L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede Floran Palin » 05 Nov 2015, 00:31

Voici quelques mois que je me suis mis à la traduction de l'ouvrage de Wayne Price L’Économie de Marx pour les Anarchistes - Une Introduction Anarchiste à la Critique de l'Economie Politique de Karl Marx

Voici mes raisons :
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/a-propos-de-wayne-price-l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-a119168244
Les chapitres seront publiés à raison d'un par semaine sur le site d'ECR :
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/publications-hebdomadaires-de-l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes--a119168394
Chapitre 1:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-1-introduction-a119168318
Chapitre 2:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-2-a119168496
Chapitre 3:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-3-a119168580
Chapitre 4:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-4-a119168632
Chapitre 5:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-5-a119168896
Chapitre 6:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-6-a119169214
Chapitre 7:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-7-a119169290
Chapitre 8:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-8-a119169406
Chapitre 9:
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-9-a119169604
Chapitre 10 (et Fin):
http://espritcritiquerevolutionnaire.revolublog.com/l-economie-de-marx-pour-les-anarchistes-chapitre-10-final-a119169646

La traduction n'est pas pro et mériterait d'être améliorée. Je suis preneur de toutes les bonnes volontés libertaires.
Modifié en dernier par Floran Palin le 18 Déc 2015, 12:31, modifié 2 fois.
Avatar de l’utilisateur-trice
Floran Palin
 
Messages: 45
Enregistré le: 05 Jan 2015, 10:33

Re: L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede René » 07 Déc 2015, 14:33

Traduire le livre de Wayne Price est une excellente idée, merci de t'atteler au travail.
Le désintérêt du mouvement anarchiste pour l’économie est assez surprenant lorsqu’on sait que Bakounine considérait le Capital de Marx comme un acquis pour le mouvement ouvrier :

« Cet ouvrage aurait dû être traduit depuis longtemps en français, car aucun, que je sache, ne renferme une analyse aussi profonde, aussi lumineuse, aussi scientifique, aussi décisive, et, si je pus m’exprimer ainsi, aussi impitoyablement démasquante, de la formation du capital bourgeois et de l’exploitation systématique et cruelle que le capital continue d’exercer sur le travail du prolétariat. L’unique défaut de cet ouvrage, parfaitement positiviste, n’en déplaise à La Liberté de Bruxelles, – positiviste dans ce sens que, fondé sur une étude approfondie des faits économiques, il n’admet pas d’autre logique que la logique des faits – son seul tort, dis-je, c’est d’avoir été écrit, en partie, mais en partie seulement, dans un style par trop métaphysique et abstrait, ce qui a sans doute induit en erreur La Liberté de Bruxelles, et ce qui en rend la lecture difficile et à peu près inabordable pour la majeure partie des ouvriers. Et ce seraient les ouvriers surtout qui devraient le lire, pourtant. Les bourgeois ne le liront jamais, ou s’ils le lisent, ils ne voudront pas le comprendre, et s’ils le comprennent, ils n’en parleront jamais ; cet ouvrage n’étant autre chose qu’une condamnation à mort, scientifiquement motivée et irrévocablement prononcée, non contre eux comme individus, mais contre leur classe. » (Bakounine, Œuvres, Champ libre, VIII, 357.)


C’est incontestablement un hommage rendu à Marx que Cafiero ait rédigé un Abrégé du Capital, afin de pallier le défaut du livre souligné par Bakounine et de rendre accessible en un petit opuscule les principales idées développées par Marx. Malgré les oppositions entre anarchistes et marxistes au sein de l’AIT, les bakouniniens reconnaissaient les mérites de Marx pour les « immenses services » qu’il a rendus à la cause du socialisme, selon les termes de Bakounine, et comme critique du capitalisme.

