Affinités révolutionnaires, sous-titré pour une solidarité entre marxistes et libertaires, est le dernier livre d’Olivier Besancenot, que tout le monde connaît, et Michael Löwy, un chercheur en sciences sociales et militant anticapitaliste adhérent au NPA et à Ensemble ! . Les auteurs n’ayant pas signés les différentes parties, il n’est pas possible de savoir qui a écrit quoi et il sera question, dans la suite de l’article, « des auteurs » faute de pouvoir différencier les écrits de Besancenot et de ceux de Löwy.
Comme son titre l’indique, le but de l’ouvrage est de tisser des liens entre marxistes et libertaires. Par « marxistes », il faut souvent comprendre « trotskystes », voire « trotskystes tendance LCR/NPA », les auteurs, notamment dans les parties historiques, nous livrant une vision de l’Histoire spécifique à leur courant.
Le livre est constitué de quatre grandes parties inégalement volumineuses, que j’ai aussi trouvées inégalement intéressantes.
La première partie, intitulée Convergences solidaires est constituée d’une sorte d’histoire condensée des luttes communes libertaires/marxistes : Internationale, Commune de Paris, martyrs de Chicago, CGT, guerre d’Espagne, Mai 68, puis une partie assez désuète sur l’altermondialisme.
A chaque fois, les auteurs tentent de montrer que les frontières idéologiques ne sont pas étanches, que d’anciens anars sont devenus marxistes (André Nin du POUM passé par la CNT), et vise versa (c’est le cas de plusieurs martyrs de Chicago et de dirigeants de la CGT, passés du marxisme à l’anarchisme).
Deux passages de cette partie me semblent assez typique du livre. D’abord, dans le passage sur la guerre d’Espagne, pour montrer les convergences marxistes/libertaires, les auteurs se mettent à extrapoler sur une alliance Nin/Durruti si ce dernier n’avait pas été tué au front et sur les possibles conséquences (positives) d’une telle alliance CNT/POUM pour la révolution (page 44 du bouquin).
Je trouve ce genre de politique-fiction assez symptomatique de la logique du NPA. Non pas que l’on ne puisse pas s’amuser à refaire l’Histoire, mais encore faut-il que cela ait du sens politiquement. Dans les faits, le POUM avait aux alentours de 20 000 adhérents quand la CNT en a compté jusqu’à 1,5 ou 1,8 million selon les sources. Le POUM était un petit parti (pour l’époque) sans base pendant que la CNT était engagée dans la transformation sociale et devait gérer des entreprises et des collectivités.
Envisager une révolution à deux têtes Nin/Durruti comme si cela pouvait changer le cours des événements est une logique purement politicienne. Il est impensable d’imaginer que l’ajout de 20 000 personnes aux troupes de la CNT ait pu être déterminant dans la conduite de la révolution et de la guerre. A moins de considérer la CNT comme un vide idéologique que le POUM aurait pu combler, vide idéologique qui aurait de plus été la cause de la défaite… Quoi qu’il en soit, cette façon d’additionner des orgas aux tailles et aux fonctionnements aussi différents est assez symptomatique d’une pensée contemporaine politicienne découlant de l’habitude d’accoler égalitairement en bas des tracts les signatures d’orgas aussi diverses idéologiquement que numériquement. Attitude logique quand il s’agit d’additionner des groupuscules pour éviter d’avoir des rassemblement faméliques mais complètement hors sujet dans le cadre d’une guerre civile !
Un second passage de la partie Convergences solidaires illustre, de façon un peu caricaturale, tout l’équivoque qu’il y a à utiliser « marxiste » quand on veut en fait dire « trotskyste tendance LCR », tout en illustrant l’optique de l’ouvrage. Il s’agit de la partie sur Mai 68.
Les auteurs nous y apprennent que les deux porte-paroles les plus en vue de Mai 68 étaient Cohn-Bendit et Bensaïd (dirigeant historique de la tendance trotskyste qui aboutira à la LCR). Personnellement, Bensaïd n’a jamais retenu mon attention dans les bouquins que j’ai pu lire sur Mai 68. Si on me demande de citer des porte-paroles de Mai 68, à part Cohn-Bendit, j’aurais plutôt cité Gesmard, un mao ou Duteuil, militant libertaire, mais Bensaïd, jamais…
Pour mettre Bensaïd au centre du récit et ainsi nous démontrer la proximité trotskystes/libertaires, les auteurs réécrivent l’histoire. Ils nous expliquent que la création du Mouvement du 22 mars est dû à l’arrestation d’un militant trotskyste lors d’une action directe.
