Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede Pïérô » 03 Nov 2017, 12:49

L’essor du communisme libertaire en Espagne

Caen • mercredi 8 novembre • 18h • La Pétroleuse

Causerie sur l’essor du communisme libertaire en Espagne, du 19ème siècle jusqu’à l’aube de la révolution espagnole de 1936.

Présentation de l’ouvrage Les chemins du communisme libertaire en Espagne, en présence de l’auteure (Myrtille) et d’un compagnon giménologue, puis discussion.

Entrée libre, bar et auberge espagnole (participation libre).

La Pétroleuse, 163, cours Caffarelli Mondeville, sur la presqu’île.

http://gimenologues.org/spip.php?article750
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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede ARTHUR » 06 Nov 2017, 18:17

Entretien avec la giménologue Myrtille Gonzalbo : « D’Octobre 17 à Juillet 36, les Bolchos et les Anarchos ont-ils remis le peuple au boulot ? »

Myrtille Gonzalbo, giménologue qui interviendra lors de notre 4ème journée de commémoration critique du centenaire (http://www.cnt-f.org/subrp/spip.php?article1089), a accepté de répondre à quelques questions préalables sur la Révolution russe et ses mythes. Nous l’en remercions.

Au delà de cette interview, nous invitons celles et ceux que le sujet intéresse à se plonger dans son ouvrage de référence : Les chemins du communisme libertaire en Espagne 1868-1937 » (Editions Divergences, 2017)

A travers votre participation aux Giménologues et votre dernière publication vous revendiquez une démarche historique non académique. Pouvez-vous préciser la particularité de cette démarche ?

Les Giménologues sont un petit collectif d’amis devenus historiens amateurs en se dédiant depuis 2004-2005 à la publication des Souvenirs de la guerre d’Espagne d’Antoine Gimenez, alias de Bruno Salvadori, un milicien volontaire du Groupe International de la colonne Durruti, mort à Marseille en 1982.

On ne pensait pas se trouver encore sur le coup douze ans après. Nous avons d’abord réalisé un feuilleton radiophonique de dix heures avec des amis de Radio Zinzine à Forcalquier, et c’est en rédigeant les mises en contexte du récit que nous avons pris la mesure de la richesse historique de ce document. Cela nous a entraînés dans un passionnant cycle de recherches et de trouvailles dont nous ne sommes toujours pas sortis. Au vu de la taille finale de notre appareil critique, nous nous sommes bombardés « spécialistes » des écrits de Gimenez [1].

Depuis 2006, au cours de multiples tournées de présentations, nous avons fait des rencontres inattendues avec des anarchistes espagnols de plus de 85 ans, devenus des amis. La plupart étaient des anciens miliciens du front aragonais, qui avaient lu de près le récit d’Antoine. C’est ainsi qu’est né en 2016 le second ouvrage "A Zaragoza o al charco ! Aragon 1936-1938. Récits de protagonistes libertaires" (paru chez L’Insomniaque, voir en ligne), nourri de leurs histoires directement racontées (ou via leurs enfants).

La « giménologie » renvoie aussi à la méthode adoptée : nous attribuons une grande valeur historique aux écrits et aux témoignages des protagonistes [2] du processus révolutionnaire engagé dans ce pays depuis le milieu du XIXe siècle. Chaque parcours individuel est fort en soi et rappelle que les hommes et les femmes de cette époque étaient chargés d’un intense désir d’émancipation collective. Nous y voyons une illustration de la dynamique individu-collectif où le premier ne se dilue pas dans le second, propre au mouvement libertaire. Ensuite, autant que possible, nous confrontons les témoignages à d’autres sources (archives, presse), sans cesse alimentées par des personnes qui nous écrivent, et par l’amical réseau de mise en commun des données qui traverse, entre autres, le milieu libertaire ; sans oublier les riches centres de documentation de Lausanne et Marseille (CIRA).

Ainsi continuons-nous à puiser dans l’abondant matériau à notre disposition pour comprendre comment le mouvement communiste libertaire espagnol a pu focaliser en lui un tel espoir de révolution sociale dans les années trente.

Les traducteurs anonymes des Motions du congrès de Saragosse, qui contient la motion-programme sur le communisme libertaire adoptée en mai 1936, concluaient ainsi leur préface (rédigée à la fin des années 1970) :
"La CNT a […] rencontré à la mort de Franco une situation historique qui ne se reproduira plus : la possibilité de constituer une des premières organisations quantitatives de la nouvelle époque. Tout ce que la jeunesse comptait de révolte semblait se retrouver en elle, comme chez elle. […] Mais il aurait fallu […] entreprendre la critique de l’histoire de [la] défaite, [et] que [la CNT] s’attaque au centre moderne de l’idéologie : le travail. Il lui aurait fallu associer à toute revendication ayant le travail pour objet l’impérieuse nécessité de sa suppression. Il lui aurait fallu s’ouvrir à la critique du syndicalisme et de la vie quotidienne."

Décidés à participer à cette « critique de l’histoire de la défaite », il nous a fallu dépoussiérer une partie de l’historiographie anarchiste qui a trop cédé à la mythification, forcément réductionniste, tout en masquant bien des aspects du processus révolutionnaire.

Nous avons beaucoup appris sur le mouvement anarchiste espagnol depuis l’intérieur, sur sa richesse, ses audaces comme sur ses autolimitations. Et nous pensons qu’il y a toujours des enseignements à tirer pour aujourd’hui de la inédite tentative collective de sortie du capitalisme qui fut à l’œuvre en 1936-1937.

Nous sommes plutôt encouragés à continuer du fait que les souvenirs d’Antoine, ceux des autres protagonistes ainsi que le matériel documentaire présenté depuis douze ans reçoivent un très bon accueil lors des débats publics, notamment dans les lieux comme Notre-Dame-des-Landes. Et de manière générale là où des gens s’émancipent de la passivité ambiante, en ville comme en milieu rural, et s’engagent dans une démarche de rupture où mille activités se déploient dans un rapport au temps qui échappe (en partie) à celui du salariat. Ils s’intéressent particulièrement au contenu du projet communisme libertaire, aux pratiques sociales qui se mirent en place en Aragon, à la critique du salariat et du travail. Certains nous ont dit être heureux de pouvoir raccorder leur expérience à ce qui a été tenté par les anars des quartiers de Barcelone et des communes aragonaises.

La suite sur: http://www.cnt-f.org/subrp/spip.php?article1139
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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede Pïérô » 13 Nov 2017, 11:41

Le Communisme libertaire

Les critiques de la société actuelle restent toujours valables. Les grandes lignes de la reconstruction sociale également.

Le texte que je suis est de 1935 ; mais il était pratiquement le même, lors de l’édition de 1932, sous le titre de Finalidad de la CNT : el Comunismo Libertario. Je me porte garant de la traduction, différente parfois de celle du groupe Fresnes-Antony (1989).

Frank Mintz (mai 2005)

Le communisme libertaire

La Confédération Nationale du Travail (1) est comme l’union des efforts révolutionnaires du prolétariat pour réaliser un but concret l’implantation du Communisme libertaire Un régime de coexistence humaine qui essaie de résoudre le problème économique sans avoir besoin de l’État et de la politique, selon la formule célèbre : À chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins.

Le mouvement d’émancipation du prolétariat mûrit à force de déboires. Chaque échec le fait resurgir rajeuni, avec de nouvelles force. C’est une force en formation, porteuse de futur. Elle possède une source de perfectionnement social et répond à un profond sentiment humain, aussi ne peut-elle disparaître, même si elle se perdait cent fois et plus.

Elle a subi de féroces répressions Elle a été longtemps séduite par les paroles trompeuses du réformisme, et les chants de sirène de la politique, qui n’amenèrent qu’à l’affranchissement des dirigeants, qui devinrent subitement, au lieu de rédempteurs et de frères, des ennemis

On fait trop de prêche au prolétariat : tantôt le calme, tantôt la culture, ou la formation. Selon ses pasteurs, il n’a jamais été assez mûr pour s’émanciper. Sa préparation, s’il en doit être ainsi, va être éternelle, car il ne pourra jamais sortir -si ce n’est par la révolution- de son ignorance et de son inculture, des privations où le maintiennent l’État et le régime capitaliste Chaque émancipation partielle va coûter autant d’effort que l’émancipation totale, si elle est conquise collectivement, et non par les individus isolés

Car sans s’attaquer au système, il n’est pas possible de résoudre le problème social. C’est comme l’œuf de Colomb : s’il faut mettre un œuf en équilibre tout droit ; nous perdrons notre temps en voulant le faire habilement. I1 faut se décider à frapper sur un bout, en prenant l’œuf entièrement

La CNT envisage le mouvement d’émancipation du prolétariat, en dehors de l’amère expérience des replâtrages réformistes et des manipulations politiques Elle a vu un chemin net : celui de l’action directe, celui qui mène droit à 1’implantation du Communisme Libertaire, seule voie de l’émancipation. Il ne s’agit pas de faire une organisation forte qui entraîne l’admiration de ses membres et des autres, mais d’accomplir la finalité libératrice. Ce n’est pas un idéal à cultiver, mais un front, un combat. L’idéal est fourni par l’anarchisme, qui l’oriente et l’anime.

Définition

Le Communisme Libertaire est l’organisation de la société sans État et sans propriété privée. Pour ce faire, il n’est besoin de rien inventer ni de créer aucun organisme nouveau. Les axes organisationnels autour desquels la future se formera, existent déjà dans la société actuelle : ce sont le syndicat et la commune libre.

Le syndicat est le lieu où se regroupent aujourd’hui spontanément les ouvriers des usines et de toutes les exploitations collectivistes. Et la commune libre est l’assemblée d’origine antique, où spontanément également, les habitants des villages et des hameaux se retrouvent. Elle offre une voie pour la solution de tous les problèmes de cohabitation à la campagne.

Ces deux organismes, dotés de normes fédératives et démocratiques, seront souverains dans leurs décisions sans être sous la tutelle d’aucun organisme supérieur. Mais ils seront obligés de s’unir, sous la pression économique des organismes de relation et de communication, et de se constituer en fédérations d’Industrie.

Ces derniers organismes prendront possession, collective ou commune, de tout ce qui est aujourd’hui la propriété privée. Ils régleront dans chaque localité la production et la consommation, c’est-à-dire, la vie économique.

L’association des deux mots communisme et libertaire indique également la fusion de deux idées : l’une, collectiviste, tend à produire un ensemble harmonieux grâce à la contribution ou la coopération des individus et sans perte de leur indépendance ; l’autre, individualiste, veut garantir à chacun le respect de son indépendance. L’ouvrier de l’usine, des chemins de fer ou les manœuvres, vu qu’ils ne peuvent réaliser en soi un travail complet, ont besoin de se regrouper avec leurs camarades, tout autant pour mieux faire le travail, que pour défendre leurs intérêts individuels. En revanche, l’artisan, et 1’ouvrier agricole, peuvent vivre indépendamment et même se suffire à eux-mêmes, raison pour laquelle ils ont une tendance profonde à l’individualisme. Le Syndicat représente la nécessité de l’organisation collective, et la Commune libre interprète mieux la vision individualiste des paysans ;

La misère est le symptôme, le mal est l’esclavage : à voir les seules apparences, nous sommes tous d’accord pour juger la misère, comme la pire chose de la société actuelle. Cependant, l’esclavage est encore pire : il oblige l’homme à succomber, en l’empêchant de se révolter. Le Capital qui exploite l’ouvrier, en s’enrichissant sur son dos, n’est pas ce qu’il y a de pire, car c’est l’État qui laisse le prolétariat sans défense et le domine par les fusils des forces des répression et par la réclusion en prison.

Tout le mal dont nous nous plaignons dans la société présente -et ce n’est pas le lieu de le démontrer- se trouve dans l’institution du Pouvoir, c’est-à-dire dans l’État et dans l’institution de la propriété privée, qui produit par accumulation le Capital. L’homme est le jouet de ces deux maléfices sociaux, supérieurs à sa volonté : il devient vil, avare, non-solidaire lorsqu’il est riche, et cruel et insensible à la douleur humaine, quand il exerce le pouvoir. La misère dégrade et la richesse pervertit. L’obéissance plonge l’homme dans l’abjection et l’autorité déforme ses sentiments. Personne n’a répandu plus de larmes et de sang que le Capital et les intérêts, voraces et insatiables. Toute l’histoire est pleine des tortures et des crimes commis par l’autorité.

L’accumulation des richesses, comme l’accumulation du pouvoir, par quelques uns, ne peut se faire qu’en dépouillant les autres. Pour détruire la misère et pour empêcher l’esclavage, il faut vraiment s’opposer à l’accumulation de la propriété et du pouvoir, afin que personne ne prenne plus que ce dont il a besoin, et afin qu’il soit inutile que quelqu’un commande toute chose.

Deux opérations fondamentales : l’homme, de par sa façon d’être et sa nature, a deux aspirations inépuisables : le pain, c’est-à-dire, ce dont il a besoin pour satisfaire ses nécessités économiques (manger, s’habiller, l’habitation, l’instruction, l’assistance sanitaire, les moyens de communication, etc. ) et la liberté, à savoir disposer de ses actions. Une obligation extérieure ne nous semble pas négative en soi, puisque nous transigeons avec celles que nous impose la Nature. L’obligation nous est intolérable lorsqu’elle est capricieuse, dépendante de la volonté d’autres personnes. Nous acceptons une limitation quand nous la croyons juste et lorsqu’elle nous laisse la possibilité de la juger. Nous la repoussons de toutes nos forces quand on nous l’impose, en nous ôtant le droit d’en discuter.

Ce sentiment de liberté, d’aspiration à disposer de nous-mêmes est si vif, si intense qu’il est devenu proverbial le cas de l’hidalgo espagnol qui pour garder sa liberté, traîne sa misère le long des routes en renonçant au pain, à l’abri d’un toit, parce qu’en échange, on lui impose une discipline de caserne.

Le communisme libertaire rendra possible la satisfaction des nécessités économiques, en respectant cette tradition de la liberté. Pour l’amour de la liberté, nous refusons un communisme de couvent ou de caserne, de fourmilière ou de ruche, et un communisme moutonnier comme celui de la Russie.

Les préjugés : tout ce qui a été énoncé, pour ceux qui nous lisent avec des préjugés hostiles, peut sembler absurde. Nous allons essayer de traiter ces préjugés, au cas où ceux qui en souffrent veulent les abandonner

Préjugé N°1 : attribuer un caractère passager aux crises Le Capital et l’État sont deux vieilles institutions en crise mondiales, progressive et incurable. Deux organismes qui ont dans leur propre décomposition, comme cela arrive toujours dans la Nature, le germe d’autres organismes qui les remplaceront. Dans la Nature, rien ne se crée et rien n’est détruit, tout se transforme. Le Capital s’étouffe dans ses propres détritus : le chômage croît sans arrêt parce que le Capital est incapable d’augmenter la consommation en proportion avec celle de la production industrielle. Les chômeurs représentent des forces révolutionnaires. La faim rend lâche un individu isolé, mais elle donne la colère et la bravoure à une collectivité. Les idées contestataires naissent et grandissent dans le prolétariat. L’État s’asphyxie dans son armature de force. A chaque fois il est contraint de créer plus de force répressive et plus de bureaucratie, en augmentant le poids mort du parasitisme, le budget qui gruge le contribuable. Lorsqu’une bâtisse est consolidée, c’est parce qu’elle risque de s’écrouler. La conscience individuelle, toujours plus en éveil, se heurte ouvertement aux limites de l’État. L’imminence de sa ruine l’a soudain obligé à modifier son évolution historique pour prendre des formes modérées et démocratiques ou se revêtir de fascisme en Italie et de dictature dans d’autres pays, et même en dictature du prolétariat en Russie.

Ce sont des crises définitives qui opposent les forces inconciliables de la vieille institution du Capital et celles des revendications croissantes du prolétariat ; celles de l’institution plus ancienne encore de l’État et celles des aspirations libertaires des peuples. Ces dernières les remplaceront.

Il est inutile de s’agripper aux vieux systèmes et d’essayer de trouver des arrangements, des replâtrages et des réformes, même si elles sont aussi séduisantes que celles d Henri George avec l’impôt unique, car elles viennent trop tard pour rajeunir un organisme caduc. Il faut penser à ce qui lutte pour apparaître, qui veut remplacer ce qui doit disparaître, les forces en germe qui cherchent leur place dans la vie sociale.

Préjugé N°2 Supposer que le Communisme Libertaire est le fruit de l’ignorance Parce qu’il est proposé par des gens qui ont une réputation d’ignorance et d’incultes, par des gens sans titres universitaires, on suppose ; que le Communisme Libertaire est une solution simpliste qui ignore la complexité de la vie et les difficultés inhérentes à un changement de cette envergure. Ce préjugé implique celui que nous mentionnerons ensuite.

