C’est vrai que Marx a très peu écrit sur l’État.
Et c’est vrai que les anarchistes ont beaucoup fantasmé sur l’autoritarisme de Marx et sur son étatisme.
1. Sur le premier point, il est indéniable que Marx était autoritaire, sur le plan comportemental. De nombreux contemporains attestent de sa haine pour ceux qui ne pensaient pas comme lui, de son intransigeance, de son mépris envers les autres, de son besoin d’humilier non seulement ses adversaires mais aussi la plupart de ceux qui pensaient comme lui. Mais la question n’est pas là. Ce n’est pas cet autoritarisme-là que les militants anti-autoritaires de l’AIT reprochaient à Marx et au Conseil général qu’il contrôlait.
Selon moi, le concept d’«autorité» et d’«anti-autoritarisme» tel qu’il était utilisé du temps de l’AIT était un concept politique, pas comportemental ou psychologique. En 1870 l’accusation d’autoritarisme porté contre Marx et le Conseil général visait en fait leurs pratiques bureaucratiques. Le conseil général de l’AIT, Marx en tête, étaient critiqués pour leurs pratiques «autoritaires», c’est-à-dire bureaucratiques.
C’est seulement ensuite que l’«autoritarisme» dans le mouvement anarchiste a été compris dans le sens psychologique, comportemental, au point que l’«autorité», et non plus le capitalisme, finit par devenir l’adversaire principal (c’est très clair chez Kropotkine, par exemple).
Je pense que la fixation sur l’«autoritarisme» dans le sens psychologique a fait que le mouvement libertaire est passé à côté du phénomène bureaucratique, qu’il n’a pas réellement analysé.
2. Quant à l’étatisme, les anarchistes, Bakounine en tête, ont attribué à Marx les positions de Lassalle sur l’État. Ce n’était pas la faute de Bakounine, parce qu’il ne pouvait s’appuyer que sur les documents accessibles au public à l’époque, d’où l’erreur: Marx n’avait pas publiquement pris ses distances avec Lassalle et même s’il lui balançait des vacheries dans sa correspondance avec Engels, il faisait profil bas parce que Lassalle lui était utile.
Apparemment, cette orientation «étatiste» de Lassalle attribuée à Marx lui est restée, et les anarchistes après Bakounine ne sont pas allés chercher plus loin.
Il y a une autre raison à l’attribution de l’«étatisme» de Marx: les liens qu’il avait avec la social-démocratie allemande. Là, on n’est plus dans la théorie, mais dans la politique pratique. Même chose qu’avec Lassalle: même si Marx critiquait vertement la social-démocrate en privé et s’en prenait à son «crétinisme parlementaire», il se gardait de le faire de manière trop ostensible parce que les socialistes allemands se réclamaient de lui. Sa «Critique du programme de Gotha» est une critique sans concession de la social-démocratie allemande, mais le texte (un des très rares où il parle de «dictature du prolétariat») n’était pas destiné à être publié.
Enfin, le «marxisme de Marx» a subi des «mutations» dont il est probable que Marx ne les aurait pas approuvées du fait de la «surdétermination» de la révolution russe. Souvent, quand on parle de «marxisme», on pense en réalité au léninisme et au destin ultérieur de la Russie après Octobre 1917. Selon moi, Lénine n’était pas marxiste, il utilisait le marxisme comme alibi théorique. Mais c’est un autre débat…
3. Le livre de Marx sur l’État. Je partage l’opinion de Stanbrown sur le fait que le livre que Marx envisageait d’écrire sur l’État aurait été une théorie de l’État existant, capitaliste, non de «l’État post-révolutionnaire». Mais je ne partage pas son opinion selon laquelle Trotski ou Lénine auraient «conçu» une théorie de l’État post-révolutionnaire. Je ne développerai pas ce point qui nous mènerait loin… Mais si on veut avoir une idée du niveau de réflexion des deux hommes sur «l’État post-révolutionnaire», deux citations nous éclairent admirablement.
• La première est de Lénine.
Interrogé, avant la prise du pouvoir, sur le fait que personne ne savait faire fonctionner le mécanisme gouvernemental, Lénine avait répondu: «N’importe quel ouvrier saura faire fonctionner un ministère au bout de quelques jours. Cela ne demande aucune connaissance spéciale. Les fonctionnaires assureront le travail», répondit Lénine. Et pour l’argent, lui demanda-t-on alors, comment ferez-vous, puisque vous comptez annuler l’ancienne monnaie ? «Nous ferons marcher la planche à billets. On en imprimera autant qu’il faudra», répondit Lénine . C’est d’ailleurs exactement ce qu’il fit. C’est donc fort de ces saines conceptions de politique économique que le parti s’apprêtait à prendre le pouvoir.
•La seconde est de Trotski et se trouve dans son autobiographie, Ma vie. Après la prise du pouvoir, une question se pose: comment s’appellerait le nouveau gouvernement ?
«Surtout pas de ministres ! Le titre est abject, il a traîné partout» dit Lénine.
«On pourrait dire “commissaires”, proposai-je; mais il y a beaucoup trop de commissaires à présent... Peut-être “hauts-commissaires”... Non, “haut-commissaire” sonne mal... Et si on mettait: “commissaires du peuple” ?...» – “Commissaire du peuple ?” Ma foi, il me semble que cela pourrait aller... reprend Lénine. Et le gouvernement dans son ensemble ?
— Un soviet, bien entendu, un soviet... Le soviet des commissaires du peuple, hein ?
