Trop jeunes pour mourir (1909-1914)

Re: Trop jeunes pour mourir (1909-1914)

Messagede Pïérô » 20 Avr 2017, 16:36

Une chronique de René Berthier dans Le Monde libertaire de février 2017.

Jʼarrive après la bataille pour rendre compte du livre de Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, paru en novembre 2014,édité par LʼInsomniaque et Libertalia. Bien entendu aucune excuse nʼest recevable, mais je me console en disant que ce livre restera un ouvrage de référence et quʼun an et quelque de retard nʼest pas bien grave. Il faut dire quʼil fait tout de même 540 pages.

Ce livre arrive à point, même sʼil ne traite que des années 1909-1914, mais ce sont des années clés de lʼhistoire du mouvement ouvrier et anarchiste. Davranche nʼa dʼailleurs pas choisi la facilité car ces cinq années-là ne représentent pas une époque flamboyante et héroïque de lʼhistoire ouvrière mais de recul, quelque chose comme le début de la fin.

Mais cʼétait un travail absolument nécessaire, parce que ces années-là sont peu étudiées : un travail en profondeur permettra dʼéclairer lʼhistoire qui a précédé le déclenchement de la Grande Guerre et de remettre en perspective nombre dʼidées reçues, en particulier celle de la « trahison » du syndicalisme révolutionnaire – une question que jʼavais moi-même ébauchée dans Kropotkine et la Grande Guerre, Les anarchistes, la CGT et la social-démocratie face à la guerre (Éditions du Monde libertaire, 2015),

Trop jeunes pour mourir sʼouvre donc le 25 février 1909 avec lʼélection du réformiste Louis Niel, représentant du Livre, à la direction confédérale de la CGT… à une voix de majorité. Niel sera rapidement « éjecté » car le courant révolutionnaire reste puissant dans la CGT : « Les révolutionnaires qui tiennent tous les postes clefs à la Grange-aux-Belles (1) vont lui mener la vie dure » (p. 13) et il démissionnera rapidement (en mai). Mais les réformistes nʼont pas dit leur dernier mot. L’élection de Niel est le symptôme de deux choses:

a) Les échecs successifs de mouvements de grève violents, notamment à Villeneuve-Saint-Georges en août, qui ont abouti à lʼarrestation de presque tout le bureau confédéral. Niel est donc venu occuper lʼespace laissé vacant par Griffuelhes.

b) La montée progressive et irrépressible du courant réformiste dans la CGT, dont Davranche nous fait revivre dans le détail les affrontements que cela a provoqué dans la CGT, et les enjeux.

Il nous fait en particulier revivre les débats qui ont opposé les « syndicalistes révolutionnaires » et les militants quʼil désigne sous lʼappellation dʼ« anarchistes syndicalistes », une classification que je trouve bien plus pertinente que celle de Jacques Julliard qui distinguait entre « politiques » et « ultras » (p. 16). Plus pertinente parce que la distinction que fait Julliard est plutôt subjective alors que lʼexpression « anarchiste syndicaliste » existait bien à lʼépoque et désignait une tendance bien réelle. Remarquons que Davranche, à juste titre, nʼutilise pas le terme « anarcho-syndicaliste », qui ne désignera un courant à part entière quʼaprès la Révolution russe.

Les trois pages denses consacrées aux « politiques » et aux « ultras » méritent quʼon sʼy arrête car elles tentent de proposer une classification, une « typologie » du mouvement libertaire dʼalors. Lʼintérêt dʼune typologie est de fournir un outil permettant de mieux comprendre les motivations et les projets des militants quʼon classe ainsi – étant entendu qu’il ne faut pas en faire un absolu.

Davranche montre que la CGT a été « pilotée par une coalition de révolutionnaires » qui a fini par constituer un courant à part entière : le syndicalisme révolutionnaire. C’est au sein de ce courant que se trouvent les sensibilités « politique » et « ultra ». Cette sensibilité « politique » serait la plus importante, regroupant blanquistes, allemanistes et anarchistes, « dont la coalition a engendré, entre 1903 et 1906, le syndicalisme révolutionnaire ». Les « ultras » constitueraient l’aile gauche des « politiques », constituée « presque exclusivement des anarchistes ou des syndicalistes jusqu’au-boutistes ».