Pour ceux qui ne sont pas familiers de la période 68, le Mouvement du 22 mars est un mouvement gauchiste unitaire créé à la fac de Nanterre quelques semaines avant Mai. Son action est souvent considérée comme le facteur déclenchant des événements de Mai 68.
Dans la réalité, l’arrestation qui conduira indirectement au déclenchement de Mai 68 a ciblée 6 militants, dont un seul trotskyste…
Certes le livre est destiné à montrer les convergences anars/trotskystes mais à force de procéder par raccourcis visant à ne garder de l’Histoire que les anars et les trots, on squizze les réalités de l’époque, on grossi le coude-à-coude militant des deux tendances alors qu’elles cohabitaient avec bien d’autres, surtout dans les 70′s, riches en groupuscules, notamment maoïstes qui étaient alors bien plus influents et présents que les trotskystes.
La partie II, intitulée « Convergence et conflits », est la plus intéressante à mes yeux pour juger de la démarche des auteurs car elle tente de dépasser certains points de frictions historiques et idéologiques liés à la Révolution russe. On a ainsi droit à un mea culpa trotskyste en règle sur Kronstadt et la Makhnovchtina qui contraste avec la partie sur la prise du pouvoir par les bolcheviks qui ,elle, est dans la plus pure tradition trotskyste. J’ai été surpris de voir que sur Octobre 1917, les auteurs nous présentent une version très léniniste, en espérant que l’explication passe comme une lettre à la poste.
je vais particulièrement me concentrer sur cette partie consacrée à la révolution d’Octobre et à la prise du pouvoir par les bolcheviques, partie m’ayant hérissée le poil au plus haut point !
Tout d’abord, un rappel sur cette période pour ceux qui ne sont pas familiers de la Révolution russe. En 1917, la Russie est un pays arriéré économiquement et politiquement par rapport à l’Europe : très peu industriel, le pays est régit par une monarchie absolue. Le pays est engagé aux côtés de la France contre l’Allemagne. La guerre impacte fortement le pays, les soldats, traités comme de la chair à canon par les officiers aristocrates. Jusqu’au moment où, en février 1917, la révolte éclate parmi la troupe. L’insurrection se généralise et le pays. Cette insurrection n’est pas la première, il y en a eu une en 1905, réprimée dans le sang : ouvriers, paysans, soldats (les fameux marins du Potemkine) sont massacrés ou déportés, les révolutionnaires s’exilent pour échapper à la mort, d’où l’absence de Lénine au pays en 1917. Cette première insurrection a marqué et préparé les esprits au changement de régime.
Pour en revenir à 1917, la « révolution russe » s’est en fait effectuée en deux phases. D’abord février 1917, avec le renversement du Tsar. A ce moment-là, deux nouveaux pouvoirs apparaissent : un typiquement bourgeois, avec une assemblée (la Douma) et un gouvernement provisoire présidé par Kerensky (socialiste), et un autre pouvoir, plus basiste, constitué de conseils populaires (les soviets). Ces soviets, dont les premiers sont apparus en 1905, sont en fait une forme modernisée de conseils populaires russes.
Le fait que le gouvernement provisoire n’arrête pas la guerre avec l’Allemagne, notamment, le discréditera très vite aux yeux de la population. Les deux nouveaux modes d’organisation vont s’affronter plusieurs mois pour savoir à quelle structure revient le droit de diriger la société russe. On parle de dualité des pouvoirs pour cette période.
Finalement, la crise institutionnelle se dénoue en Octobre avec le coup d’Etat orchestré par les bolchevicks évinçant de gouvernement bourgeois de Kerensky au profit des Soviets dont le premier congrès national devait avoir lieu quelques jours après.
Le conflit léninistes/libertaires repose en grande partie sur l’interprétation de ce coup d’Etat et de ses suites.
