de digger » 18 Aoû 2014, 17:26
[Un article retrouvé dans les archives de Freedom mars 1916. Je n’ai pas retrouvé de traces de Paul Savigny, ni de son histoire (comme tant d’autres dans son cas) . C’est pourquoi je pense que sa place est ici.]
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C’est une histoire vraie – une tragédie de la réalité en France. Elle a été racontée à E. Richard Schayer, un écrivain américain, par un vieux maître d’école de Montdidier, France. Mr Schayer la raconte dans American Magazine.
"C’est l’histoire d’un homme qui ne tuera point" commença le vieux maître d’école. "Il est venu me voir il y a deux ans, frais sorti de ses trois années de service militaire, qu’il avait détesté, avec des lettres d’amis communs. Je l’ai pris comme assistant.
Il s’appelait Paul Savigny. Il était pâle mais bien bâti, de la pâleur des trop nombreuses nuits passées à étudier. Ses yeux noirs recelaient toute la flamme et les qualités que l’on retrouve chez les grands penseurs et débatteurs. Mais il était calme, studieux et aimable et très réservé. Tout le monde l’aimait – les élèves l’adoraient.Avec eux il était tout de gentillesse et de gaieté, mais assez ferme, si besoin, pour inspirer le respect et l’obéissance. Ils apprenaient rapidement sous sa tutelle et j’en étais enchanté.
Quand la guerre nous est tombée dessus si soudainement, Paul est resté à l’écart de toute l’excitation, des réunions publiques, des discours. Lorsque nous est parvenue la nouvelle de la déclaration de guerre allemande, j’ai demandé à Paul ce qu’il en pensait. Je n’oublierai jamais l’expression de son visage lorsqu’il m’a regardé droit dans les yeux, les siens brillant de l’éclat d’une froide résolution, et il m’a répondu :
"Il n’y a pas de raison et d’excuse à la guerre- une chose hideuse et honteuse. Je n’ai rien à voir avec cela !"
Pendant un moment, je n’ai pas saisi la pleine signification de ses paroles. Alors j’ai dit, étonné :
"Mais tu devras y aller aussi lorsque ta classe sera appelée"
Il a souri doucement et a répondu "Non. Rien en me forcera jamais à prendre les armes contre mes semblables"
Je me suis exclamé "Tu veux dire que tu refuseras d’y aller si la France t’appelles?'
"Exactement".
"Mais ce serait de la folie. Ce serait honteux ! Ils te forceront à y aller – ou te mettront en prison – ou pire""
"Quoi qu’ils me fassent" répondit t-il, ils ne peuvent pas m’obliger à me battre. Cette guerre est monstrueuse. C’est le travail des diplomates et des gouvernements, pas celui des peuples. C’est un meurtre légal. Je ne commettrai pas un meurtre ni pour mon pays, ni pour aucun pouvoir sur terre.. C’est ma décision. Parlons d’autre chose."
Je n’ai pas continué à discuter, pensant que sa résolution était celle d’un illuminé, qui, le moment venu, partirait comme les autres, quelles que soient ses croyances et ses principes. Il a semblé que j’avais raison, car lorsque la convocation est arrivée quelques jours plus tard, Paul avait été convaincu par ses amis de se présenter au bureau de recrutement et d’y recevoir ses ordres. Il avait été convenu, par des amis influents à Paris, qu’il serait muté à des tâches administratives d’intendance, où il n’aurait pas à se battre.
Il est venu me dire au-revoir dans son uniforme et m’a parlé de son affectation future. "Je me suis soumis au système militaire pour cette unique raison" m’a t-il dit "Je déteste cela, tout cela. Je hais cet uniforme. C’est l’attribut de la soif de sang et de la boucherie — l’incarnation des instincts les plus bas et les plus bestiaux de l’homme. Je suis un lâche. J’ai sacrifié jusqu’à maintenant mes croyances et mon idéal. Mais je n’irai pas plus loin. Je ne me battrai pas – je ne tuerai pas – quoi qu’ils me fassent. Adieu, vieil ami, mon père !"