Collectivement, le prolétariat a plus de connaissance de la sociologie que les secteurs intellectuels, et par conséquent, plus de vue sur les solutions. Ainsi, par exemple, les médecins, les avocats, les pharmaciens ne trouvent d’autre solution au problème du surnombre dans leur profession que la limitation de l’entrée dans les facultés, en disant : Les places sont prises, il n’y en a plus. Ils refusent d’autres carrières, les protestations tapageuses, les nouvelles générations qui naissent et vont toujours plus nombreuses dans les amphithéâtres. Voilà pour sûr une solution simpliste, absurde, idiote, indigne de ceux qui se prétendent supérieurs aux autres.

Les ouvriers, par contre, osent proposer, selon ce qu’ils ont glané dans les livres de sociologie, des solutions qui ne se limitent pas à une classe, à la génération d’une classe, mais à toutes les classes de la société. Une solution qui a été tracée par des sociologues documentés sur le terrain scientifique et philosophique, et qui peut faire face aujourd’hui à toutes les solutions théoriques du problème social en garantissant le pain et la culture à tous les hommes.

Si cette solution est présentée par des ignorants, c’est précisément parce que les intellectuels, prétendument savants, l’ignorent. Et si le prolétariat la défend c’est parce que collectivement, il a une vision plus juste de l’avenir et une vision plus large que toutes les classes intellectuelles réunies.

Préjugé N°3 l’aristocratie intellectuelle Le peuple est considéré comme incapable de vivre librement et ayant, donc, besoin d’une tutelle. Et les intellectuels veulent, au-dessus de lui, profiter de privilèges aristocratiques, comme ceux dont jouissait la noblesse jusqu’à maintenant (2). Ils prétendent devenir les dirigeants et les tuteurs du peuple.

Tout ce qui brille n’est pas or. Et la valeur intellectuelle de tous ceux qui sont condamnés à être privés de savoir n’est pas dédaignable. De nombreux intellectuels n’arrivent pas à se détacher de la masse vulgaire, même avec tous leurs diplômes. Et à 1’inverse, beaucoup de travailleurs atteignent le niveau des intellectuels par la seule force de leur savoir.

La préparation universitaire à 1’exercice d’une profession ne veut pas dire qu’on acquiert une quelconque supériorité, étant donné qu’elle ne vient pas de la libre concurrence, mais des privilèges économiques.

Ce que nous appelons le bon sens, la rapidité de juger, la capacité de deviner, l’initiative et 1’originalité, ne se vend pas à l’université, et les intellectuels, tout comme les analphabètes, en sont dotés.

Une mentalité qui veut se cultiver, en dépit de toute son inculture sauvage, est préférable aux esprits empoisonnés par les préjugés et ankylosés par la routine du savoir. La culture de nos intellectuels ne les empêche pas d’avoir un sentiment inculte de leur dignité, qui brille en revanche parfois magnifiquement chez des gens considérés frustres.

Une carrière ne donne pas plus d’appétit, de corpulence, de famille et de maladies qu’un métier manuel. La supériorité des intellectuels n’est donc que professionnelle. Ce n’est que de façon simpliste et puérile qu’on peut justifier que les intellectuels dirigent ceux qui ne le sont pas.

Préjugé N°4 nous attribuer, à nous non intellectuels, du mépris pour l’art, la science ou la culture Nous n’arrivons pas à comprendre que ces trois activités doivent nécessairement, pour briller, reposer sur la misère ou sur l’esclavage humain. A notre avis, elles sont incompatibles avec cette douleur évitable. Si pour briller elles ont besoin du contraste de la laideur, de l’ignorance et de l’inculture, nous pouvons nous opposer à elles, sans peur de faire un sacrilège.

On n’achète pas avec de l’argent, on ne conquiert pas par le pouvoir, 1’art, la science ou la culture. Au contraire, si ces branches représentent la dignité, elles doivent repousser toute domination et toute compromission. Elles naissent du dévouement artistique, de l’aptitude et du désir de recherche et du goût pour la perfection. Mais ce ne sont ni les mécènes ni les Césars qui les animent. Elles jaillissent spontanément partout, et elles ont besoin de ne pas avoir d’obstacles Elles sont le fruit des êtres humains, et il est sot de croire que l’on contribue à les créer, en instaurant par le biais du gouvernement, un bureau d’inventions ou des prix pour la culture.

Lorsque l’ouvrier veut du pain et réclame la justice, essaie de s’émanciper et qu’il s’entend dire qu’il va abîmer l’art, la science ou la culture, il est normal qu’il devienne iconoclaste et qu’il abatte d’un coup l’idole intangible qui sert à le tenir en esclavage et dans la misère. Qui a dit que l’art, la science et la culture souffriront de l’apparition du bien-être et de la jouissance de la liberté ?

Préjugé N°5 l’incapacité de structurer la nouvelle vie La nouvelle organisation de l’économie a besoin de la collaboration technique de l’ouvrier spécialisé et du simple travailleur. De même qu’aujourd’hui les forces révolutionnaires collaborent à la production, demain il en sera de même avec tous. Il ne faut donc pas juger la nouvelle vie selon les capacités qui existent dans la collectivité entière. Ce qui pousse le technicien à travailler, c’est l’obligation économique et non l’amour de la bourgeoisie. Ce qui incitera demain tous à coopérer à la production ce sera également l’obligation économique qui s’exercera sur tous les citoyens aptes à cela. Nous ne faisons pas seulement confiance à ceux qui le feront par dévouement ou par vertu.

Nous n’avons donc pas à éblouir le monde par nos capacités et nos dons extraordinaires, qui seraient alors aussi faux que ceux des politiciens. Nous ne proposons pas de racheter quiconque. Nous proposons un régime où l’esclavage ne sera pas nécessaire pour faire produire l’homme, ou la misère pour le faire succomber devant l’avarice du Capital. 0ù il n’y aura pas le gouvernement des caprices ou des avantages particuliers, mais où nous contribuerons tous à l’harmonie de l’ensemble, chacun en travaillant, et selon la mesure de nos forces et de nos aptitudes.

Préjugé N°6 la croyance dans la nécessité d’un architecte social C’est un préjugé créé par la politique que de croire que la société a besoin d’un pouvoir ordonnateur, ou bien que la foule irait de toute part, s’il n’y avait pas les flics pour l’en empêcher. Ce qui maintient les sociétés humaines ce n’est pas l’obligation qu’impose le pouvoir ou les prévisions intelligentes de leurs gouvernants, mais 1’instinct de sociabilité et la nécessité de l’entraide. Les gouvernants aiment se parer de ces mérites faux. Les sociétés tendent, de plus, à adopter des formes chaque fois plus parfaites, non parce que c’est la volonté des dirigeants, mais à cause de la tendance spontanée à le faire des individus qui les composent et à cause d’un désir inné à tout groupement humain.

Ce même mirage nous fait attribuer aux soins d’un père la croissance et le développement d’un enfant, comme si c’était à cause de l’influence des autres que l’on croît et que l’on réussit. La croissance et le développement apparaissent toujours chez les enfants sans l’aide de personne. Ce qu’il faut c’est qu’on n’y fasse pas obstacle.

La tendance naturelle se manifeste également dans l’éducation. L’instituteur peut s’attribuer l’aptitude de l’enfant à assimiler et à se former, mais il est certain que l’enfant s’instruit également sans que personne ne le dirige, du moment qu’on ne le gêne pas. Et dans la pédagogie rationnelle, le maître le meilleur est celui qui est convaincu par la simplicité biologique qui consiste à ouvrir la voie et à écarter les obstacles pour que l’enfant assimile des connaissances. L’autodidacte nous démontre que le maître n’est pas indispensable.

Nous pouvons en dire autant de la médecine. Le docteur peut s’attribuer la guérison d’un malade et le public peut le croire. Mais ce qui guérit une maladie, c’est la tendance spontanée de l’organisme à rétablir son équilibre. Le médecin agit au mieux lorsque, également avec la simplicité biologique, il se contente de préparer la voie aux défenses naturelles. Bien des fois le malade guérit malgré le médecin.

Pour que les sociétés humaines s’organisent et se perfectionnent, il est inutile que quelqu’un s’y attache, il suffit de ne pas créer d’obstacle. C’est de la bêtise que prétendre améliorer la vie humaine en remplaçant par des astuces et le bâton du pouvoir les tendances spontanées des hommes. Avec simplicité biologique, nous les anarchistes nous demandons que la voie des tendances et des instincts organisationnels soit libres.

Préjugé N°7 préférer la connaissance à l’expérience Autant vouloir que l’habileté précède l’entraînement, la justesse, les tentatives, ou les cals le travail.

On nous demande dès le départ un régime parfait, qui sera la garantie de ce que les choses évolueront de même, sans tâtonnement ni bredouillement. S’il nous fallait apprendre avant d’appliquer, l’apprentissage n’en finirait jamais. L’enfant ne saurait marcher ni faire du vélo. Dans la vie, au contraire, c’est juste 1’opposé. On commence par se décider à agir, et on apprend dans la foulée. Le médecin commence à exercer sans dominer son sujet, qu’il acquiert à force d’erreurs, d’à-coups et d’échecs bien souvent. Sans avoir appris à gérer son budget, une maîtresse de maison finit par nourrir sa famille avec un salaire insuffisant. Un spécialiste se forme en sortant progressivement de sa gaucherie.

C’est en vivant en Communisme Libertaire que nous apprendrons à l’appliquer. C’est en l’implantant que nous montrerons ses points faibles. Si nous étions des politiciens, nous décririons un vrai paradis. Mais comme nous sommes des hommes et que nous savons ce que vaut l’être humain, nous faisons confiance à l’homme qui apprend à marcher selon la seule façon possible : en allant de l’avant.

Préjugé N°8 la médiation des politiciens Le pire de tous les préjugés est de croire qu’un idéal peut être réaliser par l’intermédiaire de certains hommes, même s’ils ne veulent pas se dire politiciens. Le politicien se borne à écrire un titre sur la façade d’un régime et à rédiger les nouveaux postulats de la constitution. C’est ainsi qu’on a pu appeler communisme ce qui se passe en Russie, et République des Travailleurs, l’Espagne (3 ) où le nombre de travailleurs de toutes les classes est de onze millions (4). Si le Communisme Libertaire devait être fait par les politiciens, nous devrions nous contenter d’un régime qui n’aurait rien de communiste ni de libertaire.

A l’action politique, escamoteuse et trompeuse, nous opposons l’action directe, qui n’est que la réalisation immédiate de 1’idéal, devenu tangible et réel, et non pas une fiction écrite, insaisissable même comme lointaine promesse. Il s’agit de la mise en pratique d’un accord collectif par la collectivité elle-même, sans s’en remettre à aucun messie ou intermédiaire.

Le Communisme Libertaire sera réalisable dans la mesure où l’action directe interviendra, sans utiliser de médiateur.

L’organisation économique de la société

Le Communisme Libertaire se base sur l’organisation économique de la société, l’intérêt économique étant le seul lien d’union recherché entre les individus, car c’est le seul sur lequel ils sont tous d’accord. L’organisations sociale n’a pas d’autre finalité que de mettre en commun tout ce qui constitue la richesse nationale, c’est-à-dire les moyens et les outils de production et leurs produits, de rendre commune également l’obligation de contribuer à la production, chacun selon ses efforts ou ses aptitudes ; de se charger ensuite de distribuer les produits à tous selon les besoins individuels.

Tout ce qui n’est pas fonction économique ou activité économique reste en marge de l’organisation et de son contrôle ; à la disposition, par conséquent, des initiatives et des activités des particuliers.

L’opposition entre l’organisation à base politique, commune à tous les régimes qui se fondent sur l’État, et l’organisation à base économique qui se passe de l’État, ne peut être plus radicale ni plus complète. Pour le montrer, nous donnons le tableau comparatif suivant :

Organisation politique

1) Considère le peuple comme mineur et incapable de s’organiser et de se diriger sans tutelle.

2) L’État possède toutes les vertus. Dans l’économie, dans l’enseignement, dans l’administration de la justice, dans 1’interprétation du droit, dans la protection de la richesse et pour l’organisation de toutes les fonctions.

3) L’État est souverain, il détient 1a force (armée, police, magistrature, prisons). Le peuple est sans défense, désarmé, ce qui n’empêche pas de le considérer souverain dans les démocraties.

4) Les hommes de groupent selon les idées politiques, religieuses ou sociales, c’est-à-dire que les points communs sont minimes puisque c’est précisément dans ces domaines que varient et divergent le plus les hommes.

5) L’État, qui représente une minorité réduite, prétend avoir plus de sagesse, de capacité et de savoir que les différentes collectivités sociales : Un seul en sait plus que tous ensemble.

6) L’État, en établissant une fois pour toutes (Constitution ou Code) une norme fixe, compromet l’avenir et fausse le processus vital, qui est multiple et changeant.

7) L’État se réserve tout, le peuple n’a rien à faire, sauf payer, obéir, produire et se conformer à la volonté suprême de celui qui commande. L’État dit : Donnez-moi le pouvoir et Je vous rendrai heureux.

8) La Société est divisée en deux castes antagoniques : celle de ceux qui commandent et celle de ceux qui obéissent.

9) L’État ne concède que des fictions de droits écrits : liberté, souveraineté, justice, démocratie, autonomie, afin de maintenir toujours vif le feu sacré de l’illusion politique.

10) Le progrès et l’évolution sociale créent l’État, depuis ses formes despotiques et absolutistes, jusqu’à son déclin. Le fascisme est une solution tardive, le socialisme aussi. Ils dissimulent des prérogatives qui finissent par disparaître, à mesure que se développe la conscience individuelle et la conscience de classe.

11) Dans l’organisation à base politique la hiérarchie augmente jusqu’au sommet. Au-dessus du peuple, il y a le Conseil ; au-dessus de celui-ci, la mairie ; au-dessus la préfecture ; et encore au-dessus le gouvernement.

Organisation syndicale

1) considère chaque collectivité professionnelle comme capable d’organiser ses affaires ; la tutelle n’est pas nécessaire et l’État est de trop.

2) L’initiative revient aux organisations professionnelles. Le contrôle de l’enseignement aux maîtres. Celui de la santé, aux médecins. Celui des communications, aux techniciens et aux ouvriers réunis en assemblées, et le contrôle de la production appartient à la Fédération des Syndicats.

3) La force retourne à son origine, puisque les membres de chaque groupement se la distribueront. Comme elle ne pourra être cumulée, tout individu en aura une part, et c’est l’assemblée qui la distribuera à tous.

4) Les hommes se groupent selon l’identité de leurs préoccupations et de leurs besoins dans le Syndicat, et selon la résidence et la communauté d’intérêts dans la Commune Libre. Les points d’accord sont ainsi maximales.

5) L’assemblée rassemble le maximum de sagesse, de capacité et de savoir pour ce qui la concerne professionnellement. Tous, unis, en savent plus qu’un seul, aussi savant soit-il.

6) Dans l’organisation syndicale, la norme de conduite à suivre est décidée à tout moment selon les circonstances.

7) En l’absence d’intermédiaires et de rédempteurs, chacun doit tâcher d’ordonner ses affaires, en s’habituant à se passer de médiateurs et d’une routine fondée sur des siècles d’éducation politique.

8) Tous les citoyens sont réunis dans la catégorie unique des producteurs. Les charges sont administratives, limitées dans le temps, sans donner le droit à ne pas travailler dans la production, et sont toujours soumises aux décisions des assemblées.

9) C’est la réalisation pratique de la liberté économique qui est fondamentale. La démocratie est réalisée, c’est-à-dire le gouvernement du peuple par le peuple. Le fédéralisme est appliqué, en reconnaissant le maximum d’autonomie à la Commune et à tout groupe de production.

10) L’évolution amène les collectivités professionnelles à un perfectionne- ment croissant. On passe de la défense de l’intérêt économique égoïste de l’individu à des conditions qui le rendent capable d’accepter la responsabilité de son rôle social.

11) Dans l’organisation économique, la hiérarchie augmente vers la base. Les résolutions d’un Comité peuvent être révoquées par un plénum ; celles de celui-ci par l’assemblée et ces dernières, par le Peuple.

La richesse et le travail (5)

En régime libertaire il ne s’agit pas de faire de l’argent et de le répartir. Il ne s’agit que de produits qui ne sont pas transformables en argent et qui ne peuvent être accumulés, et qui sont distribués à tous selon leurs besoins.

Le travail doit également être réparti. Aujourd’hui nous constatons la même inégalité injuste et écœurante Afin que quelques uns passent leur vie dans la paresse, les autres doivent suer huit heures par jour, quand ce n’est pas dix ou quatorze.

Si aujourd’hui la production de la richesse occupe sept millions de personnes et qu’ils font en moyenne huit de heures de travail par jour, lorsque les quatorze millions de producteurs potentiels travailleront, chacun ne fera que quatre heures par jour.

Telle est la déduction directe et logique que donne une distribution équitable. Voilà l’utopie que veulent appliquer les anarchistes.

Possibilités économiques de notre pays (6)

L’excès de main d’œuvre nous offre la possibilité de réduire la journée de travail par individu, de permettre l’augmentation des travaux (construction de barrages et de canaux d’irrigation, reboisement, intensification des cultures, hausse de la production sidérurgique et utilisation des chutes d’eau, etc.) et d’augmenter la production d’une industrie en particulier.

