A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede JPD » 16 Fév 2015, 06:39

Paru dans Courant Alternatif février 2015


A propos d’Affinités révolutionnaires, nos étoiles rouges et noires

Ed. Mille et une nuits
Olivier Besancenot et Michael Löwy


Partant de la constatation qu’il n’y a pas eu que des désaccords entre anarchistes et marxistes mais aussi, plus souvent qu’on ne le dit, des alliances et des solidarités, il s’agit pour les auteurs de réactualiser un marxisme libertaire qui ne se figerait pas dans une nouvelle doctrine mais qui tricoterait, par une reprise en compte l’un de l’autre, une affinité redécouverte et modernisée.
A l’appui de ces considérations historiques et de ce projet, le livre brosse un rapide tableau de périodes révolutionnaires comme la Première Internationale, la Commune de Paris, la Charte d’Amiens ou Mai 68 qui donnent du corps à cet objectif, assorti de quelques portraits  : Louise Michel, Rosa Luxembourg, Emma Goldman, Durruti, B. Péret etc.
Nous n’aborderons pas ici l’exactitude de ce voyage dans l’histoire  : beaucoup de choses vraies, d’autres inexactes par erreur ou omission, mais suffisantes pour donner à un lecteur novice l’envie d’y fouiller par lui même en recherchant les nombreux textes et témoignages qui traitent de ces périodes. C’est là l’essentiel.

Curieusement, si les auteurs citent quelques penseurs (W. Benjamin, A. Breton, D. Guérin) ayant rapproché l’anarchisme du marxisme (et vice versa), il en est un, le principal à mon avis, qui n’est pas évoqué, Maximilien Rubel (1905-1996), un des spécialistes les plus pointus de Marx et qui a préparé et annoté les 8000 pages de son œuvre éditées dans la collection de la Pléiade. Militant de tendance conseilliste, il est l’auteur d’un «Marx théoricien de l’anarchisme» publié en 1973 (Marx critique du Marxisme, Payot) – lire ici  : -2026771208 http://kropot.free.fr/Rubel-Marxanar.htm. Besancenot peut ne pas le connaître, Löwy c’est plus difficile à croire. Mais il est vrai que Rubel est aussi quasiment absent du panthéon anarchiste  ! Quasi inconnu dans un mouvement qui trop longtemps n’a su se définir que par son opposition/hostilité au marxisme et ne considérait la lutte des classes qu’avec des pincettes.

La question que nous nous posons c’est  : pourquoi ce livre maintenant  ? De qui, de quoi est-il le produit  ? Il me semble qu’il s’inscrit dans le fil des conséquences directes de la chute du «communisme réel» en 1990 et de la crise de la vulgate interprétative trotskiste qui s’en est suivi. Le stalinisme était expliqué par une «mauvaise direction» du PC soviétique au sein d’une société malgré tout encore socialiste dans ses fondements (Etat ouvrier dégénéré et bureaucratique et donc pas capitaliste). Changer la direction au sein du PC et de l’URSS en s’appuyant sur une révolte du prolétariat devait faire l’affaire.
Mais l’effondrement de l’URSS ne s’est pas déroulé comme il aurait dû. L’Etat «ouvrier» n’a pas explosé sous une pression populaire guidée par de vrais révolutionnaire, il a implosé de l’intérieur sans que le peuple y soit vraiment pour quelque chose, même si les «dissidents» ont joué leur partition pendant les années précédentes (mais hélas, la plupart d’entre eux ne rêvaient qu’à la démocratie bourgeoise et au libéralisme  !). Il apparaissait encore plus clairement alors que l’URSS s’était rapprochée davantage d’un capitalisme d’Etat que d’un Etat ouvrier, même dégénéré.

C’est aussi à partir de ces années 90 qu’on assiste à une affirmation plus «libertaire» (1) au sein des mouvements sociaux. Ce sont les coordinations infirmières et cheminotes qui culminent dans la grande grève de 1995  ; c’est la priorité accordé aux assemblées générales face aux hiérarchies bureaucratiques  ; c’est un désamour croissant vis-à-vis des partis et de la classe politique entraînant une montée de l’abstention  ; c’est la redécouverte d’une écologie d’action directe  ; et c’est surtout la montée de nouvelles générations militantes issues des mouvements de la jeunesse qui secouent tous les trois ou quatre ans les universités et les lycées. Or, le courant trotskyste auquel appartiennent Besancenot et Löwy, est certainement le moins dogmatique de ses homologues et le plus sensible et attentif aux changements et aux convulsions qui agitent le corps social. C’est donc à ces jeunes-là que le livre s’adresse en priorité pour leur montrer que l’idéal libertaire qui les anime n’est pas incompatible avec des formes d’organisation politique que le mouvement anarchiste traditionnel trop «culturel», ou néo-anarchiste, trop éloigné de la question sociale, n’est pas en mesure de leur offrir.

Mais cette sensibilité qui les a poussé à passer de la LCR au NPA, les a conduit à mettre de côté l’affirmation d’un projet (communiste) au profit de la mise en avant d’une identité plus stratégique (anticapitalisme) et surtout à dissocier, plus encore qu’avant, l’un de l’autre.

Car il existe bien dans le marxisme un corpus qui est très proche, voire commun avec le corpus anarchiste révolutionnaire (anarchiste communiste ou communiste libertaire) : l’abolition des classes sociales, du salariat et de la propriété privée des moyens de production. Le communisme comme véritable rupture économique et politique avec le capitalisme. Bref, «de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins» dans une société où l’«administration des choses» rendra l’Etat inutile.

Le problème c’est que d’un côté le NPA ne parle plus guère de ces fondamentaux (il les rappelle à l’occasion) et que les anars (je ne parle pas seulement des organisations mais aussi de toutes les mouvances anarcho-autonomes diverses et variées) l’utilisent trop souvent comme un récitatif à but identitaire ou comme un marqueur pour se distinguer des cousins et des voisins. Déjà en délicatesse structurelle avec le concept même d’Histoire, la faiblesses actuelle du mouvement anarchiste c’est d’avoir, lui aussi, oublié ses racines dans le mouvement ouvrier, donc sa convergence initiale avec les marxistes, pour s’enfermer dans des considérations philosophiques et culturelles pour les uns et s’être laissé séduire par les sirènes post-modernes qui font passer la domination devant l’exploitation, pour les autres.

Mais la «faute» n’en incombe ni aux uns ni aux autres  ! Ce n’est pas une question d’orientation erronée ni d’individus mal éclairés (si nous pensions cela nous serions à notre tour devenus trotskystes  !), mais le fruit d’une période historique d’émiettement et de fragmentation des exploités, dans laquelle c’est la bourgeoisie qui est à l’offensive et qu’il est donc particulièrement difficile d’articuler les projets (les fondamentaux) avec les luttes dans ce rapport de force défavorable. C’était déjà le cas en période de montée des luttes prolétariennes, c’est évidemment pire maintenant.

Si affinités il doit y avoir entre les étoiles noires et les étoiles rouges il serait de bon ton qu’elles ne se scellent pas sur l’oubli ou le camouflage des racines et des buts, ce qui ne saurait que produire une gauche de la gauche plus cool (libertaire), plus sympa certainement, mais sans impact réel sur ce que nous subissons actuellement.

