Technologie Moderne et Anarchisme

Technologie Moderne et Anarchisme

Messagede digger » 15 Juin 2013, 15:18

Technologie Moderne et Anarchisme

Texte inédit traduit

Sam Dolgoff (1902-1990) est un anarchiste et anarcho-syndicaliste américain. Né à Vitebsk, en Russie, ses parents émigrent à New York, où il vivra jusqu’à la fin de ses jours.
Il adhère aux Industrial Workers of the World en 1922 et en reste membre actif toute sa vie. Il est le co-fondateur de la revue Libertarian Labor Review, renommée plus tard Anarcho-Syndicalist Review.
Deux de ses ouvrages sont disponibles sur Libcom :
The anarchist collectives: workers' self-management in the Spanish Revolution 1936-1939 - Sam Dolgoff http://libcom.org/files/25020337-The-Anarchist-Collective-Sam-Dolgoff.pdf
The Cuban revolution: A critical perspective http://libcom.org/history/cuban-revolution-critical-perspective-sam-dolgoff

Source :
“Modern Technology and Anarchism” Sam Dolgoff
publié par Libertarian Labor Review #1, 1986, pp 7–12.
http://radicalarchives.org/2010/12/11/dolgoff-modern-tech-anarchism/

Technologie Moderne et Anarchisme


Dans leurs polémiques avec les marxistes, les anarchistes ont affirmé que l’état soumet l’économie à ses propres fins. Un système économique conçu au départ comme le prérequis pour la réalisation du socialisme sert ensuite à renforcer la domination des classes dirigeantes. La technologie elle-même qui pourraient aujourd’hui ouvrir de nouvelles voies vers la liberté a également équipé les états d’armes terrifiantes pour l’extinction de toute vie sur la planète.

La révolution sociale, seule, peut surmonter les obstacles à l’introduction d’une société libre. Cependant, le mouvement pour l’émancipation est menacé par le pouvoir politique, économique et social bien plus redoutable et par les techniques de lavage de cerveau des classes dirigeantes. Forger un mouvement révolutionnaire inspiré par les idées anarchistes est la tâche principale à laquelle nous devons nous consacrer.
Pour faire la révolution, nous devons stimuler l’esprit révolutionnaire et la confiance des gens en ce que leur révolution va enfin remodeler un monde plus proche de nos aspirations. Les révolutions sont rendues possibles par la convictions que nos idéaux peuvent être et seront réalisés. Un grand pas vers cette direction est d’examiner dans quelle mesure le potentiel émancipateur de la technologie moderne constitue une alternative concrète, réaliste au monopole et à l’abus de pouvoir.  Il ne s'agit pas de laisser entendre que l'anarchisme guérira tous les maux dont est infligé le corps social. L’anarchisme est un guide du vingtième siècle pour une action basée sur des conceptions réalistes de la reconstruction sociale.

L’anarchisme n’est pas une simple fantaisie. Son principe constructeur fondamental – l’aide mutuelle – est basé sur le fait indiscutable que la société est un vaste réseau imbriqué de travail coopératif dont l’existence même dépend de sa cohésion interne. Ce qui est indispensable, c’est l’émancipation vis à vis des institutions autoritaires qui règnent sur la société et de l’autoritarisme au sein des associations de personnes.

Pierre Kropotkine, qui a formulé la sociologie de l’anarchisme a écrit que “L’anarchisme n’est pas une utopie. Les anarchistes élaborent leurs prévisions quant à la société future à partir de l’observation de la vie actuelle…” Si nous voulons construire la société nouvelle, les matériaux sont là.

DECENTRALISATION

Lorsque Kropotkine a écrit en 1899 son classique Champs, usines et ateliers(1) pour démontrer la faisabilité d’une industrie décentralisée pour obtenir une plus grande intégration et un meilleur équilibre entre les milieux urbains et ruraux, ses idées furent rejetées par beaucoup comme prématurées. Cependant, le fait que, rendre disponibles aux plus petites collectivités les immenses avantages de l’industrie moderne a été largement résolu grâce aux technologies modernes, n’est plus discuté aujourd’hui. Même des économistes, des sociologues et des gestionnaires bourgeois comme Peter Drucker, John Kenneth Galbraith, Gunnar Myrdal, Daniel Bell et d’autres privilégient une grande part de décentralisation, non pas parce qu’ils sont devenus subitement anarchistes, mais en premier lieu parce que la technologie a rendu "nécessaires opérationnellement" les formes anarchistes d’organisation – - une organisation plus efficace pour s’assurer de la coopération des masses dans leur propre asservissement.

