Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Pti'Mat » 22 Déc 2013, 18:11

Tout commence en septembre 1919, Gabriele d’Annunzio, célèbre poète italien décadent, artiste et musicien passionné, coureur de jupons, pionnier casse-cou de l’aéronautique, génie farfelu et héros militaire de la Première Guerre mondiale, à la tête d'une troupe de combattants -les arditi-, décide de partir à l'aventure et de s'emparer sur la côte Adriatique de la ville de Fiume en Yougoslavie (Rijeka en croate), afin de la rattacher à l'Italie.


Le contexte historique lui-même est complexe, Fiume est autonome depuis 1719, jouissant du statut de port franc par décret de Charles VI d'Autriche et de « corpus separatum » grâce à l'impératrice Marie-Thérèse. Fiume perd temporairement son indépendance en 1848 avec l'occupation de la zone par la Croatie et la retrouve en 1868 avec le Royaume de Hongrie. Au 19ème siècle, Fiume est peuplée d'italiens, de croates et de hongrois ; les langues officielles sont le hongrois et l'allemand mais les correspondances commerciales se font généralement en italien qui est la langue parlée au quotidien par les habitants. Le dialecte local de la ville, dit « fiumien », est d'ailleurs une variante du vénitien, tandis que le dialecte des campagnes proches est une variante du croate, le tout se mélangeant lorsque ruraux et citadins se rencontrent. Fiume, en tant que ville métissée et culturellement riche (cultures venant du bassin méditerranéen, d'Occident et d'Orient), se dégage avec une identité locale fiumaine unique partagée par toute la population.

D'Annunzio considère que le peuple italien a acquis sa conscience nationale (depuis les tentatives d'unité et d'indépendance républicaine de l'Italie par Garibaldi) dans l'épreuve de la guerre 14-18 et qu'il est en droit de se passer des élites et d'exiger la justice sociale. Or, c'est tout l'inverse qui se produit aux lendemains de la guerre, l'Italie est en proie à une crise et l'agitation révolutionnaire des ouvriers et des paysans y est forte, c'est le « Biennio Rosso » (à lire: « Italie 1919-1920, les deux années rouges : fascisme ou révolution ? » de Bruno Paleni).

Le peuple italien revient de la Première Guerre mondiale le cœur meurtri et chargé de revendications, il se sent trahi par une « victoire mutilée ». D'autant que la situation se complique avec à la fin de la guerre l'éclatement de l'Autriche-Hongrie. Fiume devient alors un enjeu majeur de la politique internationale avec des tensions entre serbes, croates, slovènes, italiens. L'Entente (France, Grande-Bretagne, États-Unis) veut la création d'un état tampon. Un désaccord entre l'Italie et la France conduit à une absence de statut clairement défini et Fiume passe de mains en mains. Finalement, les troupes britanniques et françaises débarquent et prennent le contrôle de la ville.


C'est dans cette situation de confusion et de colère des classes populaires italiennes que Gabriele d'Annunzio, déjà surnommé « Commandante », en manque d’aventures et profondément convaincu que les masses ne sont touchées et ne peuvent se soulever que par des actes héroïques et des exemples concrets, décide de prendre la ville de Fiume, contraignant les troupes d'occupation à se retirer, et de la donner à l’Italie en septembre 1919. Mais l’Italie refuse son offre généreuse, et le Premier Ministre le traite de fou. Vexé, D’Annunzio décide de déclarer l’indépendance et de voir combien de temps il peut tenir.

L'expédition de Fiume n'était pourtant pas spontanée, elle avait été préparée des mois auparavant, dès janvier 1919, et en avril d'Annunzio créait déjà la « Ligue de Fiume » destinée à « défendre contre la Société des Nations, tous les esprits aspirant à la liberté, tous les peuples tourmentés par l'injustice et l'oppression ». Le projet initial consistait à constituer un État indépendant englobant Fiume, l'Istrie et la Dalmatie.


L'œuvre du régime fiumain sous d'Annunzio


Car il s'agit bien là d'une « œuvre » telle que la décrivait d'Annunzio avec l'expérience d'un « ordre lyrique » et des « artistes au pouvoir ».

Presque tout dans le régime fiumain est pensé comme satire, dérision et ironie contre les systèmes de gouvernances existants. Avec un fort penchant pour les valeurs inspirées de Nietzsche, l'épopée de Fiume est un glaive tiré de son fourreau pour défier le monde bourgeois et sa démocratie d'élite intellectuelle. Il s'agit de détruire la « forteresse du pouvoir » et ses fondements idéologiques. C'est ainsi que Gabriele d'Annunzio obtient le titre suprême de Vate (« magicien-prophète ») et s'entoure d'anarchistes, de communistes, de syndicalistes, d'artistes, de légionnaires arditi, de républicains, de socialistes, de patriotes garibaldiens et de sympathisants du fascisme naissant. Une Constitution (ou charte) d'État indépendant est mise en place sous le nom de « Charte du Carnaro ». Elle mélange les idées des différents courants cités plus haut. D'Annunzio est notamment très proche d'Alceste de Ambris, figure du syndicalisme révolutionnaire italien et futur activiste antifasciste des Arditi del Popolo, avec qui il rédige la Charte et qui sera en quelque sorte son premier conseiller en matière politique et juridique.


Outre le fait que la charte se soit rendue célèbre pour avoir déclaré la musique comme principe fondamental d'État, elle autorise le divorce, accorde le droit de vote aux femmes, légalise l'homosexualité (une première!), tolère l'usage de stupéfiants et le naturisme, etc... On discute et on débat de thèmes aussi « osés » pour l'époque que la libération de la femme, la libération face aux normes et morales sexistes, l'abolition de l'argent et des prisons. Les tracts et journaux locaux appellent à l'action pour libérer les individus, les classes sociales et les peuples opprimés. Il s'agit de régénérer la société, entrer dans une nouvelle phase de la politique italienne.


Au niveau politique et économique, le système fiumain prévoyait une société de conseil basé sur 9 corporations (la dixième représentait ironiquement la « corporation des individus supérieurs tels que les poètes, les héros et les surhommes »)...

C'est le premier système social « corporatiste », inspiré du syndicalisme (dont Mussolini reprendra plus tard le concept). Ainsi, les 9 corporations représentées sont : les ouvriers en industrie et en agriculture, les marins, les techniciens en agriculture et en industrie, les administrations et secrétariats privés, les professeurs et les étudiants, les avocats et les médecins, les fonctionnaires, les travailleurs des coopératives, les patrons.

Le pouvoir exécutif était, lui, divisé entre 7 ministres : Affaires étrangères, Trésor public, Éducation, Police et justice, Défense, Économie publique, Travail.

Le pouvoir législatif est pour sa part bicamériste, c'est à dire que le Parlement est divisé en 2 chambres distinctes : le « conseil des meilleurs » (élu au suffrage universel pour 3 ans, responsable de la législation des lois civiles, de la justice, de la police, des forces armées, de l'éducation, de la culture et du lien entre le gouvernement et les communes) ; et le « conseil des corporations » (60 membres choisis parmi les 9 corporations pour un mandat de 2 ans, responsables des lois concernant le commerce, les échanges et les affaires, le travail, les services publics, le transport, les travaux publics, les métiers dans le secteur du droit et du médical). Le système agit sans cesse en démocratie directe ou tout du moins participative, dans la consultation entre la base et les instances de décisions, la place publique redevient le forum où les affaires d'État sont exposées à la population.


Au niveau de la politique extérieure, Fiume est en contact régulier avec les révolutionnaires et syndicalistes italiens comme le syndicaliste Giuseppe Giulietti, secrétaire de la puissante fédération des travailleurs de la mer, l'anarchiste Errico Malatesta, le communiste Antonio Gramsci, les sociaux-démocrates et socialistes modérés quant-à eux ne veulent pas être mêlés aux fiumains (qui seraient un danger pour la démocratie, et la présence d'Alceste de Ambris, très critique de la social-démocratie y est pour beaucoup), malgré des propositions de mettre leurs journaux à disposition dans la cité de Fiume. La première action du bureau aux relations extérieures fut le parachutage de tracts et de propagande par avion au dessus de la place de l'opéra de Paris le jour des élections saluant « la 4ème République ». Mais surtout, Fiume se tourne vers la Russie soviétique pour trouver contact, soutien et appui. Lors d'une correspondance échangée avec l'anarchiste Randolfo Vella, d'Annunzio explique qu'il est pour « un communisme sans dictature » et que son intention est de faire de cette cité « une île spirituelle d'où puisse rayonner une action, éminemment communiste, en direction de toutes les nations opprimées ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le symbole de Fiume est un serpent formant un rond (ou se mordant la queue) avec au centre les étoiles de la grande ours, aussi appelée « la charrue à étoiles » en tant que symbole de l'Armée Citoyenne Irlandaise conduite par le syndicaliste révolutionnaire, marxiste et indépendantiste ,James Connolly lors de l'insurrection de Pâques en 1916 pour la libération de l'Irlande.