Que les étoiles rouges cessent d’avoir un œil rivé sur la gauche (même de la gauche) institutionnelle et accepte l’idée que la politique ce ne sont pas les alliances de partis ni même les partis eux-mêmes, mais l’autonomie des luttes et des idées  ; que les étoiles noires renouent avec leur filiation et les analyses de classe en se débarrassant des scories post-modernes. C’est à ce prix que la redécouverte d’affinités pourrait impacter un tant soit peu la situation sociale présente. A condition bien sûr de travailler ensemble pour dénicher quelles sont les forces qui, dans l’existant d’un capitalisme en plein développement et en pleine mutation, pourraient être porteuses de leviers pour un changement social. Ce n’est certainement plus la classe ouvrière du siècle dernier, du moins telle qu’elle était constituée. Mais est-ce pour autant n’importe quel groupe de substitution que diverses tendances mettent en avant périodiquement  ? (Nous avons eu droit au tiers-monde, au sous-prolétariat, aux immigrés, aux classes moyennes, aux techniciens, aux femmes…). Certainement pas, mais ce n’est pas une mince affaire  !

jpd


(1) Libertaire ne signifie pas «révolutionnaire», mais simplement refuser, ou essayer de refuser, la gestion pyramidale des conflits, vouloir «autogérer la lutte» et ne pas s’en remettre aux organisation syndicales et politiques traditionnelles et, plus largement, remédier au «déficit démocratique» qui caractérise nos sociétés.
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Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede bipbip » 16 Avr 2015, 01:33

Débat anarchisme et marxisme, à Paris le 17 avril

Avec la participation d’Olivier Besancenot (groupe Pour l’émancipation), Philippe Corcuff (ETAPE), Michael Löwy (groupe Pour l’émancipation) et une ou un militant d’Alternative libertaire.

« repenser l’émancipation au XXIe siècle, entre ressources anarchistes et marxistes »

En partant du livre d’Olivier Besancenot et Michael Löwy : Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et noires. Pour une solidarité entre marxistes et libertaires (Paris, Mille et une nuits, 2014)

Débat public organisé par Alternative libertaire, le séminaire ETAPE (Explorations théoriques anarchistes pragmatistes pour l’émancipation) et le groupe Pour l’émancipation.

Vendredi 17 avril 2015, 18h-20h30
au Lieu-dit, 6, rue Sorbier, Paris 20e,
métro Ménilmontant ou Gambetta

http://alternativelibertaire.org/?Debat ... marxisme-a
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Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede bipbip » 17 Mai 2015, 12:53

Débat anarchisme et marxisme, l’enregistrement

Avec la participation d’Olivier Besancenot (groupe Pour l’émancipation), Philippe Corcuff (ETAPE), Michael Löwy (groupe Pour l’émancipation) et Laurent Esquerre (Alternative libertaire).

« repenser l’émancipation au XXIe siècle, entre ressources anarchistes et marxistes »

En partant du livre d’Olivier Besancenot et Michael Löwy : Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et noires. Pour une solidarité entre marxistes et libertaires (Paris, Mille et une nuits, 2014)

Ce débat public était organisé par Alternative libertaire, le séminaire ETAPE (Explorations théoriques anarchistes pragmatistes pour l’émancipation) et le groupe Pour l’émancipation.

L’enregistrement du débat est écoutable ici : http://pourlemancipation.org/enregistre ... marxistes/

http://www.alternativelibertaire.org/?D ... marxisme-a
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Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede abel chemoul » 31 Mai 2015, 21:15

Une lecture critique du livre de Besancenot et Löwy :http://lecombatlibertaire.free.fr/?p=386 (putain que j'en ai chié pour écrire cet article!)
Affinités révolutionnaires, sous-titré pour une solidarité entre marxistes et libertaires, est le dernier livre d’Olivier Besancenot, que tout le monde connaît, et Michael Löwy, un chercheur en sciences sociales et militant anticapitaliste adhérent au NPA et à Ensemble ! . Les auteurs n’ayant pas signés les différentes parties, il n’est pas possible de savoir qui a écrit quoi et il sera question, dans la suite de l’article, « des auteurs » faute de pouvoir différencier les écrits de Besancenot et de ceux de Löwy.

Comme son titre l’indique, le but de l’ouvrage est de tisser des liens entre marxistes et libertaires. Par « marxistes », il faut souvent comprendre « trotskystes », voire « trotskystes tendance LCR/NPA », les auteurs, notamment dans les parties historiques, nous livrant une vision de l’Histoire spécifique à leur courant.

Le livre est constitué de quatre grandes parties inégalement volumineuses, que j’ai aussi trouvées inégalement intéressantes.

La première partie, intitulée Convergences solidaires est constituée d’une sorte d’histoire condensée des luttes communes libertaires/marxistes : Internationale, Commune de Paris, martyrs de Chicago, CGT, guerre d’Espagne, Mai 68, puis une partie assez désuète sur l’altermondialisme.
A chaque fois, les auteurs tentent de montrer que les frontières idéologiques ne sont pas étanches, que d’anciens anars sont devenus marxistes (André Nin du POUM passé par la CNT), et vise versa (c’est le cas de plusieurs martyrs de Chicago et de dirigeants de la CGT, passés du marxisme à l’anarchisme).
Deux passages de cette partie me semblent assez typique du livre. D’abord, dans le passage sur la guerre d’Espagne, pour montrer les convergences marxistes/libertaires, les auteurs se mettent à extrapoler sur une alliance Nin/Durruti si ce dernier n’avait pas été tué au front et sur les possibles conséquences (positives) d’une telle alliance CNT/POUM pour la révolution (page 44 du bouquin).
Je trouve ce genre de politique-fiction assez symptomatique de la logique du NPA. Non pas que l’on ne puisse pas s’amuser à refaire l’Histoire, mais encore faut-il que cela ait du sens politiquement. Dans les faits, le POUM avait aux alentours de 20 000 adhérents quand la CNT en a compté jusqu’à 1,5 ou 1,8 million selon les sources. Le POUM était un petit parti (pour l’époque) sans base pendant que la CNT était engagée dans la transformation sociale et devait gérer des entreprises et des collectivités.
Envisager une révolution à deux têtes Nin/Durruti comme si cela pouvait changer le cours des événements est une logique purement politicienne. Il est impensable d’imaginer que l’ajout de 20 000 personnes aux troupes de la CNT ait pu être déterminant dans la conduite de la révolution et de la guerre. A moins de considérer la CNT comme un vide idéologique que le POUM aurait pu combler, vide idéologique qui aurait de plus été la cause de la défaite… Quoi qu’il en soit, cette façon d’additionner des orgas aux tailles et aux fonctionnements aussi différents est assez symptomatique d’une pensée contemporaine politicienne découlant de l’habitude d’accoler égalitairement en bas des tracts les signatures d’orgas aussi diverses idéologiquement que numériquement. Attitude logique quand il s’agit d’additionner des groupuscules pour éviter d’avoir des rassemblement faméliques mais complètement hors sujet dans le cadre d’une guerre civile !

Un second passage de la partie Convergences solidaires illustre, de façon un peu caricaturale, tout l’équivoque qu’il y a à utiliser « marxiste » quand on veut en fait dire « trotskyste tendance LCR », tout en illustrant l’optique de l’ouvrage. Il s’agit de la partie sur Mai 68.
Les auteurs nous y apprennent que les deux porte-paroles les plus en vue de Mai 68 étaient Cohn-Bendit et Bensaïd (dirigeant historique de la tendance trotskyste qui aboutira à la LCR). Personnellement, Bensaïd n’a jamais retenu mon attention dans les bouquins que j’ai pu lire sur Mai 68. Si on me demande de citer des porte-paroles de Mai 68, à part Cohn-Bendit, j’aurais plutôt cité Gesmard, un mao ou Duteuil, militant libertaire, mais Bensaïd, jamais…
Pour mettre Bensaïd au centre du récit et ainsi nous démontrer la proximité trotskystes/libertaires, les auteurs réécrivent l’histoire. Ils nous expliquent que la création du Mouvement du 22 mars est dû à l’arrestation d’un militant trotskyste lors d’une action directe.
Pour ceux qui ne sont pas familiers de la période 68, le Mouvement du 22 mars est un mouvement gauchiste unitaire créé à la fac de Nanterre quelques semaines avant Mai. Son action est souvent considérée comme le facteur déclenchant des événements de Mai 68.
Dans la réalité, l’arrestation qui conduira indirectement au déclenchement de Mai 68 a ciblée 6 militants, dont un seul trotskyste…
Certes le livre est destiné à montrer les convergences anars/trotskystes mais à force de procéder par raccourcis visant à ne garder de l’Histoire que les anars et les trots, on squizze les réalités de l’époque, on grossi le coude-à-coude militant des deux tendances alors qu’elles cohabitaient avec bien d’autres, surtout dans les 70′s, riches en groupuscules, notamment maoïstes qui étaient alors bien plus influents et présents que les trotskystes.

