Jʼarrive après la bataille pour rendre compte du livre de Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, paru en novembre 2014,édité par LʼInsomniaque et Libertalia. Bien entendu aucune excuse nʼest recevable, mais je me console en disant que ce livre restera un ouvrage de référence et quʼun an et quelque de retard nʼest pas bien grave. Il faut dire quʼil fait tout de même 540 pages.
Ce livre arrive à point, même sʼil ne traite que des années 1909-1914, mais ce sont des années clés de lʼhistoire du mouvement ouvrier et anarchiste. Davranche nʼa dʼailleurs pas choisi la facilité car ces cinq années-là ne représentent pas une époque flamboyante et héroïque de lʼhistoire ouvrière mais de recul, quelque chose comme le début de la fin.
Mais cʼétait un travail absolument nécessaire, parce que ces années-là sont peu étudiées : un travail en profondeur permettra dʼéclairer lʼhistoire qui a précédé le déclenchement de la Grande Guerre et de remettre en perspective nombre dʼidées reçues, en particulier celle de la « trahison » du syndicalisme révolutionnaire – une question que jʼavais moi-même ébauchée dans Kropotkine et la Grande Guerre, Les anarchistes, la CGT et la social-démocratie face à la guerre (Éditions du Monde libertaire, 2015),
Trop jeunes pour mourir sʼouvre donc le 25 février 1909 avec lʼélection du réformiste Louis Niel, représentant du Livre, à la direction confédérale de la CGT… à une voix de majorité. Niel sera rapidement « éjecté » car le courant révolutionnaire reste puissant dans la CGT : « Les révolutionnaires qui tiennent tous les postes clefs à la Grange-aux-Belles (1) vont lui mener la vie dure » (p. 13) et il démissionnera rapidement (en mai). Mais les réformistes nʼont pas dit leur dernier mot. L’élection de Niel est le symptôme de deux choses:
a) Les échecs successifs de mouvements de grève violents, notamment à Villeneuve-Saint-Georges en août, qui ont abouti à lʼarrestation de presque tout le bureau confédéral. Niel est donc venu occuper lʼespace laissé vacant par Griffuelhes.
b) La montée progressive et irrépressible du courant réformiste dans la CGT, dont Davranche nous fait revivre dans le détail les affrontements que cela a provoqué dans la CGT, et les enjeux.
Il nous fait en particulier revivre les débats qui ont opposé les « syndicalistes révolutionnaires » et les militants quʼil désigne sous lʼappellation dʼ« anarchistes syndicalistes », une classification que je trouve bien plus pertinente que celle de Jacques Julliard qui distinguait entre « politiques » et « ultras » (p. 16). Plus pertinente parce que la distinction que fait Julliard est plutôt subjective alors que lʼexpression « anarchiste syndicaliste » existait bien à lʼépoque et désignait une tendance bien réelle. Remarquons que Davranche, à juste titre, nʼutilise pas le terme « anarcho-syndicaliste », qui ne désignera un courant à part entière quʼaprès la Révolution russe.
Les trois pages denses consacrées aux « politiques » et aux « ultras » méritent quʼon sʼy arrête car elles tentent de proposer une classification, une « typologie » du mouvement libertaire dʼalors. Lʼintérêt dʼune typologie est de fournir un outil permettant de mieux comprendre les motivations et les projets des militants quʼon classe ainsi – étant entendu qu’il ne faut pas en faire un absolu.
Davranche montre que la CGT a été « pilotée par une coalition de révolutionnaires » qui a fini par constituer un courant à part entière : le syndicalisme révolutionnaire. C’est au sein de ce courant que se trouvent les sensibilités « politique » et « ultra ». Cette sensibilité « politique » serait la plus importante, regroupant blanquistes, allemanistes et anarchistes, « dont la coalition a engendré, entre 1903 et 1906, le syndicalisme révolutionnaire ». Les « ultras » constitueraient l’aile gauche des « politiques », constituée « presque exclusivement des anarchistes ou des syndicalistes jusqu’au-boutistes ».