Dans les mémoires de Ludovico Toeplitz, membre du bureau des relations extérieures de Fiume, il est rapporté que celui-ci rencontra le commissaire du peuple aux affaires étrangères soviétiques Tchitcherine à Zurich ; et qu'un protocole d'accord de principe fut élaboré entre le Commandement de Fiume et l'URSS. Il consistait à ce que Fiume reconnaisse officiellement l'URSS (un an avant la reconnaissance de l'URSS par la Grande-Bretagne) d'une part ; et à ce que l'URSS reconnaisse Fiume sur la base du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes d'autre part. Mais les relations s'arrêtèrent après ça, les dirigeants d'URSS éprouvant une grande méfiance à l'égard de l'expérience « pas très sérieuse » de Fiume, bien qu'une rumeur rapporte que Lénine en personne, au congrès de la IIIème Internationale, aurait surpris les délégués socialistes italiens affirmant qu'en Italie « il n'y a qu'un seul révolutionnaire : Gabriele d'Annunzio ». Des contacts plus durables sont pris avec des représentants de peuples et nations sous domination impérialiste comme l'Irlande, l'Inde ou l'Egypte.


La vie à Fiume


La Marine (constituée de déserteurs et de marins anarchistes milanais) prit le nom d’Uscocchi, d’après le nom des pirates disparus qui vécurent sur des îles au large de la côte locale et dépouillèrent les navires vénitiens et ottomans. Les Uscocchi fiumains réussirent quelques coups d'éclat : de riches navires marchands italiens offrirent soudain un avenir à la République, de l’argent dans les coffres !

L'économie de Fiume était d'ailleurs basée sur une « économie pirate » dont la ressource principale était le don, que d'Annunzio avait résumé en la devise « j'ai ce que j'ai donné ». En effet, les rentrées d'argent gouvernementales ne proviennent pas d'impôts ou de taxes quelconques propres aux États « normaux »... mais des vols accomplis par les Uscocchi, ainsi que les offrandes généreuses de partisans et de donateurs anonymes. Ainsi, l'économie pirate de Fiume est basée sur un réseau de circulation de biens et de services, un réseau de sociabilité où ce qui compte ce n'est pas la valeur d'usage ou d'échange mais la valeur qui va créer du lien dans la communauté. Un vol, par abordage de navires marchands, redistribué ensuite à la collectivité, est un acte généreux qui va créer de l'émotion collective et donc du lien entre les hommes. Il ne s'agit pas de tirer du profit mais d'être utile à autrui, et cette utilité devient pour autrui de l'estime, de la reconnaissance qui se transformera également en utilité, en service mutuel et réciproque.


Artistes, bohémiens, aventuriers, anarchistes, fugitifs et réfugiés apatrides, homosexuels, déserteurs et réformateurs excentriques arrivent en foule à Fiume. La fête ne s’arrête jamais et les manifestations culturelles et artistiques sont à leur comble, comme en atteste l'association Yoga « réunion des esprits libres ». Chaque matin, d’Annunzio lit des poèmes et des manifestes depuis a réussi à faire naître une certaine contre-société avec sa contre-culture et sa contre-morale. L'idée de « fête permanente » a une importance décisive pour les « dirigeants » fiumains, c'est ce qui va suspendre le travail, suspendre les règles et le temps, transgresser la monotonie, elle répond au désir de transformer chaque instant de l'existence en une libération de l'esprit et de l'énergie. C'est également la volonté de créer une atmosphère de « vacances et de plaisirs collectifs » suite aux quatre années d'une guerre particulièrement meurtrière et du quotidien militarisé de Fiume. N'oublions pas que Fiume est en guerre contre tout le monde, ou presque, et que sa devise provocante est « Qui contra nos ?» (Qui contre nous ?) .


Enfin, Fiume marque le retour des tribuns populaires propres à la République romaine antique car, Fiume c'est aussi le laboratoire de nouvelles techniques de communication, descendant de traditions révolutionnaires et républicaines antiques, que les fascismes reprendront à leur compte. D'Annunzio en tant qu'éminent poète et orateur de génie, réussit à susciter l'émotion des foules et à en organiser les forces et les actions. Le « Commandante » excelle dans l'art de la communication, choisissant avec soin chaque mot pouvant provoquer de l'émotion. Il utilise le goût pour l'héroïsme, l'hommage aux morts et l'héritage antique d'un peuple historique, il a une capacité exceptionnelle à agir sur l'imaginaire collectif et à élever son auditoire dans un état de transe. La charge émotionnelle de ses discours vient également d'une cohésion avec un usage symbolique fort mélangeant art futuriste, dadaïsme, musique et arditisme militaire.


Mais en décembre 1920, quand le vin et l’argent viennent à manquer, quand la flotte italienne se montre enfin (Fiume par défiance et dérision avait déclaré la guerre à l'Italie) et balane quelques obus sur le Palais Municipal, personne n’a ni l’énergie, ni l'organisation nécessaire pour résister. Les légionnaires arditi de Fiume, avec d'Annunzio à leur tête, se rendent et marquent ainsi la fin de l'expérience fiumaine.


D'Annunzio, précurseur du fascisme ?


Il faut reconnaitre que le sujet et le personnage font polémique, l'arditisme, le futurisme, l'interventionnisme, l'émergence du fascisme constituent un contexte et un état d'esprit très durs à comprendre et à cerner, mais il serait dommage en tant qu'antifascistes de ne pas évoquer cette polémique autour de d'Annunzio qui dit « d'Annunzio est le précurseur du fascisme ».

Ce qu'il y a de sûr, et c'est là où les historiens et les spécialistes du sujet et du personnage semblent s'accorder, c'est que, premièrement, Gabriele d'Annunzio est un individu cultivé et complexe qui n'avait pas d'idées arrêtées à part les siennes qu'il avait tenté de mettre en pratique à Fiume ; et que, deuxièmement, d'Annunzio a soutenu le fascisme au début puis s'en est éloigné. Ce qu'on doit analyser en tant qu'antifascistes c'est pourquoi il est considéré comme « précurseur » du fascisme et pourquoi il a été un temps un sympathisant du fascisme.

Pour cela, il faut bien saisir la mentalité patriote et républicaine de la révolution garibaldienne et des guerres d'indépendance menées pour instaurer la République en Italie dès 1848. Cette mentalité chez les partisans de Garibaldi était similaire à celle que pouvait l'être chez les jacobins après la révolution française, menant les guerres révolutionnaires patriotiques et expansionnistes, à la différence que la touche culturelle italienne est logiquement très prégnante pour les garibaldiens. Cette mentalité est patriote voire nationaliste (au sens de libération nationale contre la monarchie), guerrière et belliciste mais à but progressiste et républicain. D'Annunzio remarque que la bourgeoisie et sa conception démocratique ne sont qu'une nouvelle illusion faisant croire au peuple qu'il gouverne, mais que c'est tout l'inverse. Ce qu'il met en place à Fiume prouve qu'il est pour une République guerrière, de démocratie directe et populaire. Son inspiration lui vient de l'image de la République romaine antique ou de la période de la Convention en France ; et il se considère comme le poète d'une nation en arme. Les lectures de Nietzsche le confortent dans ses idées de puissance individuelle et collective.

Les révolutionnaires italiens partagent cet esprit de revanche . Ils veulent faire leurs preuves suite aux échecs de faire basculer la monarchie et de rentrer dans une ère nouvelle. C'est pourquoi l'interventionnisme de gauche, ceux qui étaient pour l'entrée de l'Italie dans le conflit mondial, est en Italie un phénomène influent et important, contrairement à la France ou à d'autres pays européens, où les révolutionnaires sont quasi-unanimement pour la paix et contre la guerre. Socialistes, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires en Italie pensent que la guerre permettra de déstabiliser les puissances européennes capitalistes et bourgeoises, et que ce sera l'opportunité alors de lancer la Révolution Sociale. Le tout début du fascisme reprend exactement tous ces points caractérisant un état d'esprit particulier à une époque donnée.

