’une. La marchandise immatérielle existe bel et bien : non pas que la marchandise immatérielle n’aie pas de support matériel, mais, tout simplement, son support matériel est une autre marchandise qu’elle-même.

Ces différents aspects bien réels du capitalisme contemporain ont créé de nouvelles illusions : celle de la société post-industrielle, de l’évanescence de la valeur et de la disparition des classes. Le Bitcoin en est une de plus. Jamais, au XIXe siècle, un capitaliste n’aurait accordé sa foi en un actif financier qui n’aurait pas été le représentant de solides possessions industrielles. À présent, comme sous l’Ancien Régime, on spécule avec joie sur des chimères. Il y a des raisons très concrètes à l’illusion des crypto-monnaies : la restructuration des cinquante dernières années, pour affronter la tendance structurelle à l’accumulation, a accru la circulation accélérée du capital financier dans des proportions inouïes. Les capitaux qui circulent ainsi, dans leur soif inextinguible de valorisation instantanée, s’attachent à tous les fétiches qui entretiennent l’illusion de leur perpétuation : car une telle illusion, efficiente et performative comme le sont toutes les illusions sociales, est la condition de leur existence réelle.

L’hubris du capital

Dans les années 1920, dans l’Union Soviétique naissante, Lénine avait lancé la « Nouvelle Économie Politique » : un rétablissement partiel du capitalisme pour éviter l’effondrement économique. Les Nepmen, les entrepreneurs subitement enrichis à la faveur de cette politique, avaient compris que leurs jours étaient comptés. Ils sacrifiaient le soir, dans de grandes orgies désespérées, les sommes gagnées le jour. Ils vivaient leurs derniers instants avec intensité en attendant le moment inévitable où Staline allait les liquider [3].

Le capitalisme du début du XXIe siècle semble saisit de la même fièvre. Les capitaux circulent et s’investissent dans des formes de plus en plus éphémères. L’hubris [4] du profit et de la folle dépense saisit le monde entier dans sa ronde sans fin. Les capitalistes sentent, plutôt qu’ils ne comprennent, que cela ne pourra pas durer éternellement. Et si l’effondrement de leur système ne signifie pas forcément la naissance d’un monde meilleur, cela ne change rien pour eux, car ils ne se soucient pas de ce qui leur succédera.

Ils attendent un Staline plus terrible encore que le Staline historique : le Staline abstrait des contradictions structurelles du mode de production capitaliste.
Notes

[1] https://courscryptommanies.com

[2] « Ein äußerer Gegenstand, ein Ding ». Karl Marx, Das Kapital, Livre I, chapitre I. Traduction Jean-Pierre Lefebvre: Le capital

[3] Officiellement, la NEP fut abandonnée en 1930.

[4] Hubris: démesure.


http://www.19h17.info/2018/09/24/lecon- ... -crash-16/
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