Le démon de la symétrie

Le démon de la symétrie

Messagede Lila » 20 Aoû 2017, 20:32

« 5 mn pour les victimes, 5 mn pour les bourreaux ». Le démon de la symétrie

La semaine dernière une militante féministe, Irène Kaufer Briefel, publiait un post critique sur Facebook puis un article dans le mensuel Axelle, à propos d’un colloque organisé en novembre prochain à Charleroi, et intitulé « Regards croisés sur la violence conjugale… la rencontre de deux souffrances ». Parmi les invité.e.s, un psychologue défendant le principe de la « schismogenèse complémentaire », c’est-à-dire la répartition égale de la violence entre les hommes et les femmes. Si l’on sait depuis longtemps que la violence est aussi chez les femmes, et parfois dirigée contre les hommes, il n’est cependant pas possible de parler de répartition égale, la violence des hommes sur les femmes étant très largement et incontestablement supérieure à elle des femmes sur les hommes.

Il y a quelques jours, la première réaction de Donald Trump au meurtre de Heather Heyer par les néonazis de l’extrême droite étatsunienne à Charlottesville, a été de renvoyer dos à dos les suprémacistes blanc.he.s et les militant.e.s antiracistes dans l’expression redoublée on many sides : « We condemn in the strongest possible terms this egregious display of hatred, bigotry and violence on many sides, on many sides » (Donald Trump, 13.08.2017). Récidive le 15 août avec une déclaration sur les « torts partagés » des deux parties.

Ce sont deux des mille exemples de symétrie que l’on rencontre partout dans les discours sociaux : toute opposition binaire entre deux éléments quels qu’ils soient (des gens, des genres, des peuples, des races, des classes, des religions, des belligérant.e.s, des mort.e.s, de simples opinions ou positions) est susceptible d’amener l’argument de la symétrisation, c’est-à-dire la mise en équivalence des éléments en cause.

Le désir de symétrie, outil de l’idéologie

Il existe effectivement un désir de symétrie qui semble être le moteur de bien des discours, et ce, quand bien même et, pourrait-on dire, surtout, quand les deux éléments d’une opposition en miroir ne relèvent pas du même ordre, n’appartiennent pas à la même catégorie, ne se situent pas dans le même contexte, bref, ne sont pas comparables. La destruction des Juif.ve.s d’Europe par le régime nazi fournit une sorte de métaréférence pour dire cet argument, qui a plusieurs formulations ordinaires. Celle qui inspire le titre de ce billet, « 5 minutes pour les juifs, 5 minutes pour Hitler », est une dénonciation ironique d’une symétrisation absurde et monstrueuse, reposant sur l’argument des torts partagés : chaque camp aurait le même temps pour défendre ses positions, dans une sinistre mise en scène de répartition des fautes. Elle est attribuée à Jean-Luc Godard, à propos de l’objectivité à la télévision, et circule sous la forme suivante : « L’objectivité à la télévision, c’est 5 minutes pour Hitler, 5 minutes pour les Juifs ». Je n’ai pas trouvé de source précise ni de contexte, mais sa dimension critique (elle entre dans un discours général sur la télévision comme facteur d’affaiblissement cognitif), son fort coefficient de circulation (on en trouve de nombreuses occurrences en ligne par exemple) et sa déformabilité (la citation est souvent attribuée à la définition de la démocratie) suffisent à en faire un figement inscrit dans la culture discursive contemporaine, qui fonctionne comme un anti-point Godwin. J’en utilise pour ma part une variante, « les juif.ve.s et les nazi.e.s on va vous mettre autour d’une table et vous allez régler vos problèmes », qui met bien en valeur ce qui n’est qu’esquissé dans la précédente : le rôle symétrisateur, égalisateur, objectivisateur effectivement, d’un tiers quasi démiurgique qui déciderait de la comparabilité des éléments ou des positions. La symétrie s’appuie par ailleurs sur un certain nombre de procédés argumentatifs et rhétoriques bien identifiés dans la littérature théorique et pratique et reposant sur la ressemblance : comparaison, analogie, analogie proportionnelle, appel au précédent. Tout cela fait un ensemble robuste, un module idéologique maniable, résistant et donc fréquent.

Dans ce billet je voudrais examiner deux exemples de symétrisations courantes dans les discours actuels en France, dans la presse et sur les réseaux sociaux, pour montrer comment se fabriquent des « débats », des « polémiques », des « discussions » dont les données symétriques sont présentées comme évidentes, naturelles et objectives, alors qu’elles procèdent d’une construction discursive, argumentative et cognitive parfois sophistiquée. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension idéologique forte de la symétrisation, qui parvient à rendre l’imaginaire réel et l’illusion vraie, et qui présente à cellui qui voudrait la contester une sorte de roc pseudo-rationnel inattaquable ; la symétrie est en effet intuitive pour les fonctionnements cognitifs à l’œuvre dans notre culture, alors que l’asymétrie est plutôt contre-intuitive et donc plus coûteuse. On verra dans les exemples qui suivent que, pour tenter de défaire les symétries idéologiques, il faut être équipé.e de beaucoup de pédagogie, de patience et de résistance.

