Histoire du mouvement anarchiste en France et au delà

Re: Histoire du mouvement anarchiste en France et au delà

Messagede bipbip » 15 Fév 2018, 16:46

La Bande noire. Propagande par le fait dans le bassin minier (1878-1885)

Discussion avec Yves Meunier, auteur du livre

Alès (30) vendredi 16 février 2018
19h, La Rétive, 42 rue du faubourg d’Auvergne, 30100

De la mine à la dynamite
La Bande noire. Propagande par le fait dans le bassin minier (1878-1885)
Yves Meunier, l’Échappée, 2017, 192 p.

Dans la nuit du 15 au 16 août 1882, de jeunes mineurs en rébellion contre la toute puissance de l’Église, alliée au patronat des mines, font exploser la rosace et l’entrée d’une chapelle dans le bassin houiller de Saône-et-Loire. C’est le début d’une longue série d’actions qui vont secouer pendant trois ans la région de Montceau-les-Mines au rythme des dynamitages d’édifices religieux et de domiciles de petits chefs à la solde du patronat. Animés par un esprit de révolte, ces anarchistes sont connus sous le nom de la Bande noire. Yves Meunier viendra nous présenter sa recherche sur les sources de l’anarchisme ouvrier.

Toutes les soirées sont accompagnées d’ une auberge espagnole, chacun(e) ramène à manger et à boire.

http://www.millebabords.org/spip.php?article31337
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Re: Histoire du mouvement anarchiste en France et au delà

Messagede bipbip » 13 Mai 2018, 21:31

68 : Après une décennie de marasme, le mouvement anarchiste reprend pied

Après une décennie de marasme, le mouvement anarchiste reprend pied

Un Mai 68 anarchisant relève de l’imagerie d’Épinal alimentée par la fortune médiatique de Daniel Cohn-Bendit. La place des anarchistes dans le mouvement de Mai, loin de s’y réduire, et finalement méconnue, mérite qu’on s’y arrête.

Le mouvement de Mai trouve les anarchistes particulièrement divisés. La Fédération anarchiste (FA) reconstituée en 1953 est encore traumatisée par l’expérience de la Fédération communiste libertaire (FCL).

Son organe, Le Monde libertaire, n’est encore en 1968 que mensuel. Selon ses initiateurs, dont Maurice Joyeux, la nouvelle fédération a vocation à regrouper tous les courants de l’anarchisme. Des militants anarcho-syndicalistes de Force ouvrière ou de la CNT aux anarchistes individualistes, la palette est large. En 1968, le pari est loin d’être gagné. Il existe encore en-dehors de la FA plusieurs groupes et organisations d’envergure nationale. Son audience à la veille de Mai est bien faible, deux ou trois centaines de militants tout au plus.

De son côté, la FCL a payé de sa disparition en 1957 son engagement résolu en faveur de l’Algérie libre. Certains groupes isolés subsistent encore. Mais l’esprit de la défunte organisation survit surtout dans la revue Noir et Rouge dont l’audience, dans les années 1960, dépasse les cercles militants libertaires. La revue prétend « lutter contre tous les tabous, y compris anarchistes », elle récuse la franc-maçonnerie, défend une position de soutien critique aux luttes de libération nationale, s’intéresse à l’autogestion et aux théories spontanéistes portées par certains groupes communistes conseillistes. Se faisant, elle contribue au climat intellectuel qui fut celui de Mai et à l’influence qu’y ont exercé les idées spontanéistes des communistes libertaires. Cependant, même s’ils condamnent le dogmatisme et l’étroitesse d’esprit des leaders de la FA, c’est quand même en sa direction que s’exerce tout le travail critique des rédacteurs de Noir et Rouge.

L’« hydre de Lerne » communiste libertaire

Il n’est donc pas étonnant que, du sein même de la FA, certains groupes et militants se réclament de cette même volonté de régénération de l’anarchisme. C’est plus ou moins sur ces bases que s’est constituée en son sein une Union des groupes anarchistes communistes (UGAC) qui finit par rompre avec la FA en 1964.

Il faut dire que le climat au sein de la FA n’est alors pas très serein. La plupart de ses animateurs voient d’un très mauvais œil la résurgence de ce qui a conduit à l’expérience, liquidatrice autant que désastreuse à leurs yeux, de la FCL. Maurice Joyeux consacre en 1967 une brochure entière à la nécessité de combattre les influences marxisantes du communisme libertaire qui telle l’hydre de Lerne, ne cesse de renaître [1]. Il y pourfend tant Noir et Rouge que l’UGAC, parle de « complot » et de « cinquième colonne ».

Autre cible désignée : les situationnistes. Il faut dire que le fameux pamphlet De la misère en milieu étudiant, diffusé de Strasbourg, n’épargne pas la FA. Aussi un article du Monde libertaire faisant l’éloge du situationnisme déclenche-t-il la polémique, entraînant le départ des militants « pro-situs » avant même le congrès de Bordeaux en mai 1967.

De fait la FA compte peu d’étudiantes et d’étudiants dans ses rangs. Divisée et plutôt focalisée sur ses problèmes internes, elle ne voit pas venir le mouvement de Mai. Pourtant il y a à Nanterre un cercle de jeunes anarchistes qui participent avec d’autres groupes « gauchistes », et notamment la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), à toute l’agitation qui ne cesse de secouer le campus à partir de 1966. On compte parmi eux Jean-Pierre Duteuil [2] et Daniel Cohn-Bendit dont on sait le rôle qu’ils joueront ensuite. Mais ces militants font partie de ceux qui ont pris leurs distances avec la FA après le congrès de Bordeaux. Ce congrès a été un véritable congrès de crise où le fonctionnement et l’organisation de la fédération tels qu’ils avaient été mis en place par ses fondateurs ont été durement remis en cause. En dépit de ces polémiques et en réaction à elles, une tendance communiste libertaire se constitue peu après, l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA, lire page 22).

Présence anarchiste dans les événements

Si les anarchistes s’investissent massivement dans le formidable mouvement protéiforme de Mai 68, si leur présence est visible et remarquée, leur influence véritable est assez faible. « Si la présence militante de la FA fut réelle, ses conceptions organisationnelles ou politiques ne lui permettaient pas d’intervenir », note Roland Biard [3]. Il est très significatif que, des 12 organisations d’extrême gauche dissoutes en juin, la seule qui peut être rattachée à la mouvance anarchiste est le Mouvement du 22-mars qui regroupait en fait des militantes et des militants de différents courants.

Certes Daniel Cohn-Bendit est devenu soudainement une figure du mouvement. Mais ce vedettariat inattendu n’a pas été sans poser des problèmes de fonctionnement et de légitimité au leader du Mouvement du 22-mars, un groupe qui paradoxalement se réclamait de l’auto-organisation et du refus des structures permanentes de délégation de pouvoir [4]. Toutefois il est indéniable que la notoriété de Daniel Cohn-Bendit a contribué à populariser les idées anarchistes mais dans une version plus proche de Noir et Rouge que de celle de la FA, même si la revue s’est crue obligée de préciser qu’elle récusait le qualificatif de « cohnbendiste » [5].

Les anarchistes étaient aussi présents là où la grève générale a débuté : à Nantes. C’est un de leurs leaders, Alexandre Hébert, qui dirige alors l’union départementale de Force ouvrière très active dans le déclenchement de la première grève à l’usine Sud-Aviation. C’est sous leur influence que se met en place un comité central de grève dans cette ville, engageant une dynamique unique de dualité de pouvoir.

Partout ailleurs et durant tout le mouvement, les anarchistes ont massivement investi les cortèges, étudiants et autres. Ils ont investi toute une aile de la Sorbonne durant son occupation. La floraison des drapeaux noirs, très largement spontanée, lors des manifestations, notamment celle du 13 mai, a marqué les esprits et attiré de nombreux jeunes, signe d’un renouveau qui pourtant ne fut pas sans nuage.