Cette analyse est à mettre en relation (ou en confrontation) avec celle de deux auteurs sud-africains, Michael Schmidt et Lucien van der Walt, dont le livre, Black Flame, est devenu dans les pays anglo-saxons et en Amérique latine une sorte de « Bible » du plateformisme (peut-être sans que les auteurs l’aient voulu, d’ailleurs). Pour ces auteurs, le mouvement libertaire est constitué de deux courants :le courant insurrectionnel (minoritaire) et l’« anarchisme de masse ». Selon eux, « le syndicalisme révolutionnaire est une variante de l’anarchisme » (2). Mais ils vont plus loin : ceux des syndicalistes révolutionnaires qui récusent la filiation explicite avec l’anarchisme agissent « par ignorance ou par négation tactique de leur lien avec l’anarchisme » (3). Ils précisent même que « le syndicalisme révolutionnaire est par essence une stratégie anarchiste » (4), qu’il est une « stratégie anarchiste de masse et qu’il devrait être compris ainsi, indépendamment de ce que ses partisans soient ou non conscients de sa généalogie anarchiste » (5).

La typologie de Michael Schmidt et Lucien van der Walt, très dogmatique, est donc fondée sur une vision a-historique et idéaliste du mouvement libertaire et syndicaliste révolutionnaire, sur une approche qui amplifie de manière extrême le lien existant entre ces deux courants, ce qui rend en fait impossible de définir avec précision à la fois leurs convergences et leurs différences.

A cette typologie, on peut opposer celle que propose Gaetano Manfredonia dans Anarchisme et changement social (6) qui fournit des issues extrêmement convaincantes aux impasses méthodologiques dans lesquelles les deux auteurs sud-africains se sont engagés. Manfredonia distingue trois types idéaux : le type insurrectionnel, le type syndicaliste et le type éducationniste-réalisateur. L’originalité de son point de vue réside dans le fait qu’il n’enferme pas l’anarchisme dans des cases imperméables les unes aux autres, comme l’avait fait la « Synthèse » de Sébastien Faure : il distingue différents types d’activités (et non de positions idéologiques) propres au mouvement libertaire et qui peuvent évoluer selon que les circonstances exigent un type plutôt qu’un autre. Insurrectionalisme, syndicalisme et éducationnisme-réalisateur ne s’opposent pas, ils peuvent se succéder chronologiquement ou cohabiter dans des proportions variées selon le contexte politique et social – ce que Davranche exprime peut-être en disant que les deux courants qu’il identifie « ne se donnent pas les mêmes priorités » (p. 17), mais « lʼun nʼest pas moins libertaire que lʼautre » : il n’établit pas de cloison entre les différents courants du mouvement entre lesquels il y a « une hostilité déclarée, mais pas de clôture hermétique » (page 211). Cette digression sur les « typologies » montre qu’il y a un réel besoin de compréhension du mouvement libertaire dans sa diversité et une volonté de sortir des cadres hérités des années 1920 – « plateformisme » et « synthèse anarchiste ».

Le sujet qui intéresse Davranche dans Trop jeunes pour mourir est évidemment la manière dont les anarchistes ont tenté de sʼopposer au réformisme et au bellicisme – les deux n’allant pas forcément ensemble, dois-je préciser. Et il veut montrer que les militants de la Fédération communiste anarchiste, qui deviendra en 1913 la Fédération communiste anarchiste révolutionnaire, ont joué un rôle déterminant: « de 1911 à 1914 (…) la FCA aura été parmi les plus intransigeants adversaires de la guerre » (p. 516). Mais la Fédération communiste anarchiste ne sʼest formée quʼen 1912, prenant la suite dʼune organisation créée en novembre 1910 sous le nom de Fédération révolutionnaire communiste : cʼest en quelque sorte la première organisation anarchiste « spécifique » en France.

