Monnaie libre

Re: Monnaie libre

Messagede eatchips » 09 Mai 2018, 14:00

En m'intéressant à la création monétaire, à la blockchain et aux cryptomonnaies en tout genre, je suis tombé par hasard sur un projet de monnaie numérique complétement différent des autres, c'est un projet né en France, plus précisément en Occitanie et Il est complétement différent des autres dans la mesure où la monnaie proposée (G1 prononcé june) n'est pas spéculative, elle n'est pas présente sur les exchanges style kraken ou bittrex et on ne peut pas en acheter comme de l'ethereum ou du bitcoin. Le seul point commun avec les autres cryptos c'est qu'elles fonctionnent sur une blockchain, pour le reste c'est tout à fait révolutionnaire.

Stéphane Laborde, initiateur du projet et auteur de la théorie relative de la monnaie, est parti du constat que toutes les mesures sont invariantes sauf la monnaie, un mètre c'est la mesure de longueur égale à la dix-millionième partie de l'arc du méridien terrestre compris entre le pôle boréal et l'équateur, le litre c'est la mesure de capacité, tant pour les liquides que pour les matières sèches, dont la contenance sera celle du cube de la dixième partie du mètre (ils auraient peut être pu faire un peu plus simple) et le gramme c'est le poids absolu d'un volume d'eau pure égal au cube de la centième partie du mètre, et à la température de la glace fondante. Bref, ça ne bouge pas ni dans le temps ni dans l'espace, alors que la monnaie qui n'est qu'une unité de mesure n'est pas invariante, 1€ n'a pas la même valeur selon les endroits et 1€ n'aura pas la même valeur dans 10 ans.

Fort de ce constat, Mr Laborde avec quelques ingénieurs et informaticiens ont donc créé une monnaie invariante appelé monnaie libre, la première monnaie libre de l'histoire de l'humanité. Elle est entre autre, basé sur l'espérance de vie moyenne des humains, en d'autres termes, il s'agit d'une valeur économique partagée, DU (Dividende Universel) invariante, fondée sur l'être humain et dont la production est invariante. Chaque jour, ce système permet aux utilisateurs de récupérer un droit fondamental qui est de créer soi même la monnaie, un dividende universel de 10 g1 est créé quotidiennement de façon rigoureusement égalitaire avec ses congénères humains, comme une sorte de revenu universel utilisable dès maintenant.

Alors à part pour faire un gros fuck à l'état, quels avantages à t-on à utiliser cette monnaie ?

- contrairement à l'euro, chacun à la liberté de s'en servir ou pas, d'y adhérer ou pas.

- la répartition égalitaire de base, tout le monde produit la même quantité de monnaie.

- si vous voulez vous enrichir en G1 et bien vous pouvez, rien ne vous y empêche vous avez la possibilité de travailler/vendre vos produits et de vous faire payer en G1.

- transactions instantanées et gratuites avec l'appli Césium sur vos portables, d'ores et déjà parfaitement fonctionnel.

- mettre fin à la rareté monétaire

- se libérer de la tyrannie des banques et reprendre en partie la création monétaire, si vous avez étudier un peu ce domaine vous savez que depuis le traité de Lisbonne les états européens doivent se financer sur le marché privé, ce qui implique des taux d’intérêts payés in fine par les contribuables et qui enrichissent directement des banquiers privés, ce que j’appellerai avec un peu de fourberie, le ruissellement vers le haut ! je me demande même parfois si ce ne sont pas les banquiers de jp morgan qui ont inséré cet article dans la constitution européenne en soudoyant au passage quelques députés européens.

- arrêter de regarder nos libertés diminuées de jours en jours et proposer des solutions alternatives, ce ne sont pas les gens qui ont créé les problèmes qui vont les résoudre, c'est à nous de le faire

- augmenter son pouvoir d'achat de manière totalement légal (bizarrement rien n'interdit la création de nouvelle monnaie en France, ce que je trouve assez surprenant) et réduire la pauvreté.

- réseau décentralisé, horizontal, pas de chef, pas de banque centrale et infalsifiable grâce à la technologie blockchain (même fonctionnement technique que pour le btc)

- Préparer un avenir économique plus serein pour les générations futures et se protéger des crises financières à venir, les facteurs d'instabilité économique étant assez nombreux dans l'ensemble des pays occidentaux.

- refaire de la monnaie une simple unité de mesure et non pas un schmilblick invraisemblable que personne ne comprend.

Prenons en exemple une situation où le g1 pourrait s'avérer efficace, dans les grandes villes on voit de plus en plus de gens qui travaillent mais qui n'ont pas de logement, ils dorment dans leurs voitures ou là où ils peuvent. Et bien il pourrait vivre en G1 en achetant les produits de première nécessité chez de petits producteurs qui acceptent d'être payés en G1 (il y en a déjà sur Lille, Paris, Toulouse, etc..) et ainsi garder ses euros durement gagnés pour le logement. génial non ?
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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 21 Mai 2018, 15:22

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Les illusions perdues de la monnaie – Bitcoin crash #1


Image
monsieur Prudhomme vouant son fils au culte du nouveau Dieu des Parisiens: tiree de "Actualités", serie de caricatures sur le culte de l'argent d'Honore Daumier (1808-1879). "Charivari, 1857. ©Selva/leemage

Les illusions perdues de la monnaie – Bitcoin crash #1

Sous une apparence ordinaire, l’argent cache une nature pleine de subtilités métaphysiques. Dans son usage quotidien, il n’a pourtant rien de mystérieux. Une quantité d’argent correspond à une quantité de marchandises. Un pain au chocolat, un kilo de blé ou un ordinateur ont chacun un prix. Mais que l’on s’interroge sur ce qu’est la monnaie par elle-même, sur son essence, et la voilà devenue une « chose sensible suprasensible »[1].

1 Bitcoin = 7046,68 € le 14 mai 2018

L’argent est quantité, mais quantité de quoi ? Il n’est ni pain au chocolat, ni blé, ni ordinateur, et pourtant il est une grandeur de chacun de ces produits. Il est difficile d’imaginer un monde sans argent, mais il est plus difficile encore de comprendre comment fonctionne l’argent dans le monde d’aujourd’hui. On sait l’employer, mais on ne sait pas ce que c’est.

À la faveur de cette ignorance généralisée sont nées, au tournant du millénaire, les monnaies cryptées et la plus célèbre d’entre elles, le Bitcoin. Depuis, les crypto-monnaies sont l’objet de tous les fantasmes. On ne compte plus les analyses qui les présentent, pour s’en réjouir ou pour s’en inquiéter, comme une révolution monétaire. Pourtant, les crypto-monnaies n’offrent aucun caractère de nouveauté. Mais si on ne sait pas ce qu’est l’argent, on ne peut pas savoir pourquoi le Bitcoin ne lui apporte rien de plus. L’objet de cette série est de détailler les formes prises par la monnaie de ses origines à nos jours pour comprendre le fonctionnement des crypto-monnaies actuelles.

Trinité du capital

L’argent, véritable trinité du capital, possède trois dimensions : fonction, type et support, qui se divisent elles-mêmes en trois. Trois fonctions : moyen de paiement, réserve de valeur, compte. Trois types : marchandise, crédit, signe. Trois supports : métallique, fiduciaire, scriptural.

C’est rarement par l’analyse de sa fonction que l’on commence l’étude de la monnaie, car celle-ci paraît une question simple. On se focalise plutôt sur son type et son support, que l’on confond en général. Le type et le support sont liés dans les faits mais il convient de les distinguer dans l’analyse. Par « support » de la monnaie, nous entendons désigner ses caractéristiques physiques. Il peut s’agir d’un morceau de métal ou d’un bout de papier. Le métal peut être brut ou travaillé. L’écrit peut être manuscrit ou imprimé. Le support physique peut aussi être la mémoire numérique des opérations d’un compte courant ou d’une crypto-monnaie. Par « type », nous désignons le phénomène social qui fait que ce support physique est accepté comme monnaie.

On pourrait penser que n’importe quel support adéquat peut servir de monnaie du moment qu’on s’est mis d’accord à son sujet. C’est loin d’être si simple, car tout est dans ce « du moment qu’on s’est mis d’accord ». L’histoire montre que la monnaie, tout comme l’État ou les rapports sociaux, ne sont jamais le fruit d’une décision collective identifiable, mais le produit de pratiques généralisées sur de longues périodes de temps. La monnaie, comme l’État, sont des formes liées à l’existence d’un rapport social global.

Définitions

L’expression « rapports sociaux », au sens large, peut désigner toutes les interactions, innombrables, que les membres d’une société entretiennent entre eux. Le « rapport social » au singulier envisage les plus courantes de ces interactions dans ce qu’elles ont de commun. Il s’agit de voir que, derrière l’extrême diversité des phénomènes sociaux, une certaine dynamique est perceptible. C’est la logique à l’œuvre derrière de nombreuses interactions sociales. Cette logique se déploie dans des formes qui sont les briques élémentaires de ce rapport.

L’analyse de la monnaie conduit à considérer un grand nombre d’interactions sociales quotidiennes : de l’achat du pain à la boulangerie à la vente de milliers d’action sur un marché boursier. Mais ces interactions monétaires supposent elles-mêmes l’existence de nombreuses autres formes. D’abord il faut des marchandises, puis il faut des gens pour les acheter et des gens pour les produire. Et pour surveiller tout ça, l’organisation policière adéquate.

Toutes ces formes ont leur logique interne et des liens avec la logique des autres formes. L’ensemble des formes s’intègrent à la logique globale du rapport social. La monnaie n’a de sens que parce qu’il existe des marchandises à échanger. Si la marchandise disparaissait, la monnaie disparaitrait aussi. La raison qui fait qu’on accorde à un support donné le rôle de monnaie est dépendante de la logique de l’ensemble. Le rapport social qui englobe les logiques des différentes formes que sont l’argent, la marchandise, les producteurs et consommateurs de marchandises est, à l’heure actuelle, le rapport social capitaliste.

Histoire

Les marchandises et la monnaie sont pourtant nées avant que le capitalisme ne soit un rapport social dominant. Mais si ces formes puisent leurs origine dans une histoire d’avant le capitalisme, le moment où celui-ci est devenu mode de production les a profondément transformées, en développant des possibilités que les époques antérieures ne pouvaient anticiper.

La logique des phénomènes sociaux n’est pas identique à celle de leur apparition. Certaines formes ne révèlent qu’a postériori les développements dont elles étaient porteuses. Si l’on peut retrouver dans les manifestations de leurs origines les prémisses de ce qu’elles deviendront, ce n’est qu’avec un regard éclairé par les évolutions ultérieures. Certaines caractéristiques de la monnaie sont ainsi apparues avant la monnaie, comme nous le verrons dans les épisodes à venir.

Série consacrée au Bitcoin, aux crypto-monnaies et à l’argent en général. Chaque lundi à 19 h 17. Prochain épisode : Les fonctions de la monnaie.

[1] « Ein sinnlich übersinnliches Ding ». Cette expression est employée par Marx dans le premier chapitre du Capital pour qualifier la marchandise en général.


http://www.19h17.info/2018/05/14/illusi ... a-monnaie/
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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 26 Mai 2018, 22:42

Les fonctions de l’argent – Bitcoin crash #2

Les fonctions de l’argent – Bitcoin crash #2

Les manuels d’économie attribuent trois fonctions à la monnaie : intermédiaire des échanges, réserve de valeur et unité de compte. Mais ils en oublient une.

Trois fonctions traditionnelles

En premier lieu, l’argent sert de moyen de paiement. C’est la fonction la plus simple et la plus courante, celle qui permet d’effectuer des millions de transactions quotidiennes. Acheter un pain au chocolat avec un euro, acheter une voiture avec dix mille euros, ou acheter une maison avec cinq cent mille euros sont des exemples simples de cette fonction d’intermédiaire des échanges.

Comme réserve de valeur, la monnaie permet de transférer du pouvoir d’achat dans le temps. Si je conserve mes euros dans mon porte-monnaie, ou sur un compte en banque, je pourrai acheter le pain au chocolat, la voiture ou la maison non pas aujourd’hui, mais dans un futur plus ou moins proche. Cette fonction n’est pas aussi évidente qu’il le paraît. Il existe des moyens de paiement qui se périment au bout d’un certain temps. Un bon d’achat valable jusqu’à une date donnée en est un exemple. La monnaie dans sa définition complète suppose une forme de permanence.

Enfin, en tant qu’unité de compte, l’argent permet d’évaluer des biens qui ne font pas forcément l’objet d’une vente et de comptabiliser leurs valeurs.

Aucune de ces fonctions n’impose, au sens strict, l’usage de l’argent. Les échanges peuvent être assurés par le troc. Les biens immobiliers, la terre ou les métaux précieux peuvent servir de réserve de valeur. On peut évaluer la valeur d’un bien en la comparant à celle d’un autre bien.

L’argent est le facilitateur de ces opérations sans être pour autant absolument indispensable à chacune d’elles. Cet aspect des choses conduit l’économie classique à considérer l’argent comme un instrument quasiment neutre, et à ignorer la quatrième fonction de la monnaie.

L’argent, incarnation universelle de la valeur

Cette fonction apparait avec le capitalisme.

Au début du Capital, Marx décrit la monnaie comme un « équivalent général » qui peut se substituer à toutes les marchandises. L’argent rend immédiatement visible une qualité commune à toutes les marchandises : le fait d’avoir une valeur. Il matérialise cette chose mystérieuse dont le capitalisme a fait l’alpha et l’oméga de la domination sociale.

La valeur est une qualité indispensable pour que les marchandises s’échangent. Sans équivalent général, pas de production capitaliste possible, ni sur le plan des idées, ni dans la pratique réelle et quotidienne des agents économiques.

L’argent et valeur existent depuis plus longtemps que le mode de production capitaliste. Mais dans un monde qui échange d’abord des surplus, ils n’occupent pas une place centrale. Incarner la valeur ne revêt alors ni le même sens, ni le même enjeu.

Dans le mode de production capitaliste en revanche, l’échange est au cœur de la production. Il s’agit de rendre universel le fait que le but de l’échange n’est pas la satisfaction d’un besoin mais l’augmentation du capital. Ce que Marx appelle le circuit Argent – Marchandise– Argent par opposition au circuit Marchandise – Argent – Marchandise[1].

Évidemment, les marchands antiques ou médiévaux avaient déjà l’augmentation de leur capital comme objectif. Mais dans le capitalisme contemporain, l’augmentation sans fin du capital n’est plus uniquement le projet d’une classe de marchands, aussi puissante soit-elle. C’est devenu le but de la société toute entière.

Le Bitcoin et les fonctions de la monnaie

Comme moyen de paiement, le Bitoin n’est accepté que par quelques sites Internet. Son cours volatile n’en fait pas un placement sûr. Personne ne compte la valeur d’une maison, d’une voiture ou d’un pain au chocolat en Bitcoin.

Et surtout, le Bitcoin n’incarne pas la valeur dans la société du capital. Il faut se garder d’une compréhension faussée de ce que l’expression « incarner la valeur » pourrait signifier. Sous prétexte que la monnaie est un symbole, on croit que ce symbole est arbitraire. Rien n’est plus faux.

Les mécanismes sociaux qui donnent leur force aux représentations symboliques sont aussi concrets que millions de tonnes de produits que le capitalisme déplace quotidiennement. Ce qui permet à la monnaie d’incarner la valeur, ce sont les innombrables échanges qu’elle autorise chaque jour. C’est le sillon que la réitération continue, infinie et uniforme de ces opérations a imprimé au cours des siècles. L’activité humaine est modelée par la répétition monotone de l’histoire.

De nombreuses transactions sont réalisées en Bitcoin ou en Ethereum. Mais combien, en pourcentage, par rapport aux échanges en dollars, en euros ou en roupies ? Et combien, si l’on remonte aux débuts du capital ?

Le Bitcoin et les autres crypto-monnaies, dont la puissance symbolique s’appuie sur un fantasme technologique récent, ne peuvent rivaliser avec une histoire pluriséculaire. Tout au contraire, les crypto-monnaies sont clairement des valeurs spéculatives. Une chute brutale pourrait détourner d’elles le public pour longtemps.

Série consacrée au Bitcoin, aux crypto-monnaies et à l’argent en général. Chaque Lundi à 19 h 17.

Épisode précédent: Les illusions perdues de la monnaie – Bitcoin crash #1.