Il s’est rendu avec son régiment à dans un lieu quelconque de mobilisation près de Paris. Une semaine plus tard, j’ai reçu une carte postale. Il s’entraînait encore avec son régiment, mais il s’attendait qu’on lui donne d’un jour à l’autre le poste promis. Les semaines suivantes furent remplies des clameurs de guerre et de terreur.....
Un matin, la porte de l’école s’ouvrit et Paul entra. Il était vêtu de sa vieille veste noire. Son visage était hagard et ses traits tirés sous son bronzage, mais ses yeux traduisaient comme jamais son esprit indomptable. Les enfant criaient de joie en le reconnaissant. Au diable la discipline, ils l’interpellaient et le pressaient de questions alors qu’ils se frayait un passage jusqu’à mon bureau et me serrait la main.
"'Silence, mes petits" cria t-il, "Je suis revenu vous enseigner. Retournez à vos places."
C’était presque l’heure de la pause, alors j’ai permis aux élèves de détaler, en criant la bonne nouvelle du retour de Paul à tous ceux qu’ils rencontraient dans la rue..
J’ai attendu silencieusement ses explications. Il m’a regardé et a souri d’un ait grave.
"C’est fini" a t-il dit"Ils m’ont menti. On ne m’a pas donné un poste administratif. Mon régiment a reçu l’ordre de monter au front il y a deux jours. Je suis parti avec, en espérant jusqu’au dernier moment qu’on me donnerait le travail promis. Cette nuit, j’ai campé à un peu plus d’un kilomètre des tranchées et on m’a dit qu’au matin, nous entrerions dans la bataille. Je suis parti. Dans la confusion, on ne m’a pas arrêté à la gare. J’ai jeté mon uniforme détestable dans les toilettes. Je porte mes vrais habits. Je suis un instituteur, pas un boucher. Puis-je rester avec vous comme avant, jusqu’à ce qu’ils viennent me chercher. Ce ne sera pas long."
Je l’ai supplié, en pleurs. Je lui ai décrit les dangers de sa situation, le mépris et la colère des habitants de la ville – comment ils interpréteraient ses raisons et le considéreraient comme un traître et un lâche. Je lui ai dit qu’il serait jugé, condamné et probablement fusillé.
"je sais tout cela. Il est inutile de discuter. Si vous ne voulez pas que je vienne à l’école, je resterait à l’écart et les attendrai dans ma chambre. . Mais j’aimerais être ici, à mon travail, lorsqu’ils viendront."
Cela m’a semble peu de chose à faire pour lui, qui était si déterminé à laisser sa vie pour une croyance, un idéal. J’ai accepté. Ce jour-là, il a assuré le cours de l’après-midi, avec sa même ancienne compétence, puis il s’est dirigé vers la ville. Là où il n’avait il n’avait rencontré auparavant que des sourires amicaux et des salutations chaleureuses , il était reçu avec des regards suspicieux et interrogateurs. A tous ceux qui l’interrogeaient, il répondait simplement qu’il était revenu enseigner à l’école.
La nuit tombée, toute la ville savait que Paul Savigny avait quitté son régiment, avait repris ses habits civils et enseignait à nouveau à l’école. La nouvelle de son retour arriva jusqu’aux autorités militaires. Je reçus la visite d’un officier et fut interrogé. J’ai donné aussi peu d’informations que possible.
Aucune action ne fut entreprise ce soir-là, mais le lendemain matin, alors que les enfants étaient au milieu de leur leçon de grammaire et que Paul était au tableau, l’inévitable se produisit. Nous avons entendu le bruit sourd des pas à l’extérieur, un commandement sec, le claquement des crosses sur les pavés et la porte fut ouverte brutalement par un jeune officier.
"'Paul Savigny,' demanda t-il.
"'Je suis ici, Monsieur," répondit tranquillement Paul de sa place près du tableau.
"Vous êtes demandé immédiatement au quartier général. Venez!'
"Paul tendit la main vers le haut du tableau et inscrivit d’une main ferme et d’une écriture claire la petite phrase que vous avez remarqué aujourd’hui, lorsque vous étiez dans ma salle de classe:
'La guerre est une bête sauvage qui dévore la civilisation.'