Pourquoi une apparition aussi tardive? Jusquʼalors, La Guerre sociale de Gustave Hervé (pp. 33-36 et 129-136) constituait un pôle dʼattraction pour les révolutionnaires; titrant à 50.000 exemplaires (contre 5.000 pour le Libertaire), le discours radical et enflammé de cette publication séduisait les militants les plus radicaux. La FCA vint à point pour contrebalancer la démagogie verbeuse de Gustave Hervé et détacha définitivement lʼanarchisme de lʼhervéisme.

Trop jeunes pour mourir développe le tableau détaillé de la résistance à la guerre pendant les cinq années qui ont précédé le désastre. Il centre son travail sur le mouvement anarchiste organisé mais il traite largement du Parti socialiste, de Gustave Hervé et de sa Guerre sociale et naturellement de la CGT. Cependant le lecteur qui chercherait dans ce livre une grande synthèse bien cadrée faite de schémas simplistes sera déçu. Le travail de Davranche est plutôt pointilliste. La période décrite est d’une extraordinaire complexité et le mérite du livre est d’avoir restitué cette complexité mais en rendant l’exposé agréable à lire : on plonge littéralement dans lʼextraordinaire fourmillement de débats et de luttes du mouvement anarchiste et de la CGT. Et surtout, on perçoit cette sorte dʼattirance-répulsion qui caractérisa lʼanarchisme et le syndicalisme révolutionnaire. Davranche nous montre également lʼextrême violence des luttes sociales de lʼépoque et la répression féroce qui les accompagnait.

On trouve dans lʼouvrage de Davranche le portrait de nombreux militants… et militantes, trop peu nombreuses, comme Thérèse Taugourdeau, couturière, militante de la CGT et de la FCA. Sa galerie de portraits fournit une lumière nouvelle sur quelques images d’Épinal du mouvement anarchiste : Louis Lecoin, par exemple, était à lʼépoque une tête brûlée, pas du tout lʼapôtre de la non-violence quʼon connaît. On apprend également lʼexistence dʼun organisme jusquʼalors inconnu: le « Comité féminin contre la loi Berry-Millerand, les bagnes militaires et toutes les iniquités sociales », dont Thérèse Taugourdeau fut la première secrétaire (pp. 326-328).

L’intérêt de Trop jeunes pour mourir est de développer un certain nombre de points qui me paraissent essentiels et souvent très actuels, comme par exemple le débat sur le « fonctionnarisme syndical » (pp. 403 et 460-462). Davranche évoque le cas de la Fédération du Livre, « devenue parangon du réformisme pour avoir maintenu Keufer trente ans à son poste » (p. 460). Une remarque qui reste encore parfaitement actuelle…

Nous avons également un exposé détaillé de la situation du mouvement individualiste (p. 209 sq., 312), du climat délétère qui y règne, expliquant pourquoi « un certain nombre de militants, écœurés par l’individualisme, passent à l’anarchisme révolutionnaire avec armes et bagages » (p. 108). Une nette prise de distance avec l’individualisme (auquel est implicitement assimilé le terrorisme) se fait jour. Jean Grave publie dans Les Temps nouveaux un article impitoyable pour Bonnot (p. 222), à propos duquel E. Armand écrit en 1912 :« Je n’avais pas imaginé que l’illégalisme dût aboutir à cela. »

Davranche tente de mettre en lumière les enjeux et les contradictions qui divisaient le mouvement libertaire sur la stratégie syndicale à mener. Nous sommes à une période charnière de la lutte des classes où la confrontation violente a trouvé ses limites (sauf à mener à la révolution sociale) et où la pratique de la médiation ne s’est pas encore imposée. Par « médiation », j’entends à la fois la négociation et le compromis syndical, et le recours au Parlement pour régler les questions sociales. Cette mutation en cours n’est pas forcément perçue de manière consciente par les militants, mais elle est là, et elle a inévitablement un impact sur eux. Les militants (et dirigeants) les plus réalistes comprennent que la confrontation permanente n’est plus possible. Les défaites successives de la CGT dans les grèves sont pour quelque chose dans ce constat.