Épisode suivant: La monnaie marchandise – Bitcoin crash #3

Notes

[1] « La formule générale du capital », Le Capital, Livre I, chapitre IV


http://www.19h17.info/2018/05/21/les-fo ... -l-argent/
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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 31 Mai 2018, 16:22

La monnaie marchandise – Bitcoin crash #3

Monnaie-marchandise et troc

La monnaie-marchandise est la monnaie qui est elle-même une marchandise. On pourrait donc autant parler de marchandise-monnaie que de monnaie-marchandise. L’image qui vient à l’esprit, quand on parle de monnaie-marchandise, est celle du troc. Alain possède une bague et Barnabé un bracelet. Ils échangent leurs bijoux : c’est du troc. Alain, possesseur du bracelet, l’échange à présent contre le collier de Charlotte. Nous pouvons considérer le bracelet, qu’Alain n’a pas conservé mais échangé deux fois, comme de la monnaie-marchandise.

Ici se révèle un aspect important de la monnaie. Chaque opération particulière de notre exemple, considéré en elle-même, est du troc. Ce n’est que si on relie les deux opérations consécutives, lien qui se trouve justifié par le fait que le bracelet est partie prenante de chacun des deux échanges, que la notion de monnaie émerge. La monnaie ne nait pas d’un échange unique, mais d’une suite d’échanges. Le concept de monnaie prend sa source dans la circulation.

Prix de la fiancée

Historiquement, les hypothèses de paiement en monnaie-marchandise ne se limitent pas à l’échange de produits entre eux. C’est ce que montre l’étude des sociétés de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs avant qu’elles ne soient englouties par le capitalisme mondialisé. Dans ces sociétés, il peut y avoir une « richesse » au sens moderne du terme dès lors qu’il y a un stockage. Or, l’anthropologie sociale distingue plusieurs cas de paiement qui ne sont pas liés à l’échange d’un objet contre un autre. Ce sont par exemple les prestations matrimoniales et les compensations pénales.

Les prestations matrimoniales sont des transferts de biens effectués en vue du mariage. On en distingue de nombreuses sortes, parmi lesquelles le « prix de la fiancée », le douaire ou la dot. Il s’agit de véritables paiements qui peuvent être réclamés au cas où ils ne sont pas effectués [1]. Les compensations pénales sont des biens qui sont transmis, après une infraction, à la victime ou sa famille en compensation du dommage délictuel. Il y a aussi des cas de circulation de produits qui ne sont pas des échanges au sens strict : par exemple, des dons effectués pour des raisons de prestige.

La quasi-monnaie

Un article écrit par trois anthropologues [2] détaille comment toutes ces sortes de ces paiements peuvent s’effectuer en une « quasi-monnaie » constituée par les richesses typiques de la société considérée. Ces richesses typiques sont des produits courants dans ces sociétés : fers de lance ou tissus de raphia en Afrique du Centre, gongs et buffles en Asie du Sud-Est, coquillages et porcs en Mélanésie, etc. Ainsi, chez les Gusii, le futur mari doit fournir à la famille de son épouse au moins un taureau et un nombre quelconque de vaches et de chèvres. Les prestations matrimoniales et compensations pénales sont des institutions très répandues. On les retrouve aussi bien dans la Bible que dans l’histoire des anciennes tribus germaniques.

Dans les compensations pénales et les prestations matrimoniales, on échange un produit contre une relation sociale. L’échange d’un produit contre un autre produit, autrement dit le troc, n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. Le troc n’est donc pas l’explication « naturelle » de la monnaie. L’idée d’une équivalence entre des buffles, des gongs ou des tissus est née de pratiques sociales diverses.

Cependant, pour passer le cap suivant, le commerce est primordial. Il y a là une illustration de la manière dont une forme sociale apparaît et se modifie dans l’histoire. Le paiement en produits considérés comme des richesses apparaît pour différentes raisons sociales, mais une seule de ces raisons lui permet d’évoluer du stade de la « quasi-monnaie » à la monnaie proprement dite.

De la quasi-monnaie à la monnaie

On a coutume de dater le début de la monnaie aux alentours du VIIe siècle avant Jésus Christ. C’est en effet à cette période qu’apparaissent les premières pièces frappées. La monnaie-marchandise utilisée dans les relations commerciales est cependant beaucoup plus ancienne. Dans les contrats de prêts de la période paléo-babylonienne, entre 1750 et 1600 avant Jésus Christ, les sommes prêtées sont libellées en argent, en cuivre ou en orge[3]. L’orge sert à brasser une forme de bière qui se boit dans les cabarets. Le cuivre est une matière première à cette époque qui correspond à l’âge du bronze. Ces produits ont un usage possible et courant dans la société de leur temps : ils sont bien de la monnaie-marchandise.

Le « code d’Hammourabi », qui date de 1750 avant Jésus Christ, est une inscription royale qui recense un certain nombre de dispositions juridiques. C’est aussi une source pour connaitre les manières dont les paiements s’effectuaient à cette époque. Les sommes à payer y sont couramment indiquées en mesure de grains ou en poids de métal.

En principe, n’importe quelle marchandise peut servir de monnaie-marchandise. Dans les faits, pour servir de moyen de paiement, les marchandises doivent posséder certaines qualités. Il faut qu’elles soient peu altérables, mobiles et fongibles, c’est à dire divisibles facilement. Métal et orge sont faciles à diviser [4], mais le métal est supérieur à l’orge pour la question de la conservation. Le support de la monnaie-marchandise est donc une marchandise, certes, mais une marchandise qui possède des qualités particulières.

Le métal précieux

Il est inaltérable, facile à peser et d’un encombrement limité. C’est sans doute cet aspect technique qui va donner très tôt au métal précieux un avantage décisif. Mais il y a autre chose.

Une monnaie marchandise doit posséder elle-même une valeur. Or, une marchandise a une valeur pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’elle demande des efforts et du temps pour l’obtenir. En effet, il faut de la patience pour obtenir une certaine quantité d’or ou d’argent. Il faut chercher et exploiter longuement les rares filons de minerai. Il faut également du temps et du travail pour faire pousser des céréales.

La seconde raison est liée à l’utilité de la marchandise dans la société de son temps. La céréale sert à se nourrir ou à brasser des boissons alcoolisées. Mais quel est, depuis toujours, l’usage de l’or et de l’argent ? C’est avant tout de fabriquer des objets d’ornements. Ces objets paraissent précieux justement parce qu’ils sont faits dans un matériau rare. L’or et l’argent sont donc d’emblée des produits prestigieux et convoités.

Le trésor, symbole immobile de la puissance

Les métaux précieux ne sont certes pas les seuls symboles de richesse possibles. Dans l’Antiquité, la tête de bœuf possède aussi une telle symbolique, car celui qui possède un troupeau de bœufs est riche. Mais le bœuf, qui peut servir de moyen de paiement, a aussi une grande utilité économique. Il fournit de la force animale et de la nourriture. Le métal précieux, lui, ne sert qu’à fabriquer un objet précieux et rare, rare parce qu’il est précieux, précieux parce qu’il est rare. Un troupeau de bœuf est une richesse, mais il est surtout ce qui fournit viande et traction. Un objet d’or ne peut pas être autre chose qu’un trésor. L’or ne se mange pas et ne produit rien. Il n’est trésor que parce qu’un tissu de relations sociales l’institue comme tel.

Dans l’Antiquité, on n’est pas puissant parce qu’on est riche, mais on est riche parce qu’on est puissant. Le trésor amassé au cœur du temple n’est pas destiné à être dépensé mais conservé. Il permet d’attester de la richesse de l’institution religieuse, richesse qu’elle tient de sa place éminente dans la société et qu’il s’agit de représenter par l’amas de métal précieux entassé dans les chambres sacrées.

Une marchandise à nulle autre pareille

Le métal précieux est une monnaie marchandise à l’instar du grain et du bétail. Mais il possède une dimension supplémentaire puisque son usage est toujours lié à la symbolique de la puissance et de la richesse. On comprend donc facilement qu’à l’époque paléo-babylonienne, le métal précieux soit une référence centrale. Par exemple, un prix mentionné en sicle d’argent dans les actes de la pratique juridique pouvait probablement être acquitté en grain.

L’idée d’une référence monétaire standard qui serve de mesure de valeur même si le paiement ne s’effectue pas dans cette monnaie, comme le sicle d’argent dans les contrats babyloniens, illustre la fonction « d’unité de compte » du métal précieux. Cette unité de compte peut naitre de la pratique commerciale mais il arrive aussi qu’un pouvoir souverain intervienne pour la définir.

Les économistes parlent de « bien intermédiaire » pour désigner cette marchandise qui permet d’en acquérir d’autre, et qui donc n’est plus voulue seulement pour elle-même mais aussi pour ce qu’elle va permettre d’échanger. La superposition de ces deux caractéristiques – bien intermédiaire et symbole de richesse – confère au métal précieux un avantage décisif pour évoluer vers une forme plus complexe de monnaie.


Notes

[1] Alain Testart et Jean-Louis Brunaux, « Esclavage et prix de la fiancée », Annales. Histoire, sciences sociales, 2004, N°3, pp. 615-640

[2] Alain Testart, Nicolas Govoroff et Valérie Lécrivain, « Les prestations matrimoniales » , in L’Homme, 2002, t. 161, p. 170.

[3] Trois millénaires de formulaires juridiques, Actes de la Table ronde des 28 et 29 septembre 2006, Hautes Études Orientales – Moyen et Proche-Orient 48, Paris, 2010.

[4] La question de l’équivalence des mesures se pose lorsqu’on passe d’un moyen de paiement à un autre. La fraude est d’ailleurs sévèrement punie. « Lorsqu’une aubergiste de taverne refuse d’accepter du grain au poids brut en paiement d’une boisson, mais prend de l’argent, et que le prix de la boisson est inférieur à celui du grain, elle est condamnée et jetée à l’eau. » Code Hammourabi, 108.


https://www.19h17.info/2018/05/28/monna ... n-crash-3/
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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 04 Juin 2018, 19:52

La monnaie frappée – Bitcoin crash #4

La pièce de monnaie

En Occident, les premières pièces sont apparues en Asie Mineure et en Grèce au VIe et VIIe siècle avant Jésus-Christ.

Fondamentalement, cette monnaie demeure une monnaie marchandise. Une pièce est frappée en or, en argent, ou en alliage et sa valeur est celle de ces métaux précieux. Mais la frappe ajoute au métal des caractéristiques supplémentaires. Et en premier lieu, le métal devenu pièce n’est plus une matière première.

Sous sa forme brute, le métal précieux peut encore être utilisé à la confection de bijoux et d’ornements. Sous la forme d’une pièce, l’or et l’argent ne servent plus qu’au paiement. La notion de monnaie, c’est-à-dire d’instrument spécialisé dans l’échange, se matérialise dans un objet palpable.

Pièces et circulation

Devenu pièce, et non plus seulement lingot ou parure, le métal précieux a vocation à circuler. Même accumulé et conservé, il devient une « réserve de valeur », fonction de la monnaie, et non une simple accumulation de cette valeur.

La différence est subtile parce qu’un trésor, qu’il soit constitué de pièces ou d’objets précieux, reste un trésor. Mais même s’il est possible d’échanger une croix en or contre un autre bien, la destination de cette croix est de trôner dans une église pour témoigner de la splendeur de la foi.

La finalité de la pièce d’or, en revanche, est de circuler, même si Harpagon peut la conserver des années durant dans son coffre. Servir de réserve de valeur est une fonction de la monnaie lorsque celle-ci sort de la circulation, mais circuler est la raison d’être de la monnaie. Ce n’est pas le cas de l’objet précieux. Le trésor composé de bijoux en or est une réserve de valeur qui peut éventuellement servir de moyen de paiement. Le trésor en pièces d’or est une monnaie dans sa fonction de réserve de valeur.

La marque souveraine

Le but du signe distinctif frappé sur le métal, c’est d’abord le poinçon qui certifie, de la part de celui qui l’a frappé, le poids et la composition de l’alliage dont est faite la pièce. Avec la monnaie frappée, la définition légale s’identifie à la production de la pièce elle-même. Par exemple, la drachme athénienne est une pièce de 3,5 grammes d’argent. Le signe distinctif qui y est apposé est à la fois la marque de la souveraineté de la cité et la certification du poids de métal.

Dans cette opération, le pouvoir souverain n’a nullement conféré à la monnaie sa valeur. Il s’est contenté de fournir un moyen de certification à la valeur qu’elle possède en tant que marchandise. Les souverains et les cités ont bien compris que la frappe était une occasion de propagande. Pour autant, ce n’est pas le signe souverain qui donne sa valeur à la pièce. C’est au contraire la pièce qui transfère symboliquement au signe souverain le prix qu’elle possède déjà. La pièce n’est pas seulement un alliage de métal : c’est aussi un mélange de marchandise et de symbole.

La monnaie dans le monde médiéval

Le Moyen-Âge en France offre une illustration parfaite de ce phénomène. Les monnaies frappées sont définies par trois choses : leur titre, leur poids et leur cours. Ces trois éléments sont fixés par l’émetteur de la pièce qui est un pouvoir souverain.

Le titre est une description de l’alliage dont sont composées les monnaies. Par exemple, le titre d’une pièce en argent est décrit par rapport à la proportion d’argent qu’elle possède. Une pièce d’argent fin, composée à 95 % d’argent pur, a un titre de « douze deniers de loi argent le roi ». Si le titre est inférieur, par exemple de « huit deniers », c’est qu’il entre une proportion d’argent de 8/12e dans sa composition.

Le poids s’exprime dans la fraction d’un poids de référence, qu’on appelle le « marc ». Le marc de Paris, le plus utilisé, était d’un peu moins de 250 grammes. Si on taillait 60 pièces dans un marc d’un certain alliage, chaque pièce avait donc, comme poids, 1/60e de marc, soit environ 4 grammes de l’alliage considéré.

Ces deux premières caractéristiques renvoient entièrement aux caractères physiques de la pièce de monnaie. Pour des raisons techniques, une certaine marge d’erreur était tolérée. Des fraudes étaient possibles, en trichant sur les proportions de l’alliage lors de la frappe ou en rognant la pièce durant sa circulation.

Le monnaie de compte

Si la monnaie était, comme on disait, de « bon aloi », autrement dit que l’alliage contenait bien la quantité de métal précieux annoncée, alors sa valeur devait être à peu près équivalente à son poids en métal précieux. La combinaison du titre et du poids permettait de calculer « le pied de monnaie ». Il était ainsi possible de comparer les quantités de métal présentes dans des monnaies taillées dans des alliages différents.

La valeur n’était pas représentée sur la pièce elle-même, car celle-ci ne possédait pas de valeur faciale. Une pièce était d’abord une identité, celle de l’émetteur, et un « pied », c’est-à-dire un rapport entre titre et poids.

À cause de la diversité des pièces, on avait recours à une monnaie de compte. Cette monnaie de compte était en principe une référence à une certaine quantité de métal précieux, comme l’était le sicle d’argent en Mésopotamie.

Originellement, la « livre », l’unité de base de la monnaie de compte, représentait bien un certain poids d’argent, environ 409 grammes à l’époque de Pépin le Bref. Mais l’absence d’unité des poids et mesure et la diversité des monnaies frappées fit rapidement de la livre une référence abstraite. La livre, qui se divisait en sous et en deniers[1], pouvait être « de Paris » (parisii), ou « de Tours » (tournoi). Les deux systèmes de monnaie de compte ont longtemps cohabité.

Les pièces avaient rarement une valeur équivalente à une division de monnaie de compte, malgré quelques exceptions. Ainsi, le « gros de Saint Louis », ou « gros tournois », pièce d’argent émise par Saint Louis à la suite de l’ordonnance du 24 juillet 1266, valait un sou dans le système de la livre tournoi.

Argent et propagande

Au Moyen-Âge comme dans l’Antiquité, le signe inscrit sur la monnaie de métal est d’avantage au service de la propagande politique du souverain qui l’a frappée que nécessaire à la monnaie elle-même. La monnaie du prince est la démonstration de son pouvoir.

En France, les monnaies royales chassèrent les monnaies seigneuriales parallèlement à l’extension du pouvoir du roi. Quand un conflit de souveraineté éclatait, les différents prétendants au trône cherchaient à interdire la monnaie de leurs concurrents. À la mort de Charles VI, le roi d’Angleterre, Henri IV, devenu roi de France après le traité de Troyes, fait frapper des pièces à son nom. Son rival le dauphin, le futur Charles VII, fait de même de son côté. Le régent Bedford, qui gouverne après la mort d’Henri IV, fait interdire la monnaie du dauphin à Paris[2].

Le signe monétaire était un aspect essentiel de la construction du pouvoir souverain.