Peter Drucker écrit, “La décentralisation est devenue extrêmement populaire dans le milieu des affires américain… les décisions doivent être prises au niveau le plus bas plutôt qu’au niveau le plus haut possible… il est important de mettre l’accent sur le concept de décentralisation fonctionnelle.” En ce qui concerne l’émergence de formateurs, d’ingénieurs, de techniciens, de scientifiques,, etc, hautement qualifiés, que Drucker appellent les travailleurs du savoir, il remarque “Nous devons les laisser gérer le personnel de leurs propres usines.” (The New Society, page 256, 357)

John Kenneth Galbraith,par exemple, écrit : “dans les entreprises industrielles géantes, l’autonomie est nécessaire à la fois pour les petites décisions et les grandes questions d’orientation… les avantages comparatifs de l'énergie atomique et moléculaire pour la production d'électricité sont avancés par une variété d’opinions scientifiques, techniques, économiques et de planification. Seul un comité, ou plus exactement un complexe de comités , peuvent réunir la connaissance et l’expérience nécessaires à sa réalisation… La négation de l'autonomie et de l'incapacité de la technostructure [industrie centralisée d'entreprise] pour s'accommoder de tâches évolutives a eu manifestement pour effets des organisations déficientes. Plus les organisations sont importantes et complexes et plus elles doivent être décentralisées…” (The New Industrial State, page 111)

L’expert en ingénierie Robert O’Brian (Life Publications, 1985) explique que “parce que l’électricité … peut être acheminée pratiquement partout… supportée par des lignes à haute tension à travers les montagnes, les déserts et toutes sortes d’obstacles naturels.. les usines n’ont plus besoin d’être localisées près de leurs sources d’énergie. Ainsi, elles ont pu être relocalisées à volonté…”
La citation suivante de Marshall McLuhan tirée de Understanding Media se lit comme un extrait de Champs, usines et ateliers de Kropotkine: “… L’électricité décentralise… elle permet à chaque endroit d’être un centre et ne nécessite pas de grandes agrégations… Avec l’électricité, nous reproduisons partout les relations sociales existant à l’échelle du plus petit village… Dans l’ensemble du domaine de la révolution électrique, ce modèle de décentralisation apparaît sous diverses formes…”

Les villes qui furent à une époque le cœur industriel de l’Amérique, ressemblent aujourd’hui à des villes fantômes abandonnées. L’acier, l’automobile, la machinerie agricole , les mines, les usines d’électronique et autres installations s’empressent de les quitter. Mais le secteur industriel ne se retire pas des affaires. Il construit seulement des usines à l’étranger ou ici, dans des endroits retirés, non industrialisé, non syndiquées, où les salaires sont pauvres et les conditions de travail précaires. Les automobiles, les vêtements, les chaussures, les équipements électroniques et industriels; presque tout ce qui était manufacturé auparavant aux Etats-Unis est maintenant réalisé à l’étranger, même dans des pays du “tiers monde” comme le Mexique, le Brésil, le Nigeria, la Coré – - bien que beaucoup de ces pays manquent de ressources naturelles essentielles. Le Japon, par exemple, qui dispose de très peu de ces ressources n’en est pas moins une puissance industrielle de tout premier ordre qui exporte en qui est en concurrence avec les Etats-Unis et d’autres nations industrialisées en ce qui concerne l’acier, les automobiles, les produits électriques et autres biens de consommation. General Motors avait promis de construire une nouvelle usine à Kansas City mais la construira en Espagne La Bulova Watch Corporation fabrique les mécanismes de montres en Suisse, les assemble à Pogo Pogo et les expédie par bateaux pour les vendre aux Etats-Unis.

EXTIRPER LA BUREAUCRATIE

La bureaucratie est une forme d’organisation où les décisions sont prises par le haut, obéies par le bas et transmises par une chaine de commandement comme dans une armée. Un régime bureaucratique ne constitue pas une réelle communauté, qui implique une association d’égaux , qui prennent les décisions en comun et qui les appliquent ensemble.
Un obstacle majeur à l’établissement d’une société libre est la machine bureaucratique envahissante de l’état et des grandes sociétés industrielles, commerciales et financières exerçant de facto le contrôle sur le fonctionnement social. La bureaucratie est une institution parasite totale.

Des experts scientifiques en technologie, des économistes et autres universitaires qui avaient accepté la bureaucratie comme une nécessité déplaisante mais nécessaire, sont aujourd’hui d’accord sur le fait que l’appareil bureaucratique byzantin peut maintenant être démantelé grâce à la technologie informatique moderne. Leurs points de vue (de manière certainement inconsciente) illustrent l’intérêt pratique des alternatives anarchistes aux formes autoritaires d’organisation.