L’impact de Mai sur le mouvement

Les organisations anarchistes ont connu au lendemain de Mai un regain d’adhésion. La FA, l’organisation la plus importante, est celle qui en bénéficie le plus. Pourtant les nouvelles et les nouveaux venus ne sont pas accueillis sans méfiance. Le vieil ouvriérisme anarchiste est encore très présent au sein de la FA et si dans l’édito de son numéro spécial consacré en juin à la première analyse à chaud des événements de mai, le Monde libertaire (juin 1968) rend hommage aux étudiantes et aux étudiants qui « ont été incontestablement plus loin que les ouvriers », cela ne va pas sans une réelle prise de distance avec la « kermesse de la Sorbonne ».

Plus tard Maurice Joyeux moquera les « anarchistes de préaux d’école issus de la bourgeoisie qui finira bien par récupérer sa progéniture » [6]. Et c’est avec mépris qu’il évoque cette « bouillie idéologique pour les chats » qu’est la « théorie qui fusionne l’économie marxiste avec la morale de comportement libertaire » qui est de son propre aveu la marque de l’anarchisme étudiant de Mai [7].

Certaines des déclarations à l’emporte-pièce de Daniel Cohn-Bendit, qui laisse volontiers affleurer son mépris pour la « vieille maison » qu’est la FA n’ont certainement pas contribué à arranger les choses. Avec d’autres, il se rend au congrès anarchiste international de Carrare (Italie) début septembre.

Il y défend ses thèses spontanéistes et critique l’inaction de la FA. Cette tentative de débordement du congrès anarchiste international est très mal vécue par beaucoup de militants qui y voient une tentative de récupération. De fait le congrès est globalement un échec et marque une coupure au sein du mouvement libertaire international entre les anarchistes traditionnels et les communistes libertaires.

Ces derniers bénéficient de leur côté d’un réel renouveau. Daniel Guérin a cru voir s’épanouir dans le Mai 68 français un « marxisme libertaire » dont il vante les vertus dans un livre paru dès 1969 [8].

Les débats internes à la FA débouchent assez vite sur le départ de l’ORA, tandis que Georges Fontenis, qui fut le principal animateur de la FCL, et Daniel Guérin participent à un autre pôle de regroupement, le Mouvement communiste libertaire (MCL).

La tentative de fusion ORA-MCL, avortée en 1971, marque les limites de cette dynamique qui s’appuie sur des évolutions parfois divergentes. Au spontanéisme du MCL, influencé par le communisme des conseils, s’oppose le volontarisme organisationnel de l’ORA.

Le syndicalisme pose aussi problème, l’antisyndicalisme ayant marqué des points au sein de l’ensemble de la mouvance anarchiste à la faveur des événements de Mai.

Toujours est-il que le débat ne cessera pas entre ces deux rameaux du mouvement anarchiste, d’où finira par sortir bien des années plus tard et après de nombreuses vicissitudes, Alternative libertaire.

Stéphane Moulain

• Stéphane Moulain est membre du comité de rédaction de la revue Dissidences, il a rédigé la notice « Anarchismes » de La France de Mai 68, Syllepse, avril 2008.


[1] Maurice Joyeux, L’Hydre de Lerne, Éd. du Monde libertaire, 1967. Dans la mythologie grecque, l’hydre de Lerne est un monstre à plusieurs têtes qui se régénèrent lorsqu’on les tranche.

[2] Jean-Pierre Duteuil, Nanterre 1965-66-67-68 Vers le Mouvement du 22-mars, Acratie, 1984.

[3] Roland Biard, Dictionnaire de l’extrême gauche de 1945 à nos jours, Belfond, 1978, p.135.

[4] Daniel Cohn-Bendit, Le Grand Bazar, Belfond, 1975.

[5] Daniel Cohn-Bendit a écrit avec son frère Gabriel un livre dans lequel ils exposent leur anarchisme mâtinée de conseillisme : Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, 1968.

[6] Maurice Joyeux, Souvenirs d’un anarchiste, vol. 2, Éd. du Monde libertaire, p. 276.

[7] Maurice Joyeux, L’Anarchie et la révolte de la jeunesse, Casterman, 1970, p.114-115.

[8] Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Laffont, 1969.


https://www.alternativelibertaire.org/? ... ecennie-de
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Re: Histoire du mouvement anarchiste en France et au delà

Messagede Pïérô » 22 Mai 2018, 07:58

Soirée - L'anarchie en partage de mai 68 à mai 2018.

Limoges, mardi 22 mai 2018
à 20h30, Espace Associatif Gilbert Roth, 64 avenue de la Révolution

Soirée animée par Gaetano Manfredonia - historien du mouvement ouvrier et libertaire.
Entrée libre - verre de l'amitié.

https://limoges.demosphere.eu/rv/772

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Re: Histoire du mouvement anarchiste en France et au delà

Messagede bipbip » 27 Mai 2018, 16:06

Les anarchistes et le coup d’État de De Gaulle

Une étude sur l’intervention anarchiste et révolutionnaire dans un événement largement oublié aujourd’hui : le coup d’État de De Gaulle, sur fond colonial, en mai 1958.

Mai 58 : Les anarchistes et le coup d’État de De Gaulle

Qui se souvient, aujourd’hui, de ce que fut le « coup d’État de De Gaulle » en mai 1958 ? De la sédition de l’armée et des colons d’Algérie réclamant sa venue au pouvoir ? De la pusillanimité des partis républicains ? De la modération du PCF ? Des appels au soulèvement antifasciste de l’extrême gauche ?

L’État français est alors enlisé, depuis déjà trois ans et demi, dans une guerre coloniale qui apparaît, de plus en plus, ingagnable. La répression, la censure, la contre-guérilla, la torture… rien n’y fait : la résistance algérienne tient bon et gagne en audience. L’Onu s’est saisie de la question. En métropole même, l’anticolonialisme progresse.

Pris de doute, les partis qui dominent l’Assemblée – SFIO (socialiste), MRP (démocrate-chrétien) et CNIP (droite) – envisagent d’entamer des pourparlers avec le FLN. À Alger, les colons le sentent, le savent, pa­niquent : leurs propriétés, leurs privilèges, leur monde sont menacés d’effondrement. Ils placent leurs derniers espoirs dans l’armée, persuadée qu’elle peut encore éradiquer le FLN si elle n’est pas trahie par les poltrons du Palais-Bourbon.

Le 13 mai 1958, à Alger, des milliers de colons exigent de Paris davantage d’intransigeance. La manifestation vire à l’insurrection : la foule envahit le siège du Gouvernement général aux cris de « l’armée au pouvoir ! » ­L’état-major, complaisant, s’associe au mouvement. Un Comité de salut public composé de colons, de militaires et d’une poignée de musulmans est formé sous l’autorité du général Massu. Dès le lendemain matin, ce dernier réclame à la radio que soit formé à Paris « un gouvernement de salut public, qui seul peut sauver l’Algérie de l’abandon, et ce faisant d’un Diên Biên Phu diplomatique ». Et Massu de lâcher le nom de l’homme providentiel qu’il appelle de ses vœux au pouvoir : le général de Gaulle.

Cela fait pourtant onze ans que « l’homme du 18 Juin » s’est retiré, de mauvaise grâce, de la vie politique. Mais ses fidèles sont restés mobilisés. Ils complotent au sein de l’appareil d’État, dans l’armée et parmi les putschistes d’Alger. Le 13 mai leur crée une occasion en or. Leur champion peut revenir au pouvoir s’il saisit la main tendue par le lobby colonial.

Le 15 mai, en effet, deuxième coup de tonnerre : le général de Gaulle se déclare publiquement « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Tollé gé­néral. L’Assemblée adjure le gouvernement du MRP Pierre Pflimin de tenir bon face à ce coup de force ; la gauche dans son ensemble s’écrie « le fascisme ne passera pas » ; la presse s’alarme ­d’une possible guerre civile ; CGT et FO menacent d’appeler à la grève générale.

Trois pôles d’opposition au putsch

Dans les deux semaines qui ­suivent, l’opposition au putsch s’organise autour de trois pôles distincts.