Cours et valeur de la pièce

Le cours était la valeur légale que l’émetteur de la pièce entendait lui donner. Il était exprimé en monnaie de compte. Ce cours devait dépendre, bien entendu, de la quantité de métal présente dans la pièce. Le cours légal ne pouvait s’éloigner pendant très longtemps du cours fixé par le prix du métal sur le marché.

C’est pourquoi, malgré leurs prétentions, les princes demeuraient impuissant à donner sa valeur à la monnaie. Si le cours légal d’une pièce s’écartait trop de la valeur commerciale du métal qui la composait, les marchands ne l’acceptaient plus à ce montant. Un cours réel s’imposait dans les échanges, différent du cours légal, et ce dernier perdait sa signification.

Malgré tout, les rois tentaient souvent de définir le cours légal d’une monnaie en fonction de leurs intérêts. Pour cela, ils avaient recours à ce qu’on appelait une « mutation monétaire ».

Les mutations monétaires

Elles consistaient à changer le titre, le poids ou le cours de la pièce, ou plusieurs de ces éléments. Une mutation monétaire pouvait se faire très rapidement. C’était une simple décision de l’émetteur.

Le cours réel, dépendant de la valeur commerciale du métal, subissait les fluctuations d’un marché contraint par de nombreuses restrictions légales et matérielles. Il fallait un certain nombre d’échanges avant qu’on perçoive la différence existant entre un cours légal et un cours commercial. Il y avait donc une période où le cours fixé par le souverain, même s’il était supérieur au cours réel, s’imposait.

Ainsi, même si la monnaie se dépréciait au bout d’un moment, la mutation monétaire offrait un avantage à court terme. Le roi utilisait la monnaie avant que le cours du marché ne remplace le cours légal.

Ces manipulations étaient plus faciles en argent qu’en or. L’or avait été réintroduit en Occident à la suite des croisades. C’était un métal qui était entre les mains d’un nombre réduit de marchands. Il était difficile de tricher sur son cours, bien connu des opérateurs économiques. Les pièces d’argent était donc plus souvent concernées par les mutations monétaires.

Les mutations étaient problématiques car elles entamaient la confiance dans les moyens de paiement et déstabilisaient le commerce. Elles étaient donc très critiquées, et il était dommageable pour la réputation d’un roi d’y recourir. Mais le temps de la politique était, à cette époque comme de nos jours, celui du court terme. C’était sans délai qu’il fallait financer une guerre, payer une rançon ou s’assurer la fidélité d’un allié. Il y avait donc toujours un moment où la couronne était réduite à ce genre d’expédient.

La puissance du signe

La monnaie frappée est donc avant tout une monnaie marchandise sur laquelle est ajoutée un signe. La monnaie de métal est, au cours des siècles, synonyme de diffusion d’une économie monétisée et marchande. De ce point de vue, ce ne sont pas les grosses sommes qui sont les plus importantes, mais les petites.

Les subdivisions de la monnaie, comme « l‘as » ou « l’obole », sont faites d’alliages à base de cuivre. On parle au Moyen-Âge de « monnaie noire » à cause de l’aspect de ces pièces. Cette monnaie possède en principe sa valeur par elle-même, liée à celle du métal qui la compose. Mais le cours d’un métal comme le cuivre fait évidemment l’objet de moins d’attention que celui de l’or ou de l’argent. La valeur légale de la monnaie prend le pas sur la valeur commerciale du métal vil qui compose la pièce.

Les petites pièces sont donc le siège de l’apparition progressive d’une monnaie où l’aspect signe supplante l’aspect marchandise. Une caractéristique de la monnaie signe s’impose alors. Si les opérateurs économiques l’acceptent comme moyen de paiement, peu importe que cette monnaie possède une valeur intrinsèque. Tant qu’elle circule aisément, sa valeur ne compte pas.


Notes

[1] Une livre valait 20 sous, et un sou valait 12 deniers, donc une livre valait 240 deniers.

[2] La vie quotidienne au temps de Jeanne d’Arc, Marcellin Défourneaux, Hachette, Paris, 1952, pp. 264-265

[3] « Le problème de l’or au Moyen-Age», Marc Bloch, Annales d’histoire économique et sociale, vol. 5, N°19, janvier 1933


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 30 Juin 2018, 02:33

L’argent dette – Bitcoin crash #5

Dans le cas de la monnaie de crédit, ou « argent dette », c’est une créance qui sert d’instrument d’échange. Il ne s’agit plus de payer avec un « bien intermédiaire », mais seulement avec la promesse d’un bien.

La dette, bien plus de cinq mille ans d’histoire

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la dette, autrement dit le rapport d’obligation[1], n’est pas nécessairement liée à la monnaie. Il existe des dettes dans des sociétés qui ne connaissent pas l’argent.

La prestation matrimoniale peut s’effectuer en services que le débiteur doit rendre à la famille de son épouse. Les anthropologues distinguent « le prix de la fiancée » du « service pour la fiancée ». Les deux institutions sont très voisines. Dans les deux cas, le prétendant doit une prestation à la famille de sa future femme pour pouvoir s’unir à elle[2].

Mais le « prix de la fiancée » ne se trouve que dans des sociétés qui connaissent déjà une forme de richesse et de quasi-monnaie[3]. Le « service pour la fiancée » peut en revanche exister dans des sociétés qui ignorent le concept même de richesse. La dette du mari consiste alors en une série d’obligations à remplir, pendant un certain temps, vis-à-vis de ses beaux-parents.

Ainsi, dans la Genèse, Jacob se met au service de son beau-père Laban pendant sept ans pour Léa, l’ainée des filles, puis à nouveau sept ans pour Rachel, la cadette[4]. De même, on trouve dans certaines tribus australiennes une obligation viagère liée au mariage. Une partie du gibier chassé par le mari est dû aux parents de sa femme pendant sa vie entière[5].

L’argent dette et la banque : une origine commune

C’est grâce à la monnaie que la notion de dette prend son plein développement. La monnaie de crédit consiste à utiliser la créance que l’on possède sur un tiers comme moyen de paiement. Le tiers, débiteur à l’égard de l’acheteur, le devient ensuite du vendeur.

Bien qu’on puisse en trouver des traces dès l’Antiquité, l’argent dette tel que nous le connaissons actuellement remonte à la création de la banque au Moyen-Âge.

Certains commerçants ont tenu très tôt un rôle de changeurs de monnaies. Les changeurs sont des marchands spécialisés qui se chargent de changer les monnaies frappées à l’étranger contre des monnaies valables dans un État ou une ville donnée. Ces monnaies frappées sont, comme nous l’avons vu, à la fois monnaie marchandise et monnaie signe, monnaies faites du métal qui les composent et monnaies revêtues du signe de l’autorité souveraine qui les a fondues. Les changeurs sont capables de réaliser des opérations complexes de conversion d’une monnaie à une autre en fonction de leurs poids et alliages respectifs, ce qui demande une véritable expertise.

La lettre de crédit

Au Moyen-Âge, deux innovations commerciales renouvellent le métier des changeurs : la lettre de crédit et le compte courant.

La lettre de crédit est une reconnaissance de dette à payer au porteur. Il y a plusieurs techniques pour assurer la sécurité de sa circulation mais le principe reste le même. Un marchand A remet à B une reconnaissance écrite de dette. B utilise cet écrit pour régler ses achats envers C. C peut obtenir de A le remboursement de la dette et ainsi le paiement en monnaie de son échange précédent avec B.

Dans le Moyen-Âge occidental, alors que le commerce se développe fortement et que les métaux précieux sont rares, la lettre de crédit se répand de manière irrésistible. Son premier intérêt est de limiter les mouvements du métal précieux. Mais il y a un second avantage, bien plus décisif encore.

Les marchands se sont en effet aperçus que lorsqu’une lettre de crédit circule comme moyen de paiement, il n’y a qu’assez rarement besoin que le porteur revienne exiger la somme correspondante en métal précieux. Ces lettres circulent entre des commerçants qui ne cessent d’acheter et de vendre des marchandises, et n’ont pas pour but principal de thésauriser, sur le long terme, leur richesse. Il y a donc possibilité, pour le commerçant A, d’investir une somme déjà prêtée dans d’autres opérations commerciales. L’argent se multiplie comme par enchantement.

Le compte courant

Par ailleurs, des marchands qui entretiennent entre eux des relations commerciales régulières prennent l’habitude de tenir le compte de leurs échanges courants. Cette méthode est favorisée par la pratique ordinaire des commerçants, qui payent en général leurs achats à terme et non au comptant.

Pour chaque échange, ils se contentent de noter les sommes engagées sur un livre de compte. Cela permet de limiter les transferts d’argent, surtout si on commence, comme cela se fait à cette époque, à opérer des versements d’un compte à un autre.

Le marchand A doit, en solde de ses opérations courantes, une certaine somme à B, lequel doit une certaine somme à C. Un simple jeu d’écriture dans les livres de compte permet de transférer ce solde, en totalité ou en partie, du compte entre A et B au compte entre A et C.

Nous avons là l’ancêtre du virement de compte à compte que les banques pratiquent encore de nos jours. Et si un commerçant possède de nombreux comptes courants avec d’autres commerçants, il peut tabler sur le fait que tous ses correspondants ne demanderont pas le remboursement de leur dette en même temps. Là encore, l’argent se multiplie.

Changeurs et banquiers

Parce qu’ils manipulent déjà de grosses sommes, les changeurs du Moyen-Âge sont à même de tenir de nombreux comptes courants et d’émettre de nombreuses lettres de crédit. La conjonction de ces différentes opérations nées de la pratique commerciale se concentre assez naturellement entre leurs mains. Les changeurs, qui travaillaient sur un « banc », ont donné un nom à leur nouvelle activité : la banque.

Un tel système ne peut fonctionner que parce qu’il est né dans un milieu de marchands qui entretiennent entre eux des relations régulières. La monnaie de crédit suppose en effet la confiance. Que vaudrait une reconnaissance de dette dont on ne serait pas certain qu’elle sera honorée ? Pour pouvoir signer ce genre de document, il faut avoir une réputation à toute épreuve.

La banque et la ville

Les changeurs et banquiers sont à la tête de maisons familiales connues pour avoir tenu leurs engagements pendant des décennies. Ils ne sont pas isolés. Ils pratiquent leurs activités dans des villes commerçantes où de nombreux autres marchands sont installés. Si un marchand se trouve confronté au retour simultané de plusieurs lettres de crédit, et qu’il n’a pas dans ses coffres les sommes nécessaires, il peut les emprunter à ses concurrents. Cela lui permet d’honorer sa signature et de conserver sa crédibilité.

Si le retour fortuit de plusieurs lettres de change est possible à un niveau individuel, elle est statistiquement improbable à l’échelle d’une ville. Il est donc toujours possible d’emprunter les sommes nécessaires. Les condamnations religieuses du prêt à intérêt n’ont jamais empêché les marchands de trouver les moyens de se rémunérer sur les sommes ainsi prêtées.

Au total, le système inspire confiance parce que la capacité de remboursement se trouve en quelque sorte mutualisée au sein d’une place commerciale donnée, en général une riche ville d’Italie ou des Flandres.

Le rôle de la confiance

La monnaie de crédit suppose, pour fonctionner, un milieu particulier. Analyser une lettre de change isolée ne permet pas d’en saisir l’essentiel. La multiplicité et la régularité des échanges, leur caractère routinier et quotidien sont des prérequis nécessaires à l’émergence de la monnaie de crédit. La confiance qu’on accorde à cette monnaie n’est pas affaire de psychologie subjective. Elle est au contraire la manifestation objective de l’effectivité du système marchand.

Bien entendu, dans chaque transaction particulière, une part de subjectivité affleure. Un marchand méfiant va réfléchir à deux fois avant d’accepter une traite. Mais globalement la confiance que les opérateurs économiques accordent aux instruments de paiement fondés sur le crédit sont le produit d’une situation donnée. Quand la confiance fait défaut, par suite d’une faillite ou d’un évènement imprévu, la défiance se répand comme une trainée de poudre.

Quand un système repose sur la confiance, un début d’effondrement est synonyme d’un effondrement total. Je dois donc me débarrasser le plus vite possible de la créance dont la valeur se perd par ce seul fait que je suppose que les autres ne lui feront plus confiance, raison objective pour que je ne lui fasse pas confiance non plus.

Argent dette et argent signe

La reconnaissance de dette connaît la même évolution que la monnaie marchandise. Avec la création du billet de banque, l’argent dette se prolonge dans l’argent signe. Les billets de banque, apparus dès le Moyen-âge en Chine et à partir du XVIIe siècle en Europe, sont des reconnaissances de dette de la banque. Mais le billet de banque circule dans des proportions qui sont sans commune mesure avec les pratiques antérieures. A partir du XIXe siècle, il devient très rare qu’un utilisateur de billet de banque éprouve le besoin d’aller se faire rembourser sa dette auprès de la banque. Comme pour la monnaie de métal, l’aspect « signe » tend ainsi à l’emporter sur l’aspect « dette ».


Notes

[1] L’obligation est, en termes juridiques, l’engagement d’une personne vis-à-vis d’une autre à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose. On dit que celui qui s’est engagé est le « débiteur » de l’obligation et celui envers qui on s’est engagé le « créancier ». « La créance » désigne le rapport d’obligation pour le créancier (ce à quoi quelqu’un s’est engagé vis-à-vis de lui) tandis que la « dette » est le rapport d’obligation pour le débiteur (ce à quoi il s’est engagé envers quelqu’un d’autre).

[2] Alain Testart, Nicolas Govoroff et Valérie Lécrivain, « Les prestations matrimoniales » , in L’Homme, 2002, t. 161, p. 170 https://journals.openedition.org/lhomme/146?lang=fr.

[3] Il faut aussi signaler que le prix de la fiancée peut être fixé dans une « monnaie » purement symbolique qui ne sert qu’à ce type de paiement.

[4] Genèse, XXIX, 15-30. A la fin de l’histoire, Jacob, Léa et Rachel s’enfuient en prenant avec eux les statuettes des dieux ancestraux qui servent à attester de droits de propriété (Gen., XXXI-19)

[5] Alain Testart, «Manières de prendre femme en Australie », L’Homme, 1996,139 : 7-57, et «Le prix de la fiancée et autres prestations destinées aux parents de l’épouse dans quelques sociétés primitives », Annales de la Faculté de Droit de Clermont-Ferrand, 1996, 32 : 235-267.


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 01 Juil 2018, 14:43

La monnaie signe – Bitcoin crash #6

La monnaie signe n’est rien d’autre qu’un montant monétaire inscrit sur un support quelconque. Tel est le cas du bon d’achat, du chèque-déjeuner ou encore du Bitcoin.

Point d’origine

La particularité de la monnaie signe est qu’on peut la situer tout autant à l’origine qu’à l’aboutissement de la monnaie.

Si on s’intéresse à la raison pour laquelle quelque chose peut être accepté comme moyen de paiement, on aura tendance à voir la monnaie signe comme le prolongement d’un autre type de monnaie. C’est la démarche que nous avons adoptée jusqu’ici. Nous avons vu à l’épisode 4 que l’argent marchandise, avec la frappe des pièces, et en particulier des petites pièces, devient en partie de l’argent signe. De même, nous avons relevé dans l’épisode 5 comment l’argent dette devient argent signe avec la généralisation des billets de banque.

Dans cette analyse, l’argent est d’abord dette ou marchandise, puis petit à petit devient signe. Chronologiquement et logiquement, marchandise et dette précèdent le signe.

Point d’arrivée

Mais on pourrait soutenir que c’est plutôt le signe qui précède la marchandise et la dette. Qu’est-ce en effet qu’un « signe » ? C’est une représentation qui a un sens pour les membres d’une société. Or, la capacité de se représenter collectivement quelque chose qui a de la valeur aux yeux des membres d’une société n’a certainement pas attendu la marchandise ou la dette pour exister.

Il ne s’agit évidemment pas de la valeur telle qu’elle existe dans les sociétés marchandes et encore moins dans le mode de production capitaliste, mais d’une forme de valeur qui possède avec la valeur des marchandises au moins ce point en commun : être d’abord une représentation commune dans la pensée des membres de la société.

La dimension symbolique de la valeur

Cette représentation symbolique de la valeur a des origines lointaines. Un article de Marcel Mauss remontant à 1914 expose ce qui, pour cet anthropologue, est à l’origine de la monnaie : le talisman doté d’un certain pouvoir magique.