Dans son important ouvrage Future Shock (2) Alvin Toffler conclut que : “Dans les bureaucraties, la grande masse des employés assurent des tâches et des opérations routinières – - celles précisément que des ordinateurs et des robots effectuent mieux que des êtres humains – - qui peuvent être réalisées par des machines programmées…éliminant ainsi l’organisation bureaucratique …loin d’accélérer le contrôle de l’automation sur la civilisation… cette dernière… conduit à la disparition [de la] puissance des bureaucraties à travers lesquelles l’autorité à alimenté et exercé le pouvoir qui tenait en respect l’individu …”

Le professeur William H. Read de l’université McGill pense que “une des mesures efficaces pour … résoudre le problème de la coordination dans une société en pleine transformation sera de nouvelles conceptions du pouvoir qui rompront radicalement avec la tradition bureaucratique …” William A. Faunce (School of Industrial and Labor  Relations, Michigan State University) prédit que “ l’ intégration du traitement de l’information rendue possible par les ordinateurs éliminera le besoin d’organisations complexes, caractéristiques des bureaucraties.” Faunce prévoit des conflits entre employés et administrateurs bureaucratiques. Les travailleurs n’ont pas besoin de ‘supérieurs hiérarchiques’. Ils sont tout à fait capables de gérer l’industrie par eux-mêmes. Il plaide pour l’autogestion des travailleurs, non pas parce qu’il est radical, mais principalement parce que l’autogestion est plus efficace que le système bureaucrate démodé.

LA MEILLEURE ORGANISATION D’UNE INDUSTRIE ANARCHISTE

Le principe libertaire d’autogestion ne sera pas invalidé par la composition changeante de la force de travail ni par la nature du travail lui-même. Avec ou sans automation, la structure économique d’une société libre doit être fondée sur les personnes directement impliquées dans les rôles économiques respectifs. Avec l’automation, des millions de techniciens, d’ingénieurs de scientifiques, de formateurs, etc. hautement qualifiés, déjà organisés en fédérations locales, régionales, nationales et internationales, feront circuler librement l’ information, en améliorant constamment à la fois la qualité et la disponibilité des biens et des services et en développant de nouveaux produits répondant à de nouveaux besoins. Chaque année, soixante millions de pages d’informations techniques et scientifiques circulent librement à travers le monde! Et ces associations volontaires ne sont pas hiérarchisées.

De nombreux techniciens et ouvriers ne sont pas heureux. Un grand nombre d’entre eux que j’ai interrogé se plaignent que rien n’est plus exaspérant que de rester impuissant à cause de l’ignorance pour qui ne comprend pas même le langage dicté par la direction de la recherche et du développement. Ils sont particulièrement scandalisés par le fait que leur formation et leur créativité sont exploitées pour confectionner et perfectionner des armes de guerre toujours plus destructives et d’autres projets antisociaux. Ils sont souvent contraints, sous peine de licenciement, d’exécuter des tâches monotones et ne sont pas libres de mettre en pratique leurs connaissances. Ces travailleurs qualifiés frustrés surpassent déjà en nombre les ‘cols bleus’ relativement peu qualifiés ou qualifiés, les travailleurs manuels remplacés rapidement par la technologie moderne. Beaucoup d’entre eux seront réceptifs à nos idées, si elles sont présentées de manière intelligente et réaliste. Nous devons aller à leur rencontre. Même des universitaires bourgeois comme Joseph A. Raffaele (Professeur en Economie, Drexel Institute of Technology) écrivent inconsciemment et sans le vouloir comme des anarchistes! Raffaele écrit: “nous allons vers une société d’égaux technologiques où la ligne de démarcation entre le dirigeant et le dirigé deviendra floue .” Le conseiller en gestion Bernard Muller-Thym souligne que : “nous avons à portée de main un genre ou une capacité de production saturée d’intelligence et d’information, qui sera totalement flexible à l’échelle mondiale.”

Les progrès d’une société nouvelle dépendront en grande partie du niveau avec lequel ses unités autonomes seront capables d’accélérer la communication – - pour mieux comprendre leurs problèmes respectifs et donc mieux coordonner leurs activités. Grâce aux technologies modernes de communication, des ordinateurs personnels, des circuits fermés de télévision et de téléphones, la communication par satellites, et une pléthore d’autres dispositifs rendront accessibles à tous la communication directe; même le contact radio et visuel avec la lune! Un automobiliste en panne peut contacter, par communication par satellite, des vendeurs de chez Ford pour l’aider face à une urgence. Marshall McLuhan conclut que les progrès dans les techniques d’imprimerie sont tels que "chacun peut devenir son propre éditeur". Tout cela s’ajoute à un aperçu réaliste d’une société libre basée sur la démocratie directe et la libre association. Les unités autonomes qui composeront la nouvelle société ne seront pas des états miniatures. Dans une démocratie parlementaire, les dirigeants réels sont des politiciens professionnels organisés en parties politiques. Ils sont supposés, en théorie, représenter le peuple. En réalité, ils le gouverne– - libres de décider des destins de millions de personnes. Il y a plus d’un siècle de cela, le théoricien anarchiste Proudhon a défini la démocratie parlementaire comme "un roi à six cent de têtes". Le système démocratique est en réalité une dictature renouvelée périodiquement au moment des élections.