Classiquement, chez les libertaires, on considère que les soviets ont été sciemment bolchévisés par une stratégie politique volontaire avant octobre et que le coup d’Etat est une prise de pouvoir du parti bolchevik via les soviets qui ne sont plus que des écrans de fumée visant à donner aux bolcheviks une légitimité populaire.
Cette opinion, recoupe d’ailleurs celle des historiens et s’appuie sur une série de témoignages d’anarchistes présents à l’époque en Russie : Rudolf Rocker, Voline.
Pour en revenir à Affinités révolutionnaires, les auteurs annoncent très vite la couleur dans l’intro de de la partie Convergences et conflits : « en Octobre 17, les soviets ayant pris conscience de leur propre force, supplantent le pouvoir institutionnel et s’emparent du pouvoir. » (p105).
Cela va être le credo des auteurs pendant toute cette partie. Les bolcheviques auraient oscillé en permanence entre esprit auto-gestionnaire voire libertaire (citations de D.Guerin à l’appui) et volonté étatique pour guider la révolution, présentant au passage Lénine en apôtre de cette volonté auto-gestionnaire : « très vite, le contrôle ouvrier dû s’effacer devant la socialisation. Lénine violenta littéralement ses lieutenants timorés en les jetant dans le « creuset de la vivante création populaire », en les obligeant à parler un langage authentiquement libertaire » (citation de Guerin, p107).
Concernant Octobre 1917 et la composition des soviets à cette date, les auteurs expliquent qu’ils ont été victime d’une bolchevisation spontanée : « en octobre 17, […] les deux entités « soviets » et « parti » se superposent de facto. [...]les soviets se bolchévisent d’eux-même. [...]la direction du Parti et celle du Congrès [des soviets] ne font indubitablement plus qu’un. ». (p116-117)
Devant cette bolchevisation « de fait », Lénine et les siens se retrouvent alors dans une situation inédite appelant certaines questions éthiques de la part des auteurs : « Cette fusion « transitoire » peut provoquer un strabisme politique chronique : quelle organisation est favorisée sur le long terme, dans la prise de décision ? » (p117) ou encore « qui prend le pouvoir ? Ou, plus exactement, qui le garde entre ses mains ? Les soviets et/ou le(s) parti(s) ? » (p116).
En fait, les auteurs en avançant la thèse de la bolchevisation naturelle aiguillent la problématique du pouvoir en 1917 dans une fausse direction, celle du rapport soviet/parti dans un contexte d’unanimité/légitimité politique manifeste.
Or, pour juger de la situation réelle, il faut en revenir à l’histoire vue par les historiens et les libertaires, qui ont dans les deux cas des conclusions très différentes de celles des bolcheviques et de leurs continuateurs.
En octobre 1917 donc, le coup d’Etat bolchevik permet aux soviets d’être les seules instances de gouvernance légitimes. Le Premier congrès national des soviets a lieu le 25 octobre, 15 jours après le coup de force.
Ce congrès réuni 649 délégués, parmi lesquels 390 bolcheviks. On est donc loin de la bolchevisation totale des soviets.
Pour comprendre la situation, il nous faut d’abord présenter les forces en présence en Russie à l’époque. Outre les bolcheviques, le mouvement révolutionnaire comprend des anarchistes, et des socialistes-révolutionnaires (SR). Avant la révolution, les bolcheviques sont très minoritaires et ont peu d’influence dans les masses contrairement aux SR. En effet, les SR, par leur programme, représentent les intérêts des petits paysans, très majoritaires par rapport aux ouvriers dans ce pays peu industrialisé. Conscient de leur faiblesse, les bolcheviks ont adapté leur programme marxiste. Alors que les ouvriers sont seuls censé porter la révolution dans le marxisme orthodoxe, les bolcheviques, contexte oblige, incorporent les paysans à leurs analyses et reprennent des bouts du programme SR. Cela est symbolisé par le logo typiquement léniniste du marteau et de la faucille représentant l’alliance de la paysannerie et du prolétariat industriel.
Toujours est-il que lors de l’ouverture du congrès, une partie des délégués (110, dont des SR) refusent de cautionner le coup d’Etat et sortent. Le congrès continu malgré tout. On peut déjà se poser la question de la légitimité d’un congrès amputé de 17% de ses délégués. Les SR restant au congrès seront appelés SR de gauche.