Le pouvoir d’achat de la monnaie primitive, c’est avant tout […] le prestige que le talisman confère à celui qui le possède et qui s’en sert pour commander aux autres. [1]

Le pouvoir symbolique évoqué par Mauss n’a en lui-même aucun rapport direct avec la quantité. On n’a pas de raison de supposer que dix talismans auront un pouvoir magique dix fois plus puissant qu’un seul. Mais quand la richesse apparaît dans les sociétés, c’est à dire à partir du moment où leur mode de production requière et permet l’accumulation de produits[2], la dimension symbolique se combine avec une évaluation quantitative de cette richesse.

C’est alors qu’apparait la quasi-monnaie en « buffles, gongs ou coquillages ». Dans les sociétés qui pratiquent l’accumulation, la quantité de produit accumulés tend à devenir une source importante de la mesure de la valeur. Pas forcément la seule, sans doute, et avec bien des nuances possibles suivant les sociétés considérées. Mais cela ne change pas l’essentiel. Une forme nouvelle, et importante, de la définition sociale de ce qui a de la valeur est apparue, et cette forme est promise à un assez grand avenir.

On pourrait donc soutenir que la monnaie est signe, ou en tous cas symbole, même dans ses formes les plus embryonnaires, car sans cette capacité de représentation symbolique, il n’y a aucune transaction possible.

Or et symbole

Le pouvoir symbolique est également déterminant pour les évolutions ultérieures. L’utilité de l’or ou de l’argent, qui est de confectionner des parures prestigieuses, est indissociable de la croyance qui s’attache au métal précieux. L’or a sans doute toujours été un peu plus qu’une marchandise.

Ce n’est pas pour rien que nombre d’objets de culte ont été fabriqués dans ce matériau. Si l’or n’était pas toujours directement investi d’une fonction magique, il exprimait au moins une certaine proximité avec le divin. Les trésors amassés dans les temples puis les églises n’avaient pas pour fonction de circuler comme monnaie, mais de représenter la puissance de la religion.

Avant même l’apparition des monnaies frappées, nous pouvons donc penser que l’or et l‘argent sont déjà « signes » et « signifiants ». Et leur signification, aux yeux de la société de l’époque, est précisément la représentation de ce qui a du prix.

D’une certaine manière, la frappe de la pièce ne fait qu’achever un processus déjà en cours dès les débuts de la circulation du métal précieux. Et l’argent signe, qui nous est apparu jusqu’ici comme un prolongement de l’argent marchandise ou de l’argent dette, en est tout autant le préalable.

Signe de rien

Toute monnaie, quelque soit son type, est donc une forme de représentation symbolique. Mais le signe monétaire peut-il ne représenter que lui-même ? Peut-il simplement affirmer : « Je suis le signe de valeur, donc je vaux ? ».

Dans les sociétés humaines, toutes les institutions s’incarnent dans des symboles ou des représentations. Est-ce qu’on en conclut pour autant qu’elles ne sont que cela ? La souveraineté se manifeste par de multiples actes symboliques, mais quand un opposant politique est exécuté, ce n’est pas un symbole qui le tue : ou en tout cas, ce n’est pas que le symbole. Pourquoi en irait-il différemment de l’argent ?

La dimension tautologique de la monnaie

La réponse à la question tient peut-être à une caractéristique de la monnaie. Marx avait déjà relevé que tant que l’argent circule, il peut se contenter de représenter la valeur sans en posséder aucune[3]. Il peut n’être que signe et rien d’autre. Pour qu’une monnaie soit efficace, il suffit qu’elle circule entre des opérateurs qui l’acceptent. Une monnaie marchandise, une monnaie dette ou une monnaie sans valeur intrinsèque fonctionnent de la même manière tant qu’elles continuent à circuler.

Pourquoi vais-je accepter un signe comme signe monétaire ? Parce que les autres l’acceptent. Mais pourquoi les autres l’acceptent-ils ? Parce que je l’accepte moi-même. La monnaie est une dynamique tautologique. Il est certain qu’à partir du moment où un moyen de paiement est accepté par une fraction significative du corps social, elle est acceptée par tous.

Monnaie et convention sociale

Une « convention sociale » n’est pas le fruit d’un choix libre et éclairé des membres de la société, mais le résultat d’une histoire et d’un certain type de rapports sociaux. Si la monnaie n’était qu’une convention consciemment établie entre les membres de la société, il suffirait de choisir un support qui servirait de monnaie et que chacun soit ensuite libre d’accepter. C’est ainsi que les ultra-libéraux et les créateurs de monnaie cryptées imaginent la chose, mais ce n’est pas ainsi que cela se passe dans l‘histoire.

Le pouvoir surnaturel des talismans ou la puissance d’attraction de l’or sont des croyances ancrées dans les mentalités d’une époque. Seule une croyance semblable, tout aussi irrationnelle dans son contenu mais tout aussi ancienne dans ses fondements, pourrait avoir aujourd’hui le même effet.

Et si on y réfléchit, est-ce que cela n’est pas un peu le cas du Bitcoin à l’heure actuelle ? Qu’est-ce qui attire autant dans les crypto-monnaies, sinon la fascination pour le gri-gri technologique ?

Mais que la croyance s’effrite, et la monnaie s’effondre. L’histoire regorge d’exemples de chutes de ce type. C’est, en France, sous l’Ancien Régime et la Révolution, le système de Law ou les assignats. En Allemagne dans les années 1920, l’hyper inflation réduit le mark-papier à néant[4].

Signe de quelque chose

Toute monnaie est en partie signe. Mais il faut distinguer soigneusement la monnaie qui est signe ET autre chose, marchandise ou dette, de la monnaie qui n’est QUE signe. Or, le problème de la monnaie signe « pure » est que la question de la confiance, qui se pose pour toute monnaie, y est particulièrement délicate. Bien plus délicate, en fait, que pour les monnaies qui sont à la fois signe et autre chose.

Le signe n’est jamais arbitraire. Il prend sa source dans les tréfonds du rapport social. Le talisman n’est investi d’aucun pouvoir magique ou surnaturel, mais il n’a rien d’irrationnel. Sa rationalité réside dans ce qu’il exprime symboliquement des rapports entre les membres de la société considérée.

Il en va de même pour le signe monétaire. Pourquoi une monnaie signe vaut-elle quelque chose plutôt que rien ? Parce que le signe qui la compose est une représentation effective dans le rapport social dominant, c’est-à-dire dans le mode de production de la société considérée. Voilà précisément ce que les tenants de la monnaie cryptée ne comprennent pas.


Notes

[1] Marcel Mauss, « Les origines de la notion de monnaie. Communication faite à l’Institut français d’anthropologie », Compte-rendu des séances, II, tome I, supplément à L’Anthropologie, 1914, 25, pp. 14 à 19. Voir Crises, pp. 61-63 pour une étude plus approfondie de cet article.

[2] On doit à Alain Testart d’avoir observé que cette hypothèse ne concerne pas seulement l’agriculture, mais aussi certaines formes de sociétés de chasseurs cueilleurs où l’accumulation était possible et indispensable.

[3] Nous reviendrons en détail sur les conceptions de Marx dans les épisodes 9 et 10

[4] L’effondrement d’une monnaie qui sert aux échanges quotidiens a des conséquences énormes pour les populations. À Berlin, pendant la crise, les prix changeaient d’heure en heure dans les magasins pour suivre l’évolution de l’inflation. Quand à la monnaie, on cherchait avant tout à s’en débarrasser le plus vite possible, et sa vitesse de circulation ainsi accrue contribuait à accélérer son effondrement, puisqu’une augmentation de la vitesse moyenne de la circulation de la monnaie est l’équivalent d’une augmentation de sa quantité.


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 01 Juil 2018, 20:23

Robinsonnade – Bitcoin crash # 7

Puisque l’économie politique aime les Robinsonnades, arrêtons-nous un instant sur l’île des Robinsons. Les Robinsons des économistes n’ont aucun rapport avec une quelconque réalité. Leurs comportements révèlent de singulières manies. Au lieu de se regrouper pour affronter les dangers collectivement, les Robinsons s’éparpillent. Chacun produit pour son compte une seule denrée utile et échange ses surplus avec les autres. Cette lubie des Robinsons a une vertu pédagogique : elle illustre les différentes catégories de l’économie bourgeoise.

L’échange en monnaie marchandise

Perdus sur leur île, les Robinson s’organisent. Robinson 1 a attrapé des poules d’eau. Robinson 2 élève des chèvres sauvages. Quant à Robinson 3, il n’a rien d’autre que ses beaux yeux. Pourquoi n’a-t-il pas cherché, lui aussi, à attraper un animal ? On ne le sait pas.

Les poules de Robinson 1 ont pondu des œufs. Pendant ce temps, les chèvres de Robinson 2 ont fourni du lait. Afin de varier leur menu, Robinson 1 et Robinson 2 peuvent échanger un œuf contre un demi-litre de lait : c’est du troc. Mais imaginons que Robinson 3, qui a de beaux yeux, plaise à Robinson 1, et que ce dernier soit prêt à lui donner un œuf en échange de faveurs amoureuses. Robinson 3 est disposé à ce marché, mais il n’aime pas les œufs. Il préfère le lait. Robinson 2, en revanche, n’est pas attiré par Robinson 3 et n’est disposé à céder son lait que contre un œuf.

Grâce à toutes ces hypothèses, la transaction suivante peut se produire. Robinson 1 donne un œuf à Robinson 3 après une nuit d’amour. Robinson 3 se rend avec l’œuf auprès de Robinson 2 qui le lui échange contre un demi-litre de lait.

À la fin du petit-déjeuner, chacun des échangistes a vu son désir satisfait. Robinson 1 a obtenu une faveur amoureuse, Robinson 2 un œuf et Robinson 3 du lait[1]. Pour Robinson 3, l’œuf est un « bien intermédiaire » qu’il n’a pas consommé directement mais employé pour obtenir un autre produit.

Robinson 1 aurait aussi pu échanger un œuf contre du lait et l’utiliser pour obtenir les faveurs de Robinson 3. Nous aurions alors eu deux opérations de troc au lieu d’une opération de paiement en monnaie marchandise. Pour les Robinsons, cela revient au même, mais pas pour nous. Nous avons donc dissuadé les Robinsons d’agir ainsi. L’intérêt d’une Robinsonnade, c’est de plier les Robinsons à nos caprices.

L’échange en monnaie dette

Profitons de ce privilège exorbitant et hasardons une nouvelle hypothèse. Les poules, un peu fatiguées, n’ont rien pondu, mais Robinson 1 aimerait quand même passer la nuit avec Robinson 3. Il lui propose donc le marché suivant. Il ne lui paiera pas la nuit avec un seul œuf, mais avec deux. En revanche, il faudra attendre que les poules se soient remises à pondre. Robinson 1 s’engage donc à payer la prestation de Robinson 3 en lui fournissant deux œufs à échéance. C’est une obligation de Robinson 1 envers Robinson 3. Robinson 1 est le débiteur et Robinson 3 le créancier de cette obligation.

Robinson 3 pourrait se contenter d’attendre une semaine pour acheter du lait, mais il le veut immédiatement. Il n’a pas d’œuf pour le payer. Cependant, il dispose de la promesse de Robinson 1. Il faut préciser que les Robinsons ont un grand respect de la parole donnée. Robinson 3 demande donc à Robinson 1 de remettre les deux œufs non pas à lui, mais à Robinson 2, et en échange, Robinson 2 fournit immédiatement un demi-litre de lait à Robinson 3.

Il y a translation de la créance. Robinson 1 reste le débiteur de deux œufs, mais Robinson 2 se substitue à Robinson 3 comme créancier. Dans l’échange du litre de lait entre Robinson 2 et Robinson 3, la promesse des deux œufs joue le rôle de monnaie de crédit. Dans cette opération, Robinson 1 a gagné la satisfaction immédiate de son désir sexuel en le payant plus cher d’un œuf. Robinson 2 doit repousser sa consommation d’œuf d’une semaine, mais en échange il en aura un de plus. Quand à Robinson 3, l’histoire n’a rien changé pour lui. Qu’il soit payé d’un œuf ou d’une promesse d’œufs, dans les deux cas, il fournit une nuit d’amour et reçoit un demi-litre de lait.

L’échange en monnaie signe

Robinson 1er décide de réaliser de nouvelles promesses. Par exemple, il échange un engagement à donner quatre œufs dans deux semaines contre un poisson péché par un Robinson 4 qui vient d’apparaître. Pour se rappeler ses obligations, Robinson 1er tient la comptabilité de ses dettes sur un tableau noir. D’autre part, il donne à Robinson 4 un morceau de bois sur lequel il a écrit le nombre d’œufs et la date d’échéance. La remise du bout de bois se fait avec toutes les solennités possible pour assurer la confiance en la transaction (cracher dans ses mains, jurer sur la tête de sa mère, etc.) : mais on sait que Robinson 1 est un homme de parole.

Robinson 4, muni de sa promesse d’œufs, désire à présent qu’un certain Robinson 5 lui fournisse un panier. Le panier est payé en échange de la translation de la créance de Robinson 4 vers Robinson 5. Cette translation s’effectue de la manière la plus simple qui soit : Robinson 4 remet à Robinson 5 le bout de bois. On peut dire que Robinson-4-le-pêcheur a payé son panier avec une monnaie qui est à la fois marchandise (elle représente un œuf), dette (c’est la promesse d’un œuf futur) et signe (c’est un bout de bois avec la marque de Robinson 1er). Une monnaie marchandise-crédit-signe.

Robinson-5-le-tresseur-de-panier échange le bout de bois contre un aileron de requin fourni par Robinson 6, un pêcheur en eaux profondes. Celui-ci change le bout de bois contre une nuit d’amour avec Robinson 3, lequel semble s’être spécialisé dans le travail sexuel. Robinson 3 achète son habituel demi-litre de lait à Robinson 2.

Tout ce circuit aurait pu être accompli avec des œufs réels. Mais cela aurait été moins pratique et les œufs auraient pu se casser. On peut même dire que, statistiquement, plus le nombre d’échanges s’allonge, plus la probabilité de casser des œufs s’accroit.

Au total, ce sont donc un poisson, un panier, un aileron de requin, une nuit d’amour et un litre de lait qui ont été échangé contre des œufs qui n’ont pas encore été pondus.

Le monopole de l’œuf

Mais qu’est-ce qui empêche les autres Robinson d’agir de même ? Pourquoi ne promettraient-ils pas de fournir à terme du lait, des poissons, des paniers, et pourquoi ces promesses ne pourraient-elles servir de monnaie ? En théorie, rien ne s’y oppose. Mais il se trouve que l’œuf est très recherché chez les Robinsons. Car en plus de leur différentes bizarreries, la plupart des Robinsons sont persuadés que plus ils mangent d’œufs, meilleure sera leur santé. Cela fait de l’œuf un bien précieux et recherché. On est à peu près certain que, si on lui propose un œuf, un Robinson lambda sera suffisamment intéressé pour accepter l’échange.

Une dynamique auto-réalisatrice se créé autour de l’œuf. L’œuf est recherché justement pour cette raison qu’il est recherché. On ne le veut pas que pour le manger, mais aussi pour obtenir autre chose. Même Robinson-3-les-beaux-yeux qui, contrairement aux autres Robinsons, n’aime pas les œufs, a recours à la monnaie œuf pour acheter son lait.

Mais si la plupart des Robinsons aiment tant les œufs, pourquoi ne les produisent-ils pas eux-mêmes ? Les poules de l’île des Robinsons sont des animaux difficiles à capturer. Seul Robinson 1er a réussi à mettre au point un piège ingénieux, dont il garde jalousement le secret.

Robinson 1er possède donc le monopole de la production d’oeufs, car personne ne viendra dévaliser son poulailler. Les Robinsons, en plus d’être des hommes de parole, respectent scrupuleusement la propriété privée.

Le système de la monnaie de crédit

Compte tenu de toutes ces données, gageons que Robinson 1er ne va pas en rester là. Il est tentant de signer d’autres promesses. En cas de besoin, il attrapera de nouvelles poules pour fournir plus d’œufs. Voilà donc Robinson 1er comblé de poissons, de paniers, de lait et de nuits d’amour. Son argent œuf inscrit sur les bouts de bois a irrigué toute l’économie de l’île, et les différents Robinsons se sont lancés dans la production de spécialités qu’ils échangent entre eux contre les promesses d’œufs.

Mais Robinson 1er a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre. Les poules, animaux délicats, ne se reproduisent pas en captivité et le cheptel de poules sauvages peine à se renouveler. Les engagements de Robinson 1er sont considérables, d’autant que pour étaler la remise des œufs en fonction de la production escomptée, Robinson 1er s’est engagé à des échéances lointaines. Tous les Robinsons sont inquiets de voir si Robinson 1er sera à même de fournir les œufs demandés aux dates indiquées.