C'est pour ça qu'on retrouve nombre de révolutionnaires et de militant italiens de gauche sympathisants ou adhérents au fascisme naissant, car au tout début le fascisme n'est pas un mouvement homogène et centralisé, mais un mouvement de réaction contre l'ordre et la mentalité bourgeoise, contre les élites. Il ne faut pas oublier ou nier que nombre de militants antifascistes des Arditi del Popolo et des formations d'autodéfense prolétarienne, en Italie, ont d'abord été proche du fascisme dit « diciannovista » et « sansepolcrismo », ayant les caractéristiques d'un mouvement de gauche et progressiste dans le contexte italien, avant que celui-ci ne se transforme en mouvement impérialiste et dictatorial sous Mussolini. Toutes les revendications sociales présentes dans le programme du premier fascisme (suffrage universel, droit de vote des femmes, journée de 8h, salaire minimum, retraite ouvrière, pouvoir de décision des travailleurs dans l'entreprise, taxe sur le capital, séparation de l'église et de l'Etat et confiscation des biens des congrégations religieuses) ont été laissées de côté pour faire place à la politique de dictature anti-ouvrière, réactionnaire au service de la bourgeoisie que l'on connait par la suite. C'est une preuve que le fascisme tenta de séduire la classe ouvrière (et il tente toujours de le faire) par une apparence de gauche défendant ses intérêts, ce qui a pu éffectivement semer la confusion chez nombre de militants révolutionnaires sincères. Le cas d'Alceste de Ambris nous montre cette confusion: d'abord entré aux Fasci d'action internationale, proche d'un « fascisme de gauche », il devient ensuite activiste antifasciste avec les Arditi del Popolo dans la Légion Prolétarienne Filippo Corridoni et fondateur de la Ligue Italienne des Droits de l'Homme, composante des antifascistes italiens exilés en France.

Pour Gabriele d'Annunzio, c'est le même schéma. Son soutien du fascisme est un soutien du début du mouvement : Mussolini a repris nombre de ses idées (corporatisme, techniques oratoires de mobilisation des foules) alors d'Annunzio y voit une sorte de reconnaissance de son travail expérimental et est séduit par l'idée d'avoir été utile à quelque chose de nouveau. Bien qu'il ne devienne jamais antifasciste (à l'inverse de nombre de ses camarades partis avec lui à Fiume), d'Annunzio prendra ses distances avec le fascisme et le Duce et ne reprendra réellement position qu'au moment où l'Italie se rapprochera de l'Allemagne d'Hitler, pour dénoncer le nazisme et l'antisémitisme. D'Annunzio, alors retiré de la politique et entré à l'Académie Royale, développe une critique viscérale de la conception racialiste des nazis. Selon certaines source, la mort de D'Annunzio, victime d'une hémorragie cérébrale en 1937, serait le fait de Mussolini qui aurait donné l'ordre de le faire assassiner car ses positions antinazies commençaient à déstabiliser « l'unité » du régime fasciste concernant la politique extérieure. Ses funérailles nationales, organisées en grande pompe par Mussolini, sont l'occasion de ressouder le pays avec l'émotion collective suscitée par la mort d'un « grand italien »... ce qui est à ce moment là tout bénéfique pour Mussolini.

« Alors d'Annunzio précurseur du fascisme ? » Ce serait mentir que de nier qu'il inspira Mussolini à partir d'éléments mit en place à Fiume (qui n'avaientt alors rien de fasciste), et qu'il éprouvait de la sympathie pour le fascisme.

« D'Annunzio fasciste alors ! ». Les historiens, les biographes et les spécialistes réfutent très majoritairement cette idée, considérant qu'on ne peut avoir un jugement aussi manichéen concernant un individu aussi complexe qui ne s'engagea jamais dans le fascisme et dont les idées restèrent figées sur l'expérience de Fiume et uniquement Fiume. Le fascisme a certes repris les mises en scène chorégraphiques et oratoires expérimentées à Fiume sur les foules par d'Annunzio, et d'Annunzio est fortement critiquable de part son silence et son manque de positionnement contre un régime fasciste et dictatorial, lui qui voulait un « communisme sans dictature ». Cependant, le fascisme n'utilise que les rites et les cérémonies où les masses s'identifient à un chef pour mieux lui obéir. Mussolini souhaite le fascisme comme l'instauration d'un nouvel ordre politique, où le chef d'un parti unique règne sur une société hiérarchisée par un État impérialiste et dominateur. A l'inverse, le mouvement fiumain de d'Annunzio souhaite un ordre lyrique capable de libérer les peuples et de libérer la créativité de l'individu en l'émancipant de toute forme d'aliénation et de morale. C'est bien là la distinction entre politique réactionnaire et politique progressiste. C'est bien là la distinction entre un ordre totalitaire et une utopie libertaire.

On ne peut comprendre le fascisme et l'antifascisme italien (notamment des Arditi del Popolo) sans connaître et comprendre l'épopée de Fiume, l'état d'esprit et l'espoir qu'elle a suscité dans une Italie en proie à la frustration et au désir d'un changement radical.


A lire pour approfondir:

- "A la fête de la révolution, artistes et libertaires avec d'Annunzio à Fiume" de Claudia Salaris.

- "TAZ, Zone Autonome Temporaire" de Hakim Bey.

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Modifié en dernier par Pti'Mat le 03 Jan 2014, 10:34, modifié 1 fois.
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede luco » 31 Déc 2013, 21:13

De la merde.

Où comment l'ouvriérisme économiste rejoint l'insurrectionnisme romantique, père du fascisme et de tous les gauchismes échevelés.

Mythes du coup d'éclat, des hommes d'exceptions, du coup de balai, des frères de la côte, culte des avant-gardes et des marges etc. au mépris du réel : viols, pillages, meurtres, opportunismes, sous vernis politique. Le carton pâte des révolutions.

Mécanisme des nihilismes suffisamment explicités par un Camus par exemple (ou lire "le chaudron du négatif" sur le même genre d'inflation verbale sauce situ).

Vivement 2014 et la fin des folklores "révolutionnaires".

PS. en même temps, qu'attendre d'un Laurier et d'un Glaive, à part le remake d'un peplum à la Spartacus ? :mrgreen:
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Kzimir » 01 Jan 2014, 09:50

C'est zapper que le fascisme c'est aussi un rapport particulier à l'esthétique et au romantisme, que d'Annunzio avait également. Tout le flonflon autour du surhomme, du coup d'éclat, la valorisation de l'aventurisme (dans la mythologie fasciste, le thème du "soldat perdu" qui se bat pour sa patrie mais trahie par celle-ci est omniprésent), etc. renvoie directement au fascisme.

Tout commence en septembre 1919, Gabriele d’Annunzio, célèbre poète italien décadent, artiste et musicien passionné, coureur de jupons, pionnier casse-cou de l’aéronautique, génie farfelu et héros militaire de la Première Guerre mondiale, à la tête d'une troupe de combattants -les arditi-, décide de partir à l'aventure et de s'emparer sur la côte Adriatique de la ville de Fiume en Yougoslavie (Rijeka en croate), afin de la rattacher à l'Italie.

Le plan du héros de guerre-touche à tout-aventurier-dragueur est un thème majeur de la mythologie fasciste et nazie. Cf. Goering. On pourrait faire le même genre de description de 9/10e des chefs SA.

Presque tout dans le régime fiumain est pensé comme satire, dérision et ironie contre les systèmes de gouvernances existants. Avec un fort penchant pour les valeurs inspirées de Nietzsche, l'épopée de Fiume est un glaive tiré de son fourreau pour défier le monde bourgeois et sa démocratie d'élite intellectuelle.

Ouais, c'est super cool le nihilisme. :roll:

Mussolini souhaite le fascisme comme l'instauration d'un nouvel ordre politique, où le chef d'un parti unique règne sur une société hiérarchisée par un État impérialiste et dominateur. A l'inverse, le mouvement fiumain de d'Annunzio souhaite un ordre lyrique capable de libérer les peuples et de libérer la créativité de l'individu en l'émancipant de toute forme d'aliénation et de morale. C'est bien là la distinction entre politique réactionnaire et politique progressiste. C'est bien là la distinction entre un ordre totalitaire et une utopie libertaire.