« Bakounine et Cafiero avaient le cœur trop haut pour permettre à des griefs personnels d’influencer leur esprit dans la sereine région des idées » dit James Guillaume dans l’avant-propos à l'Abrégé. Pour l’anecdote, Bakounine entreprit même de traduire le Capital en russe, projet qui finalement n’aboutit pas. Marx lui reprocha d’avoir empoché l’avance de l’éditeur…

Le Capital est un des rares points de rencontre entre anarchisme et marxisme, sans doute parce qu’il part d’une intention scientifique et explicative et qu’il ne s’y trouve aucune suggestion organisationnelle ou programmatique, sinon très générale.

L’histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports entre anarchisme et marxisme qu’une opposition irréductible entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare. Cette opposition ne saurait être sous-estimée, et encore moins occultée. Mais à plus d’un siècle de distance il serait temps d’aborder les choses d’un point de vue dépassionné. Il serait simpliste de ne considérer l’appréciation de Bakounine sur le Livre Ier du Capital que comme un alignement sur les positions de Marx.

L’élaboration théorique de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit être restituée dans le lent mouvement de travail qui, au XIXe siècle, tente de mettre en place un instrument d’analyse permettant de comprendre les mécanismes de la société capitaliste. Militants et théoriciens sont préoccupés par le même problème : comprendre pour pouvoir mieux agir. Les actes et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine commun du mouvement ouvrier. C’est en tout cas ainsi que les premiers grands militants anarchistes envisageaient les choses.

Je pense que le rejet de tout ce qui relève de l’analyse économique, assimilée je ne sais pas pourquoi au « marxisme », résulte d’une dérive inexplicable du mouvement anarchiste. Gaston Leval était très affecté par cette attitude qu’il qualifiait de suicidaire pour le mouvement. Je n’oublierai jamais ce meeting tenu à la Mutualité, à Paris, il y a longtemps maintenant. L’orateur était la personnalité charismatique de la FA dont l’anti-marxisme était légendaire. Un de mes copains de l’Alliance syndicaliste était intervenu et avait osé parler de « plus-value ». Ce mot avait provoqué la fureur de l’orateur qui avait traité mon pote de « marxiste » et lui avait jeté sont fauteuil à la tête.

Bref, traduire le livre de Wayne Price me paraît une excellente chose mais faire connaître les idées de Marx ne devrait pas être le prétexte d’évacuer deux choses :

1. L’apport de Proudhon dans l’analyse économique, à la fois du point de vue de la méthode d’exposition que des concepts auxquels il se réfère. Sur l’un comme sur l’autre, Proudhon a innové et a devancé Marx de 20 ans. Un peu d’auto-publicité en passant, j’explique tout ça dans le tome Ier de mon bouquin sur Proudhon: Études proudhoniennes : L'économie politique (éditions du Monde Libertaire).
2. L’apport de Christian Cornelissen qui a écrit un monumental Traité général de science économique en 6 volumes, dans les années 1920-1930, et qui devrait ôter tout complexe d’infériorité aux anarchistes sur cette question.

Christian Cornelissen (1864-1942), hollandais (voir sa biographie sur http://www.pelloutier.net/glossaire/detail.php?id=2)

Je recommande en particulier sa Théorie de la Valeur, destinée à contester la théorie de la valeur des économistes classiques, mais aussi celle de Marx.

On peut trouver la Théorie de la Valeur de Cornelissen sur http://monde-nouveau.net/spip.php?rubrique40

Traité général de science économique, Paris, Marcel Giard, 1926- (Bibliothèque internationale d’économie politique).

Tome 1 : Théorie de la valeur avec une réfutation des théories de Rodbertus et Karl Marx, Walras, Stanley Jevons et Boehm-Bawerk, 2e éd. réimprimée, 1926, XI-476 p.
Tome 2 : Théorie du salaire et du travail salarié, 1933, 2e éd. entièrement revue, 724 p.
Tome 3 : Théorie du capital et du profit, 1926, 2 vol., 466-662 p.
Tome 4 : Théorie de la rente foncière et du prix des terres, 1930, 380 p.