Grâce à l’organisation du travail par tranches, il est facile d’improviser le personnel, plus que pour augmenter le rendement d’une usine, pour en doubler la production journalière, sans augmenter le nombre de machines. Le personnel actuel, considéré comme formé, est divisé en deux brigades, qui travaillent successivement ; chaque brigade reçoit autant d’apprentis. De cette façon, la production des industries les plus faibles peut être doubler sans qu’il soit nécessaire de construire de nouvelles usines et de perfectionner ou augmenter le matériel.

On peut en déduire donc que notre pays peut se suffire à lui-même, et par conséquent résister aux rigueurs d’un blocus de plusieurs années. Les solutions auxquelles nous pensons aujourd’hui, posément, nous qui ne sommes pas techniciens, seront améliorées lorsque nous serons stimulés par les circonstances adverses, l’esprit d’inventions étant aiguillonné par les nécessités,

On ne peut tout confier à l’improvisation ni non plus la mépriser dans une situation critique, car c’est alors précisément qu’elle nous offre le plus de ressources.

Réalisation

Le Communisme libertaire se fonde sur des organismes existants déjà grâce auxquels on peut organiser la vie économique dans les villes et les villages, en tenant compte des besoins particuliers de chaque localité. Ce sont le syndicat et la Commune Libre.

Le syndicat réunit les individus, en les associant selon la catégorie de travail ou les contacts quotidien pendant le travail. Les ouvriers d’une usine, d’un atelier ou d’un chantier se rassemblent d’abord en formant la cellule la plus petite, autonome pour ce qui la concerne. Ces cellules, unies à d’autres semblables, forment la section au sein du syndicat d’une branche ou d’une Industrie . Il y a le syndicat de Métiers Divers pour rassembler ceux qui, par eux-mêmes, ne peuvent constituer numériquement un syndicat. Les syndicats de la localité sont fédérés entre eux et constituent la Fédération Locale. Celle-ci forme un comité composé des délégués des syndicats. Un plénum est formé par tous les comités. L’assemblée générale possède, en définitive, la souveraineté maximum.

La Commune Libre est 1’assemblée des travailleurs d’une petite localité, village ou hameau, ayant souveraineté sur les sujets concernant la localité. C’est une institution d’origine ancienne, bien que privée d’autorité par la politique. Elle peut retrouver son ancienne autorité en se chargeant de l’organisation de la vie locale.

L’économie nationale découle de l’harmonie entre les différentes localités qui la composent. Lorsque chaque localité isolément a son économie bien administrée et ordonnée, l’ensemble doit être harmonieux et l’accord national parfait. La perfection ne doit pas être imposée d’en haut, mais elle doit s’épanouir à la base, de façon à être un résultat spontané et non un effet forcé. Si l’accord entre les individus s’établit par leurs relations, l’accord entre les localités en est une conséquence. Cet accord se fait dans les plénums périodiques et suivant les cir- constances, et dans des réunions constantes, établies par les Fédérations d’Industries qui ont cette mission spéciale. Les communications et les transports, industries qui ne peuvent se borner à un intérêt local, doivent être rattachées à un plan national.

Nous allons étudier séparément 1’économie rurale, urbaine et nationale.

La campagne

C’est à la campagne que la réalisation du Communisme Libertaire revêt la plus grande simplicité car elle se limite à mettre en vigueur la Commune Libre.

La richesse et le travail (5)

En régime libertaire il ne s’agit pas de faire de l’argent et de le répartir. Il ne s’agit que de produits qui ne sont pas transformables en argent et qui ne peuvent être accumulés, et qui sont distribués à tous selon leurs besoins.

Le travail doit également être réparti. Aujourd’hui nous constatons la même inégalité injuste et écœurante Afin que quelques uns passent leur vie dans la paresse, les autres doivent suer huit heures par jour, quand ce n’est pas dix ou quatorze.

Si aujourd’hui la production de la richesse occupe sept millions de personnes et qu’ils font en moyenne huit de heures de travail par jour, lorsque les quatorze millions de producteurs potentiels travailleront, chacun ne fera que quatre heures par jour.

Telle est la déduction directe et logique que donne une distribution équitable. Voilà l’utopie que veulent appliquer les anarchistes.

Possibilités économiques de notre pays (6)

L’excès de main d’œuvre nous offre la possibilité de réduire la journée de travail par individu, de permettre l’augmentation des travaux (construction de barrages et de canaux d’irrigation, reboisement, intensification des cultures, hausse de la production sidérurgique et utilisation des chutes d’eau, etc.) et d’augmenter la production d’une industrie en particulier.

Grâce à l’organisation du travail par tranches, il est facile d’improviser le personnel, plus que pour augmenter le rendement d’une usine, pour en doubler la production journalière, sans augmenter le nombre de machines. Le personnel actuel, considéré comme formé, est divisé en deux brigades, qui travaillent successivement ; chaque brigade reçoit autant d’apprentis. De cette façon, la production des industries les plus faibles peut être doubler sans qu’il soit nécessaire de construire de nouvelles usines et de perfectionner ou augmenter le matériel.

On peut en déduire donc que notre pays peut se suffire à lui-même, et par conséquent résister aux rigueurs d’un blocus de plusieurs années. Les solutions auxquelles nous pensons aujourd’hui, posément, nous qui ne sommes pas techniciens, seront améliorées lorsque nous serons stimulés par les circonstances adverses, l’esprit d’inventions étant aiguillonné par les nécessités,

On ne peut tout confier à l’improvisation ni non plus la mépriser dans une situation critique, car c’est alors précisément qu’elle nous offre le plus de ressources.

Réalisation

Le Communisme libertaire se fonde sur des organismes existants déjà grâce auxquels on peut organiser la vie économique dans les villes et les villages, en tenant compte des besoins particuliers de chaque localité. Ce sont le syndicat et la Commune Libre.

Le syndicat réunit les individus, en les associant selon la catégorie de travail ou les contacts quotidien pendant le travail. Les ouvriers d’une usine, d’un atelier ou d’un chantier se rassemblent d’abord en formant la cellule la plus petite, autonome pour ce qui la concerne. Ces cellules, unies à d’autres semblables, forment la section au sein du syndicat d’une branche ou d’une Industrie . Il y a le syndicat de Métiers Divers pour rassembler ceux qui, par eux-mêmes, ne peuvent constituer numériquement un syndicat. Les syndicats de la localité sont fédérés entre eux et constituent la Fédération Locale. Celle-ci forme un comité composé des délégués des syndicats. Un plénum est formé par tous les comités. L’assemblée générale possède, en définitive, la souveraineté maximum.

La Commune Libre est 1’assemblée des travailleurs d’une petite localité, village ou hameau, ayant souveraineté sur les sujets concernant la localité. C’est une institution d’origine ancienne, bien que privée d’autorité par la politique. Elle peut retrouver son ancienne autorité en se chargeant de l’organisation de la vie locale.

L’économie nationale découle de l’harmonie entre les différentes localités qui la composent. Lorsque chaque localité isolément a son économie bien administrée et ordonnée, l’ensemble doit être harmonieux et l’accord national parfait. La perfection ne doit pas être imposée d’en haut, mais elle doit s’épanouir à la base, de façon à être un résultat spontané et non un effet forcé. Si l’accord entre les individus s’établit par leurs relations, l’accord entre les localités en est une conséquence. Cet accord se fait dans les plénums périodiques et suivant les circonstances, et dans des réunions constantes, établies par les Fédérations d’Industries qui ont cette mission spéciale. Les communications et les transports, industries qui ne peuvent se borner à un intérêt local, doivent être rattachées à un plan national.

Nous allons étudier séparément 1’économie rurale, urbaine et nationale.

La campagne

C’est à la campagne que la réalisation du Communisme Libertaire revêt la plus grande simplicité car elle se limite à mettre en vigueur la Commune Libre.

La Commune Libre est la réunion en assemblée (conseil) de tous les habitants d’un village ou d’un hameau, ayant la souveraineté d’administrer et d’ordonner leurs affaires locales, en premier lieu la production et la distribution.

Actuellement, le conseil est sous tutelle, étant considéré comme mineur, et ses résolutions peuvent être révoquées par la municipalité, le préfet et le gouvernement, trois institutions parasitaires qui vivent à ses dépens.

Dans la Commune Libre, non seulement une partie du territoire municipal, comme actuellement, sera confiée à la propriété commune, mais aussi tout celui qui est enclavé dans sa juridiction : les montagnes, arbres et prés, les terres de labour, le bétail de travail et de boucherie, les édifices, les machines et les instruments de labourage, et les articles et produits emmagasinés et accumulés par les habitants.

La propriété privée n’existera plus qu’en usufruit de ce dont chacun a besoin, comme l’habitation, les vêtements, les meubles, les instruments de travail, la parcelle de jardin qui est laissée à chaque habitant et le petit bétail ou la volaille de basse-cour, qu’on veut avoir pour la consommation.

Tout ce qui dépasse les besoins individuels pourra être saisi à tout moment par la Commune, selon un accord préalable pris en assemblée, car tout ce que nous accumulons sans nécessité ne nous appartient pas, puisque nous en privons les autres. La Nature nous donne un titre de propriété sur ce dont nous avons besoin, quant à ce qui excède ce besoin, nous ne pouvons l’approprier sans commettre une spoliation, sans le soustraire à la propriété collective.

Tous les habitants seront égaux l) pour produire et coopérer à l’alimentation de la Commune, sans autres distinctions que celles de leurs aptitudes (âge, profession, préparation, etc. ) ; 2) pour intervenir dans les décisions administratives des assemblées ; 3) pour consommer selon leurs besoins ou selon un rationnement imprévu.

Quiconque refuse de travailler pour la communauté (sauf les enfants, les malades et les vieillards) sera privé des autres droits : de délibération et de consommation.

La Commune Libre sera fédérée à celle des autres localités et avec les fédérations locales des villes, ainsi que les fédérations nationales d’Industrie. Chaque localité échangera ses produits en surplus pour demander en contrepartie ceux dont elle a besoin. Elle contribuera aux travaux d’intérêt général, tels que chemins de fer, routes, réservoirs, chutes d’eau, reboisement, etc.

En échange de cette collaboration à l’intérêt régional ou national, les habitants de la Commune Libre pourront bénéficier des services publics comme -les postes, télégraphes, téléphones, chemins de fer et transports ; -la lumière et l’énergie électrique ; -les asiles, hôpitaux, sanatorium et centres thermaux ; -l’enseignement supérieur et universitaire ; - les articles et marchandises non fabriqués dans la localité.

L’excédent de main-d’œuvre sera utilisé pour des travaux et des productions nouvelles auxquels se prête la localité. Le temps de travail sera distribué à tout le monde. Les heures de travail et la durée de la journée seront réduites pour chaque ouvrier.

Cette Commune Libre ne doit pas effrayer le paysan car ses ancêtres vivaient façon très semblable. Dans tous les villages, il existe le travail en commun, la propriété communale plus ou moins étendue, l’usage en commun (des bois et des pâturages). Dans les habitudes rurales il y a, en outre, des procédures pour résoudre toutes les difficultés qui peuvent se présenter et, dans lesquelles, même s’il est élu pour cela par les autres, la volonté d’un individu ne doit jamais décider sans l’accord de tous.

La ville

Dans la ville, la Commune Libre est représentée par la fédération locale. Il peut exister de grandes organisations semblables de quartier, dans les agglomérations. La fédération locale des syndicats d’industrie trouve sa souveraineté maximum dans l’assemblée générale de tous les producteurs de la localité.

Sa mission est de mettre en ordre la vie économique de la localité, et en particulier la production et la distribution, en vue des besoins de cette localité et aussi en vue des demandes d’autres localités.

Au moment de la révolution, les syndicats prendront possession collectivement des usines, ateliers et chantiers, des logements, des édifices et des terres, des services publics, des marchandises et des matières premières emmagasinés.

Les syndicats producteurs organisent la distribution en se servant de coopératives ou des locaux de vente et des marchés. Pour jouir de tous les droits, il faut avoir la carte de producteur délivré par le Syndicat, dont on fait partie. Il y est noté, en plus des données précises pour la consommation (comme par exemple, le nombre de personnes de la famille), les jours et le temps de travail. Seuls sont exempts de cette formalité les enfants les vieillards et les malades.

La carte de consommation confère tous les droits :

l) de consommer, selon le rationnement ou selon ses besoins, tous les produits distribués dans la localité.

2) de posséder en usufruit une maison décente, les meubles indispensables, de la volaille près des villes ou une parcelle de verger ou de jardin, si la collectivité en décide ainsi.

3) d’utiliser les services publics.

4) de prendre part aux décisions plébiscitaires de l’usine, de l’atelier de la section, du Syndicat et de la Fédération Locale.

La fédération locale veillera à subvenir aux besoins de la localité et à développer son industrie spécifique, celle pour laquelle elle est le mieux adaptée ou celle qui est la plus nécessaire aux besoins nationaux.

En assemblée générale, on répartira la main d’œuvre entre les divers syndicats et ceux-ci feront de même dans leurs sections, de même que ces dernières dans les groupes de travail, en veillant toujours à évite le chômage et à augmenter la journée de production par le roulement des ouvriers dans une industrie, ou à diminuer proportionnellement le nombre d’heures de travail des travailleurs.

Toutes les initiatives qui ne sont pas purement économiques doivent être laissées au gré de l’initiative particulière des individus ou des groupes. Chaque Syndicat doit s’efforcer de mettre à exécution les initiatives qui peuvent bénéficier à tout le monde, en particulier celles qui concernent la sauvegarde de la santé des producteurs et qui contribuent à rendre le travail agréable.

L’aménagement de l’économie nationale

La contrainte économique oblige à coopérer à la vie économique de la localité. La même obligation doit peser sur les collectivités en les obligeant à coopérer à l’économie nationale. L’économie nationale ne doit pas dépendre d’un Conseil central ni d’un Comité Suprême, germes d’autoritarisme et foyer de dictature, et nid de bureaucrates. Nous avons dit que nous n’avons pas besoin d’un architecte ni d’un pouvoir ordonnateur étranger à l’accord mutuel des localités. Quand toutes les localités (villes, villages et bourgs) auront réglé leur vie intérieur, l’organisation nationale sera parfaite. Et nous pouvons en dire au tant des localités. Quand tous les individus qui les composent auront assuré tous leurs besoins, la vie économique de la Commune ou de la Fédération Locale sera parfaite également.

En biologie, pour qu’un organisme soit équilibré ou normal, il faut que chacune de ses cellules joue son rôle. Pour ce faire, il ne faut qu’une chose : assurer la circulation sanguine et la relation nerveuse. Nous pouvons en dire autant d’une nation. La ville ne peut être garantie et normalisée que si chaque localité remplit son rôle, en assurant la circulation sanguine qui lui apporte ce qui lui manque et la débarrassent de ce qui la gêne, c’est-à-dire le transport. Il met les localités en contact les unes avec les autres et leur fait connaître leurs besoins et leurs possibilités au moyen des communications.

Et ici intervient le rôle des Fédérations d’lndustrie, organismes adaptés pour l’instauration des services collectivisés qui doivent être soumis à un plan national, tels que les communications (postes, télégraphes, téléphones) et les transports (chemins de fer, bateaux, routes et avions).

Au dessus de 1’organisation locale, il ne doit y avoir aucune superstructure autre que celle ayant une fonction spéciale qui ne peut être remplie localement. Seuls les congrès interprètent la volonté nationale et exercent de façon circonstancielle et transitoire la souveraineté que leur confèrent les décisions plébiscitaires des assemblées.

Outre les fédérations nationales des Transports et des Communications, il peut exister des fédérations régionales, comme celles de 1’hydrographie, des forêts et de l’énergie électrique.

Ces fédérations nationales auront en propriété commune les routes, les réseaux, les bâtiments, les machines, les outils et les ateliers, et offriront librement leurs services aux localités ou aux individus qui coopéreront par leur effort particulier à l’économie nationale :
-en donnant leurs marchandises ou produits en excédent ;
-en proposant, selon leurs possibilités, de produire plus pour satisfaire les besoins nationaux ;
-en contribuant par leur participation personnelle aux travaux dont ces services ont besoin.

La mission des fédérations nationales de Communications et Transports est de mettre les localités en rapport les unes aux autres, en augmentant le transport entre les régions productrices et les consommateurs et en donnant la préférence aux articles susceptibles de s’abîmer et qui doivent être consommés rapidement, comme le poisson, le lait, les fruits et la viande.

De la bonne organisation des transports dépend la garantie du ravitaillement des agglomérations pauvres et la décongestion des localités surproductrices. Un cerveau ou un bureau de cerveaux ne peuvent faire cette organisation. Les individus s’entendent en se rassemblant et les localités en se mettant en rapport. Un guide d’adresses, avec la production particulière de chaque région permet de faciliter le ravitaillement, en renseignant sur ce qu’on peut demander à une localité et sur ce qu’on peut lui proposer.