La partie II, intitulée « Convergence et conflits », est la plus intéressante à mes yeux pour juger de la démarche des auteurs car elle tente de dépasser certains points de frictions historiques et idéologiques liés à la Révolution russe. On a ainsi droit à un mea culpa trotskyste en règle sur Kronstadt et la Makhnovchtina qui contraste avec la partie sur la prise du pouvoir par les bolcheviks qui ,elle, est dans la plus pure tradition trotskyste. J’ai été surpris de voir que sur Octobre 1917, les auteurs nous présentent une version très léniniste, en espérant que l’explication passe comme une lettre à la poste.
je vais particulièrement me concentrer sur cette partie consacrée à la révolution d’Octobre et à la prise du pouvoir par les bolcheviques, partie m’ayant hérissée le poil au plus haut point !

Tout d’abord, un rappel sur cette période pour ceux qui ne sont pas familiers de la Révolution russe. En 1917, la Russie est un pays arriéré économiquement et politiquement par rapport à l’Europe : très peu industriel, le pays est régit par une monarchie absolue. Le pays est engagé aux côtés de la France contre l’Allemagne. La guerre impacte fortement le pays, les soldats, traités comme de la chair à canon par les officiers aristocrates. Jusqu’au moment où, en février 1917, la révolte éclate parmi la troupe. L’insurrection se généralise et le pays. Cette insurrection n’est pas la première, il y en a eu une en 1905, réprimée dans le sang : ouvriers, paysans, soldats (les fameux marins du Potemkine) sont massacrés ou déportés, les révolutionnaires s’exilent pour échapper à la mort, d’où l’absence de Lénine au pays en 1917. Cette première insurrection a marqué et préparé les esprits au changement de régime.
Pour en revenir à 1917, la « révolution russe » s’est en fait effectuée en deux phases. D’abord février 1917, avec le renversement du Tsar. A ce moment-là, deux nouveaux pouvoirs apparaissent : un typiquement bourgeois, avec une assemblée (la Douma) et un gouvernement provisoire présidé par Kerensky (socialiste), et un autre pouvoir, plus basiste, constitué de conseils populaires (les soviets). Ces soviets, dont les premiers sont apparus en 1905, sont en fait une forme modernisée de conseils populaires russes.
Le fait que le gouvernement provisoire n’arrête pas la guerre avec l’Allemagne, notamment, le discréditera très vite aux yeux de la population. Les deux nouveaux modes d’organisation vont s’affronter plusieurs mois pour savoir à quelle structure revient le droit de diriger la société russe. On parle de dualité des pouvoirs pour cette période.
Finalement, la crise institutionnelle se dénoue en Octobre avec le coup d’Etat orchestré par les bolchevicks évinçant de gouvernement bourgeois de Kerensky au profit des Soviets dont le premier congrès national devait avoir lieu quelques jours après.

Le conflit léninistes/libertaires repose en grande partie sur l’interprétation de ce coup d’Etat et de ses suites.
Classiquement, chez les libertaires, on considère que les soviets ont été sciemment bolchévisés par une stratégie politique volontaire avant octobre et que le coup d’Etat est une prise de pouvoir du parti bolchevik via les soviets qui ne sont plus que des écrans de fumée visant à donner aux bolcheviks une légitimité populaire.
Cette opinion, recoupe d’ailleurs celle des historiens et s’appuie sur une série de témoignages d’anarchistes présents à l’époque en Russie : Rudolf Rocker, Voline.
Pour en revenir à Affinités révolutionnaires, les auteurs annoncent très vite la couleur dans l’intro de de la partie Convergences et conflits : « en Octobre 17, les soviets ayant pris conscience de leur propre force, supplantent le pouvoir institutionnel et s’emparent du pouvoir. » (p105).
Cela va être le credo des auteurs pendant toute cette partie. Les bolcheviques auraient oscillé en permanence entre esprit auto-gestionnaire voire libertaire (citations de D.Guerin à l’appui) et volonté étatique pour guider la révolution, présentant au passage Lénine en apôtre de cette volonté auto-gestionnaire : « très vite, le contrôle ouvrier dû s’effacer devant la socialisation. Lénine violenta littéralement ses lieutenants timorés en les jetant dans le « creuset de la vivante création populaire », en les obligeant à parler un langage authentiquement libertaire » (citation de Guerin, p107).

Concernant Octobre 1917 et la composition des soviets à cette date, les auteurs expliquent qu’ils ont été victime d’une bolchevisation spontanée : « en octobre 17, […] les deux entités « soviets » et « parti » se superposent de facto. [...]les soviets se bolchévisent d’eux-même. [...]la direction du Parti et celle du Congrès [des soviets] ne font indubitablement plus qu’un. ». (p116-117)
Devant cette bolchevisation « de fait », Lénine et les siens se retrouvent alors dans une situation inédite appelant certaines questions éthiques de la part des auteurs : « Cette fusion « transitoire » peut provoquer un strabisme politique chronique : quelle organisation est favorisée sur le long terme, dans la prise de décision ? » (p117) ou encore « qui prend le pouvoir ? Ou, plus exactement, qui le garde entre ses mains ? Les soviets et/ou le(s) parti(s) ? » (p116).
En fait, les auteurs en avançant la thèse de la bolchevisation naturelle aiguillent la problématique du pouvoir en 1917 dans une fausse direction, celle du rapport soviet/parti dans un contexte d’unanimité/légitimité politique manifeste.
Or, pour juger de la situation réelle, il faut en revenir à l’histoire vue par les historiens et les libertaires, qui ont dans les deux cas des conclusions très différentes de celles des bolcheviques et de leurs continuateurs.
En octobre 1917 donc, le coup d’Etat bolchevik permet aux soviets d’être les seules instances de gouvernance légitimes. Le Premier congrès national des soviets a lieu le 25 octobre, 15 jours après le coup de force.
Ce congrès réuni 649 délégués, parmi lesquels 390 bolcheviks. On est donc loin de la bolchevisation totale des soviets.
Pour comprendre la situation, il nous faut d’abord présenter les forces en présence en Russie à l’époque. Outre les bolcheviques, le mouvement révolutionnaire comprend des anarchistes, et des socialistes-révolutionnaires (SR). Avant la révolution, les bolcheviques sont très minoritaires et ont peu d’influence dans les masses contrairement aux SR. En effet, les SR, par leur programme, représentent les intérêts des petits paysans, très majoritaires par rapport aux ouvriers dans ce pays peu industrialisé. Conscient de leur faiblesse, les bolcheviks ont adapté leur programme marxiste. Alors que les ouvriers sont seuls censé porter la révolution dans le marxisme orthodoxe, les bolcheviques, contexte oblige, incorporent les paysans à leurs analyses et reprennent des bouts du programme SR. Cela est symbolisé par le logo typiquement léniniste du marteau et de la faucille représentant l’alliance de la paysannerie et du prolétariat industriel.
Toujours est-il que lors de l’ouverture du congrès, une partie des délégués (110, dont des SR) refusent de cautionner le coup d’Etat et sortent. Le congrès continu malgré tout. On peut déjà se poser la question de la légitimité d’un congrès amputé de 17% de ses délégués. Les SR restant au congrès seront appelés SR de gauche.
Ce congrès va nommer un conseil national des commissaires du peuple, uniquement constitué de bolcheviks dont Lénine, qui en assurera la présidence.
Parallèlement au congrès des soviets devait se tenir des élections législatives en novembre 1917 pour créer une Constituante. Ces élections démocratiques au suffrage universel ont bien lieu malgré la méfiance de Lénine et ,conformément à l’influence de chacun dans ce pays agricole, les SR sont le groupe majoritaire : sur 703 sièges, les bolcheviks et leurs alliés en obtiennent 210, les SR 299.
La Constituante a le temps de siéger deux jours en janvier 1918 avant que Lénine ne la dissolve comme organe contre-révolutionnaire alors que le parti bolchevik, du temps où il n’était pas encore au pouvoir, était d’accord pour l’élection de cette assemblée…
Pour exemple, voici ce que Rudolf Rocker disait de l’attitude bolchevik dans la révolution dans son livre Les soviets trahis par les bolcheviks (consultable ici :http://www.anarkhia.org/article.php?sid=2319 )
« Les bolcheviks n’ont jamais été partisans d’un véritable système des conseils. En 1905, LÉNINE expliquait par exemple au président du soviet de Saint-Pétersbourg que «son parti ne pouvait sympathiser avec l’institution démodée du système des conseils». Mais, comme les premières étapes de la Révolution russe s’étaient justement développées sur cette base du système des conseils, les Bolcheviks durent, lorsqu’ils prirent le pouvoir, s’accommoder bon gré mal gré de cet héritage, très douteux à leurs yeux. Toute leur activité tendit alors à les dépouiller peu à peu de tout pouvoir et à les subordonner au gouvernement central. Qu’ils y aient réussi, voilà bien, à notre avis, l’immense tragédie de la Révolution russe. En travaillant systématiquement à la subordination de toutes les manifestations de la vie sociale au pouvoir absolu d’un gouvernement doté de tous les droits, on ne pouvait qu’aboutir à cette hiérarchie bornée de fonctionnaires, qui a été fatale au développement de la Révolution russe. »
Les historiens ne disent pas autre chose.