Bien entendu, très peu d’anarchistes connaissent ces œuvres économiques parce qu’elles n’ont pas été rééditées depuis des lustres.
Je me souviens que Gaston Leval parlait souvent du travail économique de Cornelissen.

Amicalement
René
René
 
Messages: 76
Enregistré le: 03 Aoû 2011, 18:49

Re: L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede Floran Palin » 09 Déc 2015, 01:15

Merci pour ce commentaire passionnant et instructif.

Quelques remarques :
-Les lecteurs du Capital, parfois critiques de Marx, se réfèrent souvent au livre I, seul livre achevé par Marx, mais occultent parfois ses analyses dans les livres II et III, dans le chapitre inédit et dans son ouvrage sur les crises du capitalisme (publié il y a quelques années avec une préface de Bensaïd), mais aussi parfois les textes intitulés "critique de l'économie politique" (dont Grundrisse).

-Cornelissen : pour le peu que j'en ai lu (principalement les passages sur Monde Nouveau), n'est pas très convainquant et ne semble pas comprendre correctement la méthode et la démarche de Marx. Il se focalise beaucoup trop sur la valeur d'usage, mais, de ce fait, s'éloigne d'une compréhension de la dynamique interne du capital. Les critiques qu'ils fait de Marx à ce niveau me semblent opérer plus de manière marginale que générale. Il conteste la logique du temps de travail abstrait comme déterminant de la valeur et des prix, pour affirmer que la valeur d'usage peut être déterminante. C'est en partie vrai, par exemple aujourd'hui quand on observe les phénomènes d'obsolescence modiste, les stratégies de vente, de ou les marchés bio/écolo. Mais il faut se rappeler qu'a l'époque de Marx, le prolétariat n'avait accès qu'aux marchandises de base, donc ce phénomène était certainement moins important (il l'était surtout pour les bourgeois). En conséquence, Marx n'avait pas jugé intéressant d'étudier de manière approfondie les comportements des acheteurs, et réduisait son modèle d'achat à la recherche de la marchandise au prix le plus bas (ce qui est logique si on considère un prolétariat payé à la limite de la stricte reproduction de la force de travail). De plus, il est possible de comprendre cette logique du jeu de vente en fonction de la valeur d'usage en tant que contre-tendance à la baisse tendancielle du taux de profit et à la surproduction/saturation des marchés (Marx avait identifié certaines contre tendances, mais d'autres ont pu apparaitre et jouer un rôle plus important avec le développement du capitalisme). Enfin, on peut aussi envisager que les jeux sur la valeur d'usage s'annulent ou se neutralisent les uns les autres par l'effet de la concurrence et des phénomènes d’imitation, donc jouent un rôle marginal ou les profits dépassent ponctuellement pour certains vendeurs le taux de profit moyen, avant d'être imités par la concurrence, ou dépassés par elle (le taux de profit moyen étant défini par la norme de productivité moyenne des entreprises).
Après, j'ai très peu lu cet auteur, et peu trouvé de synthèses qui résument sa pensée, donc je ne peux pas aller plus loin dans l'analyse.

-Proudhon : même s'il a posé des jalons de la critique, me semble assez restreint à une analyse exotérique, au rapport de spoliation de la valeur produite par le travailleur, a une critique des excès bancaires et spéculatifs, etc., Mais ne fournit pas a ma connaissance une analyse convaincante de l'ensemble du système et de sa dynamique, des causes des crises, etc. Après, Proudhon ne m'a jamais paru très clair, autant dans la critique qu'il développe du capitalisme, où la morale entre beaucoup en compte comme a priori et de manière récurrente au cours de l'analyse, plutôt que disséquer le système d'abord et de d'apparaitre a postériori en conclusion. De même que ses propositions me semblent très ponctuelles, contextuelles et parcellaires, et pas du tout en mesure de sortir des rapports sociaux capitalistes et des dynamiques de crises.