Opposer un "ordre politique" fasciste à un "ordre lyrique" émancipateur, c'est de base inverser les choses. En tout cas en Allemagne c'est extrêmement clair (un peu moins en Italie jusqu'à la République de Salo) : Les nazis historiques ne voulaient pas un ordre hiérarchisé dominé par un Etat impérialiste (seuls les nazis tardifs, ex-conservateurs étaient sur cette ligne), mais une société ou l'individu soit débarassé de toute morale afin qu'il puisse exprimer librement sa condition de surhomme. Le principe de "l'ordre nazi" n'est pas un Etat hiérarchisé, mais l'application du Fuhrerprinzip à tout les échelons, c'est à dire la capacité pour les individus supérieurs de s'élever librement et de dominer les inférieurs sans aucune limite par delà les échelons traditionnels (c'est ce qui explique la hiérarchie incompréhensible du troisième Reich, cf. Martin Broszat). Si l'on applique ce passage au pied de la lettre, les SA étaient libertaires.
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Pti'Mat » 04 Jan 2014, 09:19

Et vous pensez donner une leçon de fascisme et d'antifascisme à un redskin... sm 26

Je répondrai plus tard. En attendant je vous invite à envoyer un mail à Claudia Salaris pour lui dire que c'est une fasciste-nazie (l'article a été réalisé à partir de son livre "A la fête de la Révolution: artistes et libertaires avec d'Annunzio à Fiume") et à envoyer également un mail aux librairies anar qui vendent ce bouquin de leur dire qu'ils contribuent au fascisme et au nazisme, au nihilisme et au culte du surhomme... :lol:
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede digger » 04 Jan 2014, 10:35

Je ne connais pas spécialement cet épisode, ni d'Annunzio .
A la seule lecture du post, je pense qu’il est normal qu’il suscite des réactions, comme le texte le mentionne lui-même
Il faut reconnaitre que le sujet et le personnage font polémique

Le problème avec les grands z’hommes c’est qu’ils ne sont que des hommes. (Je dis "hommes" parce que "grandes femmes" est une expression plus rare, allez savoir pourquoi...) . L’imaginaire les flatte et l’histoire les remet à leur place.
En attendant je vous invite à envoyer un mail à Claudia Salaris pour lui dire que c'est une fasciste-nazie

Elle me semble avoir une position d’historienne, si le post comme le dit Pti Mat reflète son bouquin.
« Alors d'Annunzio précurseur du fascisme ? » . Je ne vois nulle part une apologie du fascisme mais une tentative (honnête, apparemment) pour comprendre la position de départ de d'Annunzio vis à vis du régime mussolinien.
Maintenant, je ne vois pas très bien quoi tirer de cet épisode en terme de perspective révolutionnaire. En B.D, oui, genre Corto Maltese. Je ne suis pas non plus un fervent partisan du "Bey" qui n’a rien de "romantique" selon moi, mais tout du mégalo. Mais ce serait un autre sujet.
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Kzimir » 04 Jan 2014, 13:04

Pti'Mat a écrit:Et vous pensez donner une leçon de fascisme et d'antifascisme à un redskin... sm 26

Ben quand il diffuse ce genre de textes, sans problème ouais.

Pti'Mat a écrit:Je répondrai plus tard. En attendant je vous invite à envoyer un mail à Claudia Salaris pour lui dire que c'est une fasciste-nazie (l'article a été réalisé à partir de son livre "A la fête de la Révolution: artistes et libertaires avec d'Annunzio à Fiume") et à envoyer également un mail aux librairies anar qui vendent ce bouquin de leur dire qu'ils contribuent au fascisme et au nazisme, au nihilisme et au culte du surhomme...

Déjà j'enverrais pas de mail parce que je m'en tape et parce que je ne connais pas Claudia Salaris (mais j'imagine qu'elle a écrit des trucs très intéressants). Ceci dit je rapelle qu'on réagit sur ton texte et pas sur son bouquin (que personne ici n'a lu). Et dans ce texte, il me semble qu'il y a une confusion entre fascistes et réactionnaires "classiques" (principalement sur la question du fascisme en tant que culture, sur sa vision de l'ordre, du "non-conforme", etc.). Dans l'esprit, cette "utopie"me semble dans la droite lignée des projets politiques des Corps Francs dans la Baltique par exemple. Même mise en avant du désordre, du non-conformisme (même le truc de "pirates" était repris par les freikorps), de l'héroïsme individuel (couplée à l'idée de supériorité des surhommes), même esprit irrédentiste, etc.

Et deux trucs en passant, d'abord il est question de Gramsci a un moment, perso j'ai pas trouvé masse de citations de Gramsci en soutien à Fiume (bien qu'il ait été question d'une rencontre à un moment), par contre j'ai trouvé celle-ci ou il en fait un genre de Kornilov (pas super valorisant comme comparaison, ni progressiste) :
Gabriele D'Annunzio, valet congédié de la maçonnerie franco-anglaise, se rebelle contre ses anciens tireurs de ficelles, il grappille çà et là les éléments d'une bande de mercenaires, il occupe Fiume, s'en déclare "le maître absolu" et constitue un gouvernement provisoire. Le geste de D'Annunzio avait au départ une valeur purement littéraire : D'Annunzio préparait en le vivant, un futur poème épique ou un futur roman de psychologie sexuelle; ou un futur recueil des "Bulletins de guerre du commandant Gabriele D'Annunzio". Rien d'extraordinaire ni de monstrueux dans l'aventure littéraire de Gabriele D'Annunzio : il peut arriver qu'on trouve au sein d'une classe politiquement et spirituellement saine des individus qui sont atteint de folie politique parce qu'ils sont inadaptés et échappent à toute réalité économique concrète. [...] Mais le colonel D'Annunzio suscite des disciples, il obtient qu'une partie de la classe bourgeoise s'organise en axant son activité sur le coup d'éclat de Fiume. On oppose le gouvernement de Fiume au gouvernement central, on oppose la discipline des armes, telle qu'elle est au pouvoir dans le gouvernement de Fiume, à la discipline des lois qui est celle de Rome. [...] L'attitude littéraire devient un phénomène social. Comme cela s'est fait en Russie pour les gouvernements D'Omsk, d'Ekaterinodar, d'Arkhangelsk, etc., le gouvernement de Fiume est considéré en Italie comme la base d'une réorganisation de l'Etat, comme une énergie saine, représentative du "vrai" peuple, de la vrai volonté, des véritables intérêts et qui chassera les usurpateurs de la capitale. D'Annunzio est à Nitti ce qu'était Kornilov à Kérenski, son geste littéraire a déchaîné en Italie la guerre civile.

Et deuxièmeent, il y a aussi cet article(http://cdlm.revues.org/6850) sur Fiume, qui parle quand même d'une répression politique et d'une surveillance policière assez costaud. Ca me semble pas super progressiste comme "utopie".
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Pti'Mat » 04 Jan 2014, 13:54

La réflexion de base était portée sur l'esprit d'arditisme, compléter un peu les connaissances (et déborder un peu à côté) sur les arditi del popolo et cet esprit particulier, entre fascisme et révolution qui anime les mentalité italiennes en 1919-1920. Le but était également de parler un peu de la figure d'Alceste de Ambris, presque méconnu en France. A aucun moment dans l'article il n'est mentionné que le système mis en place à Fiume c'est le pied, ou c'est en adéquation avec nos idées... juste l'audace de cette tentative expérimentale mérite qu'elle ne tombe pas dans l'oubli, point ; et reconnaitre que nous avons là une tentative de système social et corporatif, une création en dehors des limites politique fixées qui est en avance pour l'époque sur bien des points par rapport aux anar, aux coco, aux socialo, notamment en matière de libération sexuelle et contre les normes morales et sexistes. On ne peut comprendre l'état d'esprit italien de l'époque, l'hésitation entre fascisme et révolution socialiste de nombre de militants, sans connaitre et comprendre cet épisode là.