Un premier est constitué de la SFIO, appuyés par quelques autres partis de gauche républicains, la Ligue des droits de l’Homme, la Libre Pensée, FO et la CFTC. Ils forment un Comité de liaison pour la défense de la république et des libertés démocratiques. Muet sur la question algérienne, ce pôle s’en tiendra à la défense de la légalité, espérant que la majorité de l’armée restera loyale à la république.

Un second pôle est celui du ­tandem stalinien PCF-CGT. Le PCF, qui est alors le premier ­parti de France, appelle à la constitution d’un nouveau « Front populaire », avec les socialistes et les radicaux, pour défendre « la république » comme en 1936. Pour faciliter le rapprochement, le PCF fait silence sur la question algérienne [1]. Cette main tendue sera repoussée par les socialistes, qui craignent une dictature communiste plus encore que les putschistes – on est deux ans après l’écrasement de la Hongrie par l’Armée rouge. Cependant, si le PCF crie au fascisme, il modère son action : l’URSS est en effet favorable à de Gaulle, vu comme anti-américain.

Un troisième pôle est formé par l’extrême gauche qui, nettement anticolonialiste, ne veut nullement « sauver la république », mais battre le fascisme. Dès le 15 mai, sur l’initiative de Maurice Joyeux et de Georges Vincey, de la FA, se constitue un Comité d’action révolutionnaire (CAR) qui regroupe le PCI trotskiste de Pierre Lambert, le syndicat CGT des Charpentiers en fer, ainsi qu’un regroupement syndicaliste, le Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière. En un temps record, le CAR, domicilié à la librairie du Monde libertaire, rue Ternaux, édite une affiche titrée « Alerte aux travailleurs », appelant à l’action, qui est placardée à 3.000 exemplaires dans Paris. Dans la foulée, le CAR est rejoint par les GAAR, deux groupes étudiants, des militants des revues La Révolution prolétarienne et Socialisme ou Barbarie.

Soucieux de placer la FA sous un « parapluie démocratique », Joyeux donne également l’adhésion de la FA au Comité de liaison pour la défense de la république [2], comme le PCI.

Il ne sera cependant guère récompensé pour son esprit d’initiative. Au congrès de la FA, réuni du 24 au 26 mai, les humanistes dénoncent la présence de la FA dans le CAR, et plus encore au Comité de vigilance. Le Bordelais Aristide Lapeyre proteste : Joyeux a « violé les accords » en­tre les membres de la FA, car « les statuts de l’organisation lui interdisaient » de faire cela. Joyeux proteste : il a au contraire « rendu service » à la FA en la sortant de sa « torpeur », puisque les instances fédérales ne faisaient rien [3].

Le dernier jour du congrès, on apprend que la situation s’aggrave brutalement. Les putschistes ont pris le contrôle de la Corse et lancé un ultimatum : si dans cinq jours l’Élysée n’a pas nommé de Gaulle chef du gouvernement, ils marcheront sur Paris.

Pas de débordement le 28 mai

Le 28 mai marque l’apogée de l’opposition au putsch. Alors que, la veille, la grève générale tentée par la CGT a été un échec, 200.000 à 250.000 personnes ­défilent contre de Gaulle à Paris, de Nation à République.

Les députés membres du Comité de liaison pour la défense de la république ouvrent la marche, accompagnés des dirigeants FO et CFTC. Derrière eux, on scande « Vive la république ! » entre deux Marseillaise. Suivent les enseignants et étudiants. Puis arrivent les gros bataillons de la CGT et du PCF. Là, aux slogans républicains, on ajoute « Le fascisme ne passera pas ! », « Unité d’action ! », « Front populaire ! », « Factieux, au poteau ! », « Massu au poteau ! », « De Gaulle au musée ! » En queue de manif, enfin, le cortège du CAR n’emploie que les slogans antifascistes en y ajoutant : « La girafe au zoo ! », « Désarmons les paras ! » ou encore « Les paras à l’usine ! » Et seule L’Internationale retentit.

Arrivés place de la République, les députés socialistes et républicains s’éclipsent rapidement. On appelle à la dispersion. Le pôle emmené par le CAR refuse, et s’engage dans la rue du Temple, barrée par un cordon de CRS. Alertés, les services d’ordre SFIO et PCF accourent et s’interposent. Échange de propos aigres-doux : « Pas de provocation » – « On s’en fout de la république ! » – « Ce n’était pas notre mot d’ordre » – « Vous allez au massacre ». La scène dure une demie-heure, avant que les militants du CAR se résignent et tournent les talons [4].

Dans les kiosques, Le Monde vient de tomber. Alain Beuve-Méry y enterre la IVe République : « Aujourd’hui, dans l’immédiat, [...] le général de Gaulle apparaît comme le moindre mal » [5].

Le lendemain, quelques heures avant l’expiration de l’ultimatum des factieux, l’Élysée nomme le « plus illustre des Français » à Matignon. Il forme un gouvernement d’union nationale où l’on retrouve des gaullistes, mais aussi des membres du CNIP, du MRP et de... la SFIO. Son chef, Guy Mollet, a en effet négocié son ralliement l’avant-veille. Sous la menace de l’armée, l’Assemblée capitule et vote les pleins ­pouvoirs à de Gaulle pour six mois, avant de s’autodissoudre. Le PCF vote contre ; scandalisée par la trahison de Guy Mollet, la SFIO explose.

Les derniers actes d’opposition auront été le fait de l’Éducation nationale, en grève le 30 mai, et du PCF, avec une manif-baroud d’honneur le 1er juin.

Référendum-plébiscite  : voter non ou s’abstenir  ?

Reste le CAR. Il poursuivra son activité pendant quelques mois, sortant affiches et tracts appelant à la vigilance antifasciste, mais se divisera en septembre, quand de Gaulle soumettra à référendum la Constitution de la Ve République, taillée pour lui. Ce sera le premier de ces référendums-plébiscites gaulliens auxquels le PCF et l’extrême gauche appelleront désormais systématiquement à voter non.

Dans le mouvement anarchiste, cela soulève un débat. Faut-il voter non ? C’est l’avis d’une partie de la FA qui, avec André Devriendt ou Maurice Laisant, estime que l’organisation doit mener campagne, sur ses bases propres, contre la Constitution gaullienne. Une autre partie plaide pour l’abstention, estimant qu’il faut refuser de «  voter sous menace de mort » que « les jeux sont faits » [6]. Au bout du compte, la FA s’en sor­tira avec une affiche habile, dénonçant le « plébiscite » et soulignant que « le non ou l’abstention ne suffisent pas », car « les travailleurs auront demain à ­lutter » pour défendre leurs droits et leurs libertés contre le fascisme. De leur côté, une partie des GAAR – notamment à Mâcon – font campagne pour le non mais, faute de moyens financiers, sans réussir à faire entendre leur propre discours [7]. Cette impuissance à peser en tant que force mili­tante, aussi bien en mai qu’en septembre, poussera bientôt les GAAR à réfléchir à leur entrée, en tant que tendance, au sein de la FA [8].

Finalement, tout le monde sera assommé par le résultat massif du référendum, le 28 septembre : 80% de participation, 82,6% de oui. Même un cinquième de l’électorat communiste a voté oui, contre la consigne du parti. Un triomphe inespéré pour de Gaulle, que tous les journaux de l’époque analyseront comme un succès reposant sur le légitimisme envers l’homme providentiel. Il sera suivi, en novembre, par un raz-de-marée gaulliste à l’Assemblée nationale.

La Ve République est née, et le général de Gaulle la dirigera pendant onze ans. Trahissant les espoirs du lobby colonial, il mettra en œuvre l’abandon de l’Algérie française, auquel la IVe République n’avait pu se résoudre. Et, déjouant les pronostics, il n’instaurera pas un régime fasciste, mais plutôt « bonapartiste », centralisé autour de la personne du chef de l’État, en communion directe avec « le peuple » par le biais de plébiscites réguliers.