Si la nécessité oblige les individus à unir leurs efforts pour contribuer à la vie économique dont a besoin la localité, elle force aussi les collectivités à réunir leurs activités dans un échange national et le système circulatoire (transports) et le système nerveux (communications) à remplir leur rôle dans l’établissement de rapports au niveau régional.

L’aménagement de l’économie et la liberté de l’individu ne demandent pas plus d’explications.

Conclusion

Le Communisme Libertaire est une voie qui s’offre à la société pour s’organiser spontanément et librement, afin que l’évolution sociale se fasse sans déviations artificielles.

C’est la solution la plus rationnelle du problème économique, car elle répond à une distribution équitable de la production et du travail nécessaire pour l’obtenir. Personne ne doit échapper à cette nécessité de coopérer par son effort à la production puisque c’est la Nature elle-même qui nous impose cette dure loi du travail, sous les climats où les aliments ne poussent pas spontanément.

L’obligation économique est le cœur de la société. Mais elle est et doit être la seule que la collectivité doit exercer sur l’individu. Toutes les autres activités, culturelles, artistiques, scientifiques, doivent rester en marge du contrôle de la collectivité et aux mains des groupes qui les animent.

Comme la journée de travail n’épuisera pas, comme elle n’épuise pas aujourd’hui, la capacité de travail de l’individu, il existera en marge de la production contrôlée, une autre libre et spontanée, fruit du goût, de l’enthousiasme, et qui trouve en elle-même sa satisfaction et sa récompense. Dans cette production se trouve le germe d’une autre société, celle que l’anarchisme exalte et propage. Et lorsque la production satisfera les besoins de la société, elle rendra superflue la tutelle économique des organisations sur les individus.

On nous présente mille objections, si peu fondées en général qu’elle ne méritent pas qu’on les réfute. L’une fort répétée, est celle du clochard. Le clochard est le résultat naturel des climats exceptionnels, là où la Nature permet le vagabondage, en rendant l’individu indolent. Nous reconnaissons le droit d’être clochard, à condition que celui qui voudra en user accepte de se passer de l’aide des autres. Nous vivons dans une société dans laquelle le clochard, l’inapte, l’antisocial, sont des types qui s’épanouissent et jouissent de l’abondance du Pouvoir et des honneurs. S’ils renoncent à tout cela, il n’y a pas de mal à les conserver, pour les exhiber dans les musées, ou dans les salles de spectacles, comme on exhibe aujourd’hui les animaux fossiles.

Isaac PUENTE (7)

1) Il s’agit de la CNT, l’organisation anarcho-syndicaliste espagnole qui fut à l’origine de 1’autogestion pendant la guerre civile 1936-39 et qui à l’époque où écrivait Puente regroupait entre 500.000 et 700.000 adhérents, soit environ 6 ou 8% de la population active.

2) A l’époque, l’aristocratie espagnole représentait un poids social non négligeable.

3) La constitution espagnole de la II république indiquait en 1931 que l’Espagne était une république de travailleurs.

4) Chiffres pour l’Espagne de 1932-35

5) J’ai coupé une demi-page de considérations sur l’économie de 1932-35, qui ne sont plus valables aujourd’hui.

6) J’ai omis 2 pages et 2 tableaux qui ne s’appliquaient qu’à la situation détaillée de l’époque.

7) Isaac Puente (1886-1936), fils de pharmacien, étudia et exerça la médecine et devint anarchiste entre 1920 et 1922. Il écrivit de nombreux articles sur la naturisme, la sexualité, tout en étant un membre actif de la CNT, et de la FAI -Fédération Anarchiste Ibérique-. A ce titre il organisa avec Durruti, Mera, etc., un soulèvement dans une partie de l’Espagne en décembre 1933. En juillet 1936, Puente se trouve chez lui à Maeztu, près de Vitoria, médecin dans une zone tenue par les fascistes. Il semble que bien qu’étant caché, il se soit occupé de blessé, ce qui entraîna son arrestation en juillet. Malgré une tentative d’échange de prisonniers, il fut fusillé, comme des milliers d’autres, pendant l’été, le 1 septembre 1936. ( d’après Mikel Peciña).


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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede Pïérô » 03 Déc 2017, 13:12

Les derniers intransigeants

■ MYRTILLE, giménologue
LES CHEMINS DU COMMUNISME LIBERTAIRE EN ESPAGNE. 1868-1937
Premier volume : ET L’ANARCHISME DEVINT ESPAGNOL, 1868-1910
Paris, Éditions Divergences, « Imaginaires subversifs », 2017, 200 pages.

Le dilemme

Le 21 juillet 1936, après l’échec du putsch fasciste déclenché trois jours plus tôt, les anarchistes représentent en Catalogne la principale force au sein du camp républicain. Ceux de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) et les anarcho-syndicalistes de la Confédération nationale du travail (CNT) ont pris une part décisive dans le soulèvement populaire, et ils contrôlent la province la plus riche et la plus industrialisée d’Espagne.

Cependant ce jour-là, une fracture s’amorce au sein du mouvement sur le plan stratégique. Lors d’un plenum des fédérations locales de la CNT à Barcelone, toutes les fédérations représentées sauf une décident – sans avoir pu consulter leur base – de rejeter la proposition de García Oliver [1] de « prendre tout le pouvoir » en Catalogne. Elles optent pour la collaboration avec la Généralité depuis un Comité central des milices antifascistes tout juste constitué. La mise en route du projet communiste libertaire – adopté deux mois plus tôt au congrès de Saragosse – est repoussée du fait de « circonstances impérieuses ». Ce choix sera réitéré les jours suivants.

Au même moment, dans les villes et les campagnes, une autre partie des militants et de la base du mouvement se lance avec enthousiasme dans l’édification de ce même projet qui prévoit l’abolition de l’État, de la propriété privée, du salariat et du marché, suivie de la socialisation des moyens de production et de la distribution des produits en fonction des besoins de chacun.

La suite – c’est-à-dire le début de sortie du capitalisme pratiqué en certaines régions d’Espagne –, le collectif des Giménologues en a évoqué certains aspects dans Les Fils de la nuit, un ouvrage d’anthologie, et dans ¡A Zaragoza o al charco ! Aragon 1936-1938 [2]

Dans Les Chemins du communisme libertaire, l’une d’entre eux, Myrtille, nous propose de revenir à la source de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme espagnols, et de parcourir l’itinéraire qui va de la création de la Fédération régionale espagnole en 1870 (section espagnole de l’Association internationale des travailleurs [AIT]) à celle de la CNT en 1910, en passant par l’émergence des premiers groupes d’affinité en Catalogne dans les années 1880-1890, les premiers à se déclarer anarcho-communistes.

La rencontre de l’Espagne avec l’anarchisme

Le premier volume des Chemins… s’intitule « Et l’anarchisme devint espagnol ». En effet, en 1872, après l’exclusion de l’AIT des anarchistes regroupés autour de Bakounine (alors qu’ils représentaient les deux tiers des délégués en 1869), l’Espagne devient le seul pays où une section de l’Internationale antiautoritaire supplante les organisations marxistes, et porte un projet de transformation sociale radical et non étatique.

En Europe de l’Ouest où les démocraties parlementaires sont entrées dans l’ère industrielle, l’Espagne fait figure de pays « arriéré ». Le pouvoir central, essentiellement monarchique, y est traditionnellement faible (jusqu’au milieu du XIXe siècle, on disait « les Espagnes »). Les pronunciamientos alternent avec des parenthèses républicaines au cours desquelles les libéraux tentent de moderniser une économie pour l’essentiel dominée par une agriculture de type féodal et par de vieilles classes possédantes qui ne lâchent rien. L’Église catholique, omnipotente, maintient la société dans un carcan obscurantiste. Le dénuement des classes populaires est effroyable et les émeutes de la faim fréquentes, mais les prolétaires urbains et ruraux s’organisent. Le terrorisme d’État se déchaîne contre eux, les criminalise, les emprisonne ou les déporte dans les colonies. La police et la Guardia Civil pratiquent ouvertement la torture, et le supplice du garrot sanctionne « pour l’exemple » les malheureux tombés aux mains des « forces de l’ordre ».

C’est dans ce contexte que les émissaires de Bakounine vont répandre les idées et les pratiques anarchistes. Elles se combineront avec le fond anti-étatiste et anticlérical d’une partie des travailleurs espagnols qui ne se résignent pas à devenir de « simples employés de l’industrie », et qui résistent de mille manières au processus capitaliste de réduction des hommes à leur force de travail. De cette osmose naîtra le communisme libertaire.

Le volcan espagnol

En cette seconde moitié du XIXe siècle, ce n’est pas de « lutte des classes » mais de « guerre des classes » qu’il faut parler. L’Andalousie des grands domaines agricoles et des paysans sans terre est régulièrement le théâtre d’insurrections que la Guardia Civil écrase sans retenue. Ne pouvant pratiquer efficacement la grève, des petits groupes clandestins de journaliers, membres de la FRE, détruisent de nuit par le feu les biens des propriétaires, et parfois s’attaquent aux personnes. La répression se solde par des centaines d’arrestations et l’exécution des suspects au garrot en place publique. En Catalogne, les participants aux grèves ou aux manifestations reçoivent le même traitement. Aux assassinats commis par l’État répondent bientôt les attentats anarchistes, ce qui entraîne de nouveaux cycles de représailles de part et d’autre.

La résistance ouvrière est quasiment anéantie à la fin du siècle. Elle renaît petit à petit après 1900, mais la désespérance des classes populaires est à son comble : le 26 juillet 1909, l’organisation Solidaridad Obrera (qui deviendra bientôt la CNT) lance une grève générale à Barcelone et dans les grandes villes de Catalogne pour accompagner le soulèvement spontané des quartiers populaires contre l’envoi de leurs enfants à la guerre du Rif, qui avait démarré le 18. Cette insurrection généralisée où les émeutiers dressent des barricades et incendient églises et couvents sera matée par l’armée.

Ainsi, tandis que les masses populaires de France, d’Allemagne ou du Royaume-Uni semblent adhérer au projet de prise du pouvoir par les urnes pour « [transformer] l’ordre capitaliste de propriété et de production en un ordre socialiste de production et de propriété […] » [3], comme le prévoit l’Internationale marxiste, la fraction la plus combative du peuple espagnol rejette toute idée de compromis avec le capitalisme et l’État, et continue de cultiver le « rêve égalitaire » porté par l’anarchisme.

Ce projet et les moyens d’y parvenir donnent lieu au sein de la militancia à des débats passionnés et parfois violents qui sont l’objet principal de ce livre.

Collectivisme anarchiste et communisme libertaire

Tantôt tolérées, tantôt interdites et leurs militants pourchassés, les organisations anarchistes adaptent leurs modes d’action aux circonstances. La gestation du communisme libertaire en Espagne s’élabore dans la clandestinité et dans les prisons, ou en expérimentant à visage découvert toutes les formes de résistance dans des structures abritant une « contre-société ». Un dense tissu associatif où les jeunes et les femmes sont très présents anime des écoles populaires, des coopératives et des athénées dans les villages les plus reculés et dans la plupart des quartiers populaires des villes. La répression provoque des grèves insurrectionnelles, la « propagande par le fait » et la lutte armée contre les patrons. De combat en combat, le mouvement réfléchit et se prononce sur l’illégalisme, le terrorisme, l’action politique et syndicale, les grèves revendicatives… Autant de débats qui traversent l’Internationale libertaire et dans lesquels interviennent Kropotkine, Reclus ou Malatesta, depuis l’étranger.

Cependant, plus que les controverses sur les moyens de la lutte, ce sont les polémiques autour des principes fondateurs de la société future qui sont au cœur des débats. Ils opposent les anarchistes collectivistes aux communistes anarchistes : pour les premiers la production doit être répartie à proportion du travail fourni selon le principe : « À chacun selon son travail ». Pour les seconds, tout ce qui est produit collectivement doit être distribué de manière strictement égalitaire : « À chacun selon ses besoins ». Chaque camp avance des arguments pour contester l’application pratique de l’option qu’il rejette. Les communistes anarchistes sont soutenus par Kropotkine qui pourfend dans ses textes le « salariat collectiviste. »

Ce débat autour de la « valeur travail » pourrait sembler archaïque. Pourtant, et c’est l’un des mérites de cet ouvrage, Myrtille nous fait comprendre son caractère fondamental car il oblige à reconsidérer des notions telles que « marchandise », « argent » ou « marché », si profondément intégrées par nos sociétés capitalistes que personne ou presque ne les remet plus en question. L’anarchisme veut abolir le salariat mais qu’est-ce, au fond, que le salariat ? Cette question débattue il y a plus d’un siècle, n’est-elle pas, plus que jamais, d’actualité ?

Par leur choix du communisme libertaire les anarchistes espagnols ont été les derniers anticapitalistes intransigeants du mouvement ouvrier, et les seuls à avoir vécu ce rêve égalitaire dont les survivants sont sortis fiers et heureux, bien que vaincus.

Une invitation à cheminer

On retrouve la patte des Giménologues dans ce petit livre dense mais agréable à lire, écrit d’une plume alerte, où palpite l’histoire des femmes et des hommes à l’origine de l’expérience révolutionnaire de 1936-1937. L’édition est soignée, enrichie d’un cahier de photos, de textes fondateurs – un extrait de La Conquête du pain de Pierre Kropotkine et la brochure À mon frère le paysan d’Élisée Reclus – ainsi que d’une chronologie détaillée de l’histoire espagnole pendant la période concernée. Au terme de ce cheminement, nous avons progressé vers l’objectif annoncé en exergue : « Savoir comment les gens du commun sont capables de faire une révolution sociale [et] parcourir l’itinéraire qu’ils ont suivi pour en arriver à un tel engagement total » [4]. Le second volume, dont la sortie est prévue en 2018, promet d’être passionnant. Nous y reviendrons.

François ROUX


[1] García Oliver était membre du groupe « Nosotros », très influent dans le mouvement libertaire, qui se voulait l’avant-garde politique et militaire de la CNT et rassemblait des militants exceptionnels tels que Francisco Ascaso, Buenaventura Durruti, Gregorio Jover, Antonio Ortiz, Aurelio Fernández, Ricardo Sanz et José Pérez Ibáñez (« El Valencia »). Le 23 juillet, lors de la réunion du groupe « Nosotros », Durruti repoussa lui aussi la proposition de García Oliver. Il suggéra que le communisme libertaire soit instauré dès la reprise de Saragosse aux fascistes. En novembre 1936, García Oliver fera partie des quatre ministres anarchistes qui participeront au gouvernement de Francisco Largo Caballero. Sur García Oliver, on se reportera au numéro thématique que lui a consacré, en juillet 2007, À contretemps et, sur Ortiz, à l’article de Freddy Gomez, « La folle épopée d’Antonio Ortiz ».

[2] Antoine Gimenez et Les Giménologues, Les Fils de la nuit, Ed. Libertalia, 2017, préface de François Godicheau, deux volumes sous coffret Livres + CD-Rom. Dans un second ouvrage (¡A Zaragoza o al charco ! Aragon 1936-1938. Récits de protagonistes libertaires, L’Insomniaque, 2017), les Giménologues sont partis à la recherche des survivants de la Révolution et de leurs descendants. Sur Les Fils de la nuit, on se reportera à « Éclats d’aventure d’un trimardeur de la révolution » (José Fergo), recension de la première édition (L’Insomniaque et les Giménologues, 2006) des Fils de la nuit.

[3] Résolution du Congrès de Londres de la Deuxième Internationale en 1896.

[4] Pere López, entretien donné au journal Diagonal, Barcelone, 15 octobre 2013.


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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede Pïérô » 14 Avr 2018, 15:22

Prologue des Chemins du communisme libertaire en Espagne 1868-1937

Vol I Et l’anarchisme devint espagnol. 1868-1910. Paru en mai 2017 aux éditions Divergences

Sans doute l’Espagne sera-t-elle le théâtre de la prochaine révolution en Europe. […] Vu qu’en aucun autre pays d’Europe n’existe un mouvement communiste libertaire de l’importance de celle du mouvement espagnol, [ce dernier] porte toute la responsabilité de l’histoire future du continent. […] C’est dans l’anarchisme espagnol que bat le cœur même de l’Espagne.

In « Lettres d’Allemagne et considérations sur le communisme libertaire »

(Article publié dans La Revista Blanca en mai 1933).

Un compagnonnage rapproché, douze ans durant [1], avec les anarchistes et anarcho-syndicalistes de l’Espagne des années trente nous a, de fait, confrontés au même constat : le mouvement communiste libertaire a focalisé en lui un immense espoir de révolution sociale auprès d’une partie du mouvement ouvrier de son temps. Nous avons suivi les parcours d’hommes et de femmes – internationalistes, combattants ou pacifistes – qui rejoignirent ce pays après le 19 juillet 1936 (et parfois même avant), parce que s’y engageait une lutte frontale et d’envergure à la fois contre le capitalisme, le fascisme et le communisme autoritaire.