-Bakounine : a encensé le capital, mais n'en a pas nécessairement tiré toutes les conclusions (logique puisque l'ensemble des écrits de Marx n'étaient pas sortis à cette époque). En témoigne sont projet de société collectiviste, qui ne va pas au bout du communisme (que l'on peut déduire des conclusions apportée par la critique de l'économie politique). Après, le collectivisme des successeurs de Bakounine est-il fidèle à Bakounine ou pas ? Car a mon avis, il ne tient pas debout au regard de l'analyse des causes des crises de Marx. Quoi qu'il en soit, il avait raison de signifier que le capital était trop complexe pour être lu par des ouvriers, et qu'une simplification aurait été nécessaire (même si la complexité de Marx tient plus dans les enchainements logiques que dans le vocabulaire en vérité).

-Kropotkine : était sans doute le plus proche et le plus complémentaire de Marx, mais en mettant Marx à distance plutôt que de l'étudier sérieusement, à commis des erreurs d'analyse regrettables qui ne lui ont pas permis de produire une version du communisme anarchiste bien plus aboutie.

-Cafiero : Je n'ai pas eu l'occasion d'avoir l'abrégé du capital entre les mains et de le lire. Je ne sais pas dans quel sens il l'a lu et ce qu'il en tire, s'il tombe dans le piège d'une simple critique de l'exploitation bourgeoise par accaparement de la plus value, ou s'il met en avant les dynamiques systémique de "l'anarchie de la production" et les causes des crises.

Je reviendrais plus tard pour compléter ce post.

F.
Avatar de l’utilisateur-trice
Floran Palin
 
Messages: 45
Enregistré le: 05 Jan 2015, 10:33

Re: L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede René » 10 Déc 2015, 16:35

Ce que tu dis sur le Livre I du Capital est très vrai. Très peu d’anarchistes ont lu cet ouvrage, et en général seulement le Livre I. J’ai commencé à lire le Livre I au début des années 70, puis j’ai décidé de lire les deux autres livres, aux éditions sociales, je crois.
J’ai relu les 3 livres dans les années 80, quand ils sont parus à la Pléiade.
Puis une troisième fois vers la fin des années 90. Pendant longtemps je me suis vanté d’être le seul anarchiste à s’être tapé 3 fois les 3 livres du Capital, mais peut-être ne suis-je pas le seul, après tout…
On devrait former un club.
J’ai en particulier beaucoup apprécié le Livre III. Je trouve incroyable que Marx termine le dernier volume de son œuvre monumentale en parlant de la diminution du temps de travail – c’est la toute dernière phrase. Ce qui rejoint totalement le texte programmatique de Bakounine (« La politique de l’Internationale ») qui parle lui aussi de la réduction du temps de travail. Ça montre bien, au-delà des divergences profondes, l’unité fondamentale de vues.

PROUDHON
Dans ce débat je ne m’intéresse pas trop à définir si le point de vue de l’un est plus pertinent que le point de vue de l’autre d’un point de vue strictement économique. Sur la théorie de la valeur, les penseurs ne parviennent pas à se mettre d’accord encore aujourd’hui, et je n’ai pas la compétence pour faire l’arbitre. Autrement dit je ne suis pas un économiste.
En revanche, ce qui m’intéresse c’est l’aspect épistémologique. En 1983 j’ai publié dans La Rue, la revue du groupe Louise Michel, un article bêtement intitulé « La Question économique » qui a été le point de départ de réflexions qui durent encore. Je m’étais rendu compte que Marx, qui en réalité ne parle jamais de « matérialisme historique », n’emploie pas cette méthode dans le Capital. Et je trouvais qu’il y avait beaucoup de similitudes avec la méthode d’exposition employée par Proudhon dans le Système des contradictions économiques, datant de 1846.

Après que Proudhon eût publié son livre, Marx lui reprocha de ne pas avoir recours à la méthode historique pour exposer les mécanismes du capital, il lui reprocha son recours à des « catégories », qu’il considère comme étant « métaphysiques ». Et naturellement, il pense à Hegel.