« Ils voulaient un homme fort pour se sentir dirigés, ils l’avaient enfin et lui déléguaient tous les pouvoirs, écrira Noir et Rouge dans un bilan désabusé de cette année 1958. Quant aux autres, ceux qui parmi “la gauche” votèrent tout de même pour lui, ils s’en remettaient également à ses bons soins, pour finir la guerre d’Algérie, pour sauver la république, etc. Avec LUI on allait voir. On a vu. Et on n’a pas fini d’en voir. » [9]

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


Chronologie
UNE AFFAIRE RONDEMENT MENÉE


13 mai 1958 : putsch d’Alger : porté par une foule de colons en colère contre Paris, un Comité de salut public est créé et réclame de Gaulle au pouvoir.

15 mai : de Gaulle se déclare disponible. Panique au gouvernement. Création d’un Comité d’action révolutionnaire qui appelle à la résistance antifasciste.

18 mai : création d’un Comité de liaison pour la défense de la république et des libertés démocratiques.

19 mai : de Gaulle veut rassurer : « Croit-on, qu’à 67 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ? »

25 mai : opération Résurrection : les putschistes s’emparent de la Corse, et lancent un ultimatum  : si de Gaulle n’est pas au pouvoir le 30 mai, ils investiront Paris.

24-26 mai : congrès de la Fédération anarchiste à Paris.

27 mai : la grève générale à l’appel de la CGT est un échec. De Gaulle annonce que le processus de son accession au pouvoir est engagé.

28 mai : 250.000 personnes défilent à Paris contre le coup d’État en trois tronçons  : républicain, stalinien et révolutionnaire.

29 mai : le président René Coty appelle de Gaulle à Matignon.

30 mai : grève de l’Éducation nationale contre le putsch.

1er juin : sous la menace de l’armée, l’Assemblée investit le gouvernement d’union nationale (SFIO-MRP-CNIP-gaullistes) formé par de Gaulle. Manif-baroud d’honneur du PCF.

2-3 juin : l’Assemblée donne les pleins pouvoirs au gouvernement pour six mois et le mandate pour rédiger une nouvelle Constitution. Le PCF vote contre, le groupe parlementaire SFIO explose.

4 septembre : de Gaulle présente le projet de nouvelle Constitution. Appellent à voter oui  : SFIO, Parti radical, MRP, gaullistes, CNIP. Appellent à voter non  : PCF, PCI, une partie du mouvement anarchiste et plusieurs partis socialistes de gauche qui fusionneront, en 1960, dans le PSU.

28 septembre : référendum : 80 % de oui. La Ve République est établie.


EN 1958, UN MOUVEMENT ANARCHISTE TRÈS AFFAIBLI

A l’été 1957, la Fédération communiste libertaire, qui en était la composante la plus dynamique, a été démantelée par la répression, en raison de son soutien aux indépendantistes algériens. Plusieurs de ses militants, dont Pierre Morain, Paul Philippe et Georges Fontenis, sont alors sous les verrous.

Issus d’une scission de la FCL, les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire (GAAR), sont très investis dans l’anticolonialisme, mais n’ont que peu de moyens. Leur revue mensuelle, Noir et Rouge, publie des études de fond, mais déconnectées de l’actualité.

La Fédération anarchiste (FA), constituée en 1954, est une structure assez passive, dont le fonctionnement unanimiste lui interdit de définir des positions collectives. Une partie de ses membres, derrière André Prudhommeaux, Charles-Auguste Bontemps et Paul Rassinier, sont alors en train d’évoluer vers une sorte d’humanisme réformiste.

Une sensibilité révolutionnaire s’y maintient néanmoins, animée par Maurice Joyeux et Maurice Fayolle. Son mensuel, Le Monde libertaire, reflète cette diversité. Sur la guerre d’Algérie, l’attitude dominante est l’attentisme : sympathie pour les insurgés algériens, mais refus de les soutenir pour ne pas cautionner leur nationalisme. On retrouve une posture analogue à la CNT, structure moribonde à cette époque.


[1] Le PCF est alors en train de se rallier à la solution de l’indépendance algérienne ; il ne s’y ralliera franchement qu’en septembre 1959.

[2] Maurice Joyeux, Sous les plis du drapeau noir, tome II, Éditions du Monde libertaire, 1988, page 193.

[3] Bulletin intérieur de la FA, juin 1958, Archives Ugac/FACL.

[4] Le Monde, 30 mai 1958, Socialisme ou Barbarie, juillet-août 1958, La Vérité, 18 septembre 1958.

[5] Sirius, « L’amère vérité », Le Monde, 29 mai 1958.

[6] Le Monde libertaire, août-septembre 1958.

[7] Archives Gaar/FACL.

[8] La Laison, août et novembre 1958, Archives Gaar/FACL. L’entrée dans la FA aura lieu en mai 1961, en formant une tendance, l’Union des groupes anarchistes-communistes.

[9] Noir et Rouge, hiver 1958-1959.


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Re: Histoire du mouvement anarchiste en France et au delà

Messagede bipbip » 14 Juin 2018, 21:20

Le congrès ouvrier communiste-anarchiste de la région du Midi à Sète 1881

Deuxième congrès ouvrier de la région du Midi
Compte-rendu officiel
Séance du lundi 20 juin