Et c’est bien en Espagne que démarra, à cette date – à des degrés divers et en certains endroits seulement –, l’unique mise en pratique connue du principal objectif révolutionnaire avancé par les courants marxistes et libertaires aux XIXe et XXe siècles : l’abolition du travail salarié. Une partie de l’Aragon fournit le cadre d’une « vie collective possible, sans dieu ni maître, donc avec les hommes tels qu’ils sont [2]… ».

Bon sang, en Amérique, on ne fait que travailler et se reposer pour pouvoir se remettre au travail ! Ce n’est pas une vie pour un homme. Il n’y a aucun plaisir à vivre là-bas. C’est un vieux pêcheur d’éponges de Málaga qui me l’a dit, et il savait de quoi il parlait. Ce n’est pas d’or que les gens ont besoin, mais de pain et de vin et de... de vie. Là-bas, ils ne font que travailler et se reposer pour pouvoir se remettre au travail...

(Propos d’un muletier, in Dos Passos, Rossinante reprend la route, 1922.)

On ne peut comprendre ces phénomènes sans rappeler que les Espagnols du début du XXe siècle ne connaissaient que le premier stade du processus de subordination de la force de travail vivante à la logique d’accumulation du capital. À cette première étape du développement capitaliste, les ouvriers détenaient toujours leur savoir-faire et disposaient d’une certaine autonomie dans leur labeur. Encore fortement imprégnée de « mentalités » précapitalistes, une grande partie de la société espagnole était visiblement peu disposée à renoncer à un certain mode de vie – aussi misérable qu’il fût – pour un autre où le temps se réduisait à engendrer de l’argent. Ainsi Borkenau écrivait-il en 1937 :

Ce qui heurte la conscience du monde ouvrier et paysan espagnol, ce n’est pas l’idée d’un capitalisme qui se perpétuerait indéfiniment, mais l’apparition même de ce capitalisme. […] Quelles que soient les concessions faites dans les dernières décennies aux nécessités du progrès industriel, le travailleur espagnol ne s’est jamais résigné […] à n’être qu’un simple employé de l’industrie.

La genèse que nous entreprenons du processus qui a mené à l’expérimentation du projet communiste libertaire nous fait remonter aux années 1868-1872, celles où les idées et pratiques anarchistes en cours d’élaboration dans le creuset de l’AIT, puis de l’Internationale anti-autoritaire, se combinèrent magistralement avec le fond anti-étatiste, anticlérical et anticapitaliste d’une partie des classes populaires espagnoles.

Cette rencontre commença très fort, car dès 1872 l’AIT anti-autoritaire recommanda sa section espagnole, la FRE, « comme la meilleure jusqu’à ce jour » ; c’était aussi celle qui avait le plus grand nombre d’affiliés, et qui allait durer le plus longtemps. À partir de là, notamment en Catalogne, en Andalousie et dans le Levant, se cherchèrent, se trouvèrent et parfois se complétèrent des façons de résister au processus capitaliste de réduction des hommes à leur force de travail. Elles furent à l’œuvre non seulement dans l’atelier, l’usine et les communes rurales, mais aussi dans les quartiers populaires, notamment à partir de pratiques associationnistes ancrées dans les principes de respect de l’individu, de liberté, de solidarité, d’auto-éducation, de rapport à la nature et à la culture, dans des espaces – écoles rationalistes, ateneos etc. – qui se tenaient à l’écart des institutions bourgeoises et religieuses.

Tant sous la monarchie que sous la république, la répression sauvage exercée par les classes possédantes à l’encontre des anarchistes les contraignit bien souvent à l’activité clandestine. Toutefois, « actifs avec la loi ou malgré elle », ils surent développer des mécanismes de survie en s’organisant en petits groupes – en partie autonomes, mais toujours en liaison avec la FRE – et en développant un art consommé de diffusion de leur propagande et de leur presse écrites, lues à haute voix entre compañeros.

Mais quand il s’est agi de concevoir la société à venir, les modalités du projet communiste libertaire – telles qu’elles avaient été forgées au sein de l’Internationale anti-autoritaire en 1880, et aussitôt adoptées dans presque toutes les autres sections – donnèrent lieu les années suivantes à des polémiques très dures en Espagne entre les collectivistes anarchistes, attachés aux Idées sur l’organisation sociale de James Guillaume (1876), et les communistes anarchistes (les premiers communistes libertaires), inspirés par les thèses de Kropotkine rassemblées en 1892 dans La conquête du pain.

Ils s’accordaient sur la socialisation des moyens de production, à opérer dès le premier jour de la révolution, mais divergeaient sur les conditions de la redistribution des biens produits. Pour les collectivistes, l’ouvrier devait recevoir le « produit intégral de son travail » et l’échanger contre son équivalent en biens de consommation. Les communistes anarchistes estimaient qu’en deçà de la mise en commun totale et immédiate des produits du travail entre tous les hommes, et de la suppression du salariat et de la propriété privée, sous toutes leurs formes, on prenait le risque de retomber dans les rapports sociaux capitalistes. Tout cela impliquait de définir et analyser précisément ces derniers, capital, richesse, travail, salariat, marchandise, propriété, et de ne pas se limiter à les décrire depuis une approche morale et une critique éthique.

En rapport avec ces divergences, toujours au sein de la FRE et de ses organisations de type présyndical – Sections de métiers et Sociétés de résistance –, des différences de conceptions apparurent sur la façon de mener le combat. Les ouvriers très qualifiés de l’industrie catalane, qui empoignaient volontiers l’arme de la grève, ne se sentaient pas toujours en phase avec les journaliers sans terre d’Andalousie, qui recouraient le plus souvent au sabotage des biens des propriétaires, et multipliaient les mouvements insurrectionnels. Quant aux petits groupes nés dans la clandestinité, ils ne voulurent pas se dissoudre au moment d’en sortir, et ils soutinrent particulièrement les activistes andalous sur lesquels la répression s’acharnait. Ainsi se développèrent les groupes d’affinité, très fluctuants et rétifs à tout encadrement, adeptes de la propagande par le fait. Les plus fameux se répandirent en Catalogne, en liaison avec des réseaux internationaux.

Ces divergences, tant sur le plan des idées que sur celui des pratiques, pour la première fois exprimées au milieu des années 1880, s’inscrirent durablement dans le mouvement libertaire espagnol. Mais elles ne sont pas réductibles – comme on l’a souvent avancé – à une confrontation entre l’option légaliste et l’option illégaliste, couplée ou non au recours à la violence. On ne peut pas non plus en faire le tour en opposant les individualistes aux collectivistes, ou les luttes en milieu urbain à celles en milieu rural, ou encore les résistances menées depuis les lieux de travail (usines, ateliers) à celles qui surgissaient depuis les lieux d’existence (rue, quartier, commune). On peut par contre invoquer une polarité qui émergea et s’installa durablement entre le « possibilisme » anarchiste et l’« intransigeance » révolutionnaire.

En fonction de ce qui précède, le principe du communisme libertaire ne fut adopté en Espagne qu’en 1919, lors du deuxième congrès de la CNT, au travers d’une brève formule [3] :

Les délégués signataires tenant compte du fait que la tendance qui se manifeste le plus fortement au sein des organisations ouvrières de tous les pays est celle qui se dirige vers la libération complète, totale et absolue de l’Humanité dans l’ordre moral, économique et politique, et considérant que cet objectif ne pourra être atteint tant que la terre et les instruments de production et d’échange ne seront pas socialisés et que le pouvoir exclusif de l’État ne disparaîtra pas, proposent au congrès, d’après les fondements des postulats de la Première Internationale des travailleurs, de déclarer que la finalité recherchée par la Confédération nationale du travail d’Espagne est le communisme anarchique.

(José Peirats, La CNT dans la révolution espagnole, Tome 1, Noir et Rouge, 2017, p. 48).

Et c’est en 1933 seulement que circula, dans tout le pays, une petite brochure rassemblant les points forts du projet révolutionnaire axé sur l’abolition de l’État, de la propriété privée, du salariat et du marché ; sur la socialisation immédiate et totale des moyens de production dans les villes et campagnes, par le biais des syndicats et des communes ; sur la mise en route du travail en commun et de la distribution simultanée des produits en fonction des besoins de chacun.

Tout ce préambule peut nous aider à comprendre pourquoi, lors du fameux congrès de la CNT en mai 1936 à Saragosse, qui adopta, de manière retentissante, la motion sur le communisme libertaire, il fut rappelé que « deux manières d’interpréter le sens de la vie et les formes de l’économie post-révolutionnaire » s’agitaient au cœur même de la Confédération, et qu’il s’agissait de « rechercher la formule qui recueille la pensée des deux courants ». Nous pensons que cela n’est pas sans rapport avec la polarité évoquée.

Il faut croire que la formule ne fut pas trouvée, au vu de la situation complexe qui émergea le 21 juillet 1936, après l’échec du coup d’État militaire à Barcelone, alors même que la CNT et la FAI contrôlaient la situation en Catalogne et, dans une moindre mesure, dans d’autres provinces d’Espagne. Réunis à cette date en plenum régional, les militants présents décidèrent à la majorité – et sans pouvoir consulter leur base – de remettre à plus tard le communisme libertaire, du fait de « circonstances impérieuses ».

Mais simultanément, en ville comme à la campagne, une autre partie de la militancia et de la base du mouvement se lançait avec enthousiasme dans une expérimentation socialisatrice qui ne se réduirait pas à des objectifs économiques. Et c’est bien cela qui a marqué l’histoire.
L’ébauche de sortie du capitalisme, inédite par son ampleur et sa durée, fut, on s’en doute, attaquée de toutes parts, la contre-révolution ne désarmant pas. Mais elle continua de rencontrer des obstacles au sein même de l’Organisation qui l’avait conçue. Pour une partie de ses leaders naturels et de la militancia, qui continuait à parler de « révolution sociale », il s’agira désormais de moderniser et de rationaliser l’appareil industriel du pays sous l’égide des syndicats CNT et UGT, en parfaite collaboration avec l’État, en voie de renforcement. Autrement dit, les travailleurs seront sommés de se plier à l’espace et au temps du travail, parfois plus durement qu’avant, et de chanter les louanges du productivisme et du consumérisme.

Nous sommes des travailleurs ; nous considérons que dans le développement historique et progressif de l’humanité ne nous est pas parvenu, en tant que classe sociale, toute la part de liberté et de bien-être à laquelle nous croyons avoir droit. […] Nous voyons qu’en vertu de l’action d’un mécanisme économique, tant artificiel que faux, nous nous trouvons convertis en instruments exploitables à merci, et que notre activité, notre intelligence, notre dignité, notre bien-être et celui de nos familles, tout cela est considéré comme marchandise à valoir sur le marché, et de ce fait dépend d’un jeu de hasard, pompeusement déguisé sous le terme de loi de l’offre et de la demande. Nous voyons que l’actuelle organisation sociale […] marche à l’aveugle et trébuche dans le plus effrayant labyrinthe économique. On produit sans conscience et sans connaissance exacte des nécessités sociales.
(Extrait de « Notre profession de foi […] Anarchie, fédéralisme et collectivisme ! », in La Bandera social, semanario Anárquico-collectivista, n°1, Madrid, 15 février 1885.)

Il nous semble que l’abandon du projet communiste libertaire découlait d’options et de stratégies arrêtées avant juillet 1936 par une partie de l’appareil CNT-FAI, qui s’alignait, en quelque sorte, sur le marxisme mécaniste d’Engels : « L’Espagne est un pays très retardé industriellement, et l’on ne peut parler d’une émancipation immédiate et complète de la classe ouvrière. Avant cela, l’Espagne doit passer par différentes étapes de développement et se débarrasser d’une série d’obstacles. [4] » Abad de Santillán, l’un des théoriciens anarchistes des années trente, s’intéressa à l’économie, mais se soumit à ses « lois », et il conçut un programme de reconversion de l’anarchisme afin de l’adapter à « l’incontournable » société industrielle. Considérant que le capitalisme était en pleine banqueroute, il était persuadé que les organisations ouvrières réussiraient là où la bourgeoisie ne proposait que chômage massif et misère, et offriraient enfin le bien-être aux classes populaires. Mais Santillán méconnaissait le procès du capital qui atteignait son deuxième stade de développement, celui où l’organisation du travail est révolutionnée par l’introduction de la science et des techniques, et d’où le capitalisme sortira avec une puissance productive décuplée.

Il sera donc question dans cet ouvrage, et dans le volume qui suivra, d’évoquer les élans, les audaces et les autolimitations du mouvement anarchiste espagnol d’avant 1939. Quant à ces dernières, on ne se cantonnera pas à l’explication par la trahison et à la critique ad hominem de certains cadres de la CNT-FAI. Sans éluder leurs responsabilités, il s’agira surtout de mettre en rapport ce qui est imputable aux limites intrinsèques du mouvement, et ce qui relève des égarements d’une époque. Comme celui des autres organisations ouvrières, l’anticapitalisme du mouvement anarchiste fut traversé et modifié par l’évolution du capitalisme lui-même, ses crises et ses avancées ; et l’analyse des circonstances de son échec peut nous aider à mieux saisir combien les catégories « travail », « argent », « marchandise », « valeur » expriment la façon dont notre monde capitaliste est structuré, et comment les rapports sociaux qu’il a engendrés s’avancent comme des faits de nature.
Ultime avatar de ce processus, dans l’état de décomposition et de passivité avancées de notre époque, c’est à l’idée que le capitalisme se perpétuerait indéfiniment que nous sommes aujourd’hui le plus souvent confrontés, y compris chez ceux qui s’en disent les ennemis. Ce système représente même, pour certains, le dernier rempart contre la barbarie qu’il a lui-même engendrée : c’est lui ou le chaos.
Alors il n’est pas mauvais de revisiter ces temps où le capitalisme fut un peu plus perçu pour ce qu’il était, et qu’il est toujours : un moment de l’histoire où l’énergie humaine est posée comme la première des marchandises :
Qui dépend d’un salaire, quelle que soit sa forme, ne peut se considérer comme un homme libre. […] Ni gouvernement, ni salaire ! […] Il ne s’agit déjà plus de travailler plus ou moins d’heures, et encore moins de recourir à des manifestations pompeuses et rachitiques, mais d’une lutte sans merci où la classe ouvrière a jusqu’à aujourd’hui porté la charge la plus lourde. Maintenant qu’elle est engagée, on ne peut échapper à ce dilemme : ou nous nous résignons, et nous succombons à la servitude volontaire, ou nous nous rebellons un bon coup contre tant d’outrages, d’injustices et d’ignominies, afin de montrer aux exploiteurs et aux gouvernants que nous ne sommes pas un troupeau de moutons prêts à être tondus.
(Extrait d’un folleto anarcho-communiste diffusé à Barcelone, le 1er mai 1892.)


Notes :

[1] Voir les deux ouvrages des Giménologues en bibliographie.

[2] Louis Mercier Vega, « Refus de la légende », 1956.

[3] Qui répondait à la question formulée dans l’un des thèmes retenus par les congressistes : « Quelle sera la meilleure orientation à se donner pour arriver au plus vite à l’abolition du salariat et à l’implantation du communisme libertaire ? ».

[4] In « Les bakouninistes en action », en 1873.


http://gimenologues.org/spip.php?article789&lang=fr
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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede bipbip » 25 Aoû 2018, 15:38

Mémoires d’un ouvrier en Espagne durant la période 1920-1940

Les Mémoires de Balthasar Martinez ressemblent à un scénario de film.

Mais c’est bien la réalité qui est décrite. Celle de la vie d’ouvriers espagnols avant le début de la guerre civile.

Un témoignage édifiant sur la faiblesse de l’État Républicain qui a laissé la réaction organiser son coup d’état tout en maintenant l’exploitation des ouvriers.

Un témoignage sur une conscience révolutionnaire loin des théoriciens de salon.

Vous lirez dans ce livret plusieurs textes de mémoires, écrits séparément.

La chronologie et l’introduction écrite par le fils de Balthasar Martinez permettent de situer l’action et de se mettre dans l’ambiance.

Le texte qui suit raconte la première partie de la vie de Balthasar Martinez entre 1917 et la proclamation de la République Espagnole en 1931, moment où, après diverses pérégrinations et sa formation aux idées du syndicalisme révolutionnaire, il décide de rentrer de son exil en France.

Le texte d’après conte la période 1932-1936. C’est l’histoire d’un soulèvement insurrectionnel dès 1932, puis d’une lutte pour obtenir le paiement des salaires qui conduira les ouvriers de la déception envers les autorités républicaines vers la victoire grâce à une action extrême.

Il n’y a malheureusement pas de mémoires sur la guerre elle-même. On sait seulement qu’il a combattu sur le front des Asturies puis qu’il a tenté en vain de s’échapper en France où les autorités le remettent aux Franquistes. En transition, quelques documents sur la guerre sont ajoutés.

Vient ensuite le second témoignage de Balthasar Martinez, celui sur son internement dans le camp de concentration de Pampelune.