La vision de Löwy et Besancenot, d’une révolution bolchevisée de fait par l’activité du parti léniniste est donc fausse et correspond à une historiographie léniniste. Dans la réalité, le parti, et Lénine en particulier, ont manoeuvré en permanence pour obtenir la majorité dans une assemblée, pour y décider seul. Et quand ils ont fini par y arriver, ont refusé toute légitimité à une autre assemblée n’avalisant pas leur pouvoir. Loin d’accorder spontanément une valeur aux soviets par leur fonctionnement démocratique, les bolcheviks ont surtout utilisé un organe démocratique facile à contrôler et refusé toute légitimité à un autre leur échappant.

Mais nos auteurs sont léninistes plus que « marxistes », la conclusion du chapitre ne laisse aucun doute sur le sujet :
« les forces révolutionnaires doivent remplir une fonction vitale : aider la Révolution à prendre, au bon moment, les décisions qui s’imposent, mais le pouvoir effectif revient, en dernière analyse, aux structures d’auto-organisation. (…) Ce chapitre tumultueux reste ouvert. Mais il est nécessaire de le revisiter avec un regard critique, aussi acéré que possible, sans pour autant établir une continuité entre les années Lénine et les années Staline. » (p 118)
En gros, on ne touche ni à Lénine (donc au bolchevisme) ni au coup de force d’Octobre ; Staline quant à lui, n’est pas un produit naturel de l’idéologie bolchevik.
D’ailleurs, le dernier paragraphe cité est clair : on ne discute pas de l’idéologie bolchevik en elle-même, qui est pourtant une théorie du processus révolutionnaire, on parle juste des années de gouvernances de la Russie sovietique.
Dommage, car la lecture des écrits de Lénine avant 1917 permet de faire un lien clair entre les années Lénine et Staline. La minorité de révolutionnaires professionnels, l’obsession de guider des masses aveugles, la discipline de fer, sans parler de l’obsession de Lénine de combattre toute « dérive » du marxisme tel qu’il le conçoit, et ce bien avant la révolution russe, tous cela forme une vision cohérente, celle d’un homme révolutionnaire nouveau sur le mode religieux, à la fois apôtre, théoricien et guide de la révolution. Autant de thèmes que la propagande sovietique personnifiera à travers le culte de Staline.

Une dernière remarque sur cette partie. Les auteurs, en bons trotskyste, parlent de lutter contre la bureaucratisation de la révolution, seule explication de l’échec de celle-ci selon eux.
Qu’est-ce que la bureaucratie en langage trotskyste ? Il s’agit de comités, de structures révolutionnaires qui se sont autonomisés, sur lesquelles les institutions populaires n’avaient pas/plus prise. Les auteurs nous citent en exemple le Comité économique chargé des nationalisations au lieu de socialisation et la Tcheka: « lorsqu’en janvier 1920, le pouvoir bolchevique abroge la peine de mort – qui sera rétablit par la suite -, la tcheka prend de court le gouvernement en fusillant, sans autorisation, de nombreux prisonniers, démontrant ainsi son autonomisation. » (p112)
Là encore, bel argument pour disculper le pouvoir bolchevik.

La troisième partie s’intitule « Quelques penseurs marxistes libertaires » et contient de courtes biographies de personnalités censées faire le pont : Daniel Guérin ainsi que deux surréalistes : Walter Benjamin (sujet d’étude de Löwy qui lui a consacré un livre) et André Breton. Peu intéressante, cette partie est de plus redondante avec une sous-partie de la partie I contenant elles des biographies de Monatte, Luxembourg, Goldman, Durruti, Benjamin Peret, Marcos, Louise Michel.
Bref, passons sur cette partie peu palpitante et passons directement à la quatrième et dernière partie de l’ouvrage intitulée Questions politiques.
Comme le titre l’indique, cette partie est consacrée au questions politiques : individu et collectif ; faire la révolution sans prendre le pouvoir ? ; syndicat et parti ; planification démocratique et autogestion, entre autres.

Dans la sous-partie « individu et collectif », les auteurs nous expliquent que les anars ont axé leurs doctrines sur l’individu et le communisme sur le collectif et font ainsi une synthèse facile résumable à « il faut du collectif et de l’individualisme, dans les bonnes proportions ». Un peu basique et caricatural, tant pour les anars que pour les cocos à mon avis, surtout que l’individualisme de l’anarchisme est ici illustré par la figure de Stirner, qui effectivement est le pire que l’on fasse dans le genre.
La sous-partie « Faire la révolution sans prendre le pouvoir? » est plus intéressante. Elle porte notamment sur deux notions de Holloway, qui oppose deux conceptions du pouvoir: le pouvoir-sur, qui est un rapport autoritaire et le pouvoir-faire qui est un rapport libertaire. Ces deux notions permettent aux auteurs d’affirmer leurs différences avec les libertaires qui ne veulent abolir le pouvoir-sur au profit exclusif du pouvoir-de.
La question de l’Etat, outil-modèle du pouvoir-sur est abordé et permet aux auteurs d’affirmer leur différence. Besancenot et Löwy affirment à la fois la nécessité de celui-ci et du pouvoir-sur, donc de l’Etat.

Dans cette partie les auteurs aussi essaient d’apporter une justification marxiste à leur intérêt pour l’autogestion :
« Ce qui manque aussi dans l’argumentation de Holloway, c’est le concept de praxis révolutionnaire
-formulé pour la première fois dans les Thèses sur Feuerbach par Marx. Ce concept est, il nous semble, la vraie réponse à ce qu’il appelle « la tragédie du fétichisme » et ses dilemmes : comment des gens si profondément plongés dans le fétichisme peuvent-ils se libérer du système ? La réponse de Marx était que, par leur propre praxis émancipatrice, les individus changent en même temps la société et leur propre conscience. C’est seulement par leur expérience pratique de la lutte que les peuples peuvent se libérer du fétichisme et « prendre le pouvoir ». Voilà pourquoi l’auto-émancipation est la seule vraie émancipation et non une libération par en haut. Toute action auto-émancipatrice, individuelle ou collective, pour modeste qu’elle soit, peut être le premier pas vers la transformation révolutionnaire.
» (p176-177)
On peut aussi y voir simplement une autre formulation de la lutte sociale comme gymnastique révolutionnaire. Toujours est-il qu’aux vues de leurs positions sur la révolution russe, on a envie de leur demander si la pratique bolchevique y correspondait bien à une pratique auto-émancipatrice pour le peuple russe…

Mis à part ces deux points, cette partie peut se résumer ainsi : « il faut un peu d’idée anarchiste, un peu d’idée trotskyste, en bonnes proportions, juste assez mais pas trop , tout dépend du contexte ». En fin de compte, les réponses apportées par les auteurs sont à leur façon dans l’air du temps : il y a du vrai et du bon dans toutes les idées, il faut dépasser les clivages, etc, le tout appliqué à nos deux tendances révolutionnaires.