Cette analyse est à mettre en relation (ou en confrontation) avec celle de deux auteurs sud-africains, Michael Schmidt et Lucien van der Walt, dont le livre, Black Flame, est devenu dans les pays anglo-saxons et en Amérique latine une sorte de « Bible » du plateformisme (peut-être sans que les auteurs l’aient voulu, d’ailleurs). Pour ces auteurs, le mouvement libertaire est constitué de deux courants :le courant insurrectionnel (minoritaire) et l’« anarchisme de masse ». Selon eux, « le syndicalisme révolutionnaire est une variante de l’anarchisme » (2). Mais ils vont plus loin : ceux des syndicalistes révolutionnaires qui récusent la filiation explicite avec l’anarchisme agissent « par ignorance ou par négation tactique de leur lien avec l’anarchisme » (3). Ils précisent même que « le syndicalisme révolutionnaire est par essence une stratégie anarchiste » (4), qu’il est une « stratégie anarchiste de masse et qu’il devrait être compris ainsi, indépendamment de ce que ses partisans soient ou non conscients de sa généalogie anarchiste » (5).
La typologie de Michael Schmidt et Lucien van der Walt, très dogmatique, est donc fondée sur une vision a-historique et idéaliste du mouvement libertaire et syndicaliste révolutionnaire, sur une approche qui amplifie de manière extrême le lien existant entre ces deux courants, ce qui rend en fait impossible de définir avec précision à la fois leurs convergences et leurs différences.
A cette typologie, on peut opposer celle que propose Gaetano Manfredonia dans Anarchisme et changement social (6) qui fournit des issues extrêmement convaincantes aux impasses méthodologiques dans lesquelles les deux auteurs sud-africains se sont engagés. Manfredonia distingue trois types idéaux : le type insurrectionnel, le type syndicaliste et le type éducationniste-réalisateur. L’originalité de son point de vue réside dans le fait qu’il n’enferme pas l’anarchisme dans des cases imperméables les unes aux autres, comme l’avait fait la « Synthèse » de Sébastien Faure : il distingue différents types d’activités (et non de positions idéologiques) propres au mouvement libertaire et qui peuvent évoluer selon que les circonstances exigent un type plutôt qu’un autre. Insurrectionalisme, syndicalisme et éducationnisme-réalisateur ne s’opposent pas, ils peuvent se succéder chronologiquement ou cohabiter dans des proportions variées selon le contexte politique et social – ce que Davranche exprime peut-être en disant que les deux courants qu’il identifie « ne se donnent pas les mêmes priorités » (p. 17), mais « lʼun nʼest pas moins libertaire que lʼautre » : il n’établit pas de cloison entre les différents courants du mouvement entre lesquels il y a « une hostilité déclarée, mais pas de clôture hermétique » (page 211). Cette digression sur les « typologies » montre qu’il y a un réel besoin de compréhension du mouvement libertaire dans sa diversité et une volonté de sortir des cadres hérités des années 1920 – « plateformisme » et « synthèse anarchiste ».
Le sujet qui intéresse Davranche dans Trop jeunes pour mourir est évidemment la manière dont les anarchistes ont tenté de sʼopposer au réformisme et au bellicisme – les deux n’allant pas forcément ensemble, dois-je préciser. Et il veut montrer que les militants de la Fédération communiste anarchiste, qui deviendra en 1913 la Fédération communiste anarchiste révolutionnaire, ont joué un rôle déterminant: « de 1911 à 1914 (…) la FCA aura été parmi les plus intransigeants adversaires de la guerre » (p. 516). Mais la Fédération communiste anarchiste ne sʼest formée quʼen 1912, prenant la suite dʼune organisation créée en novembre 1910 sous le nom de Fédération révolutionnaire communiste : cʼest en quelque sorte la première organisation anarchiste « spécifique » en France.