En conclusion se trouve un texte où il rend hommage à sa femme Antonia, ajoutant un éclairage supplémentaire sur ce que fut la vie en cette période troublée.

Ces mémoires avaient été écrites à destination des petits enfants et arrière-petits enfants. L’un d’eux m’a autorisé à retaper l’exemplaire qu’il détient. Je n’ai apporté que quelques retouches, pour par exemple améliorer la concordance des temps. Je tiens ici à remercier cet ami pour sa confiance.


CHRONOLOGIE

1902 : naissance de Balthasar Martinez à Campico Lopez.

1917 : départ pour Barcelone, découvre le syndicalisme non-loin à Figols las Minas. Effectue plusieurs voyages en France pour travailler, y rencontre sa future femme qu’il épouse en 1930.

1931 : proclamation de la République espagnole.

18 - 25 janvier 1932 : premier soulèvement à Figols las Minas.

Avril 1936 : grève importante suite à des exactions et au non-paiement des salaires.

17 juillet 1936 : soulèvement franquiste, début de la guerre d’Espagne.

Juillet 1936 - février 1939 : constitution d’une centurie de mineurs qui rejoint le front des Asturies. Mobilisé sur la mine, il préfère rester sur le front.

26 janvier 1939 : chute de Barcelone.

Février - mars : exode vers la France.

Fin février 1939 : s’évade du camp d’Argelès, puis est repris par les gendarmes qui le reconduisent à la frontière.

Début avril 1939 : se retrouve dans le camp de concentration de Pampelune.

10 juillet 1939 : évasion de Pampelune, repasse en France, est repris par les gendarmes et est enfermé au camp de Gurs où il change d’identité.

Son fils raconte : « Une période cocasse où sous le nom d’emprunt qu’il a donné, il est réclamé par un patron dans la région de Bordeaux. Il est donc libéré officiellement sous ce nom pour se présenter chez ce patron. Là, il se trouve en présence d’un vrai Balthasar Fernandez Sanchez qui est déjà installé. Il est de nouveau enfermé dans un camp, à Langon, où nous allons le rejoindre (la date doit se situer vers le mois d’août). Nous logeons dans ce qui devait certainement être les écuries d’un domaine appelé « Château Garros ». A cette époque on appelait ça un camp de concentration mais depuis le mot a pris une telle dimension qu’on a du mal à l’utiliser. Il y avait toutefois les désagréments de cette sorte de lieux (promiscuité, séparation des femmes et des enfants d’avec les hommes dans un premier temps, manque de moyens d’hygiène...) C’était quand même assez affreux. »

Au moment de la déclaration de guerre avec l’Allemagne, travaille aux mines de la Béraudière près de St-Étienne, sa famille restant dans le camp de Langon.

Après la victoire allemande, il est arrêté en septembre et enfermé dans une caserne à St Etienne, laquelle se retrouve finalement en zone « libre ». Il est alors envoyé en camp de travail pour construire des routes (les fameuses « routes des Espagnols »).

A partir de janvier 1941, jusqu’en octobre 1946, travaille aux mines de la Béraudière.

Puis occupe divers emplois d’ouvrier jusqu’à sa retraite. Décède en 1988.


QUELQUES NOTES POUR COMPRENDRE :

(Par Lazare Martinez, fils de Balthasar)

A l’époque des évènements racontés nous habitions un village qui avait pour nom San Cornélio qui faisait partie de Figols las Minas et qui appartenait lui-même à la commune de Serchs (aujourd’hui Cercs en catalan) qui centralise toute l’administration. Ce qui fait que moi et Augustine sommes déclarés nés à Serchs alors que nous sommes nés à San Cornélio.

Le village de San Cornélio que je connaissais était constitué de deux parties :

San Cornélio le haut où nous habitions et San Cornélio le bas situé un kilomètre plus bas pour autant que je puisse évaluer ces distances (je n’avais que 7 ans quand j’ai quitté ce lieu). Tout cela constituait ce qu’il appelle la Colonia qui regroupait la presque totalité de la population de Figols.

Les deux parties étaient reliées à la fois par un chemin empierré à peine carrossable, par un plan incliné à deux voies qui permettait de faire descendre les bennes pleines de charbon et de faire monter les bennes vides, et par un sentier escarpé qui côtoyait plus ou moins le plan incliné. Ce chemin m’effrayait énormément, vers les 4 ou 5 ans, en particulier à la descente, lorsque nous allions voir la grand-mère qui se trouvait à Balsaren (Balsareny, aujourd’hui, en catalan). Plus tard il devint plutôt un terrain de jeux. La grand-mère vint, plus tard, habiter avec nous.

A San Cornélio le haut nous habitions dans un petit immeuble qui était au-dessus du café et notre appartement surplombait la place du café du haut de trois étages. Par contre de l’autre côté, du fait de la pente du terrain, il n’y avait que deux étages et un escalier nous menait directement à la route qui montait à l’église. Sur la place il y avait aussi un cinéma que je n’ai jamais connu ouvert mais autour duquel on trouvait des morceaux de pellicule que nous nous disputions.

Au-delà du cinéma, à environ 500 mètres, il y avait l’entrée de la mine (certainement l’entrée neuve dont il parle) qui comme toutes les mines portait le nom d’un saint, d’où San José. Elle débouchait sur un terre-plein constitué par les déblais de la mine. L’école était située sur ce terre-plein qui conduisait aussi les bennes de charbon depuis la sortie de la mine vers le plan incliné cité plus haut.

Ce plan incliné a une autre histoire, c’est que les hommes l’empruntaient pour descendre assis sur un morceau de bois posé sur un rail, les deux pieds sur le rail faisant office de frein. Ils descendaient ainsi à une vitesse qui nous semblait phénoménale et le morceau de bois fumait et parfois prenait feu. Nous avons essayé à plusieurs reprises de les imiter, mais toujours sans succès. Au bout d’un ou deux mètres nous tombions lamentablement. D’un autre côté pour gagner du temps, il leur arrivait de monter dans les bennes vides qui remontaient, tout en se cachant car tout cela était évidemment strictement interdit.

En bas du plan incliné se trouvait une écurie où étaient les mulets et les ânes utilisés pour la traction des wagonnets. Nous allions quelquefois, mais cela aussi était défendu, leur dérober des caroubes, parfois déjà un peu mâchouillées, dont nous nous régalions tant nous avions faim. Il y avait aussi en bas une sorte de trémie qui permettait probablement de charger les camions qui venaient emporter le charbon.

Tous les pays cités, Sallent, Berga, Manresa, Suria, Gironnella se trouvent dans la vallée du Llobregat qui est la rivière qui coulait à un ou deux kilomètres en contrebas de San Cornélio.

Lazare Martinez, 26 avril 2004


MÉMOIRES D’UN CONFÉDÉRÉ EN ESPAGNE ET EN EXIL

Notes sur mon passé social au cours des ans

Par Balthasar Martinez


Traduit de l’Espagnol par Sébastien Martinez

Au mois d’août 1917 je laissai ma terre natale et partai en Catalogne en compagnie de quelques amis. Deux de ces amis allèrent à Figols las Minas et avec un autre je restai à Tarrasa, province de Barcelone. Je commençai à travailler dans un village nommé Rubi, pour la Canadiense qui faisait la ligne de Barcelone à Tarrasa et Sabadell. Je travaillai environ 4 mois avant de rejoindre mes deux compatriotes à Figols las Minas. Mon premier travail dans ce bassin minier fut celui de manœuvre, qui malgré sa dureté ne me dérangea pas. Il s’agissait de transporter le matériau de l’exploitation sur son dos, mais j’étais habitué ayant commencé à travailler dans les mines de fer à l’âge de 11 ans comme charroyeur.

C’est dans ce milieu minier que les idées du syndicalisme révolutionnaire vinrent à ma connaissance. Ces idées me touchèrent malgré l’environnement de l’époque : les semaines tragiques de Barcelone et autres moments très durs de la vie sociale espagnole. Les travailleurs faisaient entendre leur voix et leur protestation à travers le Syndicat Unique qui plus tard devint la « Confederation National del Trabajo » (CNT). Dans le bassin, ce syndicat, auquel étaient affiliée la plupart des travailleurs, avait une bonne organisation.

Un dimanche le Bureau Syndical convoqua une assemblée à laquelle j’assistai sans connaître les raisons qui faisaient réunir ces hommes. Il y eut logiquement des problèmes exposés qui correspondaient exactement à ce que je subissai dans mon travail, si bien que je m’enhardis à demander la parole pour exposer les différents entre nous, les manœuvres, et les « caporaux d’échelle ». Mon intervention ne m’apporta qu’une question de la part d’un membres de cette assemblée : « As-tu ton carnet syndical ? » Je n’attachai que peu d’importance à cette question et tentai de continuer maladroitement à me plaindre, mais le président du bureau me fit taire et réitéra la question. Je lui répondis ignorer ce qu’il me demandait et personne n’accordit crédit à mes doléances.

Depuis 5 mois je vivai en Catalogne parmi des hommes participant à la vie sociale, mais aucun, même mes amis, ne m’avait informé de ces choses-là. Où je naquis on ignorai même le mot syndicat. Mes difficultés commencèrent tout de suite après, car le « caporal d’échelle » avait parfaitement compris et à partir de là me rendit la vie impossible.

Ce n’est pas moi qui m’informai sur le « carnet », ce furent d’autres camarades qui m’appelèrent au local du syndicat, et sans acrimonie me firent comprendre ce que représentait le carnet syndical dans la poche d’un syndicaliste. Il ne se passa pas un mois avant que le bureau ne convoque une nouvelle assemblée, et quand ce fut mon tour, je dis ce que j’aurai dû dire la fois précédente et ce que je subissai pour ne pas l’avoir fait. Ils condamnèrent moralement le « caporal d’échelle » en question et malgré l’insistance de mon refus me nommèrent délégué. Un mois après, non seulement j’avais mon carnet, mais je les distribuais.

A cette époque, les prémices de paix de la première guerre mondiale se faisaient plus clairs et les exploitations minières espagnoles exportaient avec de plus en plus de difficulté. Le bassin minier de Figols n’échappa à cette dure réalité et la direction de l’entreprise licencia du personnel. Nous fûmes mes trois compagnons et moi-même dans la première charrette. Nous partîmes cap sur la France et après de nombreuses difficultés nous pûmes travailler dans des mines de charbon enclavées à Estabal, à environ deux kilomètres de Llivia, village frontalier espagnol. Nous y travaillâmes jusqu’en avril 1918, puis nous partîmes tous trois pour notre village natal.

A la fin de l’été 1920 je revins en Catalogne, et cette fois seul. Je travaillai de nouveau pour la Canadiense à ce qui devait être la gare de Sabadell. J’eus fort peu de temps pour fréquenter les camarades de Sabadell, alors qu’à l’époque, et surtout clandestins, il y en avait d’excellents. Bien que mes contacts avec des camarades qui auraient pu m’instruire et me guider dans l’idéal révolutionnaire furent rares, en moi s’était installé un sentiment de révolte aux contours très mal définis. La Canadiense arrêta les travaux de la station et tout le personnel fut licencié. Quelques camarades, au moment de partir, me conseillèrent de leur écrire et de manière prudente je le leur promis. Mais c’était pour ne pas avouer que je ne savais pas écrire. A 19 ans je ne pouvais pas leur écrire des choses secrètes ou pas, car j’étais incapable d’écrire mon nom.

Je revins travailler à Rubi pour l’entrepreneur Massana dont je garde un très mauvais souvenir, ses fréquentations étant Miro et Trapat. A Rubi il n’y avait pas de syndicat, encore moins déclaré, par contre un certain nombre de camarades ayant des affinités communes s’étaient regroupés.

Publiquement peu de choses étaient permises, mais c’était déjà beaucoup pour moi. C’était une véritable école, celle de la vie ouvrière. Mes camarades se rendirent compte que j’étais un champ vierge dans tous les sens du terme et ils se dédièrent à me donner des notions sur le syndicalisme et l’anarchie tout en me servant de professeurs. Ils m’apprirent beaucoup malgré le peu de temps que je passai avec eux. A ces camarades-là, ce fus moi qui promis d’écrire. Je n’étais pas sûr de la qualité de ma prose, mais certain d’être compris par mes enseignants.

Je partis travailler à Barcelone pour le même entrepreneur, entre le Conseil des Cent et l’Hôtel de ville, dans ce qui fut le Cirque Equestre de Barcelone qu’inaugura Primo de Rivera. A cette époque, les « Pistoléros des bandes blanches » étaient les maîtres de la situation sous la domination terroriste de Lorenzo Martinez, Salas, et autres individus de cette espèce. Je pris contact avec quelques compagnons dont je préfère taire le nom. C’était la loi du talion, mais nous étions les seuls à recevoir les coups car la police et les Pistoléros perpétraient leurs crimes ensemble.

Après l’assassinat du camarade Felipe Gonzales dans le puits n°6 du métro de Barcelone, l’enterrement fut la plus grande manifestation que je n’ai jamais vue. Le cercueil arrivait aux murs de Miramar et la queue du cortège se trouvait encore place d’Espagne. Cette manifestation se termina très mal au moment où le convoi funèbre arriva à Miramar. Des coups de feu partirent de camions qui transportaient les déblais du métro et comme par hasard la police montée qui se trouvait de l’autre côté du mur sorti chargeant avec ses chevaux, donnant des coups de sabre à tout manifestant à sa portée. La manifestation fut dissoute non sans avoir donné une leçon de bonnes manières aux Pistoléros ainsi qu’aux constructeurs de maisons de Montjuich. Un tiers des manifestants dont je faisais partie se réunit de nouveau au cimetière de Casa-Antunez où cette fois des piquets de grève civils nous attendaient. Rien ne se passa et les gens se dispersèrent après avoir rendu un dernier hommage au mort.

A cette manifestation je fus blessé pour la seconde fois, la première s’étant produite au cours d’une altercation qui avait eu lieu au café du Ciné Diana. La blessure de la manifestation fut une balle de 7.65 qui me traversa la jambe mais personne ne pu rien suspecter car je continuais à travailler normalement. J’endurais quelques jours de fièvre, mais comme la fois précédente je la soignai en travaillant. Personne ne pu soupçonner en quoi que ce soit mes activités.

Le calme revint, les pistoléros perdaient de leur puissance et de ce fait leur orgueil. Mais avant d’en arriver là beaucoup de camarades étaient tombés sur la brèche, dont le camarade S. Segui, « Noix de sucre ». Un mois plus tard un conflit éclate au chantier du Cirque Equestre où je travaillais, à cause du licenciement de quelques camarades. A ce moment-là plusieurs généraux se succédaient comme gouverneurs civils de Barcelone, comme Ardanas et Rebentos, qui ré-autorisèrent les syndicats uniques, permettant d’amener publiquement le conflit devant Massena. Je dus accepter la responsabilité des démarches pour la solution du conflit. Massena faisant honneur au cercle patronal sauvage de Barcelone se montra intransigeant. Le conflit se termina par le paiement des journées de grève perdues, le versement d’une indemnité de trois semaines à l’un des ouvriers, l’autre étant réintégré.

Au même moment éclata le conflit du secteur des transports, qui coûta la vie à notre camarade président de la branche des transports. Malgré toutes mes précautions j’étais repéré par divers éléments de la police, pour mon intervention dans notre propre conflit et pour m’être manifesté au meeting qui se tint au cinéma Bochs de Barcelone où Salvador Ségui fit un large exposé des... idées.

Avant que ne se termine la grève des transporteurs, je fus contraint de revenir à Figols las Minas où je fus accepté comme mineur. A Figols il soufflait un vent totalement jaune. Le syndicat existant était le syndicat libre, celui des « Jurados Mixtos ». Il n’y avait pas que des mauvais gens, mais bien sûr le comité de cette organisation était au service inconditionnel de la direction de l’entreprise et de façon particulière du comte de Olano. Plus tard dans les archives de ce syndicat nous trouvâmes des lettres qui confirmèrent les étroites relations existant entre le comte de Olano et le bureau de ce Syndicat Libre.

En ce qui nous concernait nous ne pouvions pas faire grand chose publiquement, mais nous avions constitué un groupe et ils nous esquivaient lorsqu’ils nous voyaient venir. Nous fûmes longtemps silencieux, notre action pouvant être considérée comme nulle, limitée à de la propagande à travers la Revue Blanche et quelques autres journaux qui nous parvenaient avec retard.

De Figols j’allai travailler à Suria, où je restai peu de temps mais que je mis à profit. A Suria un petit groupe s’était constitué mais le Syndicat Libre était présent. Avec tous les camarades nous nous employâmes à détruire l’organisation des « Libres » et à l’occasion de la visite de Sala, grand représentant de ce syndicat, une assemblée fut convoquée. Le groupe de clandestins que nous formions fut sommé de comparaître.