Par ailleurs, le mouvement socialiste, qui a longtemps été divisé et pour tout dire incohérent – division et incohérence qui ont largement fait le lit du syndicalisme révolutionnaire – s’est récemment unifié, en 1905, et commence donc à constituer une alternative sérieuse au syndicalisme révolutionnaire. Plutôt que de parler de « politiques » et d’« ultras », on pourrait parler de « réalistes » et de « gauchistes ». Ces deux sensibilités vont connaître une situation d’attraction-répulsion pendant un temps, dont le congrès d’Amiens fournit un bon exemple : la motion qui deviendra la « charte d’Amiens » fut votée par une écrasante majorité des délégués, y compris anarchistes, mais les différents courants libertaires se divisèrent de nouveau sur la motion antimilitariste d’Yvetot : anarchistes-syndicalistes et syndicalistes libertaires s’opposeront sur cette question. Mais la grève générale de 1912, qui constitua en quelque sorte un baroud d’honneur avant le déclenchement de la guerre – et dont il n’y eut aucun équivalent en Allemagne – fut votée à une écrasante majorité, à la grande fureur des réformistes.

Pour terminer, je tiens à dire que la conception du livre, sa maquette, les illustrations, les index qu’elle contient en font un outil remarquable. Et une carte du « Paris ouvrier ».

Un regret cependant : l’absence de référence à Maurizio Antonioli, qui a écrit une étude, récemment rééditée, intitulée Bakounine entre syndicalisme révolutionnaire et anarchisme. Organismes spécifiques et organismes de masse : le débat au début du siècle (1907-1914) (7), qui pourtant s’inscrit parfaitement, par le sujet et la période traités, dans le cadre du travail de Guillaume Davranche. Cette étude, initialement écrite pour le centenaire de la mort de Bakounine (1876) et traduite en français pour le second centenaire de sa naissance (2014), expose dans le détail les débats souvent passionnés qui eurent lieu au sein du mouvement libertaire français et italien sur les liens entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire et sur la question de la filiation entre Bakounine et le syndicalisme révolutionnaire. L’étude montre la « redécouverte » des thèses bakouniniennes sur le syndicalisme, en grande partie grâce à James Guillaume ; elle révèle l’extrême surprise éprouvée par nombre de militants en découvrant que leurs pratiques au sein du mouvement syndical n’était que l’application de ce que le révolutionnaire russe avait décrit. Mais Antonioli montre aussi le rejet progressif, par certains anarchistes, de cet héritage. L’affirmation (évidente selon moi) de Bakounine comme précurseur du syndicalisme révolutionnaire aurait permis à Davranche de citer le révolutionnaire russe au moins une fois dans son ouvrage. Ce qui ne retire absolument rien à l’intérêt considérable du travail effectué par notre camarade d’Alternative libertaire.

René Berthier, juillet-octobre 2016
1.Maison des fédérations de la CGT.

2.« Syndicalism is a variant of anarchism » (p. 16). Rappelons qu’en anglais, syndicalim (et en allemand syndikalismus) se traduit par « syndicalisme révolutionnaire ». Le syndicalisme « ordinaire » est le trade unionism.

3.« … which does not make so explicit a connection, due to ignorance or a tactical denial of the link to anarchism… » (Black Flame p. 16).

4.Black Flame, p. 16)

5.Cf. Black Flame : « Syndicalism, in essence, is an anarchist strategy, not a rival to anarchism » (p. 16) ; « Syndicalism was a mass anarchist strategy and should be understood as such, regardless of whether its proponents are aware of its anarchist genealogy » (p. 170).

6.Editions Atelier de création libertaire, 2007.

7.Éditions Noir & Rouge, 2014.


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Re: Trop jeunes pour mourir (1909-1914)

Messagede bipbip » 27 Aoû 2017, 17:54

Antimilitarisme et carnet B à Lyon entre 1880 et 1914

Le Centre de Documentation Libertaire de Lyon propose cet article, paru originellement dans le fanzine punk Nycthémère n°3, qui nous éclaire sur comment les autorités de l’époque montraient leur hostilité aux idées anarchistes et antimilitaristes.