Pourquoi une apparition aussi tardive? Jusquʼalors, La Guerre sociale de Gustave Hervé (pp. 33-36 et 129-136) constituait un pôle dʼattraction pour les révolutionnaires; titrant à 50.000 exemplaires (contre 5.000 pour le Libertaire), le discours radical et enflammé de cette publication séduisait les militants les plus radicaux. La FCA vint à point pour contrebalancer la démagogie verbeuse de Gustave Hervé et détacha définitivement lʼanarchisme de lʼhervéisme.
Trop jeunes pour mourir développe le tableau détaillé de la résistance à la guerre pendant les cinq années qui ont précédé le désastre. Il centre son travail sur le mouvement anarchiste organisé mais il traite largement du Parti socialiste, de Gustave Hervé et de sa Guerre sociale et naturellement de la CGT. Cependant le lecteur qui chercherait dans ce livre une grande synthèse bien cadrée faite de schémas simplistes sera déçu. Le travail de Davranche est plutôt pointilliste. La période décrite est d’une extraordinaire complexité et le mérite du livre est d’avoir restitué cette complexité mais en rendant l’exposé agréable à lire : on plonge littéralement dans lʼextraordinaire fourmillement de débats et de luttes du mouvement anarchiste et de la CGT. Et surtout, on perçoit cette sorte dʼattirance-répulsion qui caractérisa lʼanarchisme et le syndicalisme révolutionnaire. Davranche nous montre également lʼextrême violence des luttes sociales de lʼépoque et la répression féroce qui les accompagnait.
On trouve dans lʼouvrage de Davranche le portrait de nombreux militants… et militantes, trop peu nombreuses, comme Thérèse Taugourdeau, couturière, militante de la CGT et de la FCA. Sa galerie de portraits fournit une lumière nouvelle sur quelques images d’Épinal du mouvement anarchiste : Louis Lecoin, par exemple, était à lʼépoque une tête brûlée, pas du tout lʼapôtre de la non-violence quʼon connaît. On apprend également lʼexistence dʼun organisme jusquʼalors inconnu: le « Comité féminin contre la loi Berry-Millerand, les bagnes militaires et toutes les iniquités sociales », dont Thérèse Taugourdeau fut la première secrétaire (pp. 326-328).
L’intérêt de Trop jeunes pour mourir est de développer un certain nombre de points qui me paraissent essentiels et souvent très actuels, comme par exemple le débat sur le « fonctionnarisme syndical » (pp. 403 et 460-462). Davranche évoque le cas de la Fédération du Livre, « devenue parangon du réformisme pour avoir maintenu Keufer trente ans à son poste » (p. 460). Une remarque qui reste encore parfaitement actuelle…
Nous avons également un exposé détaillé de la situation du mouvement individualiste (p. 209 sq., 312), du climat délétère qui y règne, expliquant pourquoi « un certain nombre de militants, écœurés par l’individualisme, passent à l’anarchisme révolutionnaire avec armes et bagages » (p. 108). Une nette prise de distance avec l’individualisme (auquel est implicitement assimilé le terrorisme) se fait jour. Jean Grave publie dans Les Temps nouveaux un article impitoyable pour Bonnot (p. 222), à propos duquel E. Armand écrit en 1912 :« Je n’avais pas imaginé que l’illégalisme dût aboutir à cela. »
Davranche tente de mettre en lumière les enjeux et les contradictions qui divisaient le mouvement libertaire sur la stratégie syndicale à mener. Nous sommes à une période charnière de la lutte des classes où la confrontation violente a trouvé ses limites (sauf à mener à la révolution sociale) et où la pratique de la médiation ne s’est pas encore imposée. Par « médiation », j’entends à la fois la négociation et le compromis syndical, et le recours au Parlement pour régler les questions sociales. Cette mutation en cours n’est pas forcément perçue de manière consciente par les militants, mais elle est là, et elle a inévitablement un impact sur eux. Les militants (et dirigeants) les plus réalistes comprennent que la confrontation permanente n’est plus possible. Les défaites successives de la CGT dans les grèves sont pour quelque chose dans ce constat.