Mais je ne pense pas que ce soit sa fréquentation avec la pensée de Hegel qui a amené Proudhon à s’interroger sur les questions de méthode d’élaboration et de méthode d’exposition : pour Hegel, on pouvait appréhender un phénomène en l’abordant à partir de sa genèse historique ou à partir de sa genèse conceptuelle. En réalité, ce ne sont là que des questions tout à fait banales, qu’on retrouve déjà chez Rousseau, chez Descartes, et même chez Platon. Tout chercheur se pose naturellement ces questions au moment de commencer un travail. Cette approche n’apparaîtra – plus tard, vers 1860 – neuve à Marx que par suite de son ignorance des problèmes de méthode des sciences… et de son ignorance de Hegel.

Proudhon avait éprouvé des difficultés pour trouver l’angle d’attaque pour expliciter les mécanismes du fonctionnement du système capitaliste. Il avait envisagé la méthode historique, mais il avait fini par poser la question : par quelle époque commence-ton ? La difficulté, dit-il, est que tous es mécanismes du système fonctionnent simultanément.
Sans qu’il y ait nécessairement un lien entre Proudhon et Hegel, le premier finit par adopter ce que le second appelle le développement selon le concept ; il décide d’analyser le concept initial, ou si on veut la catégorie initiale du système : la valeur. Et à partir de cette catégorie initiale, il monte ce qu’il appelle un « échafaudage », autrement dit une simulation du système. A partir de la valeur, il déduit toutes les catégories qui participent au fonctionnement du système : la division du travail, le machinisme, la concurrence, les monopoles, etc.
En résumé, la méthode à laquelle Proudhon a recours est la méthode hypothético-déductive, une méthode parfaitement scientifique, mais son génie, selon moi, est d’avoir été le premier à l’appliquer à l’économie politique.

En 1846, Marx ne comprend rien à tout ça. Il est fixé sur la méthode historique et accuse Proudhon d’idéalisme. Pendant des années, Marx ne produira rien dans le domaine économique parce qu’il est coincé. Sa correspondance avec Engels le montre bien. Les propos désabusés sur l’économie politique qu’il tient à son ami, dans une lettre du 2 avril 1852, témoignent de son désarroi : « Ça commence à m’ennuyer. Au fond, cette science, depuis A. Smith et D. Ricardo, n’a plus fait aucun progrès, malgré toutes les recherches particulières et souvent extrêmement délicates auxquelles on s’est livré. » Ce qui est rigolo, c’est que Proudhon, qui est passé par les mêmes phases d’interrogation, avait dit strictement la même chose, des années auparavant » : « Oh ! Des monographies, des histoires : nous en sommes saturés depuis Ad Smith et J-B Say, et l’on ne fait plus guère que des variations sur leurs textes. » (Système des contradictions économiques.) Le 18 décembre 1857, Marx écrit encore à Engels pour lui dire qu’il abat un travail gigantesque et qu’il a hâte de se « débarrasser de ce cauchemar ».

Finalement, les choses se débloquent à partir de 1858 grâce à… Bakounine. Il tombe, « par hasard », dit-il, sur la Logique de Hegel et il a la révélation de la méthode à employer. Or cet exemplaire de la Logique faisait partie d’un lot d’ouvrages de Hegel qui avaient appartenu à Bakounine ! Et toutes les explications qu’il donnera ensuite sur cette méthode (Introduction à la critique de l’économie politique, préface du Capital, postface de 1873 du Capital) reviendront à s’attribuer doctement les trouvailles de Proudhon datant de 1846.
On fera semblant de croire à cette anecdote : Marx tombant « par hasard » sur la Logique de Hegel. Je pense que Marx a inventé cette histoire pour lier sa « trouvaille » à un philosophe allemand plutôt que de dire : « Ce bon vieux Proudhon avait raison ».