En juillet 1880, le gouvernement vote l’amnistie pour les anciens communards, donnant ainsi un nouvel élan à la reconstruction du mouvement ouvrier. Au même moment, la séparation institutionnelle s’opère de façon définitive entre les anarchistes et les autres fractions du courant socialiste. A échelon local, une scission au sein de la Fédération Révolutionnaire de la région de l’Est se produit en mars 1881, scission consommée à l’échelon national lors du congrès ouvrier de la région du Centre ouvert deux mois plus tard. Dès lors, le mouvement anarchiste allait mettre en place ses propres actions et ses propres organisations [1]

Le 1er août 1914, la mobilisation était décrétée en France. Le même jour, le ministre de l’Intérieur demandait aux préfets de ne pas mettre en application les disposition du Carnet B et de ne pas emprisonner préventivement les antimilitaristes. Cette surprenante mesure de modération ne peut être comprise que par l’analyse du mouvement antimilitariste et l’évolution du Carnet B, en prenant pour exemple le cas de la ville de Lyon.

1 - Les actions contre le recrutement

Le recrutement se passe en deux étapes : la conscription c’est-à-dire le recensement des jeunes en âge d’être incorporé et le tirage au sort. A l’issu de ce dernier, ceux qui tirent un mauvais numéro se voient dans l’obligation de faire un service long de 4 à 6 ans, et ceux qui tirent un bon numéro, un service court jusqu’à un an.

En septembre 1882, Antoine Cyvoct, jeune anar lyonnais, organise la grève des conscrits. C’est le 9 septembre 1882 qu’Antoine Cyvoct lança dans une réunion à la salle de l’Élysée à Lyon l’idée d’une grève des conscrits. [2] Les jeunes incorporables peuvent venir s’inscrire au bureau du journal anarchiste, Le Droit Social, les noms des signataires devant rester secrets en attendant d’être suffisamment nombreux pour mener à bien cette grève d’un genre particulier. Au final, cette entreprise s’avère être un échec cuisant, deux personnes seulement s’étant inscrites dont Cyvoct [3]. A peine un mois plus tard, le bureau de recrutement était l’objet d’un attentat à la bombe. Un engin explosif était déposé au pied d’un des murs du bureau, vers 23 heures 45 occasionnant des dégâts matériels relativement importants.

La veille, un autre attentat avait été commis contre un café honnis des anarchistes et fréquenté par la petite bourgeoisie lyonnaise, coûtant la vie à un des employés. Pour ces deux attentats, c’est le même Cyvoct qui fût dans le collimateur de la justice mais la preuve de sa participation n’a pu être établie [4]. 10 ans après ces échecs, les compagnons lyonnais forment un groupe dit de « La jeunesse anti-patriote » dont les missions étaient la grève des conscrits, la propagande antimilitariste et l’agitation lors du tirage au sort. Ils ne tardent pas à avoir l’occasion de mettre ces principes en action puisque deux d’entre eux doivent tirer au sort les 26 et 27 janvier 1892. Les résultats sont là aussi décevants, les autorités estimant que les « manifestations anti-patriotiques projetées par les anarchistes à l’occasion du tirage au sort [n’ont données] lieu hier à aucun incident » [5]. Même volonté et même résultat lorsque, moins d’un mois plus tard, un autre anarchiste, J. M. Rivoire tire son numéro [6] . Des dispositions sont pourtant prises pour aller arborer des cocardes, le drapeau rouge ou bien pour distribuer des manifestes. A plusieurs reprises, la vue des gendarmes dissuade de mener à bien la propagande (ils s’exposaient à des mesures plutôt contraignantes même pour des délits mineurs.)