Conclusion-bilan
Que retirer de la lecture d’Affinités révolutionnaires ?
Tout d’abord, plus que « comment concilier anarchisme et trotskysme ? », la question qui me vient à l’esprit à la lecture du livre est « comment concilier léninisme et autogestion ? ». Si le livre donne des pistes, celles-ci sont minces et quelques peu invalidées par la réalité. Les intentions doivent être confrontées à la réalité. Besancenot n’est pas le seul trotskyste autogestionnaire du NPA, le Courant Communiste Révolutionnaire, qui regroupe l’aile gauche du parti est aussi sur une ligne autogestionnaire, très inspirée par l’Amérique latine. Or, quand on voit les pratiques effectives des jeunes de ce courant au sein de Solidaires-étudiant-e-s (instrumentalisation du syndicat au service de leur courant), on se dit qu’il y a un monde entre les proclamations et les pratiques réelles.
Ensuite, le livre me laisse un goût bizarre. Ce livre est censé s’adresser aux libertaires pour jeter un pont entre les courants. Mais les références « libertaires » (Chiapas, Marcos, Holloway) sont assez loin des références classiques de l’anarchisme et me parlent peu. En fait, en guise de libertaires, je pense que les auteurs s’adressent plus qu’aux franges libertoïdes présentes à la gauche de la gauche, à ceux qui se sentent libertaires sans forcément avoir beaucoup de bagage qu’aux militants engagés dans le mouvement. Un peu comme s’il s’adressait aux libertaires potentiellement intéressés par le NPA…. au moment de sa fondation ! En fait, ce livre me semble être écrit 5 ans trop tard pour toucher réellement sa cible. Ce que confirme en partie la lecture de la conclusion du livre, dont voici un extrait qui servira aussi de conclusion à cet article qui , comme le livre qu’il chronique, ne sait pas bien où il va :

« Selon nous le marxisme libertaire n’est pas une doctrine, un corpus théorique achevé : il s’agit plutôt d’une affinité, d’une certaine démarche politique et intellectuelle : la volonté commune de se débarrasser, par la révolution, de la dictature du capital pour bâtir une société désaliénée, égalitaire, débarrassée du carcan autoritaire de l’Etat. En fait il n’existe pas un seul marxisme libertaire, mais une grande diversité de tentatives, plus ou moins réussies, de jeter des ponts entre les deux grandes traditions révolutionnaires. On trouve des militants intéressés par une telle démarche dans des mouvements anarchistes comme l’Alternative libertaire, dans le courant libertaire du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), chez des intellectuels proches de l’anarchisme (Philippe Corcuff) ; dans les milieux écologistes radicaux et/ou objecteurs de croissance (Stéphane Lavignotte), dans le syndicalisme combatif, notamment à SUD, et dans divers mouvement sociaux et réseaux antiracistes, antifascistes ou anticapitalistes.
Notre point de départ, par notre histoire et par notre formation c’est le marxisme ; c’est à partir de lui que nous nous intéressons à l’expérience libertaire. Mais nous sommes convaincus que le marxistes ont beaucoup à apprendre de la pensée, de la culture, des luttes et des idées libertaires. […] Nous pensons que la culture révolutionnaire de l’avenir, celle des luttes d’émancipation du XXIème siècle, sera marxiste et libertaire.
» (p210-211)

Samuel Préjean, 31 mai 2015
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Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede bipbip » 24 Déc 2015, 16:45

Affinités NON électives

Un livre de René Berthier

Une coédition les éditions du Monde Libertaire et les éditions Libertaires


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L’histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports entre anarchistes et marxistes qu’une opposition irréductible entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare. Cette opposition ne saurait être sous-estimée, et encore moins occultée. Mais à plus d’un siècle de distance il serait temps d’aborder les choses d’un point de vue dépassioné.

L’élaboration théorique de penseurs comme Proudhon, Marx ou Bakounine doit être restituée dans le lent mouvement de travail qui, au 19eme siècle, tente de mettre en place un instrument d’analyse permettant de comprendre les mécanismes de la société capitaliste.

Ces convergences ne sauraient occulter le fait que les régimes politiques se réclamant de l’héritage de Marx ont fait couler beaucoup de sang ouvrirer.

Il faudra bien un jour rendre des comptes et ne pas se contenter de dire: "Kronstadt? Oui, c’était une erreur...

http://www.federation-anarchiste.org/?g ... kngrupr9v1
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Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede René » 27 Déc 2015, 13:06

Extraits de la conclusion de
Affinités non électives,
À propos du livre d’Olivier Besancenot et de Michaël Löwy

Pour un dialogue sans langue de bois
entre libertaires et marxistes



L’histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports entre anarchisme et marxisme qu’une opposition irréductible entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare. Certes, cette opposition ne saurait être sous-estimée, et encore moins occultée. Mais à plus d’un siècle de distance il serait temps d’aborder les choses d’un point de vue dépassionné.
Il serait simpliste de ne considérer l’appréciation de Bakounine sur le Livre Ier du Capital que comme un alignement sur les positions de Marx. L’élaboration théorique de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit être restituée dans le lent mouvement de travail qui, au XIXe siècle, tente de mettre en place un instrument d’analyse permettant de comprendre les mécanismes de la société capitaliste. Militants et théoriciens sont préoccupés par le même problème : comprendre pour pouvoir mieux agir. Les actes et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine commun du mouvement ouvrier. C’est en tout cas ainsi que les premiers grands militants anarchistes envisageaient les choses.

Il ne fait pas de doute que le mouvement libertaire ne fera pas la révolution tout seul, que si un grand bouleversement social a lieu, il devra compter avec la présence d’autres organisations, voire d’autres projets politiques, faire des compromis et contracter des alliances. Cependant, le bilan de l’expérience historique a montré qu’en matière d’alliances avec le marxisme, le « fair play » a rarement dominé du côté marxiste. Besancenot & Löwy tentent très clairement de remettre en cause les aspects les plus « autoritaires » de leur héritage politique ; on ne peut que s’en féliciter. Malheureusement cette remise en cause se fait par l’oblitération des désaccords, pas par la remise à plat des questions litigieuses.

En outre, cette démarche, quelque sympathique qu’elle puisse paraître, ne semble être que le fait de deux individus. On ignore l’impact que leurs thèses peuvent avoir dans leur organisation. D’autre part, la plateforme signée par Olivier Besancenot au dernier congrès du NPA souhaite « construire un front commun contre l’austérité et le gouvernement » en vue de créer « une opposition de gauche au gouvernement ». On comprend bien que l’« opposition de gauche au gouvernement » est une alliance électorale entre les composantes à gauche de la gauche parlementaire, ce qui a peu d’accents libertaires. Si la rédaction d’Affinités révolutionnaires n’avait pour objectif que de rallier les libertaires à cette entreprise, il est à craindre que ce fut un effort inutile.