Ce congrès va nommer un conseil national des commissaires du peuple, uniquement constitué de bolcheviks dont Lénine, qui en assurera la présidence.
Parallèlement au congrès des soviets devait se tenir des élections législatives en novembre 1917 pour créer une Constituante. Ces élections démocratiques au suffrage universel ont bien lieu malgré la méfiance de Lénine et ,conformément à l’influence de chacun dans ce pays agricole, les SR sont le groupe majoritaire : sur 703 sièges, les bolcheviks et leurs alliés en obtiennent 210, les SR 299.
La Constituante a le temps de siéger deux jours en janvier 1918 avant que Lénine ne la dissolve comme organe contre-révolutionnaire alors que le parti bolchevik, du temps où il n’était pas encore au pouvoir, était d’accord pour l’élection de cette assemblée…
Pour exemple, voici ce que Rudolf Rocker disait de l’attitude bolchevik dans la révolution dans son livre Les soviets trahis par les bolcheviks (consultable ici :http://www.anarkhia.org/article.php?sid=2319 )
« Les bolcheviks n’ont jamais été partisans d’un véritable système des conseils. En 1905, LÉNINE expliquait par exemple au président du soviet de Saint-Pétersbourg que «son parti ne pouvait sympathiser avec l’institution démodée du système des conseils». Mais, comme les premières étapes de la Révolution russe s’étaient justement développées sur cette base du système des conseils, les Bolcheviks durent, lorsqu’ils prirent le pouvoir, s’accommoder bon gré mal gré de cet héritage, très douteux à leurs yeux. Toute leur activité tendit alors à les dépouiller peu à peu de tout pouvoir et à les subordonner au gouvernement central. Qu’ils y aient réussi, voilà bien, à notre avis, l’immense tragédie de la Révolution russe. En travaillant systématiquement à la subordination de toutes les manifestations de la vie sociale au pouvoir absolu d’un gouvernement doté de tous les droits, on ne pouvait qu’aboutir à cette hiérarchie bornée de fonctionnaires, qui a été fatale au développement de la Révolution russe. »
Les historiens ne disent pas autre chose.
La vision de Löwy et Besancenot, d’une révolution bolchevisée de fait par l’activité du parti léniniste est donc fausse et correspond à une historiographie léniniste. Dans la réalité, le parti, et Lénine en particulier, ont manoeuvré en permanence pour obtenir la majorité dans une assemblée, pour y décider seul. Et quand ils ont fini par y arriver, ont refusé toute légitimité à une autre assemblée n’avalisant pas leur pouvoir. Loin d’accorder spontanément une valeur aux soviets par leur fonctionnement démocratique, les bolcheviks ont surtout utilisé un organe démocratique facile à contrôler et refusé toute légitimité à un autre leur échappant.
Mais nos auteurs sont léninistes plus que « marxistes », la conclusion du chapitre ne laisse aucun doute sur le sujet :
« les forces révolutionnaires doivent remplir une fonction vitale : aider la Révolution à prendre, au bon moment, les décisions qui s’imposent, mais le pouvoir effectif revient, en dernière analyse, aux structures d’auto-organisation. (…) Ce chapitre tumultueux reste ouvert. Mais il est nécessaire de le revisiter avec un regard critique, aussi acéré que possible, sans pour autant établir une continuité entre les années Lénine et les années Staline. » (p 118)
En gros, on ne touche ni à Lénine (donc au bolchevisme) ni au coup de force d’Octobre ; Staline quant à lui, n’est pas un produit naturel de l’idéologie bolchevik.
D’ailleurs, le dernier paragraphe cité est clair : on ne discute pas de l’idéologie bolchevik en elle-même, qui est pourtant une théorie du processus révolutionnaire, on parle juste des années de gouvernances de la Russie sovietique.