Par ailleurs, le mouvement socialiste, qui a longtemps été divisé et pour tout dire incohérent – division et incohérence qui ont largement fait le lit du syndicalisme révolutionnaire – s’est récemment unifié, en 1905, et commence donc à constituer une alternative sérieuse au syndicalisme révolutionnaire. Plutôt que de parler de « politiques » et d’« ultras », on pourrait parler de « réalistes » et de « gauchistes ». Ces deux sensibilités vont connaître une situation d’attraction-répulsion pendant un temps, dont le congrès d’Amiens fournit un bon exemple : la motion qui deviendra la « charte d’Amiens » fut votée par une écrasante majorité des délégués, y compris anarchistes, mais les différents courants libertaires se divisèrent de nouveau sur la motion antimilitariste d’Yvetot : anarchistes-syndicalistes et syndicalistes libertaires s’opposeront sur cette question. Mais la grève générale de 1912, qui constitua en quelque sorte un baroud d’honneur avant le déclenchement de la guerre – et dont il n’y eut aucun équivalent en Allemagne – fut votée à une écrasante majorité, à la grande fureur des réformistes.
Pour terminer, je tiens à dire que la conception du livre, sa maquette, les illustrations, les index qu’elle contient en font un outil remarquable. Et une carte du « Paris ouvrier ».
Un regret cependant : l’absence de référence à Maurizio Antonioli, qui a écrit une étude, récemment rééditée, intitulée Bakounine entre syndicalisme révolutionnaire et anarchisme. Organismes spécifiques et organismes de masse : le débat au début du siècle (1907-1914) (7), qui pourtant s’inscrit parfaitement, par le sujet et la période traités, dans le cadre du travail de Guillaume Davranche. Cette étude, initialement écrite pour le centenaire de la mort de Bakounine (1876) et traduite en français pour le second centenaire de sa naissance (2014), expose dans le détail les débats souvent passionnés qui eurent lieu au sein du mouvement libertaire français et italien sur les liens entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire et sur la question de la filiation entre Bakounine et le syndicalisme révolutionnaire. L’étude montre la « redécouverte » des thèses bakouniniennes sur le syndicalisme, en grande partie grâce à James Guillaume ; elle révèle l’extrême surprise éprouvée par nombre de militants en découvrant que leurs pratiques au sein du mouvement syndical n’était que l’application de ce que le révolutionnaire russe avait décrit. Mais Antonioli montre aussi le rejet progressif, par certains anarchistes, de cet héritage. L’affirmation (évidente selon moi) de Bakounine comme précurseur du syndicalisme révolutionnaire aurait permis à Davranche de citer le révolutionnaire russe au moins une fois dans son ouvrage. Ce qui ne retire absolument rien à l’intérêt considérable du travail effectué par notre camarade d’Alternative libertaire.
René Berthier, juillet-octobre 2016
1.Maison des fédérations de la CGT.
2.« Syndicalism is a variant of anarchism » (p. 16). Rappelons qu’en anglais, syndicalim (et en allemand syndikalismus) se traduit par « syndicalisme révolutionnaire ». Le syndicalisme « ordinaire » est le trade unionism.
3.« … which does not make so explicit a connection, due to ignorance or a tactical denial of the link to anarchism… » (Black Flame p. 16).
4.Black Flame, p. 16)
5.Cf. Black Flame : « Syndicalism, in essence, is an anarchist strategy, not a rival to anarchism » (p. 16) ; « Syndicalism was a mass anarchist strategy and should be understood as such, regardless of whether its proponents are aware of its anarchist genealogy » (p. 170).
6.Editions Atelier de création libertaire, 2007.
7.Éditions Noir & Rouge, 2014.
http://tropjeunespourmourir.com/post/15 ... solument-nécessaire