2 - insoumission, désertion et propagande dans l’armée

Le jeune Rivoire a été incorporé au 114ème régiment d’infanterie dès le 15 novembre 1892. Nommé Clairon le 2 octobre 1893, il obtient de l’avancement comme caporal-clairon vingt jours après et il peut rentrer chez lui, son certificat de bonne conduite en poche [7]. Il est vrai que dans son cas, son engagement anarchiste était très fragile et les autorités l’ont radié des listes d’individus à surveiller dès son retour. Cas similaire pour un contemporain, Eugène Faty qui à l’issu de ses 5 années de service est retourné parmi les siens avec le grade de sergent [8]. Comme pour le précédent, le séjour à l’armée semble avoir été la cause d’un éloignement d’avec les idées libertaires et d’avec ses relations d’avant.

Pour un troisième, le passage sous les drapeaux ne semble pas avoir eu d’incidence sur ses idéaux : Marius Monfray a été condamné une première fois, pour motif politique, par le tribunal correctionnel, puis une seconde pour outrage à magistrats lors de son audience [9]. En fait, lorsque les anarchistes sont incorporés, les autorités s’inquiètent surtout de leur propension à diffuser des brochures antimilitaristes. Dès 1882, le commissaire spécial, dans un rapport transmit au préfet souligne qu’il paraît certain que des hommes « ont des rapports clandestins avec les anarchistes lyonnais et leur organe, L’Etendard Révolutionnaire, mais il ne semble guère possible de les connaître et de les désigner d’une manière précise car ils ne se nomment pas » [10] Au mois de mars 1883, la brochure A l’armée, est distribuée de manière clandestine au fort Lamothe. Les exemplaires de cette brochures sont jetés par dessus les enceintes du fort et en janvier de la même année, un note mentionne que des militaires introduisent des brochures et des manifestes anarchistes [11].

Cette brochure donne les indications à suivre lors du déclenchement de la révolution : éventrer les tuyaux de gaz pour favoriser les incendies, vol des fusils et des munitions, etc. Plusieurs militants mettent en pratique les idéaux de désertion et d’insoumission lorsque l’institution militaire les réclame. Ainsi, le jeune Cyvoct s’est-il réfugié en Belgique au moment de son incorporation, avant d’être extradé vers la France pour y être jugé. Le frère de Toussaint Bordat, anarchiste condamné aux côtés de Pierre Kropotkine lors du procès de 1883, est lui aussi porté déserteur. Et l’un des compagnons d’infortune de Toussaint Bordat, condamné mineur lors de ce grand procès, Joseph Bruyère est quant à lui insoumis. Il n’a pas répondu à son ordre d’appel de 1882 et s’est en conséquence réfugié en Suisse [12]. Pour les insoumis ou les déserteurs, il n’existe pas d’alternative au départ pour l’étranger. La Suisse, traditionnel refuge pour les révolutionnaires, berceau de l’anarchisme jurassien, et à proximité de Lyon, est tout naturellement terre d’élection pour ces réfractaires au service militaire.

3 - Les manifestations ponctuelles

En mai 1883, les socialistes-révolutionnaires de Paris, créaient une ligue pour l’abolition des armées permanentes dont le but était la propagande en vue du remplacement des armées permanentes par des milices nationales sédentaires. Le mois suivant, cette idée sera reprise par un regroupement des différentes fractions du socialisme, anarchistes compris. Le premier meeting organisé sera un franc succès, 2 000 auditeurs viendront écouter les orateurs présents. Mais, les anarchistes lyonnais quitteront petit à petit ce comité, jugé trop frileux et au sein duquel ils devaient cohabiter avec des partis politiques [13].