La séance est ouverte à 8 heures ½ du soir. La salle est à peu près pleine d’auditeurs, qu’on peut évaluer à 1200 personnes.
Il est donné lecture du procès-verbal de la séance préparatoire de la veille, après quoi on procède à la formation du bureau. Le compagnon délégué de la chambre syndicale des des ouvriers ébénistes de Béziers, secrétaire (pas de président) ; le compagnon délégué du Cercle du travail de Cette, secrétaire-adjoint ; assesseurs, le compagnon délégué du Cercle de l’industrie et le compagnon délégué des Travailleurs socialistes de St-Génies de Magloires.
La parole est donnée par le secrétaire au compagnon secrétaire correspondant de la Commission d’organisation, qui fait plusieurs communications intéressantes. Il donne lecture de différentes adresses des Républicains socialistes de Bessèges (Gard), de Rivesaltes (Pyrénées Orientales) et de Béziers (Hérault). Tous les groupes d’où émanent ces adresses adhèrent chaleureusement au Congrès et envoient aux délégués l’expression de leur solidarité.
Sept délégués prennent ensuite la parole successivement sur la première question mise à l’ordre du jour du Congrès : Que peut espérer le prolétariat de l’organisation sociale actuelle ?
Le compagnon délégué du Cercle des travailleurs de Béziers déclare qu’il n’attend absolument rien de cette classe de sybarites avachis par le luxe et la débauche. Nous ne pouvons espérer de la bourgeoisie, dit-il, non seulement aucune réforme économique, mais même aucune réforme politique sérieuse. Il déclare que les sujets de doléances du prolétariat ne sont ni moins nombreux qu’au moyen âge. La classe ouvrière est la martyre de la classe bourgeoise ; l’antagonisme entre les deux classes nous fait un devoir impérieux de hâter la Révolution. Nous connaissons la haine de la bourgeoisie contre le prolétariat, haine qui s’est manifestée par des trouées sanglantes dans la masse du peuple, comme en 71 et en 48. Le salut de la classe ouvrière n’est donc que dans la Révolution (applaudissements).
Le compagnon délégué du Cercle de la Montagne, de Narbonne, lit un rapport dans le même sens que le précédent, et dont voici les points principaux : Il suffit d’examiner froidement la situation respective du prolétariat et de la classe possédante, pour répondre que le travailleur ne peut rien attendre de l’organisation sociale actuelle. L’histoire de notre siècle nous en donne les preuves les plus incontestables.
L’oligarchie bourgeoise qui détient actuellement tous les instruments de travail, avant de se substituer dans l’ordre politique à la Société bourgeoise, ne répondit pas autrement à cette question qui se posait devant elle dans des conditions identiques. La bourgeoisie triomphe par la force et la violence, mais à son tour elle n’a pas voulu reconnaître le droit social du prolétariat qui, au lendemain du renversement de l’ancien ordre de choses, s’est levé et a demandé par la bouche de Babeuf à la révolution triomphante : Que vas-tu faire des déshérités et pour ceux à qui tu donnes des droits théoriques sans leur donner les moyens de s’en servir ? La bourgeoisie répondit par la mort et la déportation, et elle a toujours depuis suivi la même tradition. Donc, compagnons, le prolétariat n’a rien à espérer de l’organisation sociale actuelle et doit concentrer tous ses efforts pour la détruire (applaudissements).
Le rapport du délégué de la Plèbe de Béziers (qui n’a pas donné son nom), est nettement anarchiste. Ce rapport, écouté avec attention et fréquemment applaudi, conclut ainsi : La Société ne doit réclamer de l’individu que ce qu’il est capable de lui donner, mais elle lui doit tout ce dont il a besoin. Tel est notre programme économique, anarchiste et égalitaire. Nous prenons comme base le droit de tous à l’existence ; comme moyen, la révolution sociale ; comme but à atteindre, le communisme anarchiste (vifs applaudissements).
Le compagnon délégué du Cercle de la Misère de Cette, qui comme le précédent orateur ne donne pas son nom, parle dans le même sens et se rallie aux mêmes conclusions. Les applaudissements se renouvellent dans la salle.
Le compagnons délégué du Cercle de la Montagne, de Narbonne, est délégué spécialement par des groupes agricoles et se félicite de voir que les prolétaires des champs entrent résolument dans la voie révolutionnaire. Il démontre que la prospérité des petits propriétaires de la région est plutôt apparente que réelle, et comme la petite industrie est de plus en plus menacée et atteint par la grande. Il déclare que les prolétaires agricoles du Narbonnais unissent leur voix à celles de leurs frères des autres parties de la région pour appuyer leurs vœux, accepter la solidarité de leurs revendications et étudier les moyens pratiques propres à les faire triompher.
Désormais aucune illusion n’est plus possible pour le prolétariat, tout espoir de transaction avec la bourgeoisie n’est qu’une chimère.
L’organisme social actuelle est un organisme vicieux ; on ne saurait rien attendre de lui. Une transformation sociale s’impose, le prolétariat doit s’unir pour résister par tous les moyens possibles à l’envahissement du capital et de la bourgeoisie (applaudissements).
Le compagnon secrétaire correspondant, délégué du Cercle du travail de Cette, étant très fatigué, lit seulement les conclusions de son rapport. Par des considérants très motivés, il critique toute l’organisation sociale actuelle et termine en déclarant que le prolétariat n’a rien à attendre de l’organisation sociale actuelle, qu’il est de son intérêt et de son devoir, conformément à cette parole profonde de St-Just : « Ceux qui ne font les révolutions qu’à demi, travaillent à leur propre tombeau », de consacrer toute son activité et tout son dévouement à préparer la destruction intégrale de cette organisation oppressive ; que toutes les réformes partielles seraient autant de duperies et que le renversement impitoyable de toutes les institutions actuelles, gouvernement, propriété, héritage, salariat, parlementarisme, magistrature, armée, police, religion, bureaucratie, etc…etc…, sans exception et sans merci, est le seul moyen politique de recouvrer l’exercice de cette souveraineté du peuple qui ne peut et ne doit être autre chose que la souveraineté de chaque citoyen en particulier, le seul moyen également de rendre possible l’avènement et la conservation de la justice sociale ; que cette « table rase » est nécessaire et préalable à tout travail de réédification ne pouvant évidemment s’accomplir que par la force mise au service du droit, attendu qu’il est inouï que des privilégiés se soient, complaisamment et d’eux-mêmes dessaisis de leur prérogative, l’unique idéal et l’unique programme du prolétariat doit se résumer ainsi : Organisation des forces révolutionnaires destinées à accomplir cette œuvre libératrice (Applaudissements)
Le compagnon délégué du cercle des travailleurs des salles du Gardon et de plusieurs cercles de la Grand’Combe (Gard) lit un rapport très long et très soigné, dans lequel il passe en revue la situation des travailleurs du centre minier de son département, expose leurs desidérata et touche à de nombreuses questions. Il se plaint de procédés vexatoires et malhonnêtes employés par le le cercle de la Grand’Combe vis-à-vis des ouvriers ; il demande, au nom des groupes qui l’ont délégué, l’abolition de tous les monopoles, magasins de vivres tenus par la compagnie, des caisses de retraites administrées par les ouvriers, etc., enfin toutes les balançoires des coopérateurs.
La séance est levée à 10 heures ½ aux cris de : vive la Révolution-Sociale !

Séance du mardi 21 juin 1881

A 8 heures et demie du soir, au moment où la séance allait être ouverte, un citoyen du milieu de la salle prenant la parole contre son droit et contre tous les usages des précédents congrès, proteste contre la présence au nombre des délégués du compagnon Caron, représentant le Cercle des travailleurs de Cette, sous le prétexte spécieux que le compagnon Caron est patron et non ouvrier et qu’il n’a pas le droit de siéger. Un délégué répond que le congrès ayant procédé à la vérification des pouvoirs de ses membres et le compagnon Caron ayant été admis, il n’y a pas lieu à revenir sur cette décision. Le compagnon Caron prend ensuite la parole pour donner lui même quelques explications. Mais une partie du public l’empêche de parler par des cris et des vociférations. En présence de ce parti pris, et pour enlever aux auteurs du désordre tout motif de le continuer, le délégué qui a pris place au bureau, fait observer que le bureau n’étant pas formé pour la séance de ce soir, il importe d’abord de le constituer, afin de procéder régulièrement et que le congrès sera ensuite consulté pour savoir dans quel sens doit être tranchée la question si malencontreusement soulevée.
Le bureau est ainsi formé : 1er secrétaire, le compagnon, délégué de la Pensée libre de la Capelette de Marseille, 2e secrétaire, le compagnon, délégué de la chambre syndicale des tonneliers de Cette et assesseurs les compagnons délégués de la Plèbe de Béziers et un délégué des socialistes de Marsillargues (Hérault)
(La fin au prochain numéro)

La Révolution sociale 3 juillet 1881


https://anarchiv.wordpress.com/2018/06/ ... sete-1881/
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bipbip
 
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Re: Histoire du mouvement anarchiste en France et au delà

Messagede bipbip » 10 Mar 2019, 14:25

Esquisse du monde anarchiste d’hier

Le monde anarchiste n’est pas facile à mettre en fiches ou à évaluer en chiffres. Pour le connaître de l’extérieur, il y a l’approche par les textes, l’étude de sa littérature, le dépouillement de sa presse, l’interprétation des motions de congrès ou des polémiques publiques. Travail utile, indispensable, que des historiens de plus en plus nombreux poursuivent et qui fournit régulièrement matière à thèses universitaires. Un travail qui trouve pourtant rapidement ses limites et qui laisse le plus souvent le chercheur insatisfait, car celui-ci se rend compte que la connaissance sur documents ne conduit pas à une compréhension intime des activités et des comportements.

★ Sommaire :
> UN PRODUIT DES VILLES ?
> MILIEUX
> ...ET MOUVEMENT
> TOUT, SAUF PETIT-BOURGEOIS
> LES RAPPORTS AVEC L’EXTRÊME-GAUCHE

« Difficile aussi de le situer en fonction des mouvements révolutionnaires et d’évaluer avec précision son rôle dans les grands conflits sociaux, leur préparation, leur éclatement, leur développement, leur fin. Il est en effet présent, parfois sous son nom, et marque l’événement. Ou bien son influence et sa participation sont anonymes, comme éléments plus ou moins déterminants d’un ensemble composite.

Il constitue lui-même une société, à la fois ouverte à tous vents et réservée à ceux qui en reconnaissent et appliquent les règles non écrites. Mais il est inscrit dans une société globale, que celle-ci soit rejetée, combattue ou considérée transformable. Ce qui distingue la société anarchiste de la société globale, c’est qu’elle est essentiellement composée d’individus et s’ingénie à fonctionner comme telle, alors que « l’autre » est toujours une hiérarchie, avec un État sanctionnant les privilèges.