En se tournant vers les élèves, il dit:
"Au revoir, mes petits. C’est ma dernière leçon. Apprenez-la bien et ne l’oubliez jamais"
Le procès à huis-clos de Paul fut expéditif. Nous avons appris plus tard qu’il n’avait eu recours à aucune excuse ou prétexte, se contentant seulement d’expliquer qu’il ne combattra pas, et que lorsque la promesse d’un poste administratif n’avait pas été tenue, il avait quitté l’armée et était retourné à sa profession. Il fut déclaré coupable de lâcheté et de désertion en face de l’ennemi et condamné à être fusillé. Il devait mourir comme un chien, méprisé par tous ses anciens amis, la fin la plus terrible qui puisse arriver à un homme.
La voix du vieux maître d’école se brisa dans un murmure rauque. Il se leva
"Venez, Monsieur"
Nous avons dépassé un bâtiment blanc en retrait de la route. Des sentinelles à une barrière et des soldats à l’intérieur suggéraient qu’il s’agissait de baraquements ou d’un quartier général. Un peu plus loin, la ville se fondait avec la campagne. Sur la gauche, le mur de stuc blanc d’un cimetière à flanc de colline longeait la route. Le petit cimetière était construit en terrasse jusqu’à la partie la plus escarpée de la colline.
Une étroite bordure d’herbe séparait le mur de la route. Là, mon guide s’arrêta et je vis, tout contre le mur, un petit monticule marqué d’une croix en bois. Une couronne fanée de fleurs sauvages reposait à même le sol. Aucune inscription sur la croix n’indiquait de qui était la tombe en terre impie, à l’extérieur de l’enceinte réservée à des corps plus dignes.
Ôtant son chapeau, le vieil homme au bord des larmes leva son regard vers moi et dit d’une voix rauque et tremblante :
"Il est inutile de dire, Monsieur, qui repose ici. Regardez. Ils ont creusé cette tombe près du mur. Voyez, c’est ici qu’on l’a fait se tenir, le trou béant de sa propre tombe à ses pieds. Ils ont posé huit fusils, là-bas, sur la route. Quatre étaient chargés de cartouches à balles, quatre de cartouches à blanc. Huit réservistes, le visage pâle, dont aucun d’entre eux n’avait tiré sur autre chose de plus important qu’un lièvre, ont pris les fusils.
Puis, sous ce peuplier, Paul m’a embrassé. Ces derniers mots furent:
"Un jour, la France saura que je suis mort, non pas comme un traître ou un lâche mais pour protester contre la tyrannie et le mal, et pour ma foi dans la régénération future de l’humanité"
"A sa demande, ils ne lui ont pas bandé les yeux ni attaché les mains. Il leur a fait face, Monsieur, la tête haute, les yeux brillants.
"Le jeune lieutenant bafouilla les commandements. Lorsqu’il parvint au mot fatal 'Feu!', j’ai détourné la tête. La rafale fut irrégulière, espacée. Je me suis senti comme si j’avais été transpercé par un millier de baïonnettes. Lorsque j’ai pu me convaincre de relever la tête, le peloton d’exécution s’éloignait. Deux soldats rebouchaient la tombe.
Je me suis dirigé vers eux et ai regardé les deux hommes finir leur travail.L’un des deux a sorti cette petite croix. Il y a eut une dispute.
"'Il ne devrait pas avoir une croix. C’était un traître, un déserteur, un lâche!' a crié l’un.
"Déserteur et traître, peut-être" a répondu l’autre," mais un lâche certainement pas. Il n’est pas mort comme un homme qui a peur. Je dis qu’il doit avoir une croix."
La croix fut placée. Depuis, je suis venu chaque dimanche avec un petit bouquet de fleurs toute simples. Les gens de la ville me laissent tranquille, connaissant mes sentiments. Mais pour la plupart d’entre eux, le nom de Paul représente encore tout ce qui est lâche et traître . Je me demande si il en sera autrement un jour. Comprendront-ils jamais?
Et vous,Monsieur, qu’en dites-vous? Cet homme était -il un traître, un fou, ou un martyr?