luco a écrit:Il me paraît au contraire assez difficile de continuer à être révolutionnaire sans faire appel à certains de ses concepts qui sont à mon avis toujours opérant pour distinguer ce qui serait la déformation sociale-démocrate lassalienne (puis stalinienne)... de ce qui serait un courant plus centré sur l'émancipation collective et individuelle, critique envers l'état.
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Je ne crois pas que l'ensemble des pistes ouvertes par marx soient dépassées, bien au contraire. Il a levé un paquet de lièvres, même si le mouvement ouvrier ne s'est occupé que de quelques uns d'entre eux (par nécessité, "efficacité"...)
J'essaie de replacer Marx dans son siècle, le XIXe qui voit la bourgeoisie prendre le pouvoir dans les pays les plus industrialisés (Angleterre, Allemagne, France), qui voit un système économique, le capitalisme, transformer la société de fond en comble, et une course de vitesse s'engager entre les principaux impérialismes pour s'enfoncer dans les régions les plus reculées et mettre la main sur des richesses naturelles inconnues.
Dans la période d'expansion de 1850-70, la bourgeoisie ne pense qu'à se remplir les poches. L'économie est pour elle un formidable jackpot. On crée des sociétés au noms plus ronflants les uns que les autres. On spécule à tout-va. Les travaux du canal de Suez qui s'achèveront en 1869 promettent une phase d'expansion encore supérieure. La bourgeoisie s'enivre de son insolente réussite.
Il y a 3 époques très differentes dans la vie de Marx qui bizarrement sont balisées par les grandes dates de l'Histoire, 1848 et 1870.
Les écrits économiques de Marx ont été écrits pendant la 2e période, entre 1857 (Contribution à la Critique de l'économie politique) et 1867 (Le Capital). Je mets de côté sa petite brochure de 1849 Travail salarié et capital qui apparait comme une sorte de brouillon de ce qu'il a écrit par la suite.
Je crois que si on lit ses textes économiques sans avoir constamment à l'esprit le contexte de cette époque, l'effervescence qui règnait dans les milieux financiers de la City londonnienne (ville où il résida à partir de 1849), on ne comprendra rien... Et surtout si on les mélange avec ses écrits philosophiques pro-hegeliens qui datent tous d'un autre âge, d'avant la révolution de 1848.
Marx, est l'homme qui a mis le doigt sur les failles du système économique dans un langage qui s'adressait d'abord à ceux de sa classe. Il leur dit "attention, vous jouez aux apprentis sorciers, vous favorisez le développement économique de la société, mais en même temps vous allez inévitablement créer des crises de plus en plus graves et permettre à une autre classe, le prolétariat, de contester votre pouvoir et de le renverser".
Cet avertissement aurait pu être donné par n'importe quel économiste un peu compétent et lucide de cette époque. Mais ce qui va le distinguer, ce qui va le faire apparaitre comme un dangereux visionnaire aux yeux de ses contemporains, c'est qu'il fait le pari d'une transition vers une autre société, le socialisme, et en plus il prend apparemment fait et cause pour ceux qui, au bout de ce processus, sont destinés à prendre le dessus. Mais ça, c'est de la théorie, c'est du papier... (et d'ailleurs pour fonder sa théorie, il a pompé sur quelques prédécesseurs à qui il est arrivé de dire un peu n'importe quoi.)
Dans la pratique (et c'est de là qu'on juge la pertinence des théories), et surtout après 1870, cette transition va devenir pour Marx un état qu'on doit s'efforcer de rendre permanent. Les écrits économiques, tout théoriques qu'ils soient, vont volatiliser. Le 3e Marx, le Marx politique et dirigiste s'impose. Le leadership qu'il faut avoir sur la classe ouvrière en est le principal enjeu.
L'écrasement de la Commune de Paris va lui épargner 10 ans de lutte bureaucratique contre Bakounine et ses amis jurassiens pour les éliminer de l'Internationale. Et du coup, ça va lui permettre passer tout de suite aux choses sérieuses, à la gestion de son influence sur les partis "ouvriers" et sur la classe ouvrière en général. Jusqu'à la fin de sa vie en 1883, Marx passera son temps à militer pour un programme "minimum" et oeuvrer au développement de partis sociaux-democrates de masse dont il saluera la progression éléctorale.
Car la pratique des marxistes de la fin du XIXe s. va se confondre avec celle la sociale-démocratie, celle des politiciens qui vont comprendre, dans la profusion des partis qui se créent à ce moment, que le prolétariat aussi a le droit de vote, qu'il y a de plus en plus d'ouvriers venant des campagnes qui ne demandent qu'à être représentés, et qu'en leur expliquant que les valeurs républicaines de démocratie et de liberté sont garantes du progrès social, on contribuerait à l'achèvement des réformes bourgeoises, et (donc) on se rapprocherait d'un socialisme à venir... après (bien entendu) avoir accédé au gouvernement.
La sociale-démocratie oui, mais pas n'importe laquelle, celle du pays le plus avancé dans la modernisation industrielle. Et à partir de 1880, l'Allemagne va devenir la seule référence.
Par la suite, c'est tout naturellement que les partis de la IIe Internationale se rangeront en 1914 aux côtés de leur bourgeoisie nationale respective lorsqu'éclate la Grande Guerre. Cette "capitulation" pour moi n'en est pas une. Il s'agit d'un aboutissement historique des thèses des sociaux-démocrates telles que Marx les a voulues. La classe ouvrière n'a pas été trahie en 1914. Elle a été victime de son immaturité politique, de ses illusions sur le capitalisme, de son manque d'indépendance de classe par rapport à la bourgeoisie.
Les marxistes ont toujours agi en politiciens et leurs idées ne pouvaient mettre en danger l'existence du système puisqu'ils ont fourni le ciment qui a permis de le conforter.
Ils ont tracé un cadre en dehors duquel tout paraitrait absurde, mais dans lequel, les pires erreurs sont plus que possibles sinon probables. C'est toute la quadrature du cercle que le XXe siècle n'est pas parvenu à résoudre.
L'originalité de son apport aura, malgré tout, d'avoir reconnu le mouvement social en tant que phénomène historique (la Révolution de 48 l'a bien aidé), et d'en avoir tiré des enseignements en forme de lois générale de l'Histoire. Son matérialisme historique doit être vu non comme une méthode de pensée (il faut penser librement) mais comme une philosophie qui visait à une compréhension nouvelle de la société, au seul usage d'une bourgeoisie en pleine ascension.
Il s'inscrit tout à fait dans le cadre des codes moraux et idéologiques d'un siècle en plein bouleversement, de la même façon qu'ont pu l'être dans d'autres domaines le darwinisme, le positivisme, le réalisme, le mouvement laïc etc.