Tous les intellectuels marxistes qui ont réfléchi ensuite sur la méthode du Capital ont ressenti un malaise. Entre la méthode du Capital et le « matérialisme historique », il y a comme un hiatus. Il y a un problème : ça « colle » pas :

Lucio Colletti, Le Marxisme et Hegel
Preobrajenski, La Nouvelle économique
Althusser, Pour Marx
Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en économie,
Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme,
Henryk Grossmann, Le changement du plan structurel du Capital et ses causes
Roman Rosdolsky, Genèse du Capital chez Karl Marx
Pierre Naville, Le Nouveau Léviathan, t. I,
Henri Denis, Logique hégélienne et systèmes économiques

Le seul qui évoque Proudhon dans ce débat sur la méthode est Pierre Naville.

Pour conclure, il est vrai que la lecture de Proudhon n’est pas aisée.
Mais je ne suis pas du tout certain, comme tu le penses, que ses propositions
soient « très ponctuelles, contextuelles et parcellaires, et pas du tout en mesure de sortir des rapports sociaux capitalistes et des dynamiques de crises », mais à la limite, ça n’a pas d’importance : si je voulais m’intéresser à une pensée économique qui me fournisse des éléments pour « sortir des rapports sociaux capitalistes », ce n’est pas prioritairement chez Proudhon que j’irais les chercher.

Ce qui m’intéresse c’est, en tant que militant anarchiste, de souligner que Proudhon a innové sur de nombreux points, innovations qui n’ont été reprises par Marx que 10 ou 20 ans plus tard parce qu’il était incapable de les comprendre sur le moment. Il a innové non seulement sur la méthode mais aussi sur nombre de concepts repris par Marx bien plus tard. Je pense qu’une grande partie de l’hostilité de Marx envers Proudhon est la conséquence de cette incompréhension.
Ma préoccupation, en rédigeant Études proudhoniennes, L’Économie politique, n’était pas d’examiner la validité strictement économique des thèses de Proudhon mais de rendre justice à cet auteur dont le travail et les innovations méthodologiques ont rarement été reconnus par les anarchistes eux-mêmes (quant aux marxistes…).
En 1846 Proudhon essuyait les plâtres d’une approche socialiste et révolutionnaire de l’analyse des mécanismes du système capitaliste. Il est évident que le Capital, publié 20 après le Système des contradictions économiques, développe des analyses plus pertinentes.

CONCERNANT BAKOUNINE: on ne peut pas dire qu’il ait une « pensée économique ». Cela ne présente pas un grand intérêt, selon moi, de s’attarder là-dessus. Cependant, ma longue fréquentation du révolutionnaire russe m’a appris à lire entre les lignes et qu’il n’était pas aussi ignorant que ça dans ce domaine. Il existe des listes des livres que Bakounine trimballait avec lui au gré de ses déplacements, et il s’y trouve des livres d’économie.
Il a, avec Proudhon, un point commun assez surprenant et qui, je pense, est passé inaperçu dans le mouvement anarchiste : la société de demain devra être organisée de manière décentralisée en matière politique (prise collective des décisions à partir de la base), mais centralisée en matière économique (application des décisions prises).

Pour m’amuser, j’avais commencé à faire un petit travail que j’avais intitulé « Économie politique de Malatesta ». Je suis assez rapidement passé à autre chose, me disant qu’il ne fallait surtout pas qu’un tel travail soit publié.

CORNELISSEN pour la fin, parce que ça me semble le plus intéressant.
J’avoue ne pas avoir eu le temps de vraiment l’étudier. Je ne l’ai découvert que récemment et j’ai scanné des chapitres pour les mettre sur monde-nouveau.net parce que ça me paraissait important que ce soit accessible. Apparemment j’ai bien fait puisque tu es allé voir. Mais je ne peux pas dire que les masses populaires se soient précipitées sur le texte car selon les extraits proposés, le nombre des visites varie entre 98 et 178.