L’organisation de la société nouvelle n’émanera pas, comme dans le cas de gouvernements ou d’associations autoritaires, ‘d’en haut’ ou du ’haut vers le bas’, pour la simple raison qu’il n’y aura pas de haut. Dans ce type d’organisation libre et flexible, le pouvoir circulera naturellement comme le sang dans le corps social renouvelant constamment ses cellules.

L’optimisme suscité par le potentiel libertaire de la technologie moderne ne doit pas nous conduire à sous estimer les formidables forces qui bloquent la route vers la liberté. Une classe en expansion au sein des bureaucraties de l’état, au niveau local, régional et national; des scientifiques, des ingénieurs, des techniciens et autres professions – - tous ceux qui jouissent d’un meilleur niveau de vie que le travailleur moyen. Une classe dont le statut privilégié dépend de son acceptation et de son soutien au système social réactionnaire, renforce considérablement les différentes formes du capitalisme, ‘démocratiques’, ‘d’état-providence’ ou ‘socialiste’.

Ils vantent les avantages miraculeux qui facilitent le travail de la révolution technologique. Mais ils préfèrent ignorer le fait que cette même technologie permet aujourd’hui aux États de mettre en place ce qui est, en réalité, un refuge nationalisé pour sans abris, où des millions de chômeurs exclus technologiques – - parias oubliés, sans visage  – - de l’état ‘providence’ recevront juste assez pour se tenir tranquilles. Ils préfèrent ignorer combien les ordinateurs augmentent considérablement le pouvoir de l’état à enrégimenter chaque individu et à détruire les valeurs réellement humaines.

Tous se font l’écho des slogans d’autogestion et de libre association, mais ils n’osent pas pointer un doigt accusateur vers l’état sacro-saint. Ils ne montrent pas le moindre signe de compréhension envers le fait évident que l’élimination de l’abysse entre les donneurs et les receveurs d’ordre – - pas seulement au niveau de l’état mais à tous les niveaux – -  est la condition indispensable de la réalisation de l’autogestion et de la libre association: le cœur et l’âme même d’une société libre.

(1) NDT : Disponible en ligne à : http://fr.wikisource.org/wiki/Champs,_usines_et_ateliers
(2) NDT : Future Shock Alvin Toffler Random House edition juillet 1970
Disponible en ligne à : http://resource.1st.ir/PortalImageDb/ScientificContent/eae29e30-4f13-4016-8dc4-95f8ff7e1209/Future%20Shock.pdf

Voir aussi sur le sujet Anarchism and the Politics of Technology – Uri Gordon
http://anarchyalive.com/2009/10/302/anarchism-and-the-politics-of-technology/
digger
 
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Re: Technologie Moderne et Anarchisme

Messagede bipbip » 23 Sep 2015, 00:28

Déterminisme technique ou choix social ?

Du nucléaire aux OGM, en passant par Internet, les innovations techniques majeures ont profondément affecté les rapports sociaux, d’une manière telle que parfois nous subissons ces bouleversements plus que nous ne les impulsons. La technique ne nous aurait-elle pas échappé ?

Les objets techniques ne se font pas tout seuls, la société les détermine, et ce à deux niveaux. La technique est tout d’abord influencée par l’imaginaire social : elle se nourrit de la culture, des mythes, des schémas de pensée, des désirs. Ces derniers jouent un certain rôle quant à la nature des recherches entamées, des schémas d’interprétation des phénomènes naturels, ou encore des objets techniques réalisés.

L’inventeur d’un objet technique envisage une fonction et un usage donné, qui n’est pas absolument neutre, mais dépend en grande partie de facteurs sociaux, des normes et des valeurs dominantes. La technique est ensuite liée à des choix économiques, commerciaux, ainsi qu’à des décisions politiques, notamment sur les crédits accordés à la recherche et au développement. Les décisions politiques peuvent dépendre de facteurs non techniques ou non économiques, tels que le désir de prestige ou de postérité.