Pour le côté aventureux... je ne vois pas ce qu'il y aurait de problèmatique (pas de notre camps) quand on connait les actes et motivations de la propagande par le fait, les insurrections blanquistes à 20 militants, ou l'expédition de Malatesta dans le Bénévent... D'ailleurs le livre de Hakim Bey va dans ce sens: une continuité depuis le socialisme utopique.
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Kzimir » 04 Jan 2014, 14:44

Disons que le texte me semblait une valorisation de cette expérience. Il est intéressant de comprendre l'état d'esprit de cette époque, mais je trouve qu'en soi le non-conformisme, l'héroïsme individuel, l'aventurisme, le corporatisme, ne sont pas des trucs positifs. Le non-conformisme peut être un mépris de la "masse", l'héroïsme mise en avant des surhommes, l'aventurisme une fascination pour les causes perdues et les combats d'arrière garde désespérés, et le corporatisme une idéologie interclassiste. Sans compter l'élitisme sous-tendu. Et ces points me semblent être des caractéristique du fascisme de type SA. Ca peut aussi avoir des côtés plus positifs (l'aventurisme peut avoir une dimension pédagogique par exemple, c'est la propagande par le fait, ou le corporatisme peut être un truc de classe), mais il me semble que dans le projet de d'Annunzio ce n'était pas trop le cas. Notamment parce qu'il manque à la fois une lecture de classe et une dimension anti-autoritaire et anti-avant garde. Et sans ça, on tombe rapidement dans le fascisme.
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede luco » 04 Jan 2014, 14:44

D'ailleurs le livre de Hakim Bey va dans ce sens: une continuité depuis le socialisme utopique.


En effet, cet article n'est qu'une resucée d'un vieux texte de Bey qui traîne dans les câbles depuis des années.

Pour le reste, la porosité entre le syndicalisme révolutionnaire, certains courants anarchistes ou socialistes, en Italie des années 20 via la fascination pour le volontarisme, la violence, souvent l'anti-marxisme d'une partie du mouvement ouvrier et le patriotisme... n'est plus à démontrer. Et ce n'est pas parce que ces phénomènes de convergences sont complexes et divers qu'on est obligé aujourd'hui de continuer à colporter les pires des mythes révolutionnaristes de cette époque.

Précurseur ou pas du fascisme (il fut assigné à résidence par Mussolini sur la fin de sa vie), il faut une sacré dose d'approximations historiques pour voir en D'annunzio, autre chose qu'un aventurier élitiste, aristocratique, nationaliste et au final contre-révolutionnaire (au sens d'anti-"progressiste").

Ce type d'épisode historique, de confusionnisme et de convergences contre-natures devrait plutôt nous aider à interroger nos propres mythes afin d'éviter les mêmes impasses.

A en juger par le folklore actuel qui sévit dans nos rangs (et je parle bien de la mouvance redskin qui est mienne aussi), il y a du boulot :

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Non ce n'est pas le défilé de Jeanne D'arc. Peut-être celui de Saint Togliatti ou Saint Torez ?

C'est bien parce que je ne crois pas que l'esthétique au sens large soit une question secondaire, que je prends au sérieux cette apparente (inconsciente ?) apologie de militarisme, de virilisme et symboles nationaux.

Nous savons pourtant à quel point la tentative (tardive) de la gauche et de l'extrême-gauche des années 30 de calquer les formes extérieures des mouvements fascistes (symbolique, uniformes, sections paramilitaires...) fut un échec pratique total et une impasse politique.

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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede bipbip » 24 Juin 2017, 17:00

Les pirates contre le capitalisme

Les pirates ont perturbé le bon fonctionnement du commerce maritime. Les formes d'organisation s'opposent également aux hiérarchies et aux valeurs des sociétés monarchiques.

Les pirates alimentent l’imaginaire contemporain avec leur pavillon noir. Les flibustiers apparaissent comme des hors-la-loi qui sabotent le commerce mondial à l’époque de l’esclavage et de la colonisation. La piraterie s’inscrit dans la longue histoire de la lutte de classes. Les forçats de la mer se révoltent contre la discipline qui règne à bord des navires. Le vaisseau marchand apparaît comme un bagne flottant au XVIIIème siècle dans le contexte de l’émergence de la révolution industrielle.

Les mutineries, qui annoncent les grèves sauvages, permettent d’entrer dans la piraterie. Les révoltés s’emparent de leur outil de travail, le bateau, pour vivre dans l’illégalité contre toute forme de propriété privée. Les pirates recherchent des rapports égalitaires et désirent vivre dans la liberté. Le capitaine d’un vaisseau pirate est élu par l’équipage.

L’historien Marcus Rediker recherche l’histoire derrière le mythe dans le livre Pirates de tous les pays. Il souligne la quête de vivre pleinement à travers l’abordage du système marchand. Les pirates ne veulent pas accumuler des richesses mais vivre dans la jouissance.

... http://www.zones-subversives.com/2017/0 ... lisme.html
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Pti'Mat » 28 Juin 2017, 10:21

Il y a aussi "les forçats de la mer", de Marcus Rediker, qui est très complet.

Pour revenir au sujet initial dont j'avais oublié qu'il était là, je précise que depuis le premier post il y'a eu quelques ajouts, concernant notamment des liens entre fiumanisme et communisme/anarchisme:

Tout commence en septembre 1919, Gabriele d’Annunzio, célèbre poète italien décadent, artiste et musicien passionné, coureur de jupons, pionnier casse-cou de l’aéronautique, génie farfelu et héros militaire de la Première Guerre mondiale, à la tête d'une troupe de légionnaires -les arditi-, décide de partir à l'aventure et de s'emparer sur la côte Adriatique de la ville de Fiume en Yougoslavie (Rijeka en croate), afin de la rattacher à l'Italie.

Le contexte historique lui-même est complexe, Fiume est autonome depuis 1719, jouissant du statut de port franc par décret de Charles VI d'Autriche et de « corpus separatum » grâce à l'impératrice Marie-Thérèse. Fiume perd temporairement son indépendance en 1848 avec l'occupation de la zone par la Croatie et la retrouve en 1868 avec le Royaume de Hongrie. Au 19ème siècle, Fiume est peuplée en majorité d'italiens, mais aussi de croates et de hongrois ; les langues officielles sont le hongrois et l'allemand mais les correspondances commerciales se font généralement en italien qui est la langue parlée au quotidien par les habitants. Le dialecte local de la ville, dit « fiumien », est d'ailleurs une variante du vénitien, tandis que le dialecte des campagnes proches est une variante du croate, le tout se mélangeant lorsque ruraux et citadins se rencontrent. Fiume, en tant que ville métissée et culturellement riche (cultures venant du bassin méditerranéen, d'Occident et d'Orient), se dégage avec une identité locale fiumaine unique, descendant de la "romanité", partagée par toute la population.

D'Annunzio considère que le peuple italien a acquis sa conscience nationale (depuis les tentatives d'unité et d'indépendance républicaine de l'Italie par Garibaldi) dans l'épreuve de la guerre 14-18 et qu'il est en droit de se passer des élites et d'exiger la justice sociale. Or, c'est tout l'inverse qui se produit aux lendemains de la guerre, l'Italie est en proie à une crise et l'agitation révolutionnaire des ouvriers et des paysans y est forte, c'est le « Biennio Rosso » (à lire: « Italie 1919-1920, les deux années rouges : fascisme ou révolution ? » de Bruno Paleni).

Le peuple italien revient de la Première Guerre mondiale le cœur meurtri et chargé de revendications, il se sent trahi par une « victoire mutilée ». D'autant que la situation se complique avec à la fin de la guerre l'éclatement de l'Autriche-Hongrie. Fiume devient alors un enjeu majeur de la politique internationale avec des tensions entre serbes, croates, slovènes, italiens. L'Entente (France, Grande-Bretagne, États-Unis) veut la création d'un état tampon. Un désaccord entre l'Italie et la France conduit à une absence de statut clairement défini et Fiume passe de mains en mains. Finalement, les troupes britanniques et françaises débarquent et prennent le contrôle de la ville.

C'est dans cette situation de confusion et de colère des classes populaires italiennes que Gabriele d'Annunzio, déjà surnommé « Commandante », en manque d’aventures et profondément convaincu que les masses ne sont touchées et ne peuvent se soulever que par des actes héroïques et des exemples concrets, décide de prendre la ville de Fiume, contraignant les troupes d'occupation à se retirer, et de la donner à l’Italie en septembre 1919. Mais l’Italie refuse son offre généreuse, et le Premier Ministre le traite de fou. Vexé, D’Annunzio décide de déclarer l’indépendance et de voir combien de temps il peut tenir.