Dommage, car la lecture des écrits de Lénine avant 1917 permet de faire un lien clair entre les années Lénine et Staline. La minorité de révolutionnaires professionnels, l’obsession de guider des masses aveugles, la discipline de fer, sans parler de l’obsession de Lénine de combattre toute « dérive » du marxisme tel qu’il le conçoit, et ce bien avant la révolution russe, tous cela forme une vision cohérente, celle d’un homme révolutionnaire nouveau sur le mode religieux, à la fois apôtre, théoricien et guide de la révolution. Autant de thèmes que la propagande sovietique personnifiera à travers le culte de Staline.
Une dernière remarque sur cette partie. Les auteurs, en bons trotskyste, parlent de lutter contre la bureaucratisation de la révolution, seule explication de l’échec de celle-ci selon eux.
Qu’est-ce que la bureaucratie en langage trotskyste ? Il s’agit de comités, de structures révolutionnaires qui se sont autonomisés, sur lesquelles les institutions populaires n’avaient pas/plus prise. Les auteurs nous citent en exemple le Comité économique chargé des nationalisations au lieu de socialisation et la Tcheka: « lorsqu’en janvier 1920, le pouvoir bolchevique abroge la peine de mort – qui sera rétablit par la suite -, la tcheka prend de court le gouvernement en fusillant, sans autorisation, de nombreux prisonniers, démontrant ainsi son autonomisation. » (p112)
Là encore, bel argument pour disculper le pouvoir bolchevik.
La troisième partie s’intitule « Quelques penseurs marxistes libertaires » et contient de courtes biographies de personnalités censées faire le pont : Daniel Guérin ainsi que deux surréalistes : Walter Benjamin (sujet d’étude de Löwy qui lui a consacré un livre) et André Breton. Peu intéressante, cette partie est de plus redondante avec une sous-partie de la partie I contenant elles des biographies de Monatte, Luxembourg, Goldman, Durruti, Benjamin Peret, Marcos, Louise Michel.
Bref, passons sur cette partie peu palpitante et passons directement à la quatrième et dernière partie de l’ouvrage intitulée Questions politiques.
Comme le titre l’indique, cette partie est consacrée au questions politiques : individu et collectif ; faire la révolution sans prendre le pouvoir ? ; syndicat et parti ; planification démocratique et autogestion, entre autres.
Dans la sous-partie « individu et collectif », les auteurs nous expliquent que les anars ont axé leurs doctrines sur l’individu et le communisme sur le collectif et font ainsi une synthèse facile résumable à « il faut du collectif et de l’individualisme, dans les bonnes proportions ». Un peu basique et caricatural, tant pour les anars que pour les cocos à mon avis, surtout que l’individualisme de l’anarchisme est ici illustré par la figure de Stirner, qui effectivement est le pire que l’on fasse dans le genre.
La sous-partie « Faire la révolution sans prendre le pouvoir? » est plus intéressante. Elle porte notamment sur deux notions de Holloway, qui oppose deux conceptions du pouvoir: le pouvoir-sur, qui est un rapport autoritaire et le pouvoir-faire qui est un rapport libertaire. Ces deux notions permettent aux auteurs d’affirmer leurs différences avec les libertaires qui ne veulent abolir le pouvoir-sur au profit exclusif du pouvoir-de.
La question de l’Etat, outil-modèle du pouvoir-sur est abordé et permet aux auteurs d’affirmer leur différence. Besancenot et Löwy affirment à la fois la nécessité de celui-ci et du pouvoir-sur, donc de l’Etat.
Dans cette partie les auteurs aussi essaient d’apporter une justification marxiste à leur intérêt pour l’autogestion :
« Ce qui manque aussi dans l’argumentation de Holloway, c’est le concept de praxis révolutionnaire
-formulé pour la première fois dans les Thèses sur Feuerbach par Marx. Ce concept est, il nous semble, la vraie réponse à ce qu’il appelle « la tragédie du fétichisme » et ses dilemmes : comment des gens si profondément plongés dans le fétichisme peuvent-ils se libérer du système ? La réponse de Marx était que, par leur propre praxis émancipatrice, les individus changent en même temps la société et leur propre conscience. C’est seulement par leur expérience pratique de la lutte que les peuples peuvent se libérer du fétichisme et « prendre le pouvoir ». Voilà pourquoi l’auto-émancipation est la seule vraie émancipation et non une libération par en haut. Toute action auto-émancipatrice, individuelle ou collective, pour modeste qu’elle soit, peut être le premier pas vers la transformation révolutionnaire. » (p176-177)
On peut aussi y voir simplement une autre formulation de la lutte sociale comme gymnastique révolutionnaire. Toujours est-il qu’aux vues de leurs positions sur la révolution russe, on a envie de leur demander si la pratique bolchevique y correspondait bien à une pratique auto-émancipatrice pour le peuple russe…
Mis à part ces deux points, cette partie peut se résumer ainsi : « il faut un peu d’idée anarchiste, un peu d’idée trotskyste, en bonnes proportions, juste assez mais pas trop , tout dépend du contexte ». En fin de compte, les réponses apportées par les auteurs sont à leur façon dans l’air du temps : il y a du vrai et du bon dans toutes les idées, il faut dépasser les clivages, etc, le tout appliqué à nos deux tendances révolutionnaires.