La dette finance la dette

Cependant les Robinsons sont des êtres rationnels. Ils savent que se venger de Robinson 1 s’il ne tient pas ses promesses ne fera pas venir les œufs. Tous les efforts passés, matérialisés par les jetons de bois accumulés, seront perdus si Robinson 1er ne peut pas rembourser ses dettes. Tout le monde a donc intérêt à essayer de faire perdurer le système.

Cela est d’autant plus facile que lorsqu’un Robinson lui présente des jetons arrivés à échéance, Robinson 1er tient ce discours : « Quel est ton intérêt de prendre tous tes œufs d’un coup ? Tu ne peux pas tous les manger. Et si c’est pour les échanger, tu as intérêt à prendre mes jetons, qui ne se cassent pas, plutôt que des vrais œufs. Je te propose donc te fournir seulement deux œufs aujourd’hui. Pour les œufs restant, je vais te signer une nouvelle promesse à échéance de trois mois, en y ajoutant encore deux œufs. Ainsi, tu repars avec des jetons d’une valeur équivalente à celle avec laquelle tu es venu, soit ton capital intégral, et deux œufs qui en sont les intérêts. N’est-ce pas une opération avantageuse pour toi ? ».

Le Robinson, en effet, trouve l’opération avantageuse, même si Robinson 1er s’engage ainsi sur des quantités d’œufs toujours plus considérables. Mais puisqu’il a obtenu ses deux œufs, n’est-il pas satisfait ?

Omelette et crise financière

Quand la rumeur que la grippe aviaire a décimé l’élevage de Robinson 1er s’est répandue, le cours de la monnaie œuf s’est effondré.

Le prix du litre de lait de chèvre, qui valait auparavant deux œufs, est passé à quatre, puis huit : Robinson 2 l’éleveur ne voulait plus s’en séparer à moins. Une crise a touché toute la production. Robinson 4 et 6, les deux pécheurs, ont vu leurs poissons pourrir. Quand à Robinson 3, qui n’a que ses beaux yeux pour pleurer, il a passé de longues nuits seul dans sa cahute. Heureusement, il est toujours possible de survivre en ramassant des baies sauvages.

Robinson 1er a fait face en demandant un moratoire sur les promesses d’œufs. Toutes les échéances ont été repoussées. Les créanciers, c’est-à-dire tous les autres Robinsons, ont accepté ce rééchelonnement de la dette : mais avaient-ils le choix ? Au bout de quelque temps, la production est repartie, Robinson 1er ayant réussi, à force de patience, à capturer suffisamment de nouvelles poules. Les cours de la monnaie œuf sont remontés lentement, sans toutefois retrouver leurs niveaux d’avant la crise. Robinson 2, qui avait vendu son lait très cher, s’est considérablement enrichi tandis que les Robinsons qui fournissent des marchandises ou des services moins essentiels se sont appauvris.

Ce dont les Robinsons commence à se douter, c’est que sous peu les poules d’eau chassées par Robinson 1er auront totalement disparu de l’île. La production d’œufs ne pourra alors que décroitre progressivement jusqu’au jour du crack monétaire, celui où plus personne ne pourra avoir confiance dans une monnaie qui représente une quantité d’œufs qui ne pourront jamais être pondus. Leur seul espoir, c’est qu’un avion de secours ne les repère avant ce jour fatal.

Les présupposés de la société du capital

Arrivé à ce stade, une question peut se poser. Qu’est-ce que ce système que ces Robinsons extravagants ont mis en place ? S’agit-il de capitalisme ? Non. L’île de la Robinsonnade est un système marchand, mais ce n’est pas un système capitaliste. Chaque Robinson est un producteur indépendant. Aucun Robinson ne vend sa force de travail à un autre Robinson. Or, le capitalisme n’est pas seulement un système marchand, c’est aussi un système dans lequel la production s’effectue par l’achat et de la vente de la force de travail. Sur l’île des Robinsons il n’y a rien de tel. Il n’y a pas de prolétariat, ou alors le prolétariat, c’est la poule[2].

Même si le mode de production capitaliste n’est pas uniquement marchand, il est tout de même le système marchand par excellence. C’est le seul où une monnaie marchandise-crédit-signe est une nécessité pour l’exploitation de la classe dominée. Dans notre exemple imaginaire, rien ne pourrait expliquer le comportement extravagant des Robinsons sinon une idéologie façonnée par notre propre époque. Nos Robinsons ne peuvent être que les survivants du crash d’un avion qui emmenait un panel d’économistes d’ultra-libéraux à une conférence internationale sur le Bitcoin. Persuadés que leur système est le meilleur, ils tentent de l’appliquer sur leur île. Les Robinsonnades sont toujours des projections, sur une nature fantasmée, de présupposés socialement construits.

Ces mêmes présupposés sont efficients dans la société du capital: c’est la seule raison de leur existence. Mais ils conduisent aux mêmes apories que la monnaie des Robinsons. Et à la différence de ces naufragés imaginaires, l’humanité n’a aucun avion de secours à attendre.


Notes

[1] S’ils avaient été communistes, ils auraient pu faire l’amour à trois et partager des crêpes.

[2] Et encore, la poule n’est pas salariée, et si son rôle devait être comparé à un statut humain, ce serait plutôt à celui de l’esclave, tout comme les poules de batteries de notre monde actuel.


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 04 Juil 2018, 20:15

La monnaie des débuts du capitalisme. Bitcoin crash #8

Au tout début du XIXe siècle, l’Europe occidentale s’apprête à entrer dans l’ère du capitalisme industriel : déjà, le mouvement est bien entamé en Angleterre. C’est un bouleversement considérable sur le plan économique, social et politique. Le nouveau mode de production pousse la logique marchande à son extrême. Il a besoin d’une monnaie stable et solide, sans quoi sa puissance reposera sur un château de sable.

La monnaie en 1800

À ce moment de l’histoire, tous les protagonistes de la monnaie sont déjà là et peuplent la scène : la marchandise, le crédit et le signe. Mais tous ont montré leurs limites. Comment disposer enfin d’une monnaie stable, qui serve de référence unique, et qui inspire une confiance absolue ?

Pour se faire une idée de ce que représentait, à l’orée du XIXe siècle, ce défi monétaire, voici ce qu’écrivait un banquier, Léon Besterrèche, en 1800.

« Il existe dans une proportion démesurée des espèces de billon, de cuivre et de cloche. La loi réprouve quelques unes d’entre elles. L’opinion les place presque toutes au même degré d’avilissement. La justice convient qu’elles présentent toutes une valeur plus ou moins fictive. Il en est de même des espèces d’or et d’argent.

Celles de 15 et 30 sols, au type constitutionnel, sont reçues sans exception; mais on n’en est pas moins injustement persuadé qu’elles ne comportent pas intrinsèquement la valeur qu’elles expriment; et l’on sacrifie, en les recevant nominalement, beaucoup plus aux besoins de la circulation, qu’à la conviction.

Les pièces de 6, 12 et 24 sols sont réprouvées: on ne les reçoit qu’épurées au creuset, pour peu que leur empreinte soit équivoque.

Les écus de trois livres circulent couramment; mais ceux de 6 livres appellent à chaque instant la balance de l’essayeur, à raison des écus faux, ou rognés, ou étrangers, qui fourmillent dans les paiements.

Les pièces d’or de 24 livres présentent, et dans une proportion plus forte encore, les mêmes inconvénients.

Les pièces républicaines de 5 francs ne sont exemptes des atteintes ni des faussaires, ni des atténuateurs.

Enfin, la valeur d’une pièce intacte de 5 francs, de 6 livres ou de 24 livres, varie suivant les conditions de la stipulation en francs ou en livres.

Il en résulte des erreurs fatales pour les personnes de bonne foi qui ne sont pas toujours les plus éclairées; et un ralentissement incalculable dans toutes les opérations commerciales, à raison de la balance ou de la plume qu’il faut avoir constamment à la main.

Ce sont ces inconvénients, dont le moindre effet est d’entrainer la perte d’un temps précieux, et de faire des fripons et des victimes, qui appellent, unanimement et non moins incessamment, la réforme du système monétaire[1] »

Il n’est question ici que des monnaies frappées, qui étaient aux fondements du système monétaire sous l’Ancien Régime. Le premier des défauts du système décrit par Léon Besterrèche est sa complexité. La coexistence d’unités de compte et d’unités de monnaie de métal différentes rend les évaluations et les échanges périlleux. La valeur des pièces elles-mêmes reste soumise à la plus ou moins grande confiance que l’on peut leur accorder au regard de leur composition et des possibilités de fraudes.

Les fondations d’une monnaie stable

La première étape de la création d’une monnaie stable va consister, en France, en une simplification et une unification de l’émission. La création du franc germinal, le 7 avril 1803, trois ans après le texte de Besterreche, permet d’éliminer toutes les anciennes monnaies qui sont reprises à la valeur de leur poids en métal. Le franc, défini par un rapport fixe avec l’or et l’argent, devient la seule monnaie en circulation, et l’unité de compte et l’unité monétaire coïncident enfin.

La seconde étape lui succède quasi immédiatement. Le 14 avril 1803, la Banque de France obtient son premier privilège d’émission de billets de banque pour Paris et sa région. Le billet est intégralement convertible en monnaie de métal précieux : il s’agit d’une reconnaissance de dette de la banque envers le porteur. Cependant, les premières coupures étaient d’un montant élevé et ne servaient que pour de grosses opérations financières. D’autre part, la création de comptoirs de la Banque de France dans d’autres villes fut interrompue au moment de la Restauration, ce qui provoqua la création d’une quinzaine de banques départementales qui émettaient des billets en province. En 1848, toutes ces banques fusionnèrent et la banque de France obtint un privilège d’émission sur tout le territoire national.

Enfin la troisième étape, encore plus lente que la seconde, est la création d’un réseau de banques privées. La première de ces banques a été fondée à Paris en 1817 par James Rothschild, fils d’un grand banquier allemand, tandis que son frère Nathan s’installait à Londres. Ces banques d’affaire avaient une clientèle peu nombreuse et très fortunée. Puis les grandes banques de dépôt comme la Société Générale ou le Crédit Lyonnais sont créées dans la seconde moitié du XIXe siècle.

La Banque de France

Ces trois étapes permettent d’assurer les opérations monétaires indispensables au fonctionnement du capitalisme comme mode de production. Tout repose sur la stabilité du franc germinal, dont la valeur légale est garantie par une certaine quantité de métal précieux. C’est sur ce fondement que s’appuie la confiance dans les niveaux supérieurs. La Banque de France n’est pas la banque de l’État mais la banque des banquiers. Bien qu’elle possède un privilège d’émission, elle n’en reste pas moins gérée de manière privée jusqu’au XXe siècle. Elle rassemble tous les grands financiers de son époque. Elle émet une quantité de billets supérieure à son encaisse en métal précieux, et permet ainsi de créer suffisamment de monnaie pour soutenir le développement économique.

Vis-à-vis des banques ordinaires, la fonction de la banque de France est celle qui était assurée par les relations informelles d’affaire au Moyen-Âge. Il s’agit de donner à toutes les banques une garantie contre les retraits intempestifs en mutualisant leurs encaisses respectifs. Ainsi peut se développer une politique du crédit qui s’affranchit de la limite des quantités d’or et d’argent effectivement disponibles. On voit se développer également des actifs financiers eux-mêmes échangeables, comme les actions, qui sont des parts de la propriété du capital. Le capital ne se limite pas, en effet, à sa forme strictement monétaire. Ces actifs financiers diversifiés ne pourraient pas se développer sans un socle monétaire solide.

Trois types de monnaie en un

On peut finalement distinguer trois niveaux de la monnaie. Le premier niveau est celui de la monnaie de métal précieux, le second celui de la monnaie que l’on appelle fiduciaire, autrement dit le billet de banque, et le troisième niveau celui de la monnaie dite scripturale, c’est-à-dire inscrite sur le livre de compte de la banque. Ce qui est important, c’est de comprendre que tout le système repose sur la convertibilité de la monnaie dette et signe des niveaux deux et trois en argent marchandise de niveau un. Tant que la croyance en cette convertibilité est certaine, et elle le demeurera tout au long du XIXe siècle, la valeur de la monnaie demeurera ancrée dans la valeur du métal précieux.

Il existe donc un socle de monnaie marchandise. Mais en même temps on peut dire que dès le XIXe siècle la monnaie est en grande partie de la dette. Le billet émit par une banque centrale est une dette de cette banque envers le porteur du billet, qui peut en exiger le remboursement en allant convertir son billet en or. Mais l’hypothèse de la conversion en or de la somme portée sur le billet devient très exceptionnelle. La confiance est telle que la monnaie peut se contenter de voir l’or comme une référence lointaine.

Monnaie et nécessité du capitalisme

Ce n’est pas seulement parce que Napoléon a eu la bonne idée de créer la Banque de France et le franc germinal que ce système a pu se mettre en place en France. En réalité, les maux de la monnaie étaient connus et compris dès l’Ancien Régime. Mais l’État monarchique n’avait pas le pouvoir d’imposer les réformes nécessaires. La transformation révolutionnaire et post-révolutionnaire a engendré en France une modernisation politique et juridique accélérée, et la mise en place des structures nécessaires au triomphe du capitalisme comme mode de production.

En Angleterre, l’histoire s’est déroulée sous des modalités très différentes pour arriver aux mêmes résultats : et dans chaque pays européen la même évolution a eu lieu à des rythmes échelonnés. La combinaison des formes marchandise, dette et signe de la monnaie est un aspect de la modernisation globale, à la fois cause et conséquence de l’apparition du capitalisme industriel.
Notes

[1] Léon Besterrèche, Essai sur les monnaies, Paris, 1800, imprimerie Gougeon fils, p. 4-5


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 20 Juil 2018, 11:36

La monnaie selon Marx première partie – Bitcoin crash #9

Après avoir vu le système monétaire des débuts du capitalisme dans l’épisode 8, arrêtons-nous un instant sur les écrits de Marx. La monnaie marchandise, la valeur-travail ou la division de la société en classes antagonistes ne sont pas des inventions de cet auteur mais des évidences de son temps. Le génie de Marx est d’avoir produit à partir de ces lieux communs une analyse qui résiste aux siècles et permette de rendre compte de leurs évolutions ultérieures.

Le rôle de la circulation

Marx, qui avait parfaitement conscience de l’existence de l’argent-dette et de l’argent-signe, considère ceux-ci comme des métabolisations éphémères de la monnaie réelle, la monnaie marchandise.

Cette métabolisation de l’argent a lieu dans une sphère particulière, celle de la circulation. La notion de circuit, de parcours, de circulation est détaillée dans le chapitre III du livre I du Capital[1]. Il s’agit d’un passage essentiel qui fait le lien entre l’étude de la marchandise en général et le détail du procès de production capitaliste, avec la distinction entre capital constant et capital variable, la notion de survaleur, etc. Dans ce passage sur la circulation, Marx montre l’argent dans une situation particulière, qui est un peu différente de celle des marchandises elles-mêmes.

Les marchandises en effet entrent dans la circulation pour en ressortir après un certain nombre d’échanges. À un bout se trouve le producteur, à l’autre le consommateur, qu’il s’agisse d’un consommateur particulier ou d’un capitaliste qui utilise le produit d’un autre capitaliste, comme l’industriel qui achète du charbon. La marchandise va être lancée dans la circulation, passer par un certain nombre d’intermédiaires puis arriver à sa destination finale.

L’argent qui va permettre la circulation des marchandises en s’échangeant avec elles connaît en revanche un « éloignement continuel » par rapport à son point de départ. Marx écrit :

« La forme de mouvement immédiatement donnée à la monnaie par la circulation des marchandises est donc celle d’un éloignement continuel par rapport à son point de départ, sa course des mains d’un possesseur de marchandises à celle d’un autre, son parcours » (p. 130).

Et il ajoute :

« La monnaie… en tant que moyen de circulation, habite en permanence dans la sphère de la circulation et y vagabonde en permanence » (p. 132).