Je pense que dans l’examen qu’on fait des thèses de Cornelissen, il faut prendre en compte qu’il publie dans les années 20-30, c’est-à-dire 60 ans après le Capital, et que le contexte qu’il décrit ne peut en aucune manière être totalement identique à ce que Marx a vu ; que dans les années 1920-1930 sont apparus des comportements qui n’existaient pas en 1867 (les « phénomènes d'obsolescence modiste », dont tu parles) avec un prolétariat et des couches moyennes dont le pouvoir d’achat et les habitudes de consommation ne sont absolument pas les mêmes.

Bon, j’arrête là, il faut que j’écrive ma lettre au Père Noël.
Amicalement
René
René
 
Messages: 76
Enregistré le: 03 Aoû 2011, 18:49

Re: L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede Floran Palin » 12 Déc 2015, 21:07

Il serait très intéressant de poursuivre cet échange sur de multiples points : j'ai eu comme projet il y a deux ans d'étudier les écrits économiques (analyses et projets de réorganisation sociale), des anarchistes : Proudhon, Bakounine, James Guillaume, Kropotkine, mais j'ai dû abandonner faute de moyens financiers et de disponibilité des ressources bibliographiques en ligne. J'ai lu ce que je pouvais ainsi que pas mal de synthèses. Pourtant, ce serait intéressant de poursuivre, afin de mieux réfléchir sur les liens entre ça et la décroissance (je parles là de l'aspect scientifique, pas du mouvement politique). Discuter avec toi en détail des thèses économiques de Marx et des anarchistes m'intéresserait.
Pour ce qui est de la méthode, je suis plutôt de l'avis de Paul Feyerhabend, épistémologue anarchiste, concernant la question de la méthode : anything goals ! Ce qui m'intéresse, ce sont ce que les conclusions, les découvertes, ce que l'on fait dire à la théorie, ce qui permet d'expliquer la réalité.
Forger un concept de "valeur" doit permettre d'expliquer des choses dans le mouvement du réel, et la définition et place de ce concept dans la théorie de Marx permet de comprendre beaucoup de choses concernant le mouvement du Capital, même aujourd'hui (par exemple, Krisis, Alain Bihr, François Chesnais, et d'autres, produisent des analyses très intéressantes).
Pour Cornelissen, je n'ai pas tout lu, mais je n'y ai pas vu une telle analyse du mouvement du capital et de ses crises.
Le livre Karl Marx, les crises du capitalisme, préfacé par Bensaïd, apporte un bon complément au Capital.
Le livre d'Alain Bihr, la logique méconnue du Capital, que j'ai lu récemment, également.

Sinon, voudrais-tu un pdf de ma traduction pour Monde-Nouveau ? Il sortira après le 18 décembre, date de publication des deux derniers chapitres.
Avatar de l’utilisateur-trice
Floran Palin
 
Messages: 45
Enregistré le: 05 Jan 2015, 10:33

Re: L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede René » 13 Déc 2015, 13:39

Je pense aussi qu’il serait intéressant de poursuivre cet échange, mais il faut savoir que je ne suis pas un économiste et que je ne serai pas forcément compétent pour te suivre sur ce terrain. Mon domaine est plutôt la philosophie politique, l’histoire, éventuellement l’épistémologie. Mais juger de la pertinence respective des positions de Bihr et de Chesnais sur telle question économique ne sera pas forcément dans mes cordes.
Si je me suis intéressé à Proudhon, ce n’est pas pour montrer que sa pensé économique peut fournir des pistes pour une stratégie aujourd’hui mais pour insister sur au moins trois questions qui sont pratiquement ignorées dans le mouvement anarchiste aujourd’hui :

• Il a considérablement défriché le terrain ;
• Il a appliqué une méthode originale d’exposition des mécanismes du système capitaliste, reprise ensuite par Marx ;
• Il a eu recours à des concepts qui eux aussi ont été repris par Marx.