La critique des adversaires pourrait être de grande utilité pour une meilleure compréhension du monde anarchiste, si elle témoignait d’une plus grande lucidité. Il n’en est malheureusement rien. Pour les grands problèmes soulevés par la pensée libertaire, les réponses sont toujours de circonstance. Ainsi la théorie sur le « dépérissement de l’État », qui calma les inquiétudes de tant de beaux esprits décidés à ne pas vivre dans l’inquiétude, et qui aujourd’hui est remisée au musée des énormités. A défaut d’arguments au niveau des questions posées, restent les facilités du dédain, de la condescendance, du sourire apitoyé, ou de l’injure. Les anarchistes sont simultanément des « petits-bourgeois », des « déclassés », des « lumpenprolétaires », des « rêveurs », de « dangereux excités », des « agents » de pouvoirs ou de puissances interchangeables.

Il y a enfin l’opinion publique, c’est-à-dire le poids énorme de ceux qui n’ont pas d’opinion et ne veulent pas s’astreindre à l’effort nécessaire pour s’en former une, tout en éprouvant le besoin de se manifester. Une opinion publique qui ne se limite pas aux foules, mais englobe combien de professionnels destinés par fonction à l’éclairer. « Comment pouvez-vous être anarchiste, vous laisser confondre avec les tueurs de la bande à Bonnot ? » Ces historiens-là — il en existe fort heureusement d’autres —, ces journalistes-là — pas tous —, ces sociologues-là — avec des exceptions — ne se lassent pas de poser des questions usées à propos d’un fait divers qu’ils prennent pour un symbole. Sans s’intéresser sérieusement au fait divers qui sert depuis plus de soixante ans. Sans se demander, par exemple, pourquoi ces « bandits » étaient tous ouvriers (Bonnot, excellent mécanicien et ancien militant syndicaliste ; Caillemin, ouvrier imprimeur ; De Boë, typographe ; Carouy, menuisier, etc.). Sans tenter de reconstituer ce qu’était la société de l’époque, d’imaginer ce qu’étaient sa bourgeoisie, ses gouvernants, sa morale, ses méthodes d’exploitation et de répression. Ni même, puisque c’est si loin, d’essayer de comprendre pourquoi le dernier survivant — Jean de Boë — devenu actif militant syndicaliste après son séjour au bagne, n’a jamais renié sa participation, pourtant peu tapageuse.

Les anarchistes, qui dénoncent les tares de la société, les combattent, mettent en garde ses victimes contre un changement révolutionnaire qui ne conduirait qu’à la répétition, sous des formes nouvelles, des structures de pouvoir et de coercition, sont pourtant bien les produits de cette même société. Leur particularité, c’est qu’ils se veulent lucides et prévoyants, qu’ils n’acceptent pas de séparer leurs dires et leurs actes, leur manière de penser et leur manière de vivre. Une aventure qui sera donc dure, menée entre compagnons que l’expérience sélectionne, et parfois vécue en solitaire.

UN PRODUIT DES VILLES ?

La présence anarchiste se manifeste dans la plupart des pays industrialisés ou en voie d’industrialisation. En France, en Italie, en Belgique, en Espagne, en Hollande, en Grande-Bretagne. Egalement dans les pays d’immigration européenne, comme aux Etats-Unis, au Brésil, en Argentine, en Uruguay. Rien, ou presque, dans les colonies d’Afrique ou au Moyen-Orient. Des implantations, surtout intellectuelles, en Chine. Une réelle existence au Japon. Il existe, certes, des régions agricoles où la propagande et les formes d’organisation anarchistes sont notables — les Pouilles, l’Andalousie, le Languedoc — mais ce sont les villes qui drainent ou font surgir la majorité des militants. Cela pour la fin du XIXe et le début du XXe siècles.

La délimitation de la pensée et des méthodes d’action anarchistes ne s’effectue que progressivement. Théories et pratiques des mouvements républicains, socialistes et nationalistes évoluent à coups de congrès, de discussions ou d’expériences. Un Errico Malatesta, exemple type de militant — et militant exemplaire — dont les activités couvrent toute la période de gestation révolutionnaire enjambant les deux siècles, commence par être républicain, puis socialiste, avant de préciser son anarchisme définitif.

L’apparent chaos des phénomènes d’industrialisation, de désagrégation des anciens amalgames d’Etats tenus par des familles royales, de poussées nationales, de flux migratoires, de plus rapide rotation des circuits d’échanges internationaux, fait que prolifèrent les interprétations et les doctrines, les projets et les utopies. Avec, naturellement, une extraordinaire confusion dans les idées et une fréquente ambiguïté dans la signification des mots. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les grandes discussions sur le centralisme et le fédéralisme, sur le progrès basé sur les vertus du machinisme et sur le progrès correspondant à une plus grande lucidité des hommes, sur le rôle de l’Etat et sur le rôle de la commune et de l’association de travailleurs.

Ce qui peut être mis à l’actif des anarchistes, c’est leur clairvoyance quand ils mettent en garde révolutionnaires et réformateurs contre l’illusion d’une marche irrésistible de la société vers le socialisme, qu’un pouvoir centralisé et bienveillant, d’esprit scientifique, précipiterait et harmoniserait, alors qu’ils prévoient que les changements dans les systèmes de production et d’administration ne feront que donner des structures nouvelles à des mécanismes d’exploitation inchangés pour ceux d’en bas. A leur actif aussi, leurs mille tentatives de créer des groupes, des ligues, des organisations de volontaires, pour faire contrepoids ou pour échapper aux contraintes des puissances disposant de la propriété, du sabre et des cantiques apaisants.

Clairvoyance et effort permanent pour créer une anti-société — ou une contre-société — ne peuvent conduire à l’optimisme. Chaque jour sera jour d’affirmation, d’autoprotection, de contre-attaque, bref, de guerre. Même l’anarcho-syndicalisme, essai réfléchi d’implanter dans le monde industriel la force et la loi des travailleurs pour en éliminer toute autorité extérieure au travail lui-même, et d’en faire la pierre angulaire d’une société de producteurs libres, portera la marque du tragique. C’étaient, dira Fritz Brupbacher [1], parlant des militants de la vieille CGT française, des chefs de guerre qui marchaient au-devant de leurs troupes.

MILIEUX...

A cette position à la fois pessimiste et agissante, correspondent les deux aspects de l’anarchisme vivant, au moins jusqu’à la guerre de 1939. Il faut en effet distinguer le milieu et le mouvement. Une distinction qui ne signifie pas qu’il y ait frontière nette et définitive, mais que l’on doit établir car les motivations et les desseins des activistes sont différents. Le premier est caractérisé par une volonté de défense, le second par le désir de modifier les structures sociales. Le premier accepte d’être marginal, le second est interventionniste.

Le milieu comprend des milieux, eux-mêmes composés d’individus — la plupart se reconnaissant ou s’affirmant individualistes — ou de petits noyaux solidaires, avec de fréquents échanges de services, une entraide à la bonne franquette. Il n’y a pas d’organisation, bien que des regroupements s’opèrent au gré d’intérêts communs : activités antimilitaristes pour les insoumis et les réfractaires, propagandes anticonceptionnelles, anticléricalisme, rassemblements champêtres, naturisme, végétarisme. La règle du milieu est de tolérance, même si les propos de l’un ou de l’autre « spécialiste » se ramènent à l’idée fixe. Ces milieux forment une sorte d’humus où germent des personnages hors série, généralement marqués pour la vie, quelle que soit leur destinée, et même s’ils s’évadent vers le monde « normal ». Il en demeurera presque toujours une certaine façon d’envisager les événements et de juger les hommes. Pour qui a été formé par cette école sans maîtres mais bourrée de textes et peuplée de modèles vivants, pour qui a été nourri par le Culte de la charogne — une brochure dénonçant les rites mortuaires — ou Croître et multiplier, c’est la guerre, ou L’Operaiolatria, ou Cien maneras de evitar el embarazo, pour qui a vu tel ou tel copain traqué se présenter pour être aussitôt protégé, pour qui a suivi les efforts d’un seul ou d’un cénacle se poursuivre pendant des dizaines d’années pour faire sauter un seul préjugé, la leçon est ineffaçable.