La symétrie blanc/noir et la dénonciation du « racisme antiblanc »

La dénonciation d’un « racisme antiblanc » est un excellent exemple, le meilleur peut-être, de symétrisation idéologique (la question se pose différemment selon les aires géographiques et culturelles et je parle ici plutôt de la situation française ; et je parle de l’opposition blanc/noir mais le « racisme antiblanc » concerne également les arabes et l’ensemble des non-blanc.he.s). L’affirmation de l’existence d’un racisme antiblanc repose sur une analogie : les attaques des noir.e.s fondées sur la couleur des blanc.he.s seraient équivalentes aux attaques des blanc.he.s fondées sur la couleur des noir.e.s, et relèveraient donc du racisme. Je n’ai pas fait de recherche étymologique sur l’origine de l’expression dont l’emploi courant semble daté des années 1980, émanant du Front national pour certains ; aux États-Unis, on parle de « reverse racism« , la notion d’inversion manifestant bien la dimension symétrique. Mais cette symétrie fondée sur l’analogie gomme l’essentiel, c’est-à-dire l’histoire, le point d’énonciation et le contexte. L’histoire : la traite et l’esclavage des noir.e.s, la ségrégation raciale instituée aux États-Unis, la colonisation française et d’autres pays européens ont établi de longue date une domination structurelle des blanc.he.s sur les noir.e.s appuyée notamment sur un racisme d’État inscrit dans les institutions, les lois, les pratiques ; il n’existe donc pas de symétrie entre les blanc.he.s et les noir.e.s, ne serait-ce que parce que cette mémoire est profondément inscrite dans les vies noires actuelles. Le point d’énonciation : l’insulte envers un.e blanc.he impliquant sa couleur de peau s’énonce à partir de l’oppression, de la minorisation, de l’invisibilisation, de la violence institutionnelle et relationnelle et non à partir du principe d’une l’infériorité raciale comme le racisme antinoir.e ; la violence d’un sujet opprimé n’est pas symétrique de celle d’un.e oppresseur.e. Le contexte : en France, on parle encore de « minorités » pour désigner les noir.e.s, les arabes, les asiatiques, sans qu’à cette notion de minorité soit reliée la majorité, qui est blanche, française ou européenne, de souche ou issue de l’immigration européenne. Or la couleur de cette majorité parfaitement visible est, elle, encore invisible et la couleur blanche reste un impensé pour les blanc.he.s, comme le montre bien l’ouvrage de Maxime Cervulle paru en 2013, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias. De plus, on sait grâce à une importante étude de l’INED publiée en 2015 que les attaques envers les blanc.he.s ne font pas système, sont isolées et marginales, et sont donc sans commune mesure avec les discriminations systématiques dont font l’objet les non-blanc.he.s en France actuellement (un bon résumé dans cet article de Libération du 8 janvier 2016).

Il n’y a donc pas de symétrisation possible, pas de miroir inversé, mais pourtant l’idée d’un « racisme antiblanc » s’est assez bien installée dans l’opinion française et étatsunienne, favorisée par les extrêmes droites des deux pays, mais également naturalisée par l’argument de la symétrie, qui présente un ordonnancement du monde rationnel et objectif. Une preuve parmi d’autres : l’article « racisme antiblanc » de Wikipédia francophone, ouvert en janvier 2003, rédigé par 481 contributeurs au 10 août 2017, est curieusement consensuel : d’emblée la notion est présentée comme valide, correspondant à des réalités diverses selon les pays, sa contestation n’est évoquée que marginalement, l’esclavage, la colonisation, l’oppression systémique n’apparaissent que faiblement comme contre-arguments et les références sont majoritairement journalistiques, les chercheur.e.s étant quasiment absent.e.s (la notion de « contre-racisme » notamment, proposée par certain.e.s sociologues, n’apparaît pas), comme les militant.e.s de l’antiracisme politique (voir par exemple la synthèse argumentée de João Gabriell, « De l’urgence d’en finir avec le « racisme anti-blanc ». Réflexions antiracistes« ).

Bref, le racisme antiblanc fait l’objet d’une entrée encyclopédique, non pas comme notion controversée, mais comme réalité à évaluer. L’idéologie symétrique a fait son travail, et c’est sans doute par d’autres outils discursifs et rhétoriques, comme l’inversion à la lettre et par l’humour par exemple, que l’on peut penser sérieusement cette notion, comme le montre le célèbre sketch d’Aamer Rahman, « Reverse racism », extrait de son spectacle Fear of a Brown Planet :

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