— Le soviet des commissaires du peuple ? s’écrie Lénine. C’est parfait. Ça sent terriblement la révolution!...»
Manifestement, Trotski ne se rendait pas compte qu’en rapportant cette anecdote, il démontrait que le pouvoir avait changé dans ses formes mais pas dans sa nature...
4. L’«anti-étatisme» de Marx. Stanbrown semble ignorer les positions de Maximilien Rubel qui affirme que Marx était en train de préparer un livre qui aurait démontré qu’il était un théoricien de l’anarchisme, mais qu’il n’a pas eu le temps de l’achever: «La thèse de Rubel se fonde sur le contenu hypothétique d’un livre que Marx n’a pas écrit, mais qu’il avait en projet: Le «Livre» sur l’État prévu dans le plan de l’Économie, mais resté non écrit, ne pouvait que contenir la théorie de la société libérée de l’État, la société anarchiste», dit Rubel dans «Marx, théoricien de l’anarchisme».
Tout l’échafaudage repose sur une hypothèse que rien ne permet de vérifier: ce livre non écrit ne pouvait que contenir, etc., ce qui est une façon de dire que Maximilien Rubel n’en sait rien, mais qu’il le suppose, à moins qu’il ne soit en mesure de produire un document où Marx dit explicitement: J’ai un projet de livre sur l’État dans lequel je développerai la théorie de la société anarchiste. Mais ce document n’existe pas.
Maximilien Rubel n’a, semble-t-il, pas grand chose à produire, puisqu’il reconnaît que la voie anarchiste suivie par Marx est implicite, c’est-à-dire non formulée: en d’autres termes, elle doit être induite de son œuvre.
Si le marxisme réel n’a pas suivi cette voie anarchiste implicite dans la pensée de Marx, c’est parce que des disciples peu scrupuleux ont invoqué «certaines attitudes» du maître pour mettre son œuvre au service de doctrines et d’actions qui en représentent la totale négation. Le «socialisme réalisé», selon l’expression de Maximilien Rubel, est une dénaturation de la pensée de Marx.
La clef du problème de la destinée du marxisme – et de sa dénaturation – réside en conséquence dans ce Livre non écrit, dont l’absence aurait fait basculer le marxisme dans l’horreur concentrationnaire.
5. Références explicites à la société sans État chez Marx. Stanbrown a raison de dire que pour Marx «le Communisme n'avait rien à voir avec une quelconque forme étatique» mais la citation qu’il donne n’est pas du tout convaincante. Il faudrait donc chercher dans son œuvre les passages où il parle d’une société sans État. Le problème, c’est qu’il faut vraiment, vraiment chercher…
Je n’ai dénombré chez Marx que 7 références directes à l’abolition de l’État (dont une d’Engels, d’ailleurs), et en des termes vagues. (Voir «L’anarchisme dans le miroir de Maximilien Rubel», http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Miroir_de_Rubel.pdf).
On peut s’étonner qu’un auteur qui voulait, paraît-il, faire sur l’État ce qu’il avait fait sur le Capital n’ait pas parsemé son œuvre d’indications plus nombreuses sur la société sans État.
La citation de l’Idéologie allemande de Stanbrown ne me paraît pas vraiment pertinente dans la mesure où il s’agit d’un texte de jeunesse dans lequel il y a encore beaucoup d’influence de Feuerbach, qu’il finira par écarter. Plutôt que L’Idéologie allemande, tu aurais pu citer ce passage extrait des Prétendues scissions dans l’Internationale:
«Tous les socialistes entendent par Anarchie ceci: le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes une fois atteinte, le pouvoir de l’État, qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité peu nombreuse, disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives.»
Mais cette phrase est extrêmement vague, elle se trouve dans un texte polémique contre Bakounine.
Je pense que pour avoir une idée de ce que les fondateurs du «socialisme scientifique» pensaient vraiment de l’abolition de l’État, il faut se reporter à ce que dit Engels dans une lettre à Cafiero, écrite à la même époque où Marx rédigeait La Guerre civile en France, qui passe pour être un texte «libertaire» de Marx: «Pour ce qui est de l’abolition de l’État, c’est une vieille phrase philosophique allemande dont nous avons beaucoup usé lorsque nous étions des blancs-becs» (Lettre à Cafiero, 1er juillet 1871).
6. Marx pour une société coopérativiste ? Cela dit, Marx nous laisse, toujours dans la «Critique du programme de Gotha”, une indication sur ce qu’il entendait de l’organisation de la société désaliénée: elle aurait une forme coopérative ! Malheureusement, comme je l’ai dit, ce texte n’était pas destiné à être publié et ce que Marx y dit sur les coopératives n’a pas été «intégré» dans le corpus théorique du marxisme.
Si le système coopératif ne peut rien changer de fondamental au sein du système capitaliste, dont il est obligé de suivre les règles, Marx reconnaît «le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux.»
On croirait lire du Bakounine.
Marx ajoute:
«Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, des changements généraux sont indispensables. Ces changements ne seront jamais obtenus sans l’emploi des forces organisées de la société. Donc, le pouvoir d’État, arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les producteurs eux-mêmes.»
C’est évidemment un aspect de Marx que les anarchistes connaissent en général assez peu, pas plus que les marxistes, d’ailleurs…
En conclusion je dirais que toute réflexion sur le marxisme devrait essayer d’éviter les simplismes et les idées reçues.
Ne pas être marxiste est une chose; encore faut-il ne pas l’être pour de bonnes raisons.