L’argent signe selon Marx

Autrement dit, alors que la marchandise entre et sort de la circulation continuellement, la monnaie peut y rester très longtemps. Cette monnaie qui reste en permanence dans la circulation, c’est la monnaie sous la forme de l’argent-signe et dans sa fonction de moyen de paiement :

« On peut se demander finalement pourquoi l’or peut être remplacé par de simples signes de lui-même, dépourvus de valeur. Mais, comme nous l’avons vu, il n’est ainsi remplaçable que pour autant qu’il est isolé ou autonomisé dans sa fonction de numéraire ou de moyen de circulation. Or, l’autonomisation de cette fonction n’a pas lieu pour les pièces d’or singulières, bien qu’elle apparaisse dans la circulation prolongée de pièces d’or usées. Les pièces d’or ne sont simples pièces ou moyens de circulation que tant qu’elles sont vraiment en cours. Mais ce qui ne s’applique pas à la pièce d’or singulière s’applique à la masse minimum d’or remplaçable par le papier-monnaie. Elle habite en permanence dans la sphère de la circulation, fonctionne continuellement comme moyen de circulation, et existe donc exclusivement comme porteur de cette fonction » (p. 145).

La différence faite entre l’or et le papier-monnaie s’explique par ce que nous avons déjà observé, à savoir que la monnaie frappée est déjà en partie une monnaie-signe, mais en partie seulement. C’est cet aspect que Marx souligne en parlant de pièce « en cours » ou « pièce d’or usée ». La monnaie de papier permet d’achever l’évolution que la pièce frappée n’avait fait qu’entamer.

« Dans les jetons monétaires de métal, ce caractère purement symbolique est encore un peu caché. Dans le papier-monnaie, il se manifeste de visu. On le voit : ce n’est que le premier pas qui coûte » (p. 143).

C’est dans la claire dissociation entre monnaie marchandise (la « masse minimum d’or ») et monnaie signe (le papier monnaie qui remplace cet or) que se réalise la possibilité pleinement circulatoire de l’argent, qui ne sert alors qu’à l’échange et n’est que la « figure » [2] de la valeur (p. 131).

Ce maintien de l’argent dans la circulation, s’il peut durer longtemps, n’est pas pour autant éternel. « L’exposition autonome de la valeur d’échange de la marchandise n’est ici qu’un moment éphémère » (p. 145). Dans ce temps éphémère, « l’existence fonctionnelle » de la monnaie « absorbe pour ainsi dire son existence matérielle. Reflet fugitivement objectivé des prix des marchandises, elle ne fonctionne plus que comme signe d’elle-même et peut par conséquent être remplacée par des signes » (p. 146). La distinction faite par Marx entre une « existence fonctionnelle » et une « existence matérielle » de l’argent, la seconde étant « absorbée » par la première, montre bien que c’est seulement dans un rôle particulier, celui de moyen de paiement et d’échange, que la monnaie peut n’avoir qu’une nature particulière (ou « type particulier », pour reprendre notre propre vocabulaire) : celle de monnaie-signe.

La monnaie marchandise

Dans ses autres fonctions qui ne sont pas circulatoires, comme la fonction de réserve de valeur, l’argent n’est pas que signe : il doit être lui-même ce que Marx appellerait une richesse sociale objective, un élément parmi d’autres de ce qui, dans la société, est considéré comme une richesse.

« Il doit apparaître dans sa corporéité d’or (ou d’argent), donc comme marchandise monétaire, donc ni de façon purement idéelle, comme dans la mesure de la valeur, ni susceptible d’être représenté, comme dans le moyen de circulation » (p. 146).

Quand la « série de métamorphoses » (le cycle de l’achat et de la vente) « se trouve interrompue, que la vente n’est pas complétée par un achat suivant » (p. 147), la monnaie se fait trésor et le trésor doit s’incarner dans quelque chose de tangible, de solide, de visible.

Mais le trésor est la forme ancienne de l’immobilisation de l’argent. À l’époque de Marx, un nouveau type de thésauriseur est apparu : le capitaliste industriel. Le capital sous forme argent est retiré de la circulation en étant investit dans les bâtiments et les machines de l’usine – le « capital fixe ». Une autre partie, le « capital circulant », est investie dans les matières premières et les salaires mais se trouve aussi d’une certaine manière retirée momentanément de la circulation générale pendant le temps de la production, même si c’est pour un un temps moins long que pour le capital fixe. Le processus de cette interruption du cycle de la circulation de l’argent pour s’investir dans la production est détaillé par Marx dans les chapitres qui suivent le chapitre III.

Toute monnaie est Capital

Il faut cependant noter ici un point essentiel : c’est que le « retrait » de la circulation dont il est question dans le processus productif n’est que momentané. De fait, le capital circulant ne cesse d’entrer et de sortir des caisses du capitaliste pour acheter la force de travail et les matières premières nécessaires. Même le capital fixe transmet une partie de sa valeur au produit final à mesure que la production se poursuit, et son immobilisation n’est donc que relative. Ce point, cependant, est beaucoup plus visible à notre époque, où la production a banni les stocks et ne jure que par les flux, qu’à celle de Marx où les capitalistes aimaient encore se bâtir de solides usines sur le modèle des châteaux-forts ou des cathédrales.

L’éphémère de l’argent-signe dans la circulation est de l’éphémère durable, puisque la circulation, dans le capital, ne cesse jamais. Mais quand la monnaie quitte la sphère de la circulation, elle trouve une incarnation plus tangible. On n’achète pas avec du rêve les briques qui composent l’usine ou les tonnes d’acier et de charbon qui entrent dans la fabrication du produit industriel.

La vérité sociale objective du signe

Marx ajoute, à propos de la monnaie signe dans la circulation, une précision essentielle : « Le signe de la monnaie a besoin d’avoir sa propre vérité sociale objective ». Autrement dit, la monnaie-signe fonctionne tant que le signe est socialement accepté comme tel par les échangistes : il faut donc une raison pour qu’il en soi ainsi. Comme l’argent signe de papier monnaie est un prolongement de la pièce de monnaie frappée, Marx voit d’abord, dans cette extension, le rôle de l’État souverain, qui détermine arbitrairement « la teneur métallique des jetons de cuivre et d’argent » et, tout aussi arbitrairement, l’équivalent d’or auquel correspond le papier monnaie (p. 143).

Il semble que Marx, en écartant à ce stade de son raisonnement l’examen de la monnaie de crédit, ignore ce fait que ce n’est pas l’État qui garantit la convertibilité de la monnaie papier en or, mais la banque centrale. Or celle-ci, bien que strictement encadrée par les États, est avant tout la banque des banquiers. Le papier-monnaie est une dette et c’est parce que c’est une dette en monnaie marchandise que le public lui accorde sa confiance. Dans la monnaie qui se met en place sous le capitalisme, la dette fait le lien entre la marchandise et le signe. Cet aspect des choses ne deviendra cependant évident qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Il était moins visible à l’époque de Marx, qui pour cette raison limitait la monnaie de crédit à la circulation de reconnaissances de dettes dans la « sphère des grosses transactions commerciales » (p. 158).

Notes

[1] Les citations reproduites dans cet épisode sont extraites de l’édition Quadridge du Capital : Karl Marx, Le Capital, trad. J.P. Lefèvre, éd. Quadrige PUF, 1993, 940 p. Par commodité, nous donnerons les références des citations par un numéro de page entre parenthèse plutôt que de faire un appel de note à chaque fois.

[2] Jouant ici sur les possibilité de la langue allemande, Marx forge pour l’argent-signe en circulation un mot valise, la « figure-valeur », qui rappelle en s’en distinguant un autre mot employé dans le chapitre 1 : la « forme-valeur ». Le mot traduit par « figure » est un synonyme de forme en allemand. Avec la « forme-valeur », la marchandise monnaie incarne la valeur en en possédant une, alors que dans le cas de la « figure-valeur », la monnaie signe représente la valeur sans en avoir aucune.


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 02 Aoû 2018, 17:30

La monnaie selon Marx deuxième partie – Bitcoin crash #10

Les fonctions de la monnaie selon Marx

Les fonctions de la monnaie selon Marx sont résumées aux pages 146 et 147 du livre I du Capital:

« Est monnaie la marchandise qui fonctionne comme mesure de la valeur, et donc aussi, que ce soit en chair et en os ou par le biais d’un représentant, comme moyen de circulation. L’or (ou l’argent) est donc monnaie. Il fonctionne comme monnaie d’une part là où il doit apparaître dans sa corporéité d’or (ou d’argent ), donc comme marchandise monétaire, donc ni de façon purement idéelle, comme dans la mesure de la valeur, ni susceptible d’être représenté, comme dans le moyen de circulation ; d’autre part là où sa fonction, qu’il la remplisse en personne ou par le biais d’un représentant, le fixe comme unique figure de la valeur ou comme unique existence adéquate de la valeur d’échange face à toutes les autres marchandises, en tant que valeurs d’usage pures et simples. »

L’objet de ce passage est de montrer en quoi le métal précieux, or ou argent, est monnaie. Le « d’une part » et « d’autre part » montre que Marx distingue deux aspects. Le premier aspect est celui des fonctions traditionnelles de la monnaie : le second aspect est le plus important car il est celui de la fonction de la monnaie dans le mode de production capitaliste.

Les fonctions traditionnelles

Le premier aspect est celui des fonctions traditionnelles de la monnaie. Deux de ces fonctions, celles pour lesquelles la monnaie n’a pas besoin de se matérialiser comme marchandise, sont désignées : « mesure de la valeur » et « moyen de circulation ». Ici la monnaie peut se contenter de n’être que « idéelle » ou pure « représentation ». Les autres fonctions ne sont pas nommées. Ce sont celles qui demandent que l’argent apparaisse dans sa corporéité de marchandise, donc de métal précieux. Nous pouvons préciser qu’il s’agit des fonctions de thésaurisation et de moyen d’échange.

Il y a ainsi quatre fonctions traditionnelles : mesure de la valeur, moyen de circulation, moyen de thésaurisation, moyen d’échange. Les deux premières fonctions peuvent être remplies par la monnaie signe. Les deux dernières ont besoin, selon Marx, d’être assurées par de la monnaie marchandise.

Une remarque s’impose. Dans le second épisode de cette série, nous avons relevé que les manuels d’économie recensaient trois fonctions de la monnaie. Marx, lui, en voit quatre. Il distingue en effet la fonction de « moyen d’échange » de celle de « moyen de circulation » que les manuels placent dans la même catégorie.

Pourtant, si la monnaie est moyen de circulation, c’est qu’elle est moyen d’échange, car la circulation des marchandises n’est jamais qu’une suite d’échanges mis bout à bout – marchandise contre monnaie, monnaie contre marchandise, et ainsi de suite. Dans cette perspective, la fonction de circulation et la fonction d’échange paraissent identiques. Il est bien évident que si la monnaie n’était pas un moyen d’échange elle ne pourrait pas être un moyen de circulation.

Marx distingue les deux pour une raison qui tient à la façon dont il envisage la valeur. Dans l’échange simple, ou l’échange « vrai », la valeur d’une marchandise ne peut s’échanger que contre la valeur d’une autre marchandise, laquelle s’exprime dans la quantité de travail socialement nécessaire à sa production. Mais si l’échange se multiplie, alors s’opère une métabolisation éphémère de la valeur dans le seul signe monétaire. La métabolisation est éphémère parce qu’au bout d’un certain moment, un échange « vrai » , qui suppose la corporéité de la marchandise monnaie, l’or ou l’argent, doit intervenir et clore le cycle, quitte à ce que dans le même temps une série d’autres cycles circulatoires éphémères commencent. On a donc à l’origine et au terme des échanges purement circulatoires un « vrai » échange, marchandise contre marchandise.

Ce que Marx a en tête, c’est que le « vrai » échange dans le capital est celui du procès de production : l‘achat de toutes les ressources nécessaires pour produire une marchandise et ensuite la relancer dans la circulation. Marx développera ce point dans la suite du livre I du Capital. A ce stade, nous pouvons souligner un aspect du raisonnement. Marx distingue l’échange simple (qui requière la monnaie marchandise) de l’échange multiple ou circulation (qui peut se contenter de monnaie signe). Bien que la circulation soit une suite d’échanges simples, ses caractéristiques ne se déduisent pas de la multiplication des caractéristiques de chacun de ses éléments. La totalité acquière des propriétés que les éléments pris isolément ne possèdent pas par eux-mêmes. Cette forme de raisonnement, dont on trouve ici un exemple chez Marx, est fondamentale pour comprendre les phénomènes sociaux.

La fonction d’incarnation de la valeur

Le second aspect est le plus essentiel. Il s’agit de la « fonction » qui « fixe » la monnaie comme « unique figure de la valeur » et comme « l’unique existence adéquate de la valeur d’échange ». Marx ne signale pas que cette fonction est spécifique au mode de production capitaliste : mais nous sommes dans le chapitre III, où le capitalisme est encore envisagé sous son aspect de système marchand, et alors que la procès de production lui-même ne sera étudié que dans les chapitres suivants. On comprend toutefois d’après l’ordre d’exposition qui est adopté par Marx que « l’unique figure de la valeur », elle-même aboutissement d’une longue histoire de la monnaie, est indispensable à l’existence même du mode de production capitaliste. C’est au moment où la production devient marchande que le stade suprême de la logique mercantile est atteint : ce n’est pas un hasard si le système bancaire et financier moderne et la révolution industrielle sont des phénomènes contemporains.

La fonction « d’unique figure de la valeur » ou « d’unique existence adéquate de la valeur d’échange » est fondamentale puisqu’elle rend le mode de production capitaliste possible. La monnaie incarne une qualité que toutes les marchandises possèdent mais que seule elle a la capacité de rendre sensible. C’est pourquoi elle doit, nous dit Marx, posséder elle-même une valeur, donc être une marchandise et « apparaitre dans sa corporéité d’or ». Cependant, dans le même temps, Marx reconnait que cette fonction dévolue au métal précieux peut s’accomplir « par le biais d’un représentant » : il s’agit bien entendu du billet convertible.

Arrêtons-nous un instant sur la notion de « figure de valeur ». De quoi s’agit-il ?

On le sait, la valeur selon Marx est fixée par le temps de travail socialement nécessaire à la production d’une marchandise. La valeur est dans cette théorie une qualité purement sociale : ce n’est pas une caractéristique physique de la marchandise. Une qualité purement sociale est quelque chose dont on peut dire qu’il se situe essentiellement sur le plan des représentations mentales, des idées. Le terme de « valeur » est d’ailleurs polysémique. On peut parler de « valeurs morales », qui sont aussi des représentations mentales sociales. La « valeur » d’une marchandise partage donc avec la « valeur morale » le fait d’être une représentation idéelle commune à un grand nombre d’être humains.

Si donc l’argent est la figure de la valeur des marchandises, on peut dire qu’il est la figure d’une idée. S’il agit par le biais de son représentant, le billet de banque convertible, alors celui-ci doit être considéré comme la représentation de la figure d’une idée. Mais idée, figure et représentation ne sont pas identiques. La valeur en tant que qualité sociale de la marchandise, expression de la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire, est une notion difficile à saisir. La valeur d’échange d’une marchandise exprimée en quantité de monnaie est au contraire facilement compréhensible et renvoie à une expérience quotidienne. Les deux sont des idées, mais des idées d’une nature différente. L’argent traduit une réalité sociale complexe dans une forme concrète et quotidienne.

D’où l’importance de la « figure » de valeur. S’il n’avait pas été possible de disposer d’un outil comme l’argent, apte à rendre sensible une réalité sociale complexe, jamais une formation sociale aussi sophistiquée que le mode de production capitaliste n’aurait pu voir le jour. Toutes les idées ne se valent donc pas. Certaines assument un rôle que d’autres n’ont pas. L’idée de valeur exprimée par la monnaie, la « figure de valeur », a une fonction que ne possède pas l’idée de valeur obtenue par l’analyse critique du capital, celle du temps de travail socialement nécessaire et de l’exploitation. Les deux sont pourtant liées et, si l’on admet la justesse des analyses de Marx, on doit reconnaitre que la première est un produit de la seconde.

La quantification monétaire n’a rien d’arbitraire : elle est la traduction d’une totalité sociale. Dans le capitalisme, la totalité sociale en question, c’est la production manufacturière, l’achat et la vente de la force de travail, l’exploitation des prolétaires. Que la valeur de la marchandise ne s’exprime que par son prix au moment de sa circulation ne réduit pas cette valeur à ce prix : celui-ci n’en est que la traduction, la « figure », la forme d’existence nécessaire. La valeur elle-même n’en demeure pas moins le concentré d’un système pris dans sa globalité.

Si, donc, un simple signe est accepté comme monnaie, que ce soit parce qu’il agit dans une fonction de circulation ou parce qu’il représente la figure de la valeur dans le capitalisme (deux aspects distingués par Marx mais qui vont fusionner par la suite), c’est qu’il a été doté de cette qualité par la totalité sociale à la suite de processus historiques complexes. Voila une leçon de Marx à retenir avant d’entamer l’étude du Bitcoin.