La parodie de Sala fut une terrible menace pour ceux qui s’opposaient au soutien du Syndicat Libre. Aucun d’entre nous n’intervint, mais nos éclats de rire, soulignant les moments délicats de leurs discours, provoquèrent la colère des nouveaux arrivés et la perte de confiance des non-syndiqués, leur faisant quitter l’assemblée. Quand le président, un certain Oliva, se rendit compte que ceux qui restaient n’étaient pas les siens, il se mit d’accord avec les orateurs et suspendit l’assemblée. La situation devint encore plus difficile, quand sous prétexte d’apporter une solution deux camarades vinrent de Manresa. Je ne voudrais pas me souvenir de leurs noms, Torrens peu connu et par contre Corbellas dont nous savons que trop.

Après l’acharnement envers moi que développèrent les petits chefs de l’équipe de travail, j’abandonnai Suria pour Barcelone. J’y restai à peine un mois difficile car la vie y était rien moins qu’impossible, et en juin 1929 je passai la frontière française. En France je travaillai aux mines de St Etienne, où je connus divers camarades dont Gibanel qui malheureusement mourrut en 1933 dans un hôpital espagnol. En France nous nous informions de la situation internationale, lorsque les évènements espagnols nous surprirent complètement. En juin 1931 je retournai en Espagne sans beaucoup d’illusions, malgré les rodomontades de la presse sur cette République d’avril.

De retour en Espagne j’allai directement à Figols las Minas parce qu’il me semblait que quelque chose dans ce bassin minier attirait mon attention. Je commençai à travailler dans les mines où se faisait la réorganisation du syndicat, la Confederation Nacional del Trabajo.


Récit d’une révolution ouvrière et d’une grève dramatique à Figols las Minas alto Llabregat, province de Barcelone

Traduit de l’espagnol par Lazare Martinez

Ces Mémoires débutent le 18 janvier 1932 et se terminent en Mai 1936.

Le 17 janvier 1932 était un dimanche. Cette nuit-là les ouvriers des branches Textile et Manufacture du haut Llobregat tenaient une assemblée générale pour étudier les bases des revendications à présenter au patronat de la Manufacture et Textile du haut Llobregat. Il semblerait qu’il fut décidé dans cette assemblée que si le patronat des-dites industries refusait d’accepter les bases présentées les ouvriers des ateliers mentionnés iraient à la grève. Incidemment et en simples observateurs étaient présents les camarades Juan Yepes et Manuel Perez. Les participants à cette assemblée profitèrent de la présence de ces camarades qui appartenaient au Syndicat Minier de Figols pour leur demander que s’ils se voyaient amenés à se déclarer en grève, les mineurs de Figols se déclarent aussi en grève par solidarité.

Ces deux camarades quoique présents dans cette assemblée n’étaient en aucun cas mandatés par le Syndicat des Mineurs de Figols et encore moins pour accepter une responsabilité de cette ampleur.

En ce qui me concerne, je n’ai jamais su l’origine et les raisons qui ont amené nos deux camarades à se présenter dans la nuit du 17 au 18 janvier 1932 chez quelques autres camarades. C’est ainsi qu’ils se sont présentés chez moi de la manière suivante : Perez frappe à ma porte et lorsque je lui ouvre, une fois entré, alors assez excité il déclare : « Je viens te communiquer que le soulèvement révolutionnaire est en cours de réalisation dans toute l’Espagne. A Barcelone, Valence, Alicante, Madrid et toutes les capitales des autres provinces, la population est dans la rue dans de grandes manifestations avec des pancartes portant « Vive la Révolution Sociale » ! Nous ne pouvons donc rester comme de simples spectateurs. »

En élevant la voix, s’excitant un peu plus, il ajoute : « Il est hors de question de perdre du temps ! »

Devant son attitude exaltée je ne peux que lui répondre : « il faut être parfaitement sûr avant de prendre une décision aussi importante que celle que nous devons prendre. »

Il me répondit énergiquement : « Il n’est pas question d’hésiter. Yepes est en ce moment chez d’autres camarades, de la même façon que je me trouve chez toi. » De mon côté je savais qu’il y avait de grands mouvements mais certainement pas au point d’avoir le caractère d’un soulèvement révolutionnaire.

Devant ses affirmations l’émotion me gagna et oubliant mes réflexions à ce sujet je lui dis : « Puisqu’il en est ainsi allons-y. »

Je m’habille et lorsque nous somme dehors il me dit : « Je dois aller rejoindre Yepes, de ton côté continue de rassembler ceux que tu considères comme les plus sûrs de nos camarades pour aller rapidement ramasser les armes de la milice et des autres autorités de la commune. »

Il ne fallut que peu de temps pour réunir les habitants de San Cornélio. On procéda au ramassage de toutes les armes, y compris celles qui se trouvaient chez les habitants. Cette manoeuvre qui avant sa réalisation me paraissait personnellement très difficile s’effectua en moins de deux heures et sans le moindre incident. Cette opération terminée, un Comité révolutionnaire fut nommé. Ensuite des piquets de garde furent nommés et mis en place immédiatement aux points suivants : place du café, Paséo los Tilos, rue de la Fontaine, devant le cimetière, dépôt d’explosifs à l’entrée de la mine de San José et autres lieux moins stratégiques.

Ainsi arrive le lendemain lundi 18 janvier au point du jour. Les ouvriers de la partie basse de la Colonie, ignorant la situation à San Cornélio, montaient pour embaucher à leurs travaux respectifs. Là commence le premier rôle de nos guetteurs. Les ouvriers informés de la situation font demi-tour et se retirent à leurs domiciles respectifs.

A San Cornélio, le calme le plus absolu régnait entre les familles, les commerçants et les autres personnalités de la commune. Priéto, quoiqu’il affichât des idées de communiste étatique, forma un groupe de mineurs et avec celui-ci se dirigea vers les hameaux limitrophes et recueillit des armes et tous autres objets qui lui semblaient nécessaires pour notre défense. Pendant toute la matinée, dans la partie haute de San Cornélio, personne ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait à l’extérieur. L’activité effervescente du moment consistait en la préparation des armes, des bombes et autres artéfacts de fabrication maison.

Dans l’après-midi quelques-uns observèrent que le train de Manresa à Guardiola circulait normalement. Il y avait plusieurs versions sur cet aspect normal des choses. La rumeur court et les choses furent ainsi acceptées au début que les trains qui circulaient étaient conduits par le personnel ferroviaire révolutionnaire. La journée du 18 se passa ainsi sans le moindre incident. Les ouvriers restant plus ou moins suspicieux. Les lignes de chemin de fer continuaient à fonctionner normalement.

La caserne de la Guardia Civil se trouvait près des bureaux des Charbons de Berga et l’on voyait les gardes civils se promener devant la porte de la caserne et finalement jusqu’aux bureaux. Plusieurs personnes qui montaient de Berga, Gironnella et de plusieurs communes plus bas, sans la moindre réserve, disaient que Figols était le seul pays qui se trouvait dans cette situation. Quoiqu’il en soit et malgré une situation extrêmement confuse, on nous assurait que Sallent et Suria se trouvaient plus ou moins dans la même situation. Malgré toutes les hypothèses aussi disparates les unes que les autres, les trois quarts du personnel minier de la partie haute de San Cornélio étaient plus ou moins engagés dans ce mouvement spontané. Par conséquent il n’était pas question de faire marche arrière sans avoir vérifié de manière sûre et responsable quelle pouvait être la situation à l’extérieur. A cet effet il semblerait que Yepes effectua un déplacement jusqu’à Barcelone. En attendant, tout restât dans la même situation.

Un PC révolutionnaire fut désigné où régnait camaraderie et convivialité. On y tint des réunions, une cuisine communautaire était pratiquée et quelques-uns allaient jusqu’à y dormir. Il y avait déjà trois jours que nous soutenions cette position et la délégation attendue avec beaucoup d’anxiété, afin de savoir à quoi nous attendre, n’arrivait toujours pas.

Le 20 janvier, vers le soir, à l’initiative de Priéto et de Manuel Pérez, il se tint une réunion dans la maison de Manuel Péralta. Après une discussion très animée, nous décidâmes la rédaction d’une proposition au Directeur des Mines. Dans cette proposition nous mettions en avant l’erreur de notre action et considérions, pour notre part, qu’il fallait recommander à tout le personnel de reprendre le travail. Sitôt terminée la rédaction de cette proposition, la tant attendue délégation arriva enfin. Cette délégation nous informa qu’elle s’était présentée devant le Comité National, qui lui avait conseillé de maintenir notre position puisque aussi bien il ne s’agissait que de quelques heures avant que toute l’Espagne se retrouve dans la même position révolutionnaire.

La proposition écrite fut alors déchirée et tout le monde s’exclama « Vive la révolution sociale ! »

Nous passons donc le 21 et le 22 janvier dans l’attente que le mouvement se généralise à travers toute l’Espagne.

La forte surprise fût lorsque le 23 janvier à environ deux heures de l’après-midi, Emilio Mira, le Secrétaire Général du Comité Régional de Catalogne, se présenta à notre Bureau Général Révolutionnaire. Une réunion secrète, qui se termina par des vociférations fut immédiatement improvisée en présence du Secrétaire Général. Assistaient à cette réunion comme « têtes d’affiche » les camarades Pérez et Yepes, ainsi que Robles, Priéto et entre autres celui qui écrit ces lignes. Le Secrétaire Général commence en disant : « Croyez-moi que pour parvenir jusqu’ici, il m’a coûté beaucoup de sueur. Premièrement pour franchir quelques difficultés momentanées et quelques contrôles à Manresa, ensuite pour escalader cette montagne. Mais je suis satisfait d’être parmi vous. Mon objectif est de m’informer personnellement de votre situation. »

Il est certain que les déclarations du Secrétaire Régional sidérèrent tous les présents à cette réunion et Yépes lui répondit sans autre forme de politesse : « Notre situation tu la vois très bien : nous nous trouvons dans une formation révolutionnaire dans l’attente que les autres prennent la même position. »

Emilio Mira lui répliqua : « Je ne comprends pas comment vous concevez la révolution ni pour quelle raison vous êtes arrivés à une position aussi extrême avant d’en référer au minimum au Comité Régional. »

Yépes répondit : « S’il est certain que nous n’avons rien communiqué au Comité Régional, il n’en est pas moins vrai que j’ai personnellement eu une entrevue avec les membres du Comité National et en particulier avec son secrétaire, Angel Pestaňa. »

Mira lui répondit : « Il est tout à fait impossible que tu aies rencontré Pestaňa alors que celui-ci est parti pour Madrid il y a quelques jours déjà. Je suis étonné en outre, alors que je suis en contact permanent avec lui, qu’il ne m’ait pas informé de votre situation. Situation que je trouve quelque peu extrême. Clara se trouve à Valence et si moi et ceux qui composent le Comité Régional avons été informés de votre situation, c’est par les articles qui ont été publiés par la presse bourgeoise. »

Il est impossible de décrire l’état de nervosité et de colère qui s’empara des assistants. Emilio Mira s’aperçut alors qu’il avait affronté la situation de manière trop brutale et essaya alors d’apaiser les esprits extrêmement excités, mais il était déjà trop tard. La réunion se termina dans un marasme de confusion et de désespoir.

A partir de ce moment nous nous dispersâmes tous dans diverses directions, certains retournant dans leurs familles dans l’attente du moment fatal.

En effet, le 24 janvier 1932 une compagnie militaire commandée par un Capitaine se présenta et occupa tous les postes que nous avions auparavant tenus.

Alors débute la répression dans les milieux ouvriers, une trentaine d’hommes sont détenus de ceux dont on peut dire qu’ils ont été absents de toute responsabilité dans l’action révolutionnaire. Pour d’autres, nous nous soustrayons à la répression en faisant appel habilement à d’autres moyens de sauvetage. Plus tard, au milieu de cette répression déchaînée par les sbires et les autorités du pays, il fut démontré avec des faits palpables ce que nous avions fait et continuions de faire pour et à l’intérieur de la Confédération Nationale du Travail. La direction de l’entreprise continuait d’exciter ses chiens de la Guardia Civil.

Très peu de temps après notre désastre, au cours d’une des nombreuses perquisitions faites à mon domicile ils trouvèrent le tampon spécial de la F.A.I. « El Fulminante ».

Avant de continuer sur ce passé de répression, il est logique et honnête de rapporter dans ces mémoires que malgré les vexations et les outrages qu’avaient fait subir, tant la direction de l’entreprise que les autorités, à tous les travailleurs de la Colonie, les mineurs de Figols las Minas, au cours de ce mouvement sublime où pendant presque une semaine tout fut entre leurs mains et soumis à leur volonté, surent montrer honnêteté dans la gestion, dignité et respect envers ceux qui furent toujours leur ennemis : la réaction.

Pendant toute l’année, les mesures de rétorsion se poursuivirent, les locaux syndicaux fermés et les ouvriers soumis à des traitements stupides et sauvages de la réaction. Une forme de rétorsion de la part de l’entreprise consistait à ne plus honorer les bons de paiement des travailleurs.

Les plus nécessiteux, quand ils touchaient leurs bons, commençaient à faire la queue devant le guichet du caissier. Ce système se pérennisa dans le temps et depuis plus de six mois, l’entreprise riait de voir les queues interminables que nous formions. Surtout qu’après quatre ou cinq heures d’attente, lorsqu’il avait payé une trentaine d’ouvriers, le trésorier–payeur annonçait : « Le fric, c’est fini ! » Il donnait alors un grand coup avec le portillon du guichet, et nous autres à l’extérieur, nous les entendions ricaner à l’intérieur.

De nombreuses épouses de mineurs en arrivaient à dormir devant la porte du guichet pour ne pas perdre leur tour le lendemain.

Le jour suivant, quand ils avaient payé quatorze ou quinze bons avec l’argent récolté par l’Economat de l’entreprise, le maudit choc du guichet retentissait et les pauvres femmes et souvent quelques adolescents continuaient l’attente interminable dans l’espoir d’avoir plus de chance le lendemain.

De tout cela, les autorités catalanes étaient parfaitement informées, mais ils nous avaient abandonnés comme des chiens sans maîtres. Et tout cela nous amena jusqu’en 1933. Les ouvriers réagirent.

Malgré la répression très dure, malgré la fermeture de notre syndicat, malgré une certaine méfiance qui régnait parmi les ouvriers, une réaction devait s’imposer devant tant d’injustices qui frappaient des ouvriers qui avaient su être courageux, honnêtes et indulgents.

Il faut ici préciser que l’entreprise avait installé un Economat qui servait évidemment pour un double vol des travailleurs de ce bassin minier. Dans ce lieu était encaissé l’argent qui devait le lendemain servir à la comédie du paiement des bons.

Notre réaction commença par une réunion à l’intérieur de la mine. A la sortie de la relève des travailleurs, quelques-uns parmi nous sortîmes quelques minutes avant et nous installant aux croisements des galeries, nous arrêtâmes nos camarades pour lancer une discussion sur notre triste situation. Dans une de ces réunions nous prîmes la décision de diminuer la production de dix pour cent dans tous les lieux d’exploitation de la mine. La direction de la mine ne réagit en aucune façon devant cet état de fait.

Vu le peu de résultat de notre action, au bout d’un mois, nous décidâmes d’une nouvelle réunion. Dans cette réunion nous prîmes la décision de baisser la production de vingt pour cent de la production normale. Comme l’entreprise fut la première à reconnaître que ses agissements étaient illégaux, elle ne prît pas au sérieux cette nouvelle baisse de production.

Pourquoi ce silence de la part de l’entreprise nous demandions-nous ? Quel est son but ? Espère-t-elle la complète désunion des travailleurs ? Pour faire un deuxième tri parmi l’effectif des mineurs ? Telles étaient les hypothèses qui nous faisaient question. Une autre hypothèse nous taraudait l’esprit : c’est que par notre action l’entreprise espérait saboter la production et affaiblir en cela le régime Républicain. Nous ne pouvions pas imaginer que celle-ci manquât de débouchés puisque sitôt lavé le charbon disparaissait comme par enchantement. Cette baisse de production n’était pas exactement respectée dans tous les sites d’exploitation. C’est pourquoi, après quelques mois, au cours d’une de ces réunions que nous tenions à l’intérieur de la mine nous prîmes une décision plus tranchée.

A partir de ce moment, la chute de production ne serait plus calculée en pourcentage mais plutôt en nombre de wagonnets de charbon par site d’exploitation. Par exemple, si la production du site était de 20 wagonnets, elle serait dorénavant de 15, ce qui correspondait au quart de manque à produire. Ce système permettait d’ajuster mieux le calcul que le système de pourcentage.

Ce système finit par inquiéter non seulement l’entreprise mais aussi les autorités locales qui tentèrent de faire pression sur le personnel. La Guardia Civil établit un « service permanent » devant chaque entrée de mine. Mais l’entreprise ne voulût pas céder aux justes revendications du personnel. Ces revendications consistant simplement au paiement de nos salaires en retard (plusieurs mois).