J’ai écrit il y a quelque temps un texte un peu polémique contre un groupe conseilliste où j’essaie de montrer que leur fixette sur la « suppression de la loi de la valeur » chez Marx n’a pas de sens. (Voir : http://monde-nouveau.net/spip.php?article486)
Mon argumentation ne se fonde pas sur une analyse au niveau économique : je me contente de décortiquer ce que dit Marx sur la question, et j’ai découvert qu’il ne dit en fait rien sur cette fameuse « suppression de la loi de la valeur ». Ensuite, comme nos camarades conseillistes s’en prennent à Proudhon, je suis allé voir ce qu’il en dit et j’ai découvert qu’il ne parle pas de ça, mais il parle de « constituer » la valeur, autrement dit de mettre en place un instrument de calcul (dont il dit qu’il n’existe pas encore) qui permettrait de déterminer précisément la totalité du temps de travail consacré à la fabrication d’une marchandise. Ce qui est assez cohérent.
Mais tout ça n’est pas abordé d’un strict point de vue économique, c’est simplement le boulot d’un mec qui décortique les textes.

Cela dit on peut se compléter.
Concernant Feyerabend, je ne partage pas du tout ton enthousiasme. Je ne le considère pas comme un « anarchiste ». On lui a accolé l’étiquette d’anarchiste sur la base de la confusion entre anarchisme et chaos.

Et je pense que ce serait une très bonne idée de mettre tes traductions sur monde-nouveau.net. Étant angliciste je pourrai y jeter un coup d’œil, quand j’aurai retrouvé mon exemplaire du livre de Price, enfoui quelque part dans les plaques telluriques du bordel de mon bureau.
René
 
Messages: 76
Enregistré le: 03 Aoû 2011, 18:49

Re: L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede Floran Palin » 19 Déc 2015, 13:51

René a écrit:Étant angliciste je pourrai y jeter un coup d’œil, quand j’aurai retrouvé mon exemplaire du livre de Price, enfoui quelque part dans les plaques telluriques du bordel de mon bureau.


Petite précision : Le texte traduit est la version numérique de 2012, disponible en ligne ici : http://theanarchistlibrary.org/library/wayne-price-marx-s-economics-for-anarchists, et non le livre The Radical Critique of Value, qui est une version remaniée (avec quelques suppressions et ajouts), publiée en 2013 chez AK Press.
Choix pour quatre raisons :
1 C'est plus simple et rapide pour moi de travailler à partir d'une version numérique qui permet de faire écran>écran, que de travailler en papier>écran.
2 J'avais déjà largement commencé la traduction de la version numérique quand j'ai appris que la version d'AK Press était la même, mais en remaniée.
3 Je n'ai pas les moyens d'acheter beaucoup des livres surtout s'il faut ajouter un surcout d'importation.
4 Le titre de 2012 est nettement plus explicite quant à la démarche que celui de 2013.

Après, il serait possible de traduire celle de 2013 sur la base de la trad déjà effectuée. Mais personnellement, après ce travail de traduction, j'ai besoin de faire une pause et de me concentrer sur d'autres lectures d'approfondissement et mes propres écrits.
Avatar de l’utilisateur-trice
Floran Palin
 
Messages: 45
Enregistré le: 05 Jan 2015, 10:33

Re: L'économie de Marx pour les anarchistes (Wayne Price)

Messagede René » 22 Jan 2016, 11:57

Salut camarade
Je t'ai envoyé il y a quelque temps maintenant les deux premiers chapitres de Wayne Price dont j'ai révisé la traduction.
Je te disais que dans l'état actuel, il y avait pas mal d'erreurs.
Je te demandais si ça te convenait, afin de savoir si je devais continuer.
Amicalement
René
René
 
Messages: 76
Enregistré le: 03 Aoû 2011, 18:49


Retourner vers Débats théoriques

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun-e utilisateur-trice enregistré-e et 14 invités