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 15 Aoû 2018, 19:54

Les évolutions de la monnaie au XXe siècle – Bitcoin crash #11

Les évolutions monétaires, les représentations théoriques et le développement économique connaissent des trajectoires parallèles.

Théories de la valeur

Si les théories économiques sont le reflet de leur époque, les évolutions théoriques doivent traduire les évolutions du mode de production lui-même. C’est ce qui arrive avec les théories de la valeur au XIXe siècle. La théorie de la valeur-travail est une théorie des débuts du capitalisme. Elle a été pensée au moment de la révolution industrielle par les économistes bourgeois dits « classiques », comme Adam Smith et Ricardo, et a inspiré Marx. Cette théorie a été en concurrence avec une autre qui fonde la valeur sur l’utilité, exprimée par Jean-Baptiste Say. La théorie marginaliste des économistes « néoclassiques » est apparue dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle allie échange et utilité : elle voit la valeur comme une combinaison entre le besoin d’un produit et sa quantité disponible.

La question n’est pas de savoir quelle théorie est « vraie », car les unes et les autres le sont suivant le point de vue que l’on adopte. La question est de comprendre ce que chacune de ces théories éclaire. On a qualifié la théorie de la valeur-travail d’objective : une fois produite, une marchandise possède une valeur intrinsèque qui ne fait ensuite que se rendre visible dans la vente. La théorie marginaliste a été considerée comme subjective : un produit dont nul ne veut ne vaut rien, quels que soient les efforts qu’il a fallu pour le produire. Les termes « d’objectif » et de « subjectif » ne doivent pas induire en erreur. On peut dire de manière plus simple que la théorie de la valeur-travail prend les choses du côté de la production tandis que celle de l’utilité marginale les voit du côté de la circulation. Pourtant les deux sont liées : la circulation suppose la production, la production capitaliste suppose la circulation.

Valeur-travail et circulation

La théorie de la valeur-travail est une théorie de la production. Elle considère la richesse comme une immense accumulation de marchandises et s’intéresse d’abord à la manière dont ces richesses sont produites. La théorie de l’utilité marginale est une théorie de la circulation. Elle se concentre sur la question de savoir pourquoi et comment une marchandise peut s’écouler sur un marché.

Et pourtant les deux sont liées. La théorie de la valeur–travail n’est vraie que tant qu’il existe bien une circulation ininterrompue des produits. C’est uniquement la circulation qui permet que s’impose le temps de travail socialement nécessaire comme mesure de la valeur. Imaginons deux pays A et B séparés par une barrière protectionniste absolument étanche – cas absolument exceptionnel dans l’histoire et qui n’a peut-être existé que pour le Japon d’avant l’ère Meiji, mais peu importe. En admettant que ces deux pays soient industrialisés, il est évident que la valeur des produits n’y sera pas la même, car les techniques de production n’auront aucune raison de s’aligner les unes sur les autres de part et d’autres de la frontière. En revanche, si cette frontière est ouverte et les échanges commerciaux intenses entre A et B, il est certain qu’un changement dans la procès de production du pays A obligerait l’industrie du pays B à s’aligner sur la nouvelle technique. La valeur comme temps de travail est un sous-produit de la circulation générale.

On ne peut parler de valeur-travail au sens strict pour les périodes de l’histoire antérieure au capitalisme, car seul le mode de production capitaliste a poussé la logique assez loin pour que les différents procès de production, constamment mis en concurrence les uns par rapport aux autres, aboutissent à la standardisation du temps de production socialement nécessaire.

Quand à la théorie de l’utilité marginale, elle présuppose une existence avancée du mode de production capitaliste, qu’elle tient pour un état quasi naturel de l’être humain. Elle est née à un moment où la question de la production cède le pas, dans la préoccupation des théoriciens du capital, à la question de la circulation.

Le terme de « circulation » désigne d’abord le mouvement des marchandises qui s’échangent contre de l’argent dans les circuits commerciaux. Il est assimilable à la notion de marché mais il ne faut pas oublier que le marché libre comme détermination naturelle est une création idéologique des libéraux. Il n’existe nulle part de « marché » qui ne soit organisé juridiquement, avec toutes sorte de restrictions et d’adaptations règlementaires.

Cette précision étant donnée, il n’en est pas moins vrai que l’offre et la demande sont des déterminants, de manière très générale, des conditions de la circulation. Cependant, il ne faut pas oublier que dans un système comme le capitalisme, la demande peut être socialement définie par l’offre. La fabrication de la demande d’un produit par les techniques du marketing et de la publicité est une réalité courante. Enfin, des techniques de circulation des marchandises organisés par l’État peuvent aller jusqu’à un marché totalement réglementé comme celui qui présidait à l’économie des pays du bloc soviétique : il n’en s’agit pas moins d’une forme de circulation.

La disparition de la monnaie marchandise

Face à la standardisation de la production industrielle, l’or et l’argent ressemblent de moins à moins à ce que l’industrie produit. L’or incarne le luxe, mais pas le travail à l’œuvre. De fait, de manière insensible, l’argent-marchandise est écarté de la circulation monétaire. Cette mise à l’écart est extrêmement lente parce que le symbolisme du métal précieux, né dans les millénaires de l’histoire précédente, était nécessaire à la création du capitalisme. Dans un premier temps, les billets de banque et la monnaie scripturale représentent une valeur détenue dans les coffres des banques : bien qu’étant signe et crédit, l’argent a toujours un fondement dans la marchandise. Mais déjà la monnaie est essentiellement circulatoire. Traduction de cette réalité dans le ciel abstrait de la théorie économique : les théories bourgeoises de la valeur-travail cèdent la place aux théories marginalistes.

Au XXe siècle, la convertibilité en or est progressivement suspendue pour disparaître totalement après les années 1970. La contrepartie de la monnaie émise par les banques centrales est à présent essentiellement composée de bons du trésor et autres titres de créance. La monnaie marchandise a disparu. La confiance dans la durabilité du processus s’est imposée à mesure que le processus s’est révélé être durable. La figure tutélaire de valeur, l’or, après avoir joué un rôle-phare pendant un siècle et demi, n’est plus indispensable. Depuis les années 1970, le capitalisme est entré dans une ère nouvelle : néo-libéralisme, circulation ininterrompue et sans entrave des capitaux et des marchandises, financiarisation extrême.

Quoi de neuf sous le soleil du Capital ?

La nouveauté de cette « ère nouvelle » que nous venons d’évoquer doit être comprise à l’aune de ce que signifie une nouveauté pour un mode de production. Il s’agit de la systématisation d’éléments qui existaient déjà, et qui entraînent, par leur accroissement quantitatif, un changement qualitatif. La circulation est ininterrompue depuis les débuts du capitalisme industriel. Mais il fallait encore pouvoir théoriquement envisager le retrait momentané des marchandises et de la monnaie, parce que l’hypothèse de cette interruption n’avait toujours pas été effacée. L’idée de la fixité d’un or qui véhicule la valeur du présent vers le futur était sans doute en partie illusoire, parce que l’or entassé dans un coffre ne garde de valeur que dans la mesure où la circulation se poursuit : mais les siècles de contemplation des trésors sacrés en avaient imposé la croyance. Pour se lancer dans la finance, la spéculation et la production industrielle, le XIXe siècle avait besoin d’oublier les échecs monétaires de l’Ancien Régime. Des dizaines et des dizaines d’années de circulation interrompue ont permis de sédimenter la foi en un système qui n’est que flux. Ce n’est pas, pour autant, que ce fonctionnement soit sans heurts. Les crises l’affectent périodiquement : mais la réponse aux crises a toujours été, jusqu’à présent, un renouveau de ce déséquilibre dynamique qu’est le mode de production capitaliste. Ce n’est jamais vers une restriction durable de la circulation générale des capitaux et des marchandises que les crises ont mené, mais toujours dans le sens de leur extension.

La fonction monétaire de « l’échange », que Marx distinguait de celle de « circulation », a disparu. La circulation ne se boucle plus sur l’échange simple d’une marchandise contre une autre marchandise, même virtuellement. La production elle-même est travaillée intérieurement par la circulation : tout n’y est plus que flux tendus et disjonction des étapes productives entre entreprises différentes, ajoutant des phases de circulation là où autrefois les capitaux demeuraient immobilisés dans le temps productif. Quand, au bout d’un siècle de production capitaliste, la circulation est considérée comme un processus qui n’a plus besoin de s’interrompre, même momentanément, le signe monétaire peut suffire. Dans une telle configuration, l’argent n’a plus besoin d’être une marchandise.

La « figure » de la valeur change de visage

Le métal précieux, pour reprendre l’expression de Marx, est de moins en moins la « figure » de la valeur. Le signe qui représente la valeur dans la circulation prend progressivement sa place. C’est sur ce constat que les crypto-monnaies sont apparues. D’un point de vue formel, les crypto-monnaie ne sont rien d’autre qu’un signe sécurisé. Qu’on puisse les envisager comme monnaie vient du fait que les contemporains ont de la circulation la vision que deux siècles d’histoire du capitalisme industriel leur ont donné : quelque chose qui ne s’arrête jamais, qui n’a pas de raison de s’interrompre, et qu’il n’y a donc pas lieu de considérer dans son interruption.

Pourtant, les crypto-monnaies oublient une chose essentielle : le signe monétaire doit posséder, comme le disait Marx, « sa vérité sociale subjective ». Et une vérité sociale, même subjective, ne peut pas être arbitraire. Elle est la résultante d’une pratique sociale spécifique, matérialisée par des millions d’actes répétitivement accomplis sur une longue période de temps. Quelle est la vérité sociale subjective du signe monétaire au XXIe siècle ?


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 28 Aoû 2018, 15:22

Monnaie contemporaine et crédit – Bitcoin crash #12

L’abandon de la monnaie marchandise dans le capitalisme ne s’est pas fait du jour au lendemain. Tout au contraire, c’est très progressivement que le métal précieux a été écarté.

De la Première Guerre mondiale à 1971

Ce processus, entamé au lendemain de la Première Guerre mondiale, s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 1960. Cette période intermédiaire a été marquée par l’accroissement considérable du stock d’or des États-Unis suite aux deux guerres mondiales. Le Gold Exchange Standard de 1922 et les accords de Bretton Woods en 1944 mettaient en place deux systèmes à peu près équivalents, qui permettaient aux monnaies qui n’étaient pas directement convertibles en or de reposer sur une monnaie elle-même convertible : le dollar. La monnaie dette se renforçait donc au détriment de la monnaie marchandise. Pour la plupart des monnaies mondiales, à l’exception du dollar, le billet de banque n’était pas une dette en monnaie marchandise mais une dette en une autre monnaie. La dette se trouvait ainsi en quelque sorte redoublée.

L’évolution s’est achevée lors de la suspension de la convertibilité du dollar en or en 1971. Depuis cette date, la dette que représente l’émission de monnaie par une banque centrale a pour garantie une autre dette, essentiellement la dette d’un État sous la forme de bons du trésor ou de devises d’un autre État. Plus que jamais, l’argent actuel est de la dette sur de la dette.

Les fondements de la monnaie contemporaine

La grande erreur de ceux qui s’offusquent de cet état de fait est de croire que la monnaie contemporaine repose sur du néant. L’engagement d’un État à rembourser ses dettes, c’est à dire à verser les intérêts et le capital des bons qu’il émet, n’est pas rien. C’est au contraire l’engagement le plus solide qui soit. Un État comme la France n’a jamais renié un tel engagement depuis plus de deux siècles. L’État possède en effet un moyen dont les opérateurs économiques privés ne disposent pas : celui de pouvoir ponctionner régulièrement une part de la valeur en circulation par la fiscalité.

Voilà où se situe le tour de force de l’économie capitaliste. Le signe de valeur monétaire, nous l’avons dit, peut se contenter de n’être que signe du moment que la circulation de la monnaie et des marchandises est sans interruption. Or, un cycle de circulation éternel est précisément ce vers quoi tend le mode de production capitaliste.

La logique du capital inverse l’objectif de l’opération d’échange simple. Le circuit ne va plus de la marchandise vers l’argent pour revenir vers la marchandise, mais part de l’argent pour revenir à l’argent après un détour par la marchandise. Marx résume ce point dans le chapitre IV du Capital sous le nom de « formule générale du capital ».

La forme « simple » ou « immédiate » de la circulation est symbolisée par la formule M- A – M’, ou M est une première marchandise, M’ une seconde marchandise et A une somme d’argent. Dans cette opération, l’échangiste ne cherche qu’à obtenir la marchandise qu’il convoite en échange de celle dont il est décidé à se dessaisir. L’exemple le plus évident à l’heure actuelle est le salarié, qui échange sa force de travail, la marchandise M, contre son salaire, A, avec lequel il achète tout ce qu’il a besoin pour vivre (M’). Mais l’exemple vaudrait aussi pour un petit paysan indépendant qui vend ses fromages (M) et utilise le produit de la vente (A) pour acheter ce dont il a besoin (M’).

Pour le capitaliste, le rapport est inverse : une somme d’argent, A, ne devient marchandise M que pour se réincarner dans une somme d’argent A’ supérieure à A (si A’ n’est pas supérieur à A, l’opération n’a aucun intérêt). Cette logique, qui est celle des marchands depuis toujours, a longtemps concerné essentiellement des surplus de la production. Depuis que le mode de production capitaliste a émergé, la logique en question s’est emparée de toute la production. A’ ne représente plus un gain essentiellement commerçant, mais un incrément venu de la production elle-même.

La circulation devient ce qu’elle était déjà

L’extraction de survaleur dans la production a des règles que Marx analyse dans Le Capital : fondamentalement il s’agit d’exploiter le travail prolétaire. Il est inutile de s’étendre ici sur cette question, dont il ne faudra retenir qu’un seul point : l’extraction de survaleur dans la production est l’aliment constant de la circulation infinie des marchandises. Aux époques antérieures, le grand commerce n’a jamais cessé, mais virtuellement il pouvait s’interrompre. La production des marchandises à commercialiser n’était en effet, en partie au moins, pas elle-même marchande : elle se situait hors du cycle circulatoire. À l’heure actuelle, l’interruption n’est plus envisageable parce que le moteur de la circulation se niche dans la production elle-même.

Pourtant, la référence à la monnaie marchandise demeurait essentielle aux yeux de Marx et de ses contemporains. On avait envisagé mais écarté l’idée d’une monnaie qui ne soit pas convertible en métal précieux. La monnaie était une dette sur une valeur déjà réalisée et non une dette sur une valeur future. On attachait encore un grand poids à la différence entre la monnaie elle-même, mesure stable de la valeur, et l’actif financier qui représentait une part du capital investit dans la production. À l’heure actuelle au contraire, parce qu’elle est gagée sur une dette d’État qui s’appuie elle-même sur le produit social futur, la monnaie ne diffère plus de l’actif financier investi dans la production. Désormais, toute monnaie est capital.

Un tel décalage temporel entre ce qui apparaît, dans l’analyse, comme le produit même de la logique du rapport social capitaliste et sa réalisation dans l’histoire ne doit pas nous étonner. Les formes sociales évoluent lentement et certaines de leurs caractéristiques, qui paraissent mineures à l’origine, se révèlent essentielles à l’usage. Il n’est pas possible même au meilleur théoricien de choisir entre plusieurs options qui, à son époque, sont encore toutes équivalentes. C’est pourquoi l’on trouve chez Marx, de manière éparse, toutes les observations nécessaires à la compréhension des évolutions contemporaines de la monnaie sans que ces observations ne soient explicitement reliées entre elles.

Nous avons à présent la réponse à la question que nous posions à la fin de l’épisode précédent. La vérité sociale subjective du signe monétaire est l’engagement de l’État à garantir la valeur actuelle par l’extraction de la valeur future. Ce qui revient, au fond, à donner à la circulation une raison d’être qui est déjà la sienne.

Série consacrée au Bitcoin, aux crypto-monnaies et à l’argent en général. Tous les lundi à 19 h 17. Prochain épisode le lundi 3 septembre.


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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 15 Sep 2018, 22:14

La monnaie utopique des ultra-libéraux – Bitcoin crash #13

Nous avons vu dans l’épisode précédent que la vérité subjective du signe monétaire réside dans la garantie de sa valeur actuelle par la valeur future. Intéressons-nous à présent aux théories ultra-libérales qui inspirent les créateurs des monnaies alternatives.

La monnaie sans État des utopistes libéraux

Selon ces théories, les monnaies ne doivent pas être contrôlées et garanties par les États, mais être mises en œuvre uniquement par des opérateurs privés. Ils ne prônent pas pour autant le retour à la monnaie marchandise. Les économistes ultra-libéraux sont des adeptes de la monnaie signe qui représente une valeur mais n’en possède pas elle-même.