Deux constats devraient suffire à justifier, sinon une fusion entre le courant anarchiste et le courant marxiste révolutionnaire issu du trotskisme, du moins un rapprochement tactique : il s’agit d’une part de la réduction terrible des effectifs de ces deux courants, et la nécessité de combattre les effets (à défaut de pouvoir pour l’instant combattre les causes) de la situation économique actuelle. Cela suffira-t-il à créer une convergence permanente ? Cela est douteux. « Je ne crois pas, dit Tomás Ibáñez, que ces confluences vont au-delà d’un simple rapprochement tactique, et qu’elles puissent générer des influences mutuelles entraînant une “révision” tout aussi bien d’aspects du marxisme que de l’anarchisme. »
Il est possible cependant que la lutte des classes dans les formes qu’elle adopte aujourd’hui suscite des formes de lutte et d’organisation qui ne correspondent plus aux schémas auxquels nous étions habitués (ce processus a d’ailleurs largement commencé) et que les combats de l’avenir se fassent en dehors des organisations libertaires « traditionnelles » et sans les militants qui s’accrochent à des schémas dépassés.

Les anarchistes pensent que l’action militante quotidienne devrait être la préfiguration du modèle de société émancipée qu’ils entendent bâtir. Leur opposition à l’activité électorale n’est pas une opposition métaphysique. Ils entendent parfaitement les arguments avancés par la « gauche radicale » pour justifier les invraisemblables efforts consacrés à cette activité, sans aucun espoir de succès : « nous faire connaître », « faire entendre notre voix », « nous compter », etc. Nous pensons que ces efforts sont vains, une perte de temps et d’énergie, et un énorme facteur de démoralisation des militants. Nous pensons que cette stratégie consiste à légitimer le système dominant et son mode de fonctionnement, auprès de gens à qui il faut montrer que ce système et son fonctionnement constituent une impasse. Et nous avons également fait le constat que tous les partis socialistes, au début de leur histoire, ont affirmé qu’ils ne présentaient des candidats que pour « faire de la propagande ».

Les opinions peut-être parfois sévères émises contre le livre de Besancenot & Löwy dans le présent ouvrage ne doivent pas évacuer le constat que ce livre ouvre peut-être un débat nécessaire, non pas tant avec une ou des organisations marxistes, ce qui pour nous ne présente pas grand intérêt, mais avec des camarades de lutte qui, qu'on le veuille ou non, sont nos cousins germains dans le mouvement ouvrier. Et vu la situation politique présente, c'est peu dire que les cousins ont intérêt à débattre pour voir ce qu’ils peuvent faire ensemble.
Une société libertaire est une société fonctionnant de manière libertaire, non une société peuplée exclusivement de libertaires « purs jus ». Il vaut mieux allumer une seule et minuscule bougie que de maudire sans fin l'obscurité. J'ajouterai qu'un mécréant qui marche ira toujours plus loin qu'un religieux assis sur ses textes sacrés.

Nous ne savons pas comment sera la révolution de demain, celle qui, enfin, libérera les forces de la société et permettra à celle-ci de marcher vers son émancipation. Sans doute prendra-t-elle des formes totalement inattendues. Nous ne pouvons même pas affirmer que ce sera une révolution dans le sens où on l’entend habituellement. Peut-être sera-t-elle la conséquence d’une catastrophe écologique d’une ampleur jamais vue. Peut-être sera-t-elle le résultat d’une succession d’évolutions marquées par des soubresauts violents. Peut-être aurons-nous une révolution qui ne sera pas le fait des « producteurs », dont on est bien obligé de voir qu’ils sont enfermés dans des carcans syndicaux et politiques paralysants, qu’ils n’ont pas beaucoup de cohérence interne et qu’ils n’ont même pas la première des conditions définies par Proudhon pour manifesté une capacité politique : la conscience d’eux-mêmes.

Peut-être aura-t-on affaire à une révolution des consommateurs dont l’instrument de lutte ne sera pas la grève générale des producteurs, mais le boycott général des produits. Ce sera peut-être la solution pour rallier les couches moyennes de la population, peu attirées par le discours ouvriériste habituel, mais intéressées par tout ce qui peut préserver ou améliorer leurs conditions de vie.
Errico Malatesta disait que « la révolution anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe : elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et social ». Je pense que le mouvement révolutionnaire d’aujourd’hui doit comprendre qu’il doit montrer aux classes moyennes qu’elles ont tout intérêt à une transformation radicale des bases de la société : il doit intégrer un discours cohérent en direction des couches moyennes car elles représentent une fraction très importante de la population, à double titre : d’abord les gens qui sont objectivement membres des classes moyennes par leur fonction sociale ; ensuite celles qui n’en sont pas objectivement parties mais qui s’identifient à elles par refus d’être considérées comme des « prolétaires ».

Pierre Besnard avait parfaitement vu les choses : dans Les syndicats ouvriers et la révolution sociale, il donne une définition de la classe ouvrière qui intègre en fait 75 ou 80 % de la population :

« …l’ouvrier de l’industrie ou de la terre, l’artisan de la ville ou des champs – qu’il travaille ou non avec sa famille –, l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail appartiennent à la même classe : le prolétariat. »


(…) le mouvement révolutionnaire d’aujourd’hui a tendance à totalement ignorer les moyens inimaginables de surveillance, de contrôle, de manipulation de la population, d’élimination des gêneurs, de répression de masse. Ce constat doit nous conduire à comprendre quelle devra être la physionomie que prendra la révolution de demain :

1. Ce devra être une révolution sans chefs, parce que les chefs seront très facilement liquidés ;
2. Ce sera une révolution où une masse très importante de la population sera organisée et saura quoi faire pour prendre le contrôle de la société.

La préparation à une telle révolution prendra des dizaines d’années et le mouvement révolutionnaire doit de mettre au travail rapidement en cessant d’épuiser ses forces à présenter des candidats à des élections où ils ne seront jamais élus.
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Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede Pïérô » 13 Avr 2016, 01:27

Affinités non électives - Interview de René Berthier

Le Monde Libertaire : Les Éditions du Monde libertaire et les Éditions libertaires ont publié en coédition un livre de René Berthier, Affinités non électives, qui porte en surtitre le propos suivant : « À propos du livre d’Olivier Besancenot et de Michaël Löwy ». Il s’agit évidemment d’Affinités révolutionnaires , Nos étoiles rouges et noires, paru aux éditions Mille et une nuits. Le livre des deux militants du NPA veut mettre en relief les « alliances et solidarités agissantes entre les deux mouvements ». Pourtant, tu dis en introduction que ton livre n’est « pas à strictement parler une réponse à Affinités révolutionnaires ». Peux-tu expliquer ?


René Berthier : Le livre de Besancenot et Löwy ne m’a pas paru être le genre d’ouvrage auquel on peut apporter une réponse. Le discours qui est tenu dans ce livre donne l’apparence d’une volonté de rapprochement et de dialogue, mais en fait, en le lisant attentivement, j’ai eu le sentiment que ce n’était pas du tout le cas. Ils ont tellement émoussé les différences entre anarchisme et marxisme qu’on ne s’y retrouve plus. Quand on lit que les bolcheviks ont aidé les masses à « organiser la socialisation de la production à la base », on comprend tout de suite qu’on n’est pas dans un registre « historique » mais dans un registre « racolage ». C’est une affirmation tellement absurde, tellement en dehors de la réalité, qu’on ne peut pas y répondre, sinon en enfilant les innombrables citations de Lénine contestant catégoriquement la moindre tentation de « donner le pouvoir à la base ».

M.L. : Mais alors pourquoi avoir écrit ton livre ?

