Traduire le livre de Wayne Price est une excellente idée, merci de t'atteler au travail.
Le désintérêt du mouvement anarchiste pour l’économie est assez surprenant lorsqu’on sait que Bakounine considérait le
Capital de Marx comme un acquis pour le mouvement ouvrier :
« Cet ouvrage aurait dû être traduit depuis longtemps en français, car aucun, que je sache, ne renferme une analyse aussi profonde, aussi lumineuse, aussi scientifique, aussi décisive, et, si je pus m’exprimer ainsi, aussi impitoyablement démasquante, de la formation du capital bourgeois et de l’exploitation systématique et cruelle que le capital continue d’exercer sur le travail du prolétariat. L’unique défaut de cet ouvrage, parfaitement positiviste, n’en déplaise à La Liberté de Bruxelles, – positiviste dans ce sens que, fondé sur une étude approfondie des faits économiques, il n’admet pas d’autre logique que la logique des faits – son seul tort, dis-je, c’est d’avoir été écrit, en partie, mais en partie seulement, dans un style par trop métaphysique et abstrait, ce qui a sans doute induit en erreur La Liberté de Bruxelles, et ce qui en rend la lecture difficile et à peu près inabordable pour la majeure partie des ouvriers. Et ce seraient les ouvriers surtout qui devraient le lire, pourtant. Les bourgeois ne le liront jamais, ou s’ils le lisent, ils ne voudront pas le comprendre, et s’ils le comprennent, ils n’en parleront jamais ; cet ouvrage n’étant autre chose qu’une condamnation à mort, scientifiquement motivée et irrévocablement prononcée, non contre eux comme individus, mais contre leur classe. » (Bakounine, Œuvres, Champ libre, VIII, 357.)
C’est incontestablement un hommage rendu à Marx que Cafiero ait rédigé un Abrégé du
Capital, afin de pallier le défaut du livre souligné par Bakounine et de rendre accessible en un petit opuscule les principales idées développées par Marx. Malgré les oppositions entre anarchistes et marxistes au sein de l’AIT, les bakouniniens reconnaissaient les mérites de Marx pour les « immenses services » qu’il a rendus à la cause du socialisme, selon les termes de Bakounine, et comme critique du capitalisme.
« Bakounine et Cafiero avaient le cœur trop haut pour permettre à des griefs personnels d’influencer leur esprit dans la sereine région des idées » dit James Guillaume dans l’avant-propos à l'Abrégé. Pour l’anecdote, Bakounine entreprit même de traduire le
Capital en russe, projet qui finalement n’aboutit pas. Marx lui reprocha d’avoir empoché l’avance de l’éditeur…
Le
Capital est un des rares points de rencontre entre anarchisme et marxisme, sans doute parce qu’il part d’une intention scientifique et explicative et qu’il ne s’y trouve aucune suggestion organisationnelle ou programmatique, sinon très générale.
L’histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports entre anarchisme et marxisme qu’une opposition irréductible entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare. Cette opposition ne saurait être sous-estimée, et encore moins occultée. Mais à plus d’un siècle de distance il serait temps d’aborder les choses d’un point de vue dépassionné. Il serait simpliste de ne considérer l’appréciation de Bakounine sur le Livre Ier du
Capital que comme un alignement sur les positions de Marx.
L’élaboration théorique de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit être restituée dans le lent mouvement de travail qui, au XIXe siècle, tente de mettre en place un instrument d’analyse permettant de comprendre les mécanismes de la société capitaliste. Militants et théoriciens sont préoccupés par le même problème : comprendre pour pouvoir mieux agir. Les actes et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine commun du mouvement ouvrier. C’est en tout cas ainsi que les premiers grands militants anarchistes envisageaient les choses.
Je pense que le rejet de tout ce qui relève de l’analyse économique, assimilée je ne sais pas pourquoi au « marxisme », résulte d’une dérive inexplicable du mouvement anarchiste. Gaston Leval était très affecté par cette attitude qu’il qualifiait de suicidaire pour le mouvement. Je n’oublierai jamais ce meeting tenu à la Mutualité, à Paris, il y a longtemps maintenant. L’orateur était la personnalité charismatique de la FA dont l’anti-marxisme était légendaire. Un de mes copains de l’Alliance syndicaliste était intervenu et avait osé parler de « plus-value ». Ce mot avait provoqué la fureur de l’orateur qui avait traité mon pote de « marxiste » et lui avait jeté sont fauteuil à la tête.
Bref, traduire le livre de Wayne Price me paraît une excellente chose mais faire connaître les idées de Marx ne devrait pas être le prétexte d’évacuer deux choses :
1. L’apport de Proudhon dans l’analyse économique, à la fois du point de vue de la méthode d’exposition que des concepts auxquels il se réfère. Sur l’un comme sur l’autre, Proudhon a innové et a devancé Marx de 20 ans. Un peu d’auto-publicité en passant, j’explique tout ça dans le tome Ier de mon bouquin sur Proudhon:
Études proudhoniennes : L'économie politique (éditions du Monde Libertaire).
2. L’apport de Christian Cornelissen qui a écrit un monumental
Traité général de science économique en 6 volumes, dans les années 1920-1930, et qui devrait ôter tout complexe d’infériorité aux anarchistes sur cette question.
Christian Cornelissen (1864-1942), hollandais (voir sa biographie sur
http://www.pelloutier.net/glossaire/detail.php?id=2)
Je recommande en particulier sa
Théorie de la Valeur, destinée à contester la théorie de la valeur des économistes classiques, mais aussi celle de Marx.
On peut trouver la
Théorie de la Valeur de Cornelissen sur
http://monde-nouveau.net/spip.php?rubrique40Traité général de science économique, Paris, Marcel Giard, 1926- (Bibliothèque internationale d’économie politique).
Tome 1 :
Théorie de la valeur avec une réfutation des théories de Rodbertus et Karl Marx, Walras, Stanley Jevons et Boehm-Bawerk, 2e éd. réimprimée, 1926, XI-476 p.
Tome 2 :
Théorie du salaire et du travail salarié, 1933, 2e éd. entièrement revue, 724 p.
Tome 3 :
Théorie du capital et du profit, 1926, 2 vol., 466-662 p.
Tome 4 :
Théorie de la rente foncière et du prix des terres, 1930, 380 p.
Bien entendu, très peu d’anarchistes connaissent ces œuvres économiques parce qu’elles n’ont pas été rééditées depuis des lustres.
Je me souviens que Gaston Leval parlait souvent du travail économique de Cornelissen.
Amicalement
René