L'expédition de Fiume n'était pourtant pas spontanée, elle avait été préparée des mois auparavant, dès janvier 1919, et en avril d'Annunzio créait déjà la « Ligue de Fiume » destinée à « défendre contre la Société des Nations, tous les esprits aspirant à la liberté, tous les peuples tourmentés par l'injustice et l'oppression ». Le projet initial consistait à constituer un État indépendant englobant Fiume, l'Istrie et la Dalmatie.


L'œuvre du régime fiumain sous d'Annunzio

Car il s'agit bien là d'une « œuvre » telle que la décrivait d'Annunzio avec l'expérience d'un « ordre lyrique » et des « artistes au pouvoir ».

Presque tout dans le régime fiumain est pensé comme satire, dérision et ironie contre les systèmes de gouvernances existants. Avec un fort penchant pour les valeurs inspirées de Nietzsche, l'épopée de Fiume est un glaive tiré de son fourreau pour défier le monde bourgeois et sa conception démocratique. Il s'agit de détruire la « forteresse du pouvoir » et ses fondements idéologiques. C'est ainsi que Gabriele d'Annunzio obtient le titre suprême de Vate (« magicien-prophète ») et s'entoure d'anarchistes, de communistes, de syndicalistes, d'artistes, de légionnaires arditi, de républicains, de socialistes, de patriotes garibaldiens et de sympathisants du fascisme naissant. Une Constitution (ou charte) d'État indépendant connue sous le nom de « Charte du Carnaro » se met en place. Cette Charte est une synthèse entre le communalisme autogéré (issu de l'autonomie des cités au Moyen-Age), le corporatisme républicain (issu des conceptions de Garibaldi et de Mazzini) et le syndicalisme révolutionnaire (mouvement mythique basé sur l'autonomie des travailleurs). Fiume est sous "Régence italienne", son devenir politique au tavers de cette Charte serait en quelque sorte une République Sociale-Syndicale. D'Annunzio est notamment très proche d'Alceste de Ambris, un leader syndicaliste révolutionnaire italien qui sera un futur activiste antifasciste des Arditi del Popolo, avec qui il rédige la Charte et qui est en quelque sorte son premier ministre. La Charte reconnait "la souveraineté de tous les citoyens sans distinction de sexe, de race, de langue, de classe, de religion".

Outre le fait que la Charte se soit rendue célèbre pour avoir déclaré la musique comme principe fondamental d'État, elle instaure une société basée sur la puissance du travail. "Seuls les producteurs assidus de la richesse commune et les créateurs de la puissance commune sont les citoyens à plein titre". La modernité de la Charte ferait pâlir, encore aujourd'hui, certains régimes dits "démocratiques". On trouve dans le projet fiumain: l'instruction publique et laïque pour les citoyens des deux sexes, le droit de divorce, le droit de vote aux femmes, l'égalité des sexes devant la loi, l'égalité de salaires entre hommes et femmes, l'éligibilité des femmes à toutes les fonctions privées et publiques (une première), l'instauration d'allocations en cas de maladie ou d'accidents du travail, la retraite, le salaire minimum, l'assistance et la prévoyance sociales, la décentralisation administrative, la légalisation de l'homosexualité (une première encore!), la tolèrance de l'usage de stupéfiants, la tolérance du naturisme, la liberté religieuse, la liberté de conscience, la liberté d'opinion et de presse, la liberté de réunion et d'association etc... On discute et on débat de thèmes aussi « osés » pour l'époque que la libération de la femme, la libération face aux normes et morales, l'abolition de l'argent et des prisons. Les tracts et journaux locaux appellent à l'action pour libérer les individus, les classes sociales et les peuples opprimés. Il s'agit de régénérer la société, entrer dans une nouvelle phase de la politique italienne.

Le service militaire est obligatoire pour les citoyens des deux sexes afin de faire face aux menaces. On peut d'ailleurs lire dans la Charte du Carnaro: "En temps de paix et de sécurité, la Régence ne maintient pas l'armée mobilisée; mais toute la nation reste armée". Et évidemment, suivant l'aspect global de transformation, la Régence du Carnaro projette une réforme de l'armée légionnaire. Celle-ci doit être fondée sur le rapport de confiance et personnel entre le commandement et les hommes. La discipline doit émaner d'hommes libres. Le commandement est donc exercé par un conseil, copiant les "conseils de soldats"de la révolution allemande en 1918 et des soviet russes, dont les membres ne sont pas choisis en fonction du grade. Il s'agit de supprimer l'armée traditionnelle, supprimer les grades supérieurs, pour recréer les anciennes compagnies d'aventure de tradition italienne. L'exemple a suivre, c'est l'ardito, figure héroïque italienne de la Première guerre mondiale. Le soldat de "l'armée libératrice", (comme le dit d'Annunzio en présentant son nouveau réglement de l'armée), est "la flamme intélligente", la synthèse du courage physique et de l'énergie mentale, qui doit être laissée libre d'agir en pleine autonomie et dans le respect de l'individualité. C'est avec cette vision mythique de nouvelle armée, composée de soldats libres et aventuriers, que se crée "l'arditisme".

Au niveau politique et économique, le système fiumain prévoyait une société de conseil basé sur 9 corporations (la dixième représentait ironiquement la « corporation des individus supérieurs tels que les poètes, les héros et les surhommes »)...
C'est le premier système social « corporatiste », inspiré du syndicalisme (dont Mussolini reprendra plus tard le concept). Ainsi, les 9 corporations représentées sont : les ouvriers en industrie et en agriculture, les marins, les techniciens en agriculture et en industrie, les administrations et secrétariats privés, les professeurs et les étudiants, les avocats et les médecins, les fonctionnaires, les travailleurs des coopératives, les patrons. Le pouvoir exécutif était, lui, divisé entre 7 ministres : Affaires étrangères, Trésor public, Éducation, Police et justice, Défense, Économie publique, Travail.

Le pouvoir législatif est pour sa part bicamériste, c'est à dire que le Parlement est divisé en 2 chambres distinctes : le « conseil des meilleurs » (élu au suffrage universel pour 3 ans, responsable de la législation des lois civiles, de la justice, de la police, des forces armées, de l'éducation, de la culture et du lien entre le gouvernement et les communes) ; et le « conseil des corporations » (60 membres choisis parmi les 9 corporations pour un mandat de 2 ans, responsables des lois concernant le commerce, les échanges et les affaires, le travail, les services publics, le transport, les travaux publics, les métiers dans le secteur du droit et du médical). Le système agit sans cesse en démocratie directe ou tout du moins participative, dans la consultation entre la base et les instances de décisions, la place publique redevient le forum où les affaires d'État sont exposées à la population.

Au niveau de la politique extérieure, Fiume est en contact régulier avec les révolutionnaires et syndicalistes italiens comme le syndicaliste Giuseppe Giulietti, secrétaire de la puissante fédération des travailleurs de la mer, l'anarchiste Errico Malatesta, le communiste Antonio Gramsci. Les sociaux-démocrates et socialistes modérés quant-à eux ne veulent pas être mêlés aux fiumains (qui seraient un danger pour la démocratie), la présence d'Alceste de Ambris, très critique de la social-démocratie y est pour beaucoup, malgré des propositions de mettre leurs journaux à disposition dans la cité de Fiume. La première action du bureau aux relations extérieures fut le parachutage de tracts et de propagande par avion au dessus de la place de l'opéra de Paris le jour des élections saluant « la 4ème République ». Mais surtout, Fiume se tourne vers la Russie soviétique pour trouver contact, soutien et appui. Lors d'une correspondance échangée avec l'anarchiste Randolfo Vella, d'Annunzio explique qu'il est pour « un communisme sans dictature » et que son intention est de faire de cette cité « une île spirituelle d'où puisse rayonner une action, éminemment communiste, en direction de toutes les nations opprimées ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le symbole de Fiume est un serpent formant un rond (ou se mordant la queue), symbole d'éternité, avec au centre les étoiles de la grande ours, repaire des marins, mais aussi appelée « la charrue étoilée » en tant que symbole de l'Armée Citoyenne Irlandaise, une milice d'autodéfense ouvrière composée de syndicalistes révolutionnaires et indépendantistes irlandais menée par James Connolly dès 1913 et asurant l'insurrection de Pâques en 1916 pour la libération de l'Irlande.