R.B. :
A vrai dire, beaucoup de camarades étaient opposés à la rédaction d’une « réponse ». Ils pensaient que cela ne valait pas la peine. C’est une attitude très fréquente dans le mouvement anarchiste. Face au mensonge, à la manipulation, on pense que la vérité finira de toute façon par éclater. C’est une attitude très platonicienne : on pense que les méchants sont méchants parce qu’ils ignorent la vérité : il suffit donc de la leur révéler. Je dis quelque part dans mon livre que les anarchistes souffrent d’une sorte de syndrome de la victime. C’est quelque chose qui m’énerve beaucoup. Je pense, en ce qui me concerne, qu’il ne faut jamais laisser le terrain libre aux falsifications. Il faut toujours réagir. Le livre de Besancenot et Löwy, malgré son ton un peu « Bisounours », est une manipulation.
C’est pourquoi plutôt que de « répondre » à ce livre, j’ai voulu simplement reprendre plus ou moins les même thèmes, mais en les présentant conformément à ce que je pense être la réalité. Les lecteurs jugeront.

M.L. : Espères-tu convaincre les auteurs d’Affinités révolutionnaires ?

R.B. :
Bien sûr que non. J’ai rencontré Michaël Löwy – Besancenot n’était naturellement pas libre – et nous avons longuement discuté. Ça a été un moment très agréable, mais je pense que quelqu’un qui a milité 20, 30 ou, comme moi, 40 ans dans un mouvement politique, ne se laisse pas facilement convaincre qu’il s’est trompé toute sa vie. Les gens sont trop impliqués personnellement, affectivement ; ils sont embringués dans trop de choses pour pouvoir s’en dégager. Ce n’est donc évidemment pas pour eux, ni pour les « vétérans » de leur courant, que j’ai écrit ce livre, mais pour les militants libertaires qui ont pu être attirés par le discours tenu par Besancenot et Löwy, mais aussi pour les lecteurs qui ne sont pas forcément militants mais qui sont intéressés par les questions politiques. Peut-être quelques militants du NPA pourront être intéressés, on ne sait jamais…
Les copains libertaires qui m’ont exprimé leurs doutes quant à la nécessité d’écrire Affinités non électives ne semblaient pas voir que le livre de Besancenot et Löwy pouvait attirer des personnes – jeunes pour la plupart, je pense – qui se trouvent dans les cercles plus ou moins concentriques de sympathisants du mouvement libertaire. Je pense qu’il était nécessaire qu’ils aient accès à un autre son de cloche. Je pense qu’il ne faut jamais abandonner le terrain.

M.L. : Il y a une grande différence de ton entre Affinités révolutionnaires et Affinités non électives. Le premier est manifestement plus abordable pour quelqu’un qui n’a pas de grandes connaissances en théorie et en histoire. On pourrait dire que leur livre est plutôt « basique » tandis que le tien est plus « intellectuel ». Ne penses-tu pas que ça pourrait être un handicap ?

R.B. : C’est marrant ce que tu dis parce que j’ai reçu une « Réponse à René Berthier » signée Olivier Besancenot et Michael Löwy, dans laquelle ils font une allusion à ce problème. Cette réponse paraîtra prochainement dans le Monde Libertaire en format papier.
A ma remarque selon laquelle leur livre était trop « basique », « élémentaire », « accessible à un public sans grande formation politique », ils répondent : « En effet, nous avons choisi d’écrire dans un langage accessible à tout travailleur, à tout jeune intéressé par les idées révolutionnaires et pas seulement aux militants déjà formés et informés. » Faut-il comprendre que mon bouquin n’est pas « accessible à tout travailleur, à tout jeune intéressé par les idées révolutionnaires ? » Je le conteste catégoriquement.
D’abord, il faudrait tout de même avoir un peu de respect pour les lecteurs. Le fait de s’adresser à une personne n’ayant pas une grande culture politique, théorique, historique ne justifie pas qu’on lui présente les faits de manière déformée. Or c’est ce que font Besancenot et Löwy, à longueur de page. C’est surtout ça, qui m’a fait réagir, à l’origine. C’est de leur part une sorte d’« abus de faiblesse », si tu vois ce que je veux dire. Je ne supporte pas qu’on profite de la faiblesse des gens pour les manipuler – dans le cas présent il s’agit de faiblesse au niveau de la connaissance. Le fait que certaines personnes aient des lacunes au niveau du savoir n’est pas une honte. La honte, c’est de ne pas essayer de combler ces lacunes.
Or, comme je le dis, je conteste que mon livre soit inaccessible.

M.L. : J’ai fait un compte un peu idiot, je l’avoue, et j’ai été surpris de constater que tu parles finalement peu des auteurs d’Affinités révolutionnaires : en moyenne une fois toutes les 7 pages. Tu as une explication ?

R.B. : Je vois que tu as eu accès au texte numérique, sinon pour faire un compte pareil c’est la galère. Je n’ai pas d’explication, mais il est vrai que mon parti-pris n’a pas été, comme je l’ai dit, de répondre à leur livre. Si j’avais voulu répondre à leurs arguments un par un, Besancenot et Löwy auraient été cités beaucoup plus, évidemment. Dans l’ensemble j’ai simplement repris les thèmes qu’ils traitent et je les ai traités à ma manière. Il n’était donc pas nécessaire de les citer à tout bout de champ. J’ajoute que certaines des choses que je dis ne reflètent pas nécessairement le point de vue du mouvement libertaire en général ou de la FA en particulier.
En fait, j’ai conçu mon livre comme une sorte de « manuel élémentaire d’éducation anarchiste ». Il pourrait très bien servir de livre de base pour s’informer sur l’histoire et la théorie anarchistes. La présence d’une quantité limitée d’évocations aux auteurs d’Affinités révolutionnaires n’est pas gênante, dans cette perspective. Il manquerait quelques sections, évidemment.
D’ailleurs, il y a des thèmes que je n’ai pas traités. Dans leur « Réponse à René Berthier », Besancenot et Löwy me reprochent, à juste titre, de ne pas avoir traité d’écologie. C’est tout à fait vrai, mais ça a été délibéré de ma part.
L’écologie devient la tarte à la crème, l’étape incontournable de tout « programme politique ». Pour dire la vérité, et au risque de surprendre, l’écologie m’emmerde profondément, en tout cas telle qu’elle est entendue aujourd’hui par beaucoup de gens. Pour les politiciens de l’écologie, c’est devenu une chasse à la bonne gamelle, et je considère que gens-là se sont complètement déconsidérés. Ensuite trop de gens confondent écologie et environnementalisme. Une crotte de chien sur un trottoir, c’est un problème d’environnement (c’est vrai que c’est désagréable). Mais une crotte de chien, c’est biodégradable. Bon, disons que je fais un peu de provoc. Mais je sais que beaucoup de camarades pensent comme moi, sans peut-être oser le dire.
Les trotskystes ont fait avec l’écologie comme ils avaient fait avec l’« autogestion » : ils l’ont intégrée dans leur système de pensée quand c’était devenu un lieu commun. Les libertaires, quant à eux, n’ont pas de complexe à avoir, en dépit du fait que notre mouvement est partagé sur cette question, notamment sur celle de la « décroissance » et du « productivisme » [note] . Des auteurs comme Kropotkine, Elisée Reclus, mais aussi une partie du courant individualiste, ont largement déblayé le terrain.

M.L. : À propos, Besancenot et Löwy te reprochent de ne pas avoir parlé d’écologie, mais te reprochent-ils de ne pas avoir parlé du féminisme ?