Conclusion-bilan
Que retirer de la lecture d’Affinités révolutionnaires ?
Tout d’abord, plus que « comment concilier anarchisme et trotskysme ? », la question qui me vient à l’esprit à la lecture du livre est « comment concilier léninisme et autogestion ? ». Si le livre donne des pistes, celles-ci sont minces et quelques peu invalidées par la réalité. Les intentions doivent être confrontées à la réalité. Besancenot n’est pas le seul trotskyste autogestionnaire du NPA, le Courant Communiste Révolutionnaire, qui regroupe l’aile gauche du parti est aussi sur une ligne autogestionnaire, très inspirée par l’Amérique latine. Or, quand on voit les pratiques effectives des jeunes de ce courant au sein de Solidaires-étudiant-e-s (instrumentalisation du syndicat au service de leur courant), on se dit qu’il y a un monde entre les proclamations et les pratiques réelles.
Ensuite, le livre me laisse un goût bizarre. Ce livre est censé s’adresser aux libertaires pour jeter un pont entre les courants. Mais les références « libertaires » (Chiapas, Marcos, Holloway) sont assez loin des références classiques de l’anarchisme et me parlent peu. En fait, en guise de libertaires, je pense que les auteurs s’adressent plus qu’aux franges libertoïdes présentes à la gauche de la gauche, à ceux qui se sentent libertaires sans forcément avoir beaucoup de bagage qu’aux militants engagés dans le mouvement. Un peu comme s’il s’adressait aux libertaires potentiellement intéressés par le NPA…. au moment de sa fondation ! En fait, ce livre me semble être écrit 5 ans trop tard pour toucher réellement sa cible. Ce que confirme en partie la lecture de la conclusion du livre, dont voici un extrait qui servira aussi de conclusion à cet article qui , comme le livre qu’il chronique, ne sait pas bien où il va :
« Selon nous le marxisme libertaire n’est pas une doctrine, un corpus théorique achevé : il s’agit plutôt d’une affinité, d’une certaine démarche politique et intellectuelle : la volonté commune de se débarrasser, par la révolution, de la dictature du capital pour bâtir une société désaliénée, égalitaire, débarrassée du carcan autoritaire de l’Etat. En fait il n’existe pas un seul marxisme libertaire, mais une grande diversité de tentatives, plus ou moins réussies, de jeter des ponts entre les deux grandes traditions révolutionnaires. On trouve des militants intéressés par une telle démarche dans des mouvements anarchistes comme l’Alternative libertaire, dans le courant libertaire du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), chez des intellectuels proches de l’anarchisme (Philippe Corcuff) ; dans les milieux écologistes radicaux et/ou objecteurs de croissance (Stéphane Lavignotte), dans le syndicalisme combatif, notamment à SUD, et dans divers mouvement sociaux et réseaux antiracistes, antifascistes ou anticapitalistes.
Notre point de départ, par notre histoire et par notre formation c’est le marxisme ; c’est à partir de lui que nous nous intéressons à l’expérience libertaire. Mais nous sommes convaincus que le marxistes ont beaucoup à apprendre de la pensée, de la culture, des luttes et des idées libertaires. […] Nous pensons que la culture révolutionnaire de l’avenir, celle des luttes d’émancipation du XXIème siècle, sera marxiste et libertaire. » (p210-211)
Samuel Préjean, 31 mai 2015