En été 1886, ils créèrent en conséquence une ligue des antipatriotes afin d’inviter les soldats à la désertion et à la propagande révolutionnaire. La grève des conscrits est de nouveau évoquée, sans plus de succès toutefois. Les actions de cette nouvelle ligue semblent n’être pas sortis de l’affichage de placards séditieux sur les murs lyonnais. Perquisitions policières et faiblesse de l’entrain ne permettront pas un développement de cette organisation de fait. Si l’affaire Dreyfus n’a guère mobilisé les anarchistes [14], ce ne sera pas le cas de l’affaire Rousset. Rousset a eu le tort d’être témoin des sévices de gradés à l’encontre du soldat Aernoult, qui décédera quelques jours plus tard, et d’avoir dénoncé ces agissements. En 1910, il est condamné à 5 ans de travaux forcés. Toutes les forces de la gauche parlementaire française, des syndicats, de la Libre Pensée, de la presse et des anarchistes se sont mobilisées pour rendre justice au soldat Rousset et flétrir l’armée. Des comités de défense des victimes des conseils de guerre se mettent en place sur tout le territoire. Deux années de meeting de protestation et de manifestations unitaires, où la violence verbale ne sera plus la singularité des seuls anarchistes, aboutiront le 26 septembre 1912 à un non-lieu favorable à Rousset. La mobilisation contre l’armée repris dès les débuts de 1913, contre la loi des 3 ans. Cette loi visait à rallonger le temps du service militaire de 2 à 3 ans (il avait été écourté en 1905.) Les anarchistes ne seront secondés que par la C.G.T. Mais des dissension se font jour : des réunions unitaires se terminant en pugilat. L’ importante mobilisation contre ce projet n’empêche pas le vote de la loi le 7 août, une nouvelle crise franco-allemande à propos du Maroc incite à redorer le blason de l’armée et donc à ne pas se laisser infléchir [15].

4 - Le carnet B

Le carnet B [16] est originellement le fichage de tous les individus suspects d’espionnage.

Créé probablement en 1886, il contient donc dans ses premières années, surtout des étrangers présents sur le sol français, des Alsaciens qui n’auraient pas opté pour la nationalité française après la guerre Franco-Prusse et toute personne suspecte aux yeux des autorités et dont certains critères étaient pour le moins subjectifs : aller trop souvent à l’étranger faisait de vous un suspect idéal même si les voyages avaient des raisons professionnelles, rechercher la compagnie des officiers en était un autre, ou encore être étranger et vivre à proximité d’un pont !

Un carnet A recense tous les étrangers, mais on se doute que beaucoup des noms figurant dans le carnet B pouvaient aussi être présents dans le carnet A, d’où l’abandon de ce dernier en 1909. Le carnet B du Rhône n’existe plus en tant que registre complet, mais des indications fragmentaires nous renseignent sur son contenu. 7 fiches de la fin du siècle nous révèle la présence de deux Suisses, de quatre Allemands et d’un Italien, tous jugés suspects « au point de vue national » selon la phraséologie d’alors. En 1909, si le carnet A est abandonné, les pouvoirs publics jugent opportun d’ajouter les noms des individus suspectés d’entraver la bonne marche de la mobilisation.

Donc, les antimilitaristes sont compris sur ce nouveau Carnet B. Sur 118 noms, 15 sont expressément signalés comme étrangers, 24 ont une consonance étrangère ce qui a probablement présidé à leur inscription (des noms finissant en « i » laissant penser une origine italienne. C’est ainsi que lors des incidents consécutifs à l’assassinat du président Carnot par l’italien Casério, les commerces étaient détruits en fonction de la consonance du nom du propriétaire. La xénophobie anti-italienne avait alors son pendant dans les décisions des autorités), 13 sont dits antimilitaristes, qualification valable pour au moins une vingtaine d’autres. Pour la plupart des noms cependant, aucune indication n’est donnée. Quelques noms célèbres figurent dans ce carnet B dont celui de Jules Bonnot, au numéro d’ordre 52.

En septembre 1911, la nature du Carnet B change : les individus dont les noms sont présents ne sont plus à simplement surveiller mais à arrêter sur ordre du préfet. L’antimilitarisme s’étant radicalisé entre 1906 et 1909 (à la même époque, les mouvements de grèves atteignent des records, et l’armée était fréquemment envoyé pour la répression, consolidant dans un cercle vicieux la haine de l’armée) les pouvoirs publics devaient prendre des mesures, la guerre ayant été évitée pour bien peu de choses à plusieurs reprises.