R.B. : Non, ils ne me reprochent pas cette lacune. Là encore, c’est délibéré de ma part. Mais je me suis un peu rattrapé en mettant en annexe la biographie (très sommaire, je le reconnais) de trois femmes.
Nathalie Lemel, parce que c’était une militante de l’AIT, qui a adhéré presque dès sa fondation, qui a fait partie de ces anonymes qui ont été les vrais créateurs de l’Internationale, qui a participé à l’insurrection de la Commune, fondatrice de la première organisation de femmes, déportée en Nouvelle Calédonie, qui a continué la lutte pour la condition de la femme à son retour, et qui mourut dans la misère. J’aurais pu citer Louise Michel, ou Philomène Rozan [note] . J’ai préféré Nathalie Lemel, une anonyme.
Maria « Maryusa » Nikiforova parce que j’en avais marre que la lutte armée en Ukraine pendant la révolution soit monopolisée par Makhno, malgré la sympathie que j’éprouve pour lui : Maryusa, à l’époque des événements, était plus célèbre que Makhno, elle a été un remarquable chef de guerre agissant surtout en milieu urbain. Capturée par les Blancs ; elle fut exécutée, en même temps que son mari, le 16 septembre 1919. Elle est ensuite retombée dans l’oubli à double titre : parce qu’elle a fait partie des perdants, et parce que c’était une femme. Elle a été totalement occultée par le mouvement libertaire, mais il faut rendre hommage à Makhno, qui a été l’un des très rares à la mentionner dans ses écrits. Je précise, sans pouvoir l’affirmer à coup sur, qu’elle a peut-être été l’une des premières militantes trans-genre. La question mériterait d’être creusée.
Enfin, Lucy Parsons, un personnage très complexe dont j’aurais voulu parler plus : j’avoue m’être un peu « autocensuré » en ce qui la concerne. Ses relations avec le mouvement anarchiste US ont été mouvementées, mais je résume : son opposition à Emma Goldman a dû être la réaction de classe d’une authentique prolétaire contre ce qu’elle devait considérer (à tort ou à raison) comme une anarchiste intellectuelle petite bourgeoise. Son rapprochement avec le parti communiste, sans qu’on puisse dire avec certitude qu’elle y a adhéré, est sans doute la conséquence des carences du mouvement anarchiste. Je vais sans doute me faire des ennemis, mais c’est ma conviction, et c’est une question à creuser. Peut-être le sujet d’un prochain livre ?

M.L. : La dernière partie de ton livre (8. Questions) est peut-être la plus originale dans la mesure où elle traite de questions qu’on pourrait qualifier de « programmatiques » : pouvoir, fédéralisme, autogestion, planification, etc. Est-ce pour cette partie-là que tu as cru bon de préciser que les idées que tu développais dans ton livre n’engageaient que toi ?

R.B. : Oui, en grande partie. Il y a des questions que j’aborde qui ne font pas forcément l’unanimité dans le mouvement libertaire mais qui font l’objet de débats.
J’essaie par exemple de prendre mes distances avec la notion d’autogestion parce qu’elle est devenue la tarte à la crème, une sorte de panacée supposée résoudre tous les problèmes. Or globalement, les grands penseurs anarchistes s’en foutent, de l’autogestion : ce qui les intéresse, c’est comment régler l’organisation globale de la société, et pour eux c’est le fédéralisme. Ce n’est pas que la gestion des entreprises ne soit pas importante, mais ce n’est pas l’essentiel. La fixation sur la notion d’autogestion a, je pense, empêché une vraie réflexion sur l’organisation de la société dans son ensemble.
De même, je cite souvent Proudhon et Bakounine qui étaient partisans de la décentralisation politique mais qui préconisaient la centralisation économique, dans ce sens que les décisions sur l’organisation de la société doivent faire l’objet d’un débat décentralisé, mais une fois les orientations générales adoptées, leur mise en œuvre doit être relativement centralisée – dans la limite des mesures nécessaires pour contrôler les décisions, assurer la rotation des mandats et leur révocation. De manière imagée, je dis que la politique ferroviaire de la France ne peut pas être décidée par l’assemblée générale des travailleurs de la gare de Bécon-les-Bruyères.
Lorsque je suis invité à faire des « causeries » sur ces questions, je constate que ce discours passe très bien dans le mouvement anarchiste, ce qui n’aurait certainement pas été le cas il y a vingt ou trente ans. Il y a donc eu une évolution qui me paraît très positive.

M.L. : Ton chapitre sur le « Programme de transition », c’est une blague, ou quoi ?

R.B. : Pas du tout. L’anecdote sur Trotski qui demande la protection de la CGT-SR est authentique, elle nous a été racontée par un témoin direct. Trotski était parfaitement au courant de ce qui se passait dans le mouvement révolutionnaire en France et il ne pouvait pas ignorer la littérature publiée par la CGT-SR. Je pense être relativement convainquant en montrant les analogies (au-delà des différences évidentes d’approche) entre le programme de « transition » exposé dans Les Syndicats ouvriers et la révolution sociale, publié en 1930 par la CGT-SR, et le Programme de transition de Trotski datant de 1938. Je crois que c’est la première fois que ces analogies sont exposées noir sur blanc (mais je peux me tromper). Pourtant nous en parlions déjà dans les années 70 du temps de l’Alliance syndicaliste [note] , puisque le témoin dont je parle, Julien Toublet, ancien trésorier de la CGT-SR, faisait partie de l’Alliance, et nous discutions de ces choses.
Mais au-delà de cela, j’ai rédigé ce chapitre pour suggérer que le mouvement libertaire devrait peut-être songer à envisager un programme d’action et de réalisations pouvant servir de point d’appui pour développer nos idées dans le mouvement ouvrier, auprès des travailleurs. Il faut, je pense, cesser de brandir des pancartes « Autogestion » dans les manifs, dont tout le monde se fout, qui ne signifient rien pour les gens, et avancer des propositions plus concrètes. Après le dernier congrès de la FA, quelques camarades se sont réunis de manière tout à fait informelle pour discuter de ce que nous avons appelé un « Programme minimum de base ». Des échanges extrêmement intéressants ont eu lieu, et je pense qu’il serait bon de réactiver cette « commission informelle ».

M.L. : Dernier point : qu’en est-il selon toi du dialogue entre anarchistes et marxistes ?

R.B. : Personnellement, je suis favorable au dialogue, et, à la réflexion, mais je ne pense pas que le livre de Besancenot et Löwy soit une invitation au dialogue. Et puis tout dépend sur quoi porte le dialogue. S’il s’agit de questions d’action quotidienne, faut voir : on verra en avançant.
• Si c’est sur des questions théoriques, le dialogue me paraît possible si on parvient à parler de la même chose, mais c’est là que réside le problème : l’histoire, franchement comique, de Lénine qui veut donner le pouvoir à la base donne la mesure du problème : le pire est que je pense que Besancenot et Löwy croient vraiment à ce qu’ils disent.
• Si c’est sur des questions stratégiques, force est de constater que Affinités révolutionnaires agit comme un entonnoir : insensiblement le lecteur est poussé vers le bas de l’entonnoir, vers la partie étroite, et se trouve confronté à la seule issue possible : la participation à la stratégie électorale. Là-dessus, on ne peut pas être d’accord.

J’insiste sur le fait que les anarchistes ne sont pas opposés au suffrage universel en tant que tel. Mais Bakounine disait qu’on n’émancipera jamais le prolétariat en envoyant des députés au Parlement. Sans doute le NPA le sait bien, mais justement : en s’obstinant à présenter des candidats à chaque élection (et en mobilisant en permanence les militants dans cette tâche stérile), ils ne font que cautionner ce système. Je pense que le mouvement révolutionnaire devrait sérieusement s’interroger sur trois questions :

• Quelle est la viabilité aujourd’hui d’une « révolution » dans le sens où on l’a entendu jusqu’à présent ?
• L’alternative tactique ne serait-elle pas l’investissement des militants dans toutes les structures de la société civile ?
• Quelle pourrait être une véritable stratégie révolutionnaire pour le 21e siècle ?

Je suis convaincu que sur ces trois questions un dialogue est tout à fait possible.

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Re: A propos d'Affinités Révolutionnaires.

Messagede Pïérô » 15 Sep 2016, 18:49

Besançon, vendredi 23 Septembre 2016

Discussion autour du livre AFFINITÉS NON-ÉLECTIVE
avec René Berthier


Affinités non-électives est une réponse à Affinités électives écrit par O. Besancenot et
M. Lôwy, et ouvre un dialogue sans langue de bois entre libertaires et marxistes pour
voir ce qu’ils peuvent faire ensemble.

20h00 LIBRAIRIE L'AUTODIDACTE, 5 rue Marulaz
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Pïérô
 
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