Émile Armand a écrit:L’individualisme anarchiste renferme plusieurs tendances, qui s’échelonnent de l’individualisme anarchiste « expropriateur » (Bonnot, Kenzo Novatore, etc.) à l’individualisme anarchiste quiétiste (Han Ryner). Toutes les écoles de l’individualisme anarchiste sont cependant d’accord sur ce point fondamental : qu’elles considèrent l’unité individuelle comme la cellule de toute totalité ou collectivité sociale, de toute association - qu’elles nient la nécessité de l’État, comme régulateur et modérateur des rapports entre les hommes et des accords qu’ils peuvent passer entre eux, - qu’elles rejettent tout contrat social et unilatéral, - qu’elles défendent la liberté sexuelle, - qu’elles situent dans le présent et non dans le devenir (autant qu’il leur est possible de le conquérir) la réalisation de leurs diverses aspirations.
On appelle aujourd’hui « individualisme anarchiste » une synthèse des conceptions énoncées par les américains Josiah Warren et Benjamin R. Tucker, les allemands Max Stirner et John Henry Mackay, les français E. Armand et Pierre Chardon, etc., pour ne citer que les noms les plus représentatifs du mouvement individualiste anarchiste. Economiquement parlant, Josiah Warren, Benjamin B. Tucker et Clarence Lee Swartz (ce dernier s’étiquette « mutualiste ») sont manifestement influencés par Proudhon et le reconnaissent.
L’étude de cette synthèse permet de se rendre très rapidement compte des principales revendications formulées par la plupart des individualistes anarchistes :
* Règlement des rapport qu’ils peuvent entretenir entre eux (intellectuels, économiques, éthiques, récréatifs, etc.) au moyen de contrats passé sans recours à une forme d’État quelconque. Ces contrats sont résiliables.
* Possession à titre inaliénable du moyen de production par le producteur, association ou isolé, dès lors que c’est l’isolé ou l’association qui le fait valoir par ses propres moyens et à ses risques et périls.
* Le produit au producteur - association ou isolé - et liberté absolue d’en disposer à sa guise sans passer par une filière administrative imposée ou un organe central.
* Emission libre d’une monnaie-valeur d’échange ayant cours uniquement parmi ceux qui veulent s’en servir.
* Pleine et entière faculté d’association volontaire dans tous les domaines.
* Garantie de non immixtion d’un individu quelconque ou d’un pouvoir central dans la vie privée des personnes ou le fonctionnement intime des associations.
* Toute liberté de concurrence entre les personnes et les associations, avec équilibre garanti au point de départ, de sorte que le producteur ne tombe pas au rang de manœuvre et que le consommateur ne soit pas contraint d’accepter une utilité de qualité inférieure.
* La garantie de non intervention dans le fonctionnement des associations d’ordre sentimental ou sexuel, quelles que soient leurs modalités et pourvu qu’on y adhère et qu’on s’en retire à son gré.
* Pleine et entière faculté d’expression, de diffusion, de publication de la pensée et de l’opinion, par l’écrit ou la parole, en public ou en privé.
* Autonomie, intégrité, inviolabilité de la personne humaine, - de l’unité sociale, - de l’Individu-homme ou femme - comme la base, la raison d’être et la fin des rapports entre les terriens, où qu’ils habitent et quelle que soit leur race.
Les individualistes anarchistes, en général, comptent beaucoup plus sur l’éducation et sur l’exemple que sur tout autre facteur pour parvenir à leurs revendications.
En général, les individualistes anarchistes veulent que chacun « reçoive selon son effort », - cérébral, physique ; mental, sentimental ; psychique, musculaire (c’est-à-dire la capacité des différentes manifestations de l’organisme individuel), mais ils considèrent comme individualistes les communistes anarchistes « non-sociétaires », c’est-à-dire qui font du communisme une question d’association locale, temporaire, relative, particulière.
Il va sans dire que les individualistes anarchistes, sympathiques au « débrouillage » et à « l’illégalisme », ne considèrent ces pis-aller que par rapport à une société où le contrat social est imposé. Là où n’existent ni domination du milieu ou de l’individu sur l’unité humaine ou vice-versa, ni exploitation de l’unité humaine par l’individu ou le milieu, ou vice-versa, - faculté absolue de vivre isolément ou en association sans contrôle ni contrainte extérieure, - ni « le débrouillage » ni « l’illégalisme » n’ont de raison d’être, d’exister.
On me dira que dans un milieu constitué de telle sorte, que les outils de travail ou les engins de production sont conçus et confectionnés exclusivement en vue de favoriser ou d’intensifier la production multitudiniste, de faire prédominer la production grégaire sur la production individuelle, - il n’est pas possible que le producteur jouisse intégralement ou dispose à son gré, ce qui revient au même, du produit de son travail ou du résultat de son effort. Je ne le conteste pas. Mais la civilisation que nous subissons n’est pas une « civilisation anarchiste » et il ne me vient pas à l’esprit de contester la difficulté de réalisation d’un milieu individualiste de grande envergure dans le milieu social actuel. Aussi en conclurai-je que dans l’ambiant social d’aujourd’hui, l’individualiste se sent un inadapté Comme il est persuadé que la tendance à une liberté plus intégrale ne peut se faire jour que si « l’être » n’est pas étayé par « l’avoir », il se considère en état de légitime défense ou de résistance, déclarée ou occulte, contre toute organisation sociétaire qui impose au producteur de renoncer à la jouissance ou à la libre disposition complète du produit de son effort, du résultat de son labeur.