Dans les mémoires de Ludovico Toeplitz, membre du bureau des relations extérieures de Fiume, il est rapporté que celui-ci rencontra le commissaire du peuple aux affaires étrangères soviétiques Tchitcherine à Zurich ; et qu'un protocole d'accord de principe fut élaboré entre le Commandement de Fiume et l'URSS. Il consistait à ce que Fiume reconnaisse officiellement l'URSS (un an avant la reconnaissance de l'URSS par la Grande-Bretagne) d'une part ; et à ce que l'URSS reconnaisse Fiume sur la base du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes d'autre part. Mais les relations s'arrêtèrent après ça, les dirigeants d'URSS éprouvant une grande méfiance à l'égard de l'expérience « pas très sérieuse » de Fiume, bien que plusieures sources rapportent que Lénine en personne, au congrès de la IIIème Internationale, aurait surpris les délégués socialistes italiens affirmant qu'en Italie « il n'y a qu'un seul révolutionnaire : Gabriele d'Annunzio ».

Il est d'ailleurs à noter qu'en 1921, le tout jeune Parti Communiste Italien, avec Antonio Gramsci en tête, soutient et défend d'Annunzio et l'expérience de Fiume, comme peut en témoigner la revue communiste L'Ordine Nuovo. C'est d'autant plus vrai que lors du Congrès de Livourne en janvier 1921 (congrès socialiste où s'opère la scission communiste), les jeunes dirigeants communistes sont accusés de "bergsonisme" et de "dannunzianisme". Des contacts plus durables sont pris avec des représentants de peuples et nations sous domination impérialiste comme l'Irlande, l'Inde ou l'Egypte.


La vie à Fiume

La Marine (constituée de déserteurs et de marins anarchistes milanais) prit le nom d’Uscocchi, d’après le nom des pirates disparus qui vécurent sur des îles au large de la côte locale et dépouillèrent les navires vénitiens et ottomans. Les Uscocchi fiumains réussirent quelques coups d'éclat : de riches navires marchands italiens offrirent soudain un avenir à la République, de l’argent dans les coffres !

L'économie de Fiume était d'ailleurs basée sur une « économie pirate » dont la ressource principale était le don, que d'Annunzio avait résumé en la devise « j'ai ce que j'ai donné ». En effet, les rentrées d'argent gouvernementales ne proviennent pas d'impôts ou de taxes quelconques propres aux États « normaux »... mais des vols accomplis par les Uscocchi, ainsi que les offrandes généreuses de partisans et de donateurs anonymes. Ainsi, l'économie pirate de Fiume est basée sur un réseau de circulation de biens et de services, un réseau de sociabilité où ce qui compte ce n'est pas la valeur d'usage ou d'échange mais la valeur qui va créer du lien dans la communauté. Un vol, par abordage de navires marchands, redistribué ensuite à la collectivité, est un acte généreux qui va créer de l'émotion collective et donc du lien entre les hommes. Il ne s'agit pas de tirer du profit mais d'être utile à autrui, et cette utilité devient pour autrui de l'estime, de la reconnaissance qui se transformera également en utilité, en service mutuel et réciproque.

Artistes, bohémiens, aventuriers, anarchistes, fugitifs et réfugiés apatrides, homosexuels, déserteurs et réformateurs excentriques arrivent en foule à Fiume. La fête ne s’arrête jamais et les manifestations culturelles et artistiques sont à leur comble, comme en atteste l'association Yoga « réunion des esprits libres » (qui constitue la "gauche légionnaire"). Chaque matin, d’Annunzio lit des poèmes et des manifestes depuis son balcon, il réussi à faire naître une certaine contre-société avec sa contre-culture et sa contre-morale. L'idée de « fête permanente » a une importance décisive pour les « dirigeants » fiumains, c'est ce qui va suspendre le travail, suspendre les règles et le temps, transgresser la monotonie, elle répond au désir de transformer chaque instant de l'existence en une libération de l'esprit et de l'énergie. C'est également la volonté de créer une atmosphère de « vacances et de plaisirs collectifs » suite aux quatre années d'une guerre particulièrement meurtrière et du quotidien militarisé de Fiume. N'oublions pas que Fiume est en guerre contre tout le monde, ou presque, et que sa devise provocante est « Qui contra nos ?» (Qui contre nous ?) .

Enfin, Fiume marque le retour des tribuns populaires propres à la République romaine antique car, Fiume c'est aussi le laboratoire de nouvelles techniques de communication, descendant de traditions révolutionnaires et républicaines antiques, que les fascismes reprendront à leur compte. D'Annunzio en tant qu'éminent poète et orateur de génie, réussit à susciter l'émotion des foules et à en organiser les forces et les actions. Le « Commandante » excelle dans l'art de la communication, choisissant avec soin chaque mot pouvant provoquer de l'émotion. Il utilise le goût pour l'héroïsme, l'hommage aux morts et l'héritage antique d'un peuple historique, il a une capacité exceptionnelle à agir sur l'imaginaire collectif et à élever son auditoire dans un état de transe. La charge émotionnelle de ses discours vient également d'une cohésion avec un usage symbolique fort mélangeant art futuriste, dadaïsme, musique et arditisme militaire.

Mais en décembre 1920, quand le vin et l’argent viennent à manquer, quand la flotte italienne se montre enfin (Fiume par défiance et dérision avait déclaré la guerre à l'Italie) et balance quelques obus sur le Palais Municipal, personne n’a ni vraiment l’énergie, ni l'organisation nécessaire pour résister. Les légionnaires arditi de Fiume, avec d'Annunzio à leur tête, se rendent et marquent ainsi la fin de l'expérience fiumaine. La ville fut finalement rattachée a l'Italie en 1924. D'Annunzio se réfugie a Gardone Riviera près du lac de Garde, où il se livre a une critique des exactions de Mussolini. Dominique LORMIER rapporte dans son livre "Gabriele d'Annunzio, ou le roman de la Belle Epoque" que le Commandante a alors, en 1922, comme ambition de créer un "Parti du Travail" rassemblant des socialistes réformistes dissidents et les courants proches de De Ambris afin de former une coalition avec les démocrates-chrétiens au Parlement pour contrer les fascistes. Au même moment, Alceste De Ambris l'exorte à prendre la tête de troupes arditi restées fidèles aux valeurs de Fiume pour faire barrage à la l'avancée des fascistes. Aucun de ces deux projets ne verront le jour. D'Annunzio est victime d'un accident en aout 1922, au même moment où s'engage la défense de Parme avec les Arditi del Popolo et la Légion Prolétarienne Filippo Corridoni menée par Picelli et Alceste de Ambris. Les petites victoires locales se transforment en défaite sur le plan national. Bien que devenu président de l'association des arditi de Fiume, De Ambris est contraint de partir en exil en France après avoir été attaqué et harcelé dans la rue. Surveillé par la police fasciste, d'Annunzio se retire définitivement de la politique, pour n'en revenir que dans les années 1935-37 pour condamner viscéralement le rapprochement de Mussolini avec le nazisme.


D'Annunzio, précurseur du fascisme ?

Il faut reconnaitre que le sujet et le personnage font polémique, l'arditisme, le futurisme, l'interventionnisme, l'émergence du fascisme constituent un contexte et un état d'esprit très durs à comprendre et à cerner, mais il serait dommage en tant qu'antifascistes de ne pas évoquer cette polémique autour de d'Annunzio qui dit « d'Annunzio est le précurseur du fascisme ».

Ce qu'il y a de sûr, et c'est là où les historiens et les spécialistes du sujet et du personnage semblent s'accorder, c'est que, premièrement, Gabriele d'Annunzio est un individu cultivé et complexe qui n'avait pas d'idées arrêtées à part les siennes qu'il avait tenté de mettre en pratique à Fiume ; et que, deuxièmement, d'Annunzio a soutenu le fascisme au début puis s'en est éloigné. Ce qu'on doit analyser en tant qu'antifascistes c'est pourquoi il est considéré comme « précurseur » du fascisme et pourquoi il a été un temps un sympathisant du fascisme.