Les attitudes divergeaient sur la conduite à tenir en cas de conflit. Certains jugeaient que l’occasion était rêvée pour conduire une action révolutionnaire, quand d’autres pensaient qu’il serait préférable « d’aller grossir les rang de l’armée afin d’y former de nouveaux révolutionnaires pour l’avenir » [17]. Les idéologues de l’anarchie n’avaient pas de ligne de conduite unifiée, ce qui permit à P. Kropotkine, dès 1905, de se prononcer en faveur de la France dans l’hypothèse d’un conflit armé avec le voisin Allemand. Il percevait la France comme étant le seul pays en Europe dans lequel la révolution sociale pouvait émerger, et que la défendre était défendre la révolution.

C’est cette même croyance qui a abouti à la signature du Manifeste des 16 en 1916, dans lequel 15 (le dernier nom était en fait celui d’une localité) anarchistes parmi les plus connus se sont déclarés hostiles à l’expansionnisme Allemand. L’exemple des actions entreprises par les libertaires lyonnais nous montrent que les autorités ne prenaient guère au sérieux la « propagande par l’exemple », de type désertion, car individuelle et ne pouvant conduire à des prises de conscience en masse, tandis que la propagande par l’écrit ou par la parole étaient jugées beaucoup plus subversives. Les rares actions qui ont eu un impact semblent être celles qui ont vu les libertaires lyonnais s’associer aux autres branches du socialisme ou qui bénéficiaient d’un capital sympathie conjoncturel dans la population comme c’était le cas de l’affaire Rousset.


Notes

[1] Cf Jean Maitron, Histoire du mouvement anarchiste, T.1, pp.111-113.

[2] Note du modère.

[3] Archives Départementales du Rhône, carton 4M321, rapport de police du 14 septembre 1882.

[4] A.D.R. 4M306. Attentats divers 1882-1888. Antoine Cyvoct fût néanmoins condamné à la peine de mort pour avoir incité à l’attentat par le biais d’un article incendiaire paru dans le Droit Social. Devant le nombre des protestations, sa peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité. Il revient du bagne en 1898 à la suite d’une intense campagne en sa faveur, il faut dire qu’il n’était probablement même pas l’auteur de l’article incriminé !

[5] A.D.R. 4M312, télégramme du 27 janvier 1892.

[6] A.D.R.4M326, dossier Rivoire, note du 19 février 1892. Le jeune Rivoire a renoncé à « son intention de causer quelque scandale » car il espérait être exempté au motif de soutien de famille, son père étant infirme et placé dans un asile de vieillards.

[7] A.D.R. 1RP929

[8] A.D.R. 4M329, dossier Faty, notice biographique.

[9] A.D.R.1RP877. Le fait qu’il n’a pas été jugé par un tribunal militaire nous indique qu’il a agit lors d’une perme.

[10] A.D.R. 4M321 rapport du 5 octobre 1882.

[11] Cf Pierre Cordonier, la propagande libertaire non violente sous la 3ème République, de 1880 à 1914. Mémoire de maîtrise, 2003.

[12] Il sera incorporé après avoir purgé sa peine consécutive au procès de 1883.

[13] Cf Marcel Massard, histoire du mouvement anarchiste à Lyon (1880-1914). D.E.S. 1954 ;

[14] Sébastien Faure notamment y porta un intérêt.

[15] Cf Pierre Cordonier.

[16] Tous les renseignements proviennent de Jean-Jacques Becker, Le Carnet B...197, des A.D.R. 3M300 et 4M301.

[17] A.D.R. 4M307, lettre du commissaire spécial adressée au préfet, datée du 09-11-1883


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Re: Trop jeunes pour mourir (1909-1914)

Messagede Pïérô » 20 Sep 2017, 04:35

Cluny (71), dimanche 24 septembre 2017 à Cluny

Dans le cadre du Salon du livre libertaire

15h : Guillaume Davranche Trop jeunes pour mourir

http://www.cla01.lautre.net/Salon-du-li ... rtaire-212
Image------------ Demain Le Grand Soir --------- --------- C’est dans la rue qu'çà s'passe --------
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Pïérô
 
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