Les conditions historiques que nous avons posées à l’existence de la monnaie signe, à savoir une circulation ininterrompue de la monnaie et des marchandises et l’existence de la production capitaliste comme moteur de cette circulation, ne sont pas comprises comme telles par les libéraux. Ces apologistes du capital prennent en effet les catégories de ce mode de production pour des vérités éternelles. Pour ce qui est de la valeur, les libéraux en restent à une définition subjective : les marchandises ont une valeur parce que le public désire les utiliser

Négligeons un instant les questions de sécurité et de transparence de la monnaie. L’innovation technique est systématiquement mises en avant par les créateurs des crypto-monnaies au détriment de la réflexion sur les aspects sociaux. Imaginons que n’importe quel opérateur soit capable d’émettre une monnaie infalsifiable comme le Bitcoin et les crypto-monnaies sont supposés l’être[1].

Dans cette hypothèse, n’importe quel opérateur privé, collectif ou individuel, peut créer sa monnaie. Mais pourquoi cette nouvelle monnaie serait-elle acceptée par le public ? Car ce qui fait l’intérêt d’une monnaie, ce n’est pas qu’elle soit nouvelle, bien au contraire : c’est qu’elle soit déjà installée et acceptée par de nombreux opérateurs. La monnaie signe est une tautologie en mouvement. Pour qu’elle se mette à circuler, il faut qu’elle circule au préalable. Pour qu’elle soit acceptée facilement, il faut qu’elle soit déjà acceptée. Au moment de sa création, une monnaie ne possède rien de ce qu’il lui faut pour être monnaie.

La guerre de toutes les monnaies

Pour les ultra-libéraux, la question se résout par la concurrence. Des centaines de monnaies peuvent être crées, et au départ les causes pour lesquelles une monnaie est préférée à une autre ne comptent pas. Les raisons peuvent être éthiques[2], publicitaires ou parodiques[3] : peu importe. À partir du moment où une monnaie prend le pas sur les autres, sa capacité à servir d’intermédiaire des échanges augmente et les autres fonctions de la monnaie, compte et réserve de valeur, suivent nécessairement[4].

Au-delà de tel ou tel effet de mode, les monnaies privées qui réussiront le mieux seront celles qui permettront un plus grand nombre d’achat dès leur création. Une nouvelle monnaie sera objectivement d’autant plus intéressante qu’un vaste réseau de vendeurs aura annoncé à l’avance l’accepter dans ses magasins.

La prétention des monnaies alternatives, qui est de favoriser les « petits » contre les « gros », ne résiste pas à cette simple observation. La monnaie privée qui s’imposerait dans l’utopie ultra-libérale serait aussi celle qui rassemblerait derrière elle les producteurs et les distributeurs les plus puissants. Les monnaies qui veulent privilégier l’économie locale et les circuits courts ne pourraient prétendre jouer ce premier rôle pour cette raison précisément qu’elles sont locales. La « Pêche » ou le « Sol Violette », les monnaies locales de Montreuil ou de Toulouse, ne peuvent venir qu’en complément d’une monnaie qui sert à acheter tout ce qui n’est pas local. Si la Pêche ou le Sol Violette devaient subi la concurrence de monnaies privées agressives, elles ne survivraient pas longtemps.

Bref, la monnaie privée est peut-être antiétatique, elle n’est en tout cas pas anticapitaliste. Mais peut-elle réellement se passer de l’État ? Dans l’utopie ultra-libérale des monnaies privées telle qu’elle a été développée par Hayek dès les années 1970[5], la puissance publique est cantonnée à son rôle de définition de normes communes. Les monnaies privées, émises dans ce cadre réglementaire, pourraient servir à toutes les fonctions de la monnaie. Les monnaies délaissées disparaitraient, non sans ruiner au passage ceux qui auraient imprudemment accumulées leurs économies sous cette forme, tandis que les monnaies recherchées verraient leur cours augmenter.

Dans le capitalisme contemporain, les monnaies ont déjà un cours fixé par le marché. Mais ces monnaies sont émises par des États qui libellent ensuite leurs bons du trésor dans cette monnaie, et donc les monnaies sont gagées sur la puissance de l’économie de l’État correspondant. Seuls les acteurs financiers interviennent sur les marchés monétaires. Cela assure à ce système une certaine lisibilité et donc une certaine stabilité, puisque les États avec les économies les plus fortes émettent les monnaies les plus puissantes.

Il est vrai que les dettes étatiques sont si considérables que l’on peut douter qu’elles puissent être remboursées intégralement un jour. Mais, en réalité, ce doute n’est pas plus fort que celui qui peut affecter la capacité globale du capitalisme à produire de la valeur future. Compte tenu de ses limites internes (une immense accumulation de capital qui fait tendanciellement chuter le taux de profit) et externe (un épuisement des ressources et des milieux), l’extraction de survaleur est en un défi permanent pour le capitalisme. Mais tant que de la valeur pourra encore être extraite, les ressources policières et militaires des États seront à même de la taxer. Pour chaque capitaliste, l’incertitude qui pèse sur l’extraction de la valeur future est compensée par la mutualisation des risques.

Dans le cas des monnaies privées, tous les acheteurs et vendeurs concurrent par leurs choix à la fluctuation des cours des différentes monnaies. Comme la monnaie ne représente rien d’autre qu’elle-même, sa vérité sociale subjective repose entièrement sur une anticipation auto-réalisatrice : la confiance que chaque opérateur peut avoir dans la confiance des autres opérateurs en une monnaie donnée. On voit les effets que le moindre doute, la moindre incertitude, la moindre rumeur pourraient produire. Autant dire que les paniques ne manqueraient pas de se multiplier et que périodiquement l’une ou l’autre de ces monnaies s’effondrerait avec fracas.

Le signe ennemi du signe

Ce n’est pas un problème pour nos ultra- libéraux, puisqu’une chute quelque part signifie une hausse ailleurs. La monnaie dévalorisée est donc abandonnée, avec son lot d’épargnants ruinés, et une autre monnaie monte au pinacle. Mais ce système est-il réellement viable ? Nous l’avons dit, la monnaie signe ne peut fonctionner que tant qu’il y a de la circulation, et le moteur de celle-ci tient à la production capitaliste. Le thésaurisateur rationnel est le capitaliste qui jette son capital dans la production. Imaginons une instabilité monétaire chronique comme celle que nous avons évoquée, provoquée par le libre jeu de la concurrence des monnaies privées.

La manière, pour le thésaurisateur, de se prémunir dans ce genre de cas est d’en revenir à la forme traditionnelle de la réserve de valeur : l’or, mais aussi la terre, l’immobilier. En fait, tout ce qui est une valeur déjà produite. On objectera que ces formes de thésaurisation n’ont pas disparu, même à l’heure actuelle : mais tout est question de proportion. Ces formes sont utilisées pour thésauriser pour différentes raisons conjoncturelles mais globalement, la thésaurisation rationnelle principale est toujours l’investissement capitaliste.

Si la fluctuation incessante des cours des monnaies s’accroit, le poids de la thésaurisation sous une forme fixe augmentera en proportion. Le fait de produire des marchandises restera peut-être une activité lucrative quelque soit la forme monétaire sous laquelle elles sont écoulées. Mais dans l’investissement productif, le capital ne cesse jamais de circuler : s’il faut interrompre le processus pour régler des problèmes monétaires, cela ne peut se faire qu’au détriment de la production. Ce n’est pas pour rien si la production moderne raisonne autant en terme de flux et aussi peu en stocks. C’est parce que la production n’est jamais plus efficace pour extraire de la valeur que quand elle est continue.

La contradiction de la monnaie privée

C’est ici que se niche la contradiction fondamentale des monnaies privées : elles ne peuvent espérer fonctionner que dans la mesure où la circulation n’est jamais interrompue, mais elles se développent au détriment de cette circulation. Plus ces monnaies s’imposeront, plus elles créeront une appétence pour les placements fixes qui pourront contrebalancer leur instabilité chronique. Ce qui rend la circulation interrompue, la continuité de l’investissement du capital dans le processus productif, s’en trouvera entravé, menaçant à terme la continuité de la circulation et donc l’existence même des monnaies privées. Dans le système actuel, la valeur produite par l’un ou l’autre des capitalistes trouve rapidement un chemin pour alimenter la circulation générale et revenir dans la chaine sans fin de la production : mais si le jeu des monnaies privées rend la réalisation de toute valeur future incertaine, le moteur même de la production va se gripper.

Les tenants de la monnaie privée comprennent la circulation comme un fait éternel et non comme un processus à produire et reproduire sans relâche. En fragilisant la circulation, la monnaie privée dépouille le signe de la source de sa vérité sociale subjective, c’est-à-dire de cela même qui lui permet d’être un signe.


Notes

[1] Malgré les discours lénifiants sur le caractère infalsifiable des crypto-monnaies, il est assez facile de voler du Bitcoin, et comme cette monnaie n’est pas reconnue par les États, il n’existe pas de police auprès de laquelle la victime pourrait aller se plaindre.

[2] Comme pour les « monnaies alternatives » locales.

[3] La capitalisation du « Dogecoin », une crypto monnaie humoristique, dépassait le milliard de dollar en janvier 2018.

[4] Les crypto-monnaies actuelles sont très loin de ce stade. Nous avons déjà signalé que la plus importante d’entre elles, le Bitcoin, était trop spéculative pour servir de réserve de valeur. Elle est encore moins une monnaie de compte : comment saurions nous comment son cours évolue si nous ne pouvions pas l’exprimer en dollars ou en euros ?

[5] F. Hayek, Denationalization of Money, Londres, Institute of Economics Affairs, 1976


http://www.19h17.info/2018/09/03/monnai ... -crash-13/
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Re: Monnaie libre

Messagede bipbip » 20 Sep 2018, 16:11

L’illusion libertaire de la monnaie cryptée – Bitcoin crash #14

Une des illusions « libertaires» [1] que la monnaie cryptée partage avec les monnaies dites « alternatives » est que, se figurant qu’elle peut se passer de l’État, elle permettrait à des individus de s’organiser de manière égalitaire et décentralisée.

Le Bictoin, c’est ceux qui en vendent qui en parlent le mieux

Voici quelques formules tirées des nombreux sites qui proposent de vendre du Bitcoin.

« Le Bitcoin a été pensé et inventé pour redonner le contrôle à la population sur la monnaie. »[2]

« De par sa nature libre et décentralisée, Bitcoin est le premier réseau de paiement qui fonctionne uniquement grâce à ses utilisateurs et sans autorité centrale. [… ] Bitcoin permet à chaque personne de stocker et échanger de la valeur de façon sécurisée sur un réseau qui ne peut être saisi, manipulé ou stoppé par aucune organisation ou individu. » [3]

« Le Bitcoin n’est pas basé sur l’or; c’est basé sur les mathématiques [… ] Cette monnaie n’est pas physiquement imprimée dans l’ombre par une banque centrale, ne rendant pas compte à la population, et établissant ses propres règles. Ces banques peuvent simplement produire plus d’argent pour couvrir la dette nationale, dévaluant ainsi leur monnaie. [… ] Le réseau Bitcoin n’est pas contrôlé par une autorité centrale. [… ] Cela signifie qu’en théorie, une autorité centrale ne peut pas modifier la politique monétaire et provoquer un effondrement – ou simplement décider de retirer les Bitcoins des gens, comme la Banque centrale européenne a décidé de le faire à Chypre au début de 2013. »[4]

Résumons. Selon ses partisans, le Bitcoin serait indépendant de toute autorité et de toute banque centrale, autrement dit des États qui peuvent manipuler les monnaies pour couvrir leurs déficits. Cette monnaie serait décentralisée et resterait sous le contrôle d’une communauté égalitaire que tout le monde pourrait rejoindre.

Bitcoin et États

Les crypto-monnaies prétendent échapper à toute autorité parce que chaque échange est codé dans un programme conservé dans des ordinateurs éparpillés tout autour du monde, et qui tous participent à la validation des transactions en vérifiant qu’elles sont conformes à l’historique commun.

Pourtant, le système mondial d’échange d’information qui permet ces validations est tout sauf indépendant des États. Bien au contraire, ceux-ci ont mesuré depuis longtemps l’importance stratégique d’Internet et on sait que les principaux nœuds du réseau, comme les points d’atterrissement des câbles sous-marins, sont surveillés par les services de renseignement. Les différents États ont la possibilité de limiter, suspendre ou couper les communications sur Internet à leur guise.

Il est incontestable que couper le réseau mondial aurait des conséquences phénoménales sur l’économie de ces États et que cette mesure ne saurait être prise à la légère. Mais qui pourrait douter que des pays qui clament qu’ils utiliseraient des armes atomiques si leur existence était menacée n’oseraient pas débrancher Internet ? Les pertes induites par cette mesure seront assumées en regard de l’importance de la menace et de la nécessité de la riposte. Bref, les tenants de la crypto-monnaie veulent construire un système qui prétend s’affranchir de l’emprise de l’État en utilisant une technologie entièrement entre les mains de l’État.

Bitcoin et Capital

L’organisation à la base par le biais des outils numériques présuppose l‘existence des ordinateurs et des connections indispensables à son fonctionnement, et donc du mode de production capable de les fournir. Or, ce mode de production ne produit pas que des ordinateurs : il produit et reproduit aussi les formes sociales qui vont avec.

« Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement des marchandises ni seulement de la plus-value; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié »[5]

Il est vrai que les ultra-libéraux ne seront pas sensibles à ces arguments, puisqu’ils partagent l’illusion que la société capitaliste organise des individus dont les caractéristiques seraient immuables et intemporelles, au lieu de comprendre que la manière dont ces individus se rapportent les uns aux autres est un produit de l’histoire. C’est en réalité le système capitaliste tout entier qui est présupposé par la forme d’auto-organisation décentralisée que veulent promouvoir les tenants de la monnaie cryptée. Les individus qui s’auto-organisent sont déjà pris dans les rapports sociaux qu’ils sont censés modifier par leur auto-organisation. Un seul phénomène possède le potentiel de s’évader de cette tautologie : la lutte dans et contre le capital par et pour le communisme.

Chute tendancielle ou tendance à la chute ?

Les crypto-monnaies sont fragiles par nature. Plus le nombre de transactions augmente, plus le nombre d’informations emmagasinées dans l’historique s’accroit. La dépense d’énergie pour faire fonctionner les ordinateurs qui valident les transactions s’incrémente en proportion. On sait que les personnes qui mettent à disposition leurs moyens informatiques sont appelés, par une sorte de métaphore avec le métal précieux, des « mineurs » et qu’elles sont rémunérées en Bictoin pour ce service indispensable au fonctionnement du système. Mais le service coute de plus en plus cher en énergie. L’intérêt qu’il y a à miner dépend donc du cours de la monnaie cryptée[6], et un effondrement de celui-ci mettrait en péril l’existence même de la monnaie : si plus personne ne la mine, l’historique des transactions, qui est sa seule forme d’existence, disparait.

Les cas historiques d’effondrement suite à des spéculations effrénées sur des monnaies ne sont pas nouveaux. Le système de Law aura tenu quatre ans, entre 1716 et 1720. Mais au moins, au cours de l’hiver 1720, les épargnants ruinés pouvaient-ils se chauffer en brûlant le papier des billets dévalorisés. Avec le Bictoin, tout est dématérialisé. L’hiver sera rude.


Notes

[1] « Libéral », « libertaire », « libertarien » : le mot « liberté » se décline sous trop de formes. Quelque soit le sens que l’on donne à ces dérivés, aucun n’est synonyme d’anarchisme.

[2] courscryptomonnaies.com

[3] https://bitcoin.fr/Vices-et-vertus/#vices

[4] https://bitcoin-house.fr/

[5] K. Marx, Le Capital, Livre I, dernière phrase du chap. « Reproduction simple », traduction Roy, et p. 648 pour la traduction Lefebvre.

[6] Certains ont soutenu que la monnaie cryptée, n’étant pas dépourvue de valeur par elle-même puisqu’elle possède un coup de production, fonctionne comme une monnaie marchandise : par exemple le magasine Controverses de mai 2018, N°5, p.10 à 15. Cette position, qu’on pourrait qualifier de marxiste orthodoxe, croit en la pérennité de la monnaie marchandise comme en un dogme soviétique et ignore les subtilités de la théorie de Marx sur le sujet (voir les épisodes 9 et 10).


http://www.19h17.info/2018/09/10/lillus ... -crash-14/
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