Pour cela, il faut bien saisir la mentalité patriote et républicaine de la révolution garibaldienne et des guerres d'indépendance menées pour instaurer la République en Italie dès 1848. Cette mentalité chez les partisans de Garibaldi était similaire à celle que pouvait l'être chez les jacobins après la révolution française, menant les guerres révolutionnaires patriotiques et expansionnistes, à la différence que la touche culturelle italienne est logiquement très prégnante pour les garibaldiens. Cette mentalité est patriote voire nationaliste (au sens de libération nationale contre la monarchie), guerrière et belliciste mais à but progressiste et républicain. D'Annunzio remarque que la bourgeoisie et sa conception démocratique ne sont qu'une nouvelle illusion faisant croire au peuple qu'il gouverne, mais que c'est tout l'inverse. Ce qu'il met en place à Fiume prouve qu'il est pour une République guerrière, de démocratie directe et populaire. Son inspiration lui vient de l'image de la République romaine antique ou de la période de la Convention en France ; et il se considère comme le poète d'une nation en arme. Les lectures de Nietzsche le confortent dans ses idées de puissance individuelle et collective.

Les révolutionnaires italiens partagent cet esprit de revanche . Ils veulent faire leurs preuves suite aux échecs de faire basculer la monarchie et de rentrer dans une ère nouvelle. C'est pourquoi l'interventionnisme de gauche, ceux qui étaient pour l'entrée de l'Italie dans le conflit mondial, est en Italie un phénomène influent et important, contrairement à la France ou à d'autres pays européens, où les révolutionnaires sont quasi-unanimement pour la paix et contre la guerre. En Italie, socialistes, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires pensent majoritairement que la guerre permettra, premièrement, de détruire les empires centraux (Austro-Hongrois notamment), ce qui aidera à affirmer les positions républicanistes italiennes, et, deuxièmement, de déstabiliser les puissances européennes capitalistes et bourgeoises, qui pourrait ouvrir un angle de tir pour lancer la Révolution Sociale. Le tout début du fascisme reprend exactement tous ces points caractérisant un état d'esprit particulier à une époque donnée.

C'est pour ça qu'on retrouve nombre de révolutionnaires et de militant italiens de gauche sympathisants ou adhérents au fascisme naissant, car au tout début le fascisme n'est pas un mouvement homogène et centralisé, mais un mouvement de réaction contre l'ordre et la mentalité bourgeoise, contre les élites. Il ne faut pas oublier ou nier que nombre de militants antifascistes des Arditi del Popolo et des formations d'autodéfense prolétarienne, en Italie, ont d'abord été proche du fascisme dit « diciannovista » et « sansepolcrismo », ayant les caractéristiques d'un mouvement de gauche et progressiste dans le contexte italien, avant que celui-ci ne se transforme en mouvement impérialiste et dictatorial sous Mussolini. Toutes les revendications sociales présentes dans le programme du premier fascisme (suffrage universel, droit de vote des femmes, journée de 8h, salaire minimum, retraite ouvrière, pouvoir de décision des travailleurs dans l'entreprise, taxe sur le capital, séparation de l'église et de l'Etat et confiscation des biens des congrégations religieuses) ont été laissées de côté pour faire place à la politique de dictature anti-ouvrière, réactionnaire au service de la bourgeoisie que l'on connait par la suite. C'est une preuve que le fascisme tenta de séduire la classe ouvrière (et il tente toujours de le faire) par une apparence de gauche défendant ses intérêts, ce qui a pu éffectivement semer la confusion chez nombre de militants révolutionnaires sincères. Le cas d'un des leaders syndicaliste révolutionnaire italien, Alceste de Ambris, nous montre cette confusion: co-fondateur de l'Union Syndicale Italienne, il en est exclu pour ses positions interventionnistes, il entre au Fasci d'action internationale, proche d'un « fascisme de gauche », dirigeant de la politique instaurée à Fiume, il devient ensuite activiste antifasciste avec les Arditi del Popolo dans la Légion Prolétarienne Filippo Corridoni et fondateur de la Ligue Italienne des Droits de l'Homme, composante des antifascistes italiens exilés en France.

Pour Gabriele d'Annunzio, c'est le même schéma. Son soutien du fascisme est un soutien du début du mouvement : Mussolini a repris nombre de ses idées (corporatisme, techniques oratoires de mobilisation des foules) alors d'Annunzio y voit une sorte de reconnaissance de son travail expérimental et est séduit par l'idée d'avoir été utile à quelque chose de nouveau. Bien qu'il ne devienne pas antifasciste, alors qu'à l'inverse, nombre de ses camarades partis avec lui à Fiume comme Argo Secondari (anarchiste interventionniste, il est parmi les fondateurs de l'Association Nationale des Arditi d'Italie, puis fondateur des Arditi del Popolo) seront antifascistes radicaux, d'Annunzio prendra ses distances avec le fascisme et le Duce, et ne reprendra réellement position qu'au moment où l'Italie se rapprochera de l'Allemagne d'Hitler, pour dénoncer le nazisme et l'antisémitisme. D'Annunzio, alors retiré de la politique et entré à l'Académie Royale, développe une critique viscérale de la conception racialiste des nazis. Selon certaines source, la mort de D'Annunzio, victime d'une hémorragie cérébrale en 1937, serait le fait de Mussolini qui aurait donné l'ordre de le faire assassiner car ses positions antinazies commençaient à déstabiliser « l'unité » du régime fasciste concernant la politique extérieure. Ses funérailles nationales, organisées en grande pompe par Mussolini, sont l'occasion de ressouder le pays avec l'émotion collective suscitée par la mort d'un « grand italien »... ce qui est à ce moment là tout bénéfique pour Mussolini.



« Alors d'Annunzio précurseur du fascisme ? » Ce serait mentir que de nier qu'il inspira Mussolini à partir d'éléments mit en place à Fiume (qui n'avaient alors rien de fasciste), et qu'il éprouvait de la sympathie pour le fascisme au tout début.

« D'Annunzio fasciste alors ! ». Les historiens, les biographes et les spécialistes réfutent très majoritairement cette idée, considérant qu'on ne peut avoir un jugement aussi manichéen concernant un individu aussi complexe qui ne s'engagea jamais dans le fascisme et dont les idées restèrent figées sur l'expérience de Fiume et uniquement Fiume. Le fascisme a certes repris les mises en scène chorégraphiques et oratoires expérimentées à Fiume sur les foules par d'Annunzio, et d'Annunzio est fortement critiquable de part son silence et son manque de positionnement contre un régime fasciste et dictatorial, lui qui voulait un « communisme sans dictature ». Cependant, le fascisme n'utilise que les rites et les cérémonies où les masses s'identifient à un chef pour mieux lui obéir. Mussolini souhaite le fascisme comme l'instauration d'un nouvel ordre politique, où le chef d'un parti unique règne sur une société hiérarchisée par un État impérialiste et dominateur. A l'inverse, le mouvement fiumain de d'Annunzio souhaite un ordre lyrique capable de libérer les peuples et de libérer la créativité de l'individu en l'émancipant de toute forme d'aliénation et de morale. C'est bien là la distinction entre politique réactionnaire et politique progressiste. C'est bien là la distinction entre un ordre totalitaire et une utopie libertaire.

On ne peut comprendre le fascisme et l'antifascisme italien sans connaître et comprendre l'épopée de Fiume, l'état d'esprit et l'espoir que ça a suscité dans une Italie en proie à la frustration et au désir d'un changement radical.


A lire pour approfondir:

- "A la fête de la révolution, artistes et libertaires avec d'Annunzio à Fiume" de Claudia Salaris.

- "TAZ, Zone Autonome Temporaire" de Hakim Bey.

- " "Gabriele D'annunzio ou le roman de la Belle Epoque", de Dominique Lormier, éditions du Rocher.
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Re: Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates

Messagede Lila » 30 Juil 2017, 21:03

Femmes pirates : personnages hors du commun pour destins hors du commun

Qui n’a jamais entendu parler des pirates ? Des corsaires ? De leurs folles cavalcades maritimes ? Les drapeaux noirs peints d’une tête de mort, le coassement lugubre de perroquets multicolores, les îles au trésor, les sabres émoussés, évoquent en nous tous le souvenir de nombreuses histoires entendues maintes et maintes fois. Certaines sont fictives bien sûr, mais d’autres relatent les hauts faits de pirates ayant véritablement existé ; c’est par exemple le cas de Rackham et Barberousse.

Mais qui a déjà entendu parler de femmes pirates ? Comme dans beaucoup de sujets, les femmes ont été globalement oubliées dans l’histoire de la piraterie ; mais ces personnages aux destins hors du commun ont pourtant véritablement existé. Laissez-moi vous faire un bref portrait de quelques-unes d’entre elles…

à lire : http://www.berthine.fr/1707-2/
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