L’individualiste n’entend pas non plus que le troupeau solutionne pour lui sa question économique : il veut la résoudre lui-même, par lui-même, pour lui-même. Ne lui inspirent aucune confiance les systèmes qui tendent à remplacer l’exploitation économique de l’homme par son semblable, par l’exploitation économique de l’unité humaine par la collectivité. C’est l’exploitation qu’il faut détruire et non la méthode qu’il faut modifier.
L’individualiste est celui qui se préoccupe en premier lieu de sculpter sa propre personnalité. C’est un artiste. Il envisage la vie, sa vie, comme une œuvre d’art, c’est-à-dire comme une statue, un tableau, un poème qu’il n’a jamais fini de polir, de tailler ou de retoucher, quelles que soient la perfection ou la mise au point des ébauches ou des esquisses déjà obtenues, déjà achevées. L’individualiste n’est pas un ouvrier - un exécuteur seulement ; mais un artiste aussi, un créateur. Une société individualiste n’est concevable qu’à la condition que tous ses constituants, à tous les points de vue et dans tous les domaines, soient et des artistes et des artisans, jamais des manœuvres ou des automates, ce qui est le contraire de l’actuel « esprit de troupeau ».
Pour que l’individualiste croisse, grandisse, se développe, s’épanouisse, il lui faut le grand air, les champs et les fleurs de la terre, les étoiles et l’azur du ciel, le commerce intellectuel, la fréquentation affective de celles, de ceux qui veulent comme lui se former une personnalité originale, pour que se forme et prenne conscience son être intérieur, force lui est de s’assimiler toutes sortes d’utilités extérieures, de vagabonder à droite , à gauche, butinant sur les fleurs qu’il peut rencontrer sur sa route le suc qui servira à la confection, au parfum du miel de sa vie personnelle. Rien de ce qui touche à l’individuel, de près ou de loin, ne lui est étranger. Il trouve du plaisir à voir se multiplier le nombre de ses camarades, il fait donc de la propagande. N’est-il pas vraisemblable que, parmi les derniers venus aux idées qui lui sont chères, il rencontre des compagnons de concert avec lesquels il recommencera, demain, telle expérience qui, hier, échoua - faute d’aptitudes ou d’affinités des associés qu’il s’était adjoints ?
L’analyse des différentes tendances de l’individualisme anarchiste n’est pas possible si on ne tient pas compte de ces remarques.
Quant au reproche fait aux individualistes anarchistes de se comporter en « anarchistes bourgeois », ceux qui l’énoncent oublient que le bourgeois reste toujours et quand même un pilier de sa société, la société bourgeoise, où il n’occupe son rang social que grâce au système autorité-exploitation Même quand il s’évade des préjugés et des conventions sociétaires, il le fait en hypocrite, en tremblant, en valet des mœurs sociales, en exaltant publiquement les chaînes sociales qu’il brise en privé.
Émile Armand a écrit:Les individualistes à notre façon passent volontiers pour amoraux, alégaux, asociaux.
AMORAUX, c’est entendu, mais par rapport à la morale imposée du dehors, à la morale conventionnelle, à la morale bourgeoise, à l’hypocrisie moralitéiste ; ce qui ne les empêche pas de se construire une ligne de conduite personnelle, voire une éthique collective, dont les postulats de moralité sont fréquemment, dans la pratique, beaucoup plus exigeants que les impératifs de la morale courante.
ALEGAUX, c’est entendu, mais par rapport à la loi imposée de l’extérieur, à la loi écrite, celle des textes ; ce qui ne les empêche pas de se conformer aux sommations d’une loi intérieure le plus souvent plus rigide que les articles, des Codes les plus draconiens, et de prévoir de sévères sanctions morales à l’égard, de ceux des leurs qui, sans motifs légitimes et dûment justifiés, ont fait fi d’engagements contractés volontairement, trahi la confiance mise en eux ou usé de fraude ou de dol dans leurs rapports avec ceux de leur monde.
ASOCIAUX, c’est entendu, mais par rapport. au grégarisme imposé, au sociétarisme obligatoire, ce qui ne les empêche pas de s’associer volontairement et, s’ils y sont poussés par leur tempérament, de rechercher les occasions de s’associer pour toutes sortes d’activités, d’être fidèles aux clauses des accords qu’ils ont souscrits en dehors de toute pression extérieure et de s’interdire toute résiliation des ententes conclues, autre que les cas mentionnés au contrat d’association. Asociaux, mais sociables.
" me semble particulièrement pertinente pour le débat...