Ce milieu entretenu de l’intérieur, cloisonné par un naturel émiettement, phagocytant des individus, mais imperméable aux adhésions fortuites, se maintient et se reconstitue en dépit des remous qui bouleversent le monde. Les liens d’amitié qui s’y forment résistent aux divergences d’opinion ou de comportement qui opposent ou séparent ses composants. C’est, en réduction, une pratique de l’anarchie...

L’image qu’en reçoit ou que s’en fait l’opinion publique — feutre à l’artiste et lavallière, mangeur de carottes, trimardeur — correspond à la bête curieuse. Image entretenue par répétition journalistique, acceptée ou revendiquée par un certain nombre d’intéressés, qui se veulent résolument « en dehors », parfois « uniques », puisque le troupeau ne pense, n’agit ni ne réagit.

Rien dans tout cela qui soit utopique. Les anarchistes qui peuplent le milieu ne caressent nullement l’espoir d’une société parfaitement construite, mais se limitent à rejeter ou à éviter dans la mesure du possible, au prix le plus souvent d’une sévère autodiscipline, l’absurdité des lois et de ses sanctions.

Notons en passant combien la légende qui veut que le milieu soit de facile pénétration pour les services de police ne repose sur aucune observation systématique. Il apparaît au contraire que sa parcellisation et son inorganisation, sauf pour des tâches précises, le mettent à l’abri des infiltrations, plus faciles, et en fin de compte admises, dans les partis structurés d’où sortent, puisque le pouvoir est leur but, des ministres de l’Intérieur.

... ET MOUVEMENT

Le mouvement anarchiste offre des traits sensiblement différents. Il vise à modifier, bouleverser, renverser et remplacer les structures sociétaires. Ses activités s’inscrivent dans un dessein général. Les campagnes de propagande, les agitations en vue d’objectifs définis, l’action permanente des groupes locaux prétendent à une certaine préhension sur l’événement, à peser sur les décisions des organisations populaires. Certes, les différences d’opinion ne manquent pas quant à l’estimation du caractère révolutionnaire ou réformiste-intégrationniste des luttes sociales. De même qu’une classique polémique oppose les partisans d’une organisation où la responsabilité serait collective, l’engagement militant total, et ceux qui craignent l’évolution de l’organisation vers un type de parti centralisé et lui préfèrent une plus grande souplesse, une totale autonomie des groupes, avec articulation des efforts et des moyens quand des combats de grande envergure l’exigent : grèves d’importance nationale, campagnes en faveur des prisonniers politiques, dénonciation des farces électorales, etc.

Outre les publications, les meetings, les réunions de propagande, les manifestations diverses, la présence du mouvement et de ses membres s’observe essentiellement dans les organisations ouvrières, en premier lieu dans les syndicats. On retrouve les militants dans les coopératives, les mutuelles, les comités d’action. Dans le mouvement syndical, leur influence est assez grande pour que des fédérations et des confédérations soient imprégnées d’esprit libertaire et que certains réflexes passent à ce que Maxime Leroy appelait la coutume ouvrière. L’idée de grève générale, la méfiance envers les partis politiques, la pratique du refus de parvenir, le rejet du fonctionnarisme syndical sont libertaires par essence. En France, la Charte d’Amiens, texte bref et simple, demeurera longtemps, malgré toutes les attaques, le texte de référence pour l’ensemble du syndicalisme authentique.

L’anarcho-syndicalisme trouve les raisons de la révolte sur le terrain du travail. Cette révolte, entretenue par la nature même de la société d’exploitation, ne pousse pas le militant à s’évader de la condition ouvrière, mais au contraire à faire de celle-ci la base d’une société nouvelle. Tout conflit porte en germe un affrontement de principe entre travailleurs et patrons, toute grève repose le problème de l’expropriation, et les revendications satisfaites ne sont considérées que comme une conquête de terrain, annonçant ou préparant une possible victoire totale. Les projets de nouvelle société partent de l’atelier, de l’usine, du chantier, considérés comme communautés. Le syndicat, les coopératives de production et de consommation deviennent les pièces d’une structure fédéraliste se substituant à l’Etat.

TOUT, SAUF PETIT-BOURGEOIS

La composition sociale des milieux et mouvements n’offre pas de différences notables. Par définition, tous les participants refusent d’exploiter le travail d’autrui. On ne trouvera donc ni patron, gros ou petit, ni même artisan employant des salariés. Sans doute observe-t-on dans le milieu une proportion plus élevée de travailleurs indépendants, de « petits métiers », de « débrouillards », voire de marginaux. Dans les groupes, fédérations et unions, l’immense majorité des membres sont des salariés, et généralement des travailleurs manuels. Les intellectuels de formation universitaire sont peu nombreux. Par contre, les enseignants, surtout les instituteurs, sont fréquemment présents.

L’examen des groupes, pour ce qui concerne la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, permet de confirmer ce que tout militant sait et sent, à savoir que le mouvement est foncièrement ouvrier. L’image extérieure est parfois différente, du fait que des publications, organes de petits groupes d’intellectuels autodidactes, pullulent, et que par ailleurs la littérature de propagande anarchiste abonde en reproductions de textes des théoriciens libertaires — Pierre Kropotkine, Elisée Reclus, Michel Bakounine, Carlo Cafiero, etc. —, pour la plupart issus de familles nobles, de milieux aisés ou de tradition universitaire.

Ce qui est significatif, c’est que les milieux intellectuels se réclamant de l’anarchisme se refusent à prendre une attitude de guides ou de mentors. Ils se veulent au service du prolétariat et non pas à sa tête. Ils apportent leur capital de connaissance (et souvent leur participation physique) et le répartissent, mais font confiance aux capacités de compréhension et d’organisation des travailleurs. Ainsi, quand le syndicat des médecins d’Uruguay, fortement imprégné d’influence libertaire, projette et réalise un système de médecine sociale, toutes les mesures concrètes tendent à faire fonctionner un régime où praticiens, administrateurs, étudiants, malades et mutuelles ouvrières participeront, sans intervention de l’Etat, sans esprit corporatiste. Sur un autre plan, à Buenos Aires, le supplément culturel du quotidien anarcho-syndicaliste La Protesta présentera les meilleures signatures de la nouvelle et du roman internationaux, suivant le choix des rédacteurs ouvriers.

Rien donc qui puisse justifier ou confirmer la sempiternelle accusation portée contre le mouvement anarchiste d’être « petit-bourgeois ». Ni sur le plan doctrinal, ni de par la nature sociale de ses composants, ni par rapport aux comportements quotidiens.

Certes, le mouvement, dans ses activités et ses desseins, correspond à un type de société en voie d’industrialisation. Constater cette évidence revient à rendre au mouvement son caractère concret, et l’innocenter du péché légendaire de n’être qu’un courant marginal de penseurs utopiques, une sorte de rassemblement hétéroclite de théoriciens farfelus. C’est en fonction d’une société déterminée, pour des motifs clairement ressentis, face à des problèmes pratiques, et avec l’objectif de construire une société neuve à partir d’éléments connus et contrôlables que le mouvement travaille.

Son originalité — nous parlons de la période qui va jusqu’aux années 1930 —, c’est de ne pas se laisser aveugler par certains succès spectaculaires de mouvements se réclamant du socialisme et de réagir rapidement contre les dangers totalitaires que recèlent divers types de révolutions. Pendant une vingtaine d’années, les militants anarchistes furent seuls à dénoncer le caractère dictatorial et non socialiste de l’Union soviétique. Ils furent aussi sans doute les premiers à observer et à signaler la montée et l’installation au pouvoir d’une classe dirigeante nouvelle, que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de techno-bureaucratie. Dès les premières années qui suivirent la révolution russe, des hommes comme Luigi Fabbri, Rudolf Rocker, Alexander Berkman, Angel Pestaña mirent en garde les travailleurs contre le mirage d’un Etat qui se disait soviétique tout en domestiquant soviets et syndicats. Et c’est sur le plan strictement ouvrier que les campagnes de solidarité envers les travailleurs russes et les prisonniers politiques furent menées.