Du courant alternatif à la chaise électrique

Cependant, l’usage ne suit pas toujours la conception. Un procédé technique, ou un objet technique, peut être employé à une fin à laquelle il n’était pas destiné à l’origine. Ainsi, la caméra vidéo n’était pas destinée au départ à des fins policières. Autre exemple : le courant électrique. Pour démontrer le danger du courant alternatif et recommander le courant continu dans le cadre de l’usage commun, Edison administrait des décharges électriques à des animaux. Le courant alternatif se généralisa malgré tout, mais ses démonstrations aboutirent finalement à l’invention de la chaise électrique.

Et puis l’évolution technique est aussi une affaire de choix social. Il existe des choix sociaux souples (concernant une technique ou un produit particulier), et des choix sociaux plus rigides. La rigidité des seconds provient du fait qu’ils ne s’appliquent pas à des objets techniques isolés, mais à des techniques qui fonctionnent les unes avec les autres. Ce fonctionnement d’ensemble s’inscrit généralement dans la durée. Modifier un élément implique parfois de tout changer. C’est par exemple le cas du choix de ­l’énergie thermique et fossile, du chemin de fer et du train, de l’automobile et des routes.

Effets attendus, effets imprévus

La modification de ces techniques, à l’échelle de la société, est possible, mais suppose un effort important, notamment en temps et en énergie dépensée. L’innovation technique, c’est-à-dire la modification d’une partie d’un ensemble technique, faite pour fonctionner avec les autres, de la même manière que l’ancienne technique, est néanmoins possible, et fréquemment utilisée. Par exemple, le remplacement d’une centrale nucléaire par des éoliennes, qui se connectent aux mêmes canaux d’acheminement de l’énergie.

En retour, la technique ne laisse pas la société indifférente. Tout d’abord, une technique produit un ensemble d’effets sociaux. Certains sont volontaires, attendus, d’autres sont imprévus. Les effets volontaires, tout comme les effets involontaires, peuvent être positifs ou négatifs (les effets volontairement négatifs tenant plus de la logique de domination sociale, et seraient peu probables dans le cadre d’une société émancipée). Ensuite, la technique amène l’utilisateur à se plier à un certain nombre d’exigences pour son usage. Une vie sociale où de multiples objets techniques sont présents amène l’individu à adopter un certain style de vie, certaines pratiques. Il n’a à aucun moment choisi cet univers technique.

Dans la continuité de Castoriadis, on pourrait parler ici de « technique héritée ». Ce phénomène est en effet analogue au rapport autonomie/hétéronomie qu’il analyse au sujet des institutions. L’individu se retrouve, dès sa naissance, dans un monde qu’il n’a pas choisi. L’autonomie consiste dans le développement de la capacité d’interroger, et donc de critiquer, de rejeter, ou d’adopter, de s’approprier, ce qui est donné au départ. La réinterrogation des institutions, ne serait-ce que pour les confirmer, fait ainsi partie du projet de société autonome. Dans le cadre d’une démocratie avancée, il pourrait en être de même pour le style de vie technique et les effets sociaux liés à l’introduction de nouveaux objets ou systèmes techniques.

La technique fait partie du social

Opposer technique et social comme deux instances séparées, l’une des deux dominant l’autre, serait une erreur. La technique, comme les institutions, l’économie, la culture, les rapports sociaux, font partie intégrante du social. Choix social et déterminisme technique opèrent comme deux contre-tendances au sein d’un processus d’évolution dynamique. Tout l’enjeu, pour la société, réside dans la possibilité de guider la technique en fonction des besoins sociaux et de la laisser évoluer pour ouvrir de nouveaux horizons, tout en veillant à ce que la technique réponde à quatre critères écologiques fondamentaux : soutenabilité, durabilité, limitation des risques et respect des équilibres naturels.

Une technique libérée de ­l’imaginaire de la domination, au service des besoins de la population, s’inscrivant dans le processus démocratique d’une société auto-instituante, soutenable, durable, protégée des risques et respectant les équilibres naturels, contredit directement la logique capitaliste, bureaucratique, et le pharaonisme moderne.

Le capitalisme, du fait de l’accélération de la production et de la consommation liée aux impératifs d’accumulation marchande, ne peut tenir sérieusement compte des exigences de décroissance qui vont à son encontre. Les choix autoritaires sur les techniques ne peuvent répondre ni aux exigences d’autonomie sociale et politique, ni à celles d’émancipation de la technique quant à l’imaginaire de la domination. Un rapport équilibré et harmonieux, entre technique et société, suppose donc de se débarrasser du capitalisme, de la bureaucratie et de l’État.

Floran (AL Marne)

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