D’aucuns estimeront que notre distinction entre milieu et mouvement anarchistes est discutable. Il est vrai que la frontière est floue. Dans les périodes de repli, de répression et de clandestinité, le passage des activistes se fait dans un sens. Dans les moments de tension ou d’explosion révolutionnaires, le sens se renverse. Un militant comme Buenaventura Durruti a été successivement militant syndicaliste, terroriste, « atracador » de banques, agitateur ouvrier et organisateur d’unités combattantes. Chaque phase se situe non en relation avec un revirement d’opinion, mais par rapport à des conjonctures sociales spécifiques. Ni la pensée ni le but n’ont changé. Quand un Nicolas Faucier, en France, se mutile volontairement lors d’un essai d’embauche comme tourneur, ce n’est pas pour s’installer dans le « débrouillage », mais tout simplement parce qu’il figure sur les listes noires patronales comme fomenteur de grèves et militant révolutionnaire. Ce qui peut être avancé, c’est que le milieu est, en termes globaux, une a-société, alors que le mouvement s’efforce d’être une contre-société. Mentalité de défense, d’une part, esprit de conquête, de l’autre.

LES RAPPORTS AVEC L’EXTRÊME-GAUCHE

Restent à examiner les rapports entre le mouvement anarchiste s’affirmant comme tel et les divers courants minoritaires — socialistes révolutionnaires, communistes oppositionnels, et plus spécialement les partisans des conseils ouvriers, actifs en certaines époques en Hollande et en Allemagne. Les rapports avec les fractions socialistes de gauche, dans les périodes d’offensive révolutionnaire, ont fréquemment été excellents. Pour prendre l’exemple des années 1935, 1936 et 1937 en France, des phénomènes d’entente, voire d’alliance, et même d’osmose, ont existé entre jeunesses anarchistes et jeunesses socialistes, de même qu’entre l’Union anarchiste et le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP). En fait, le rapprochement s’effectuait sur un terrain libertaire, bien plus que par le ralliement des militants anarchistes à une conception de parti. En Espagne, au cours de la guerre civile, bien des tâches d’organisation économiques furent réalisées entre comités locaux de la CNT et de l’UGT.

Pour ce qui concerne les oppositions communistes — si l’on en exclut l’Opposition ouvrière russe, proche des conceptions libertaires —, les liens furent plus lâches et les réticences constantes du côté anarchiste. Toute idée d’appareil centralisé, d’Etat tout puissant — théoriquement bien orienté — demeurait inacceptable.

Quant aux militants « conseillistes », ils furent toujours considérés comme des membres d’une famille libertaire élargie. Leur anti-autoritarisme, leur anti-parlementarisme, leur volonté de donner la priorité aux organismes de base, leur foi en la spontanéité ouvrière ne pouvaient que les rendre sympathiques aux militants anarchistes. Ce qui rendait une articulation organique malaisée, c’était notamment la diversité de la répartition géographique des forces militantes. En Espagne comme en Italie et en France, de même qu’en Amérique latine ou aux Etats-Unis, les organisations syndicales n’étaient pas bureaucratisées au point de rendre impossibles la participation et l’influence anarchistes. Si bien que la recherche d’une nouvelle forme d’organisation ouvrière ne se présentait pas comme une nécessité. Les Industrial Workers of the World (IWW) d’Amérique du Nord, la FORA en Argentine, la CGT au Chili, l’Union syndicale italienne, les syndicats autonomes, la CGTSR, les minorités de la CGT et de la CGTU en France offraient de vastes possibilités d’action aux militants. Par contre, les manifestations de shop stewards en Grande-Bretagne, la propagande d’organisations comme l’Allgemeine Arbeiter Union en Allemagne, s’inscrivant dans des circonstances sociales différentes, étaient considérées comme se rattachant au monde libertaire.

Il faut se souvenir que dans la campagne d’information visant à comprendre et à réhabiliter l’incendiaire du Reichstag, Marinus Van der Lubbe, dénoncé et calomnié comme instrument du pouvoir nazi — alors qu’il paya son acte de sa tête et que les « héros » du type Dimitrov [2] purent se permettre de prononcer des déclarations « historiques », leur sauvegarde étant assurée par un accord entre autorités allemandes et soviétiques —, le rôle d’un anarchiste français, André Prudhommeaux (issu lui-même d’un petit groupe de tendance conseilliste) fut essentiel. Cela, alors que les choeurs d’intellectuels, orchestrés par Willy Münzenberg [3], rendaient inaudible l’écho de la voix solitaire de l’ouvrier du bâtiment hollandais, exécuté à la hache.

Deux guerres mondiales, résultant de l’incompatibilité et de la croissance chaotique des forces de production capitaliste avec les formes de pouvoir héritées du passé, et ouvrant une nouvelle ère d’expansion, de lutte pour l’hégémonie, d’avances technologiques, vont précipiter les transformations sociétaires, auxquelles le mouvement anarchiste n’échappera évidemment pas. L’esprit conquérant qu’il voulait insuffler à la classe ouvrière ne trouve plus ses instruments dans les moules organisationnels du passé. Ce n’est plus qu’occasionnellement, comme au cours des grandes grèves françaises de 1936, ou lors de grèves générales, que le courant passe à nouveau. Mais avec des problèmes qui correspondent au temps : la dimension des entreprises, le rôle croissant des cadres et techniciens, l’importance décisive des manipulations financières. Alors que les formules patriotiques, pour la guerre 1914-1918, ou celles de la Résistance — pour le conflit 1939-1945 — favorisent les mobilisations et embrument les cerveaux, les restructurations économiques et la mise en place de techniques de pouvoir correspondantes modifient les hiérarchies.

Ce sera donc à partir d’un refus différemment conditionné que le milieu et le mouvement anarchistes auront à reprendre conscience de leur situation et de leur fonction, et à renouer le combat. D’où les périodes difficiles des deux après-guerres pendant lesquelles les vocabulaires anciens persistent, mais où la nature des structures sociales nouvelles et le choix des méthodes pour y résister ou les briser plongent les militants dans l’inquiétude, mais aussi orientent leurs recherches.

Le renouveau libertaire, diffus, confus, tâtonnant, encore que riche en expressions et se généralisant au-delà et en dehors du milieu et du mouvement, auquel nous assistons aujourd’hui, montre que l’anarchisme n’a pas fini de faire parler de lui. Saura-t-il dépasser les obstacles que lui opposent les sociétés expansionnistes — mais sans but —, matérialiser les explosions de révolte, concrétiser projets et espoirs, harmoniser les relations entre ouvriers et intellectuels, cette fois intégrés dans un même système de production, trouver dans le présent les éléments d’un futur voulu ? Ce sont là problèmes qui dépassent le cadre de notre chapitre. »

Louis Mercier

[ Extrait de Société et contre-société chez les anarchistes et les anti-autoritaires, CIRA, Genève, 1974 ]

Notes :

[1] Fritz Brupbacher : médecin suisse, militant de la Deuxième, puis de la Troisième Internationale, au sein desquelles il s’efforça de défendre des positions d’esprit libertaire.

[2] Georges Dimitrov, militant communiste bulgare, fut arrêté par les autorités national-socialistes en 1933 et soumis à procès, en même temps que Torgler, autre militant du PC, et Marinus Van der Lubbe, membre d’un petit groupe révolutionnaire de « communistes de conseils » hollandais, qui reconnut avoir mis le feu dans les caves du Reichstag pour protester contre l’apathie des partis ouvriers anti-nazis, et tenter de susciter un mouvement de révolte. Dimitrov, futur leader du régime communiste bulgare, et ses coïnculpés furent libérés et expulsés. Marinus Van der Lubbe fut exécuté.

[3] Willy Münzenberg fut le chef d’orchestre des campagnes de propagande pro-soviétiques, plus particulièrement dans les milieux intellectuels. Ayant rompu avec les services russes, avant même le pacte germano-soviétique, il fut assassiné dans l’Isère lors de la débâcle de 1940.


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