Devant l’attitude de la direction des Charbons de Berga nous organisâmes une nouvelle réunion. Cette fois pour prendre la dernière décision concernant la baisse de production. Au cours de cette réunion nous décidâmes de manière unanime et définitive que si la production de l’équipe était auparavant, par exemple de 20 wagonnets, elle ne serait dorénavant plus que de 5. Toutes les exploitations devaient respecter cette base. Avec ce calcul il y avait des productions de 2 ou 3 wagonnets par équipe, voire même par journée, dans certaines exploitations.

La Guardia Civil intensifia ses menaces et ses pressions sur le personnel mais se garda bien d’essayer d’entrer dans la mine. Si elle s’y était hasardée, cette provocation aurait pu alors tourner tragiquement pour tout le monde. Au final, nous nous trouvons au mois d’Avril 1936 où après ce temps ou plutôt ces années, nous pouvons procéder à la réouverture de notre syndicat ce qui nous permet la réorganisation du personnel. Il paraissait en effet difficile d’imposer un conflit plus dur à l’entreprise.

L’ensemble du personnel, tant intérieur qu’extérieur, représentait près de quelques mille cent ouvriers et dans notre organisation nous arrivions à neuf cent dix ou neuf cent quinze adhérents. Mais quelques temps après son ouverture le Syndicat fut à nouveau fermé et son Président Fransisco Hernandez et son Secrétaire Antonio Cano furent emprisonnés. Ces détentions se produisirent à cause des mouvements de la Esquerra catalane (gauche républicaine, autonomiste) menée par Dencà et Badia.

Ce parti arrivait à créer des émeutes sous le nom de « Els Scamots ». Ni la CNT ni les mineurs de Figols ne participèrent jamais à ces mouvements. La preuve en est que les dirigeants de Esquerra excitaient depuis longtemps ces « Scamots », qui agissaient comme une espèce de police indépendante du Gouvernement central, en leur criant : « Feu sur ceux de la CNT et ceux de la FAI ! », faisant fermer aussi les syndicats de la CNT à Barcelone et dans la Province. Sans compter qu’en raison d’une grève soutenue par les ouvriers de Potasses de Sallent contre leurs patrons, les hommes d’Esquerra nous affublèrent du nom infamant de « Bandits avec un carnet ».

Si je fais ici cette petite parenthèse, c’est pour bien montrer que les autorités profitèrent de ce mouvement pour fermer nos syndicats et emprisonner leurs dirigeants. Les cénétistes n’avions rien à voir avec Esquerra ni ses mouvements subversifs.

Les mineurs avaient tellement pris au sérieux notre système de grève de production qu’ils en arrivaient à l’extrême de voir une exploitation contrôler les autres et réciproquement. Le désir d’honorer nos engagements se faisait sans ménagement.

Il y eut de nombreuses fouilles dans nos domiciles, de fortes pressions de l’entreprise et des autorités mais nous, les mineurs, nous étions lancés. Nous préférions nos souffrances plutôt que de céder. Réellement la situation se faisait de jour en jour plus terrible et plus incompréhensible. Nous ne savions plus que faire. Nous en arrivâmes à nous poser la question de l’utilité de mettre le feu à la mine, idée que nous abandonnâmes immédiatement considérant son inefficacité quant au résultat, devant l’effort considérable que cela nécessitait.

Au cours d’une de ces réunions nocturnes qui se tenaient à l’intérieur de la mine, surgit la proposition de demander l’intervention dans notre conflit du député José Antonio Trabal. Cette proposition fut acceptée unanimement.

A cet effet une commission fut nommée afin qu’elle demande une entrevue avec Trabal. Celui-ci monta à Figols avec la-dite commission. En sa présence se tint une assemblée au cours de laquelle furent exposés très clairement les raisons qui nous motivaient à maintenir notre position de grève. Si celle-ci était illégale, il était non-moins illégal que l’entreprise doive à ses ouvriers entre trois et quatre mois de salaire. Pour confirmer la réalité de ce qui était exposé dans cette assemblée, un grand nombre de mineurs montrèrent publiquement trois ou quatre bons qui n’avaient pas été honorés. D’autres déclarèrent, preuves à l’appui, qu’ils avaient donné à divers commerçants les bons qu’ils n’avaient pas pu encaisser, afin que ceux-ci puissent en échange leur fournir les denrées dont ils avaient besoin.

Trabal prend alors la parole et dit substance : « Je prends conscience que votre patience a été beaucoup plus grande que ce que certaines personnes ont pu imaginer. Si le mouvement de grève que vous êtes en train de mener s’écarte de la légalité, il est certain que c’est la direction des Charbons de Berga qui a été la première à bafouer ladite loi. Mais il ajoute alors : Vous qui avez vos familles en Aragon, Andalousie ou Levante, vous pouvez leur écrire pour leur dire que le conflit de Figols las Minas est en voie de solution et que bientôt ils pourront recevoir votre aide économique ».

Je n’ai jamais pu vérifier si les paroles de cet homme avaient le moindre fond de sincérité ou s’il s’agissait simplement d’une déclaration à des fins politiques.

Au cours de cette assemblée il fut décidé de maintenir la commission qui devait accompagner à nouveau Trabal. Cette commission était composée d’un élément du POUM José Perarnau et de moi-même, membre de la CNT.

Cette commission, arrivée à Barcelone, eut une entrevue avec Barrera du Conseil du Travail de la Généralité de Barcelone.

Barrera, au nom du Conseil du Travail, convoqua la direction des Charbons de Berga. Monsieur Cérezo, gérant de l’entreprise comparût alors. Nous, en tant que commission, nous considérions que la convocation devait devenir une confrontation entre les représentants des Charbons de Berga et les représentants des ouvriers en présence du Conseiller du Travail de la Généralité. Notre surprise et méfiance commença lorsque Barrera reçut d’abord les représentants des Charbons de Berga. Lorsque Barrera en eut terminé avec le gérant Cérezo, il nous fit entrer dans son bureau pour nous faire savoir que le représentant des Mines soutenait que notre position dans ce conflit était illégale et que par conséquent, si les ouvriers n’arrêtaient pas ce mouvement, la direction des Mines n’entrerait pas dans une phase de négociation dans ce conflit.

Cette première entrevue nous démontra la faiblesse des Gouverneurs Catalans face à la réaction du patronat catalan. L’objectif du patronat étant, par tous les moyens à sa disposition, de créer des difficultés dans l’ordre social, dans le but d’arriver à une perturbation permanente qui désoriente ouvriers et gouvernants pour préparer un climat propice à son soulèvement fasciste.

Après la déclaration de Barrera, la Commission répondit au Conseiller du Travail : « Si les mineurs des mines de Berga se trouvent en marge de la loi, il y a très longtemps que vous autres en tant qu’Autorité auriez dû faire pression, dans le cadre de la loi, sur la société des Charbons de Berga. Si vous voulez que notre position soit modifiée afin d’aboutir à une solution du conflit, il faut aussi que vous obteniez du patronat de démontrer son désir d’aboutir à un accord en s’engageant en particulier à régler les deux premiers mois qu’il nous doit sur les trois ou quatre de retard suivant les cas. »

Pour notre part, nous avancions cette proposition spontanée afin d’obtenir une confrontation avec la direction de l’entreprise en présence du Conseiller du Travail de Catalogne. Notre proposition n’eut aucun résultat.

Barrera convoqua à nouveau la direction mais celle-ci refusa de comparaître. Devant cet échec, nous rencontrons à nouveau Trabal pour lui faire part de ce que lui connaissait certainement mieux et avec plus de détails que nous nous-mêmes.

Trabal nous accompagna devant le président de la Généralité de Catalogne. En notre présence, Trabal exposa au Président la tragique situation des mineurs de Figols. De notre côté nous confirmâmes avec nos arguments ce qui venait d’être exposé par Trabal. De son côté Companys s’insurgea contre l’attitude réactionnaire du patronat catalan et termina en ajoutant que s’il continuait dans cette attitude il faudrait le mettre en prison.

Cette entrevue se termina sans qu’il n’apparaisse aucune solution pour notre situation et l’objectif que nous poursuivions. Au sortir et lorsque nous sommes dans la rue Trabal nous suggère de partir à Madrid avec l’objectif de rencontrer le député des Asturies, Amador Fernandez. Nous acceptons cette proposition et le jour suivant la commission part en direction de Madrid non sans avoir informé par téléphone les travailleurs de Figols las Minas de la suggestion de Trabal. Nous fûmes alors autorisés à entreprendre cette démarche.

Quarante heures plus tard, en compagnie de Trabal et de son secrétaire particulier nous nous dirigeâmes vers un café fréquenté par les socialistes madrilènes dans lequel se trouvait ledit député. Très vite nous prîmes conscience que tous ceux qui se trouvaient dans le café nous regardaient avec beaucoup de curiosité. Avant d’entamer nos pourparlers, Trabal envoya son secrétaire auprès du député pour l’informer de qui nous étions et du but de notre présence. Notre objectif, d’ailleurs préparé par Trabal, était de proposer au député asturien d’intervenir auprès des Compagnies des Charbons Asturiens afin de créer une association entre les Charbons d’Asturie et ceux de Figols puisque les syndicats Charbonniers dénigraient notre charbon comme étant peu calorique et contenant trop de souffre, alors que le charbon provenant d’Angleterre et disponible dans les ports s’avérait moins cher que celui de Figols.

Le député asturien fut informé de notre présence, il refusa catégoriquement toute entrevue avec nous. Pour ma part j’ai considéré alors, et encore plus tard, que le refus de cet « Amadorin » nous fut plutôt favorable puisqu’il semblait que nous étions en train de vivre une situation qui ne nous concernait en aucune façon et qui a semblé avoir été préparée par les intéressés. On nous faisait jouer en quelque sorte les dindons de la farce et n’étions que les jouets de leurs désirs.

Devant cet insuccès Trabal nous conseilla de demander une audience au Ministère du Combustible pour exposer notre situation. Nous répondîmes alors à Trabal que s’il avait le désir d’avoir une entrevue il pouvait lui-même en faire la demande à Monsieur le Ministre. Trabal avait envie de faire du foin dans les Ministères de Madrid. A cet effet il nous présenta le jour suivant l’éminence grise du Ministère des Combustibles et fît à ce Monsieur une relation très approximative de notre entrevue avec le Président de la Généralité de Catalogne. De notre côté nous mîmes les choses au point de manière très enflammée, mais ce madrilène ne confirma pas qu’il fallait emprisonner le patronat catalan. S’adressant à Trabal il dit que le problème étant d’origine uniquement catalane, c’était à la Catalogne de trouver une solution à ce conflit. Trabal n’insista pas davantage et faisant demi-tour, nous partîmes.

Au bas des escaliers, nous dîmes à Trabal que nous considérions que nous n’avions plus rien à faire à Madrid et qu’en dépit de n’avoir rien obtenu, nous repartions pour Barcelone.

Trabal s’excusa de cet insuccès en même temps qu’il nous manifesta le grand désir qui l’animait de trouver une solution à la situation des mineurs de Figols. Il est indubitable que ce politicien avait intérêt à trouver une solution à un conflit où étaient engagés des hommes qui, politiquement parlant, n’avaient aucune affinité avec lui.

Au retour de notre voyage à Madrid, au cours d’une Assemblée, nous informâmes nos camarades, avec toutes sortes de détails, des entrevues, conversations, échecs que nous avions eus durant nos démarches.

Il est certain que le personnel sortît de cette Assemblée à cent pour cent désemparée, puisque nous étions arrivés à tous les extrêmes sans pouvoir obtenir le moindre résultat favorable.

Face à l’impossibilité d’arriver à une solution du conflit, face à la chute du moral qui s’emparait du personnel, moral qui les avait soutenus pendant plus de huit mois, je ne sais plus chez qui germa l’idée de nous réunir à quelques-uns et de nous enfermer dans la mine.

L’idée était de paralyser tous les travaux et de résister jusqu’à ce que les autorités locales et régionales prennent conscience de la gravité de notre situation.

Spontanément, l’équipe qui devait sortir à neuf heure du soir par la sortir neuve se réunit dans le carré des électriciens. Nous prîmes alors la décision de rester, ceux qui volontairement acceptions ce sacrifice. Nous restâmes alors 28 ou 30 (je ne me souviens pas très exactement le nombre de ceux qui décidèrent de rester).

Notre enfermement dura neuf jours et durant cette période très dure, il ne se présenta qu’un seul cas de désir d’abandonner. Cette intention ne se concrétisa pas puisqu’à la première réunion, lors de notre enfermement, nous avions pris les dispositions suivantes : celui qui ne se sentait pas la force de maintenir sa décision pouvait sortir librement à ce jour, puisque aussi bien, plus tard, on mettrait en place un piquet de garde dans la galerie à cent mètre de l’entrée. Ceci afin d’interdire l’accès à toute personne inconnue et la sortie à tous ceux qui avions choisi librement une aussi dure décision.

Nous étions depuis cinq jours dans la mine lorsqu’une délégation se présenta à l’entrée. Celle-ci disait appartenir au Parti Unifié de Catalogne. Quelques sympathisants de ce parti cherchèrent à faire pression pour que cette délégation pût avoir un entretien avec notre groupe. Cette proposition fut rejetée à l’unanimité.

Malheureusement, le jour suivant quelques camarades de la CNT se présentèrent également à l’entrée. Ils furent rejetés de la même façon car il y avait parmi nous quelques camarades qui se sentaient Ugétistes. Depuis ce jour-là, j’ai la conviction que si la délégation de la CNT s’était présentée la première, l’entrée lui aurait été accordée. Il va de soi qu’alors nous aurions dû accorder l’entrée à toutes les délégations qui auraient demandé à s’entretenir avec nous.

Au bout de sept jours le Maire manifesta, devant la commission extérieure, le désir de s’entretenir avec nous. L’entrée lui fut alors accordée et lorsqu’il fût devant nous il dit : « Je ne suis mandaté par personne, sinon par mes sentiments. Par conséquent, ne voyez en moi aucune sorte d’autorité et encore moins une tentative pour infléchir votre position. Mais, continue Rovira, je reste à votre disposition quelle que soit la demande que vous formuliez. »

Alors de notre côté nous demandons à Rovira qu’au nom de la Mairie il s’adresse à la presse pour lui faire savoir notre sentiment. A savoir que tout ce qui peut advenir de dramatique à l’intérieur de la mine, que ce soit physique, moral ou de toute autre nature, ne peut être que de la seule responsabilité de l’entreprise. Elle devra par conséquent en répondre devant les autorités locales voire supérieures.

Nous sûmes plus tard que Rovira avait tenu cette promesse et accomplit notre mandat. Afin d’éviter un sabotage éventuel commandité par l’entreprise, toutes les entrées de la mine ainsi que les ventilations étaient gardées en permanence par le personnel mineur. Pour les mêmes raisons des patrouilles de mineurs circulaient de jour comme de nuit dans toute la Colonie.

C’est au cours du huitième jour que l’épuisement de nos forces autant physiques que morales se faisaient le plus sentir. Mais sauf un cas, plus haut cité, personne n’avait la moindre intention de songer à la sortie avant que l’entreprise ne cède ou que notre état physique, à toute extrémité, n’amène à nous sortir sur une civière. Fatalement, ces derniers jours, le désespoir s’installait malgré tout dans notre groupe.

C’est ce jour même que Rovira fit savoir à ceux de l’extérieur qu’il avait quelque chose à nous communiquer. Lorsqu’il fut parmi nous il nous annonça que l’entreprise l’avait informé personnellement de son désir de donner une solution au conflit. Toutefois s’y ajoutait la condition que nous devions sortir de la mine. Rovira ajouta que si nous persévérions dans notre décision de rester, il ne saurait pas comment continuer à négocier en notre faveur. Nous lui demandons alors s’il est prêt à s’engager personnellement sur les dires de l’entreprise. Il nous répond qu’avant d’accepter devant nous une telle responsabilité en tant qu’autorité locale, il devait contacter à nouveau la direction de l’entreprise.

Le neuvième jour de notre triste situation, Rovira se présenta à nouveau en compagnie d’un conseiller de la Mairie. Avant tout il engagea sa responsabilité non seulement sur les propositions de la direction de la mine, mais encore et doublement responsable en tant qu’autorité et en tant qu’intermédiaire. Après les déclarations faites par ces deux envoyés, nous leur demandons qu’ils se retirent et qu’ils attendent à l’extérieur notre décision.

Nous décidons alors d’une réunion et malgré nos soupçons concernant le manque de sérieux des propos de l’entreprise nous optons pour l’arrêt de notre action désespérée.

Après notre sortie de la mine, l’entreprise refusa de rechercher une solution au conflit directement entre ouvriers et patronat. Nous fûmes alors obligés de rédiger une base de revendications qui fut présentée à la fois à la direction de l’entreprise et au Conseil du Travail de Catalogne. Caňada, alors secrétaire du Conseil, convoqua l’entreprise, représentée par le gérant et le directeur de la mine. Devant la discussion violente qui s’établit entre la Commission et la Direction, Caňada intervint. S’adressant aux représentants de l’entreprise il dit : « Il me semble que le minimum que peuvent réclamer les ouvriers à leur patron c’est le règlement de leur salaires. »

Un accord fut alors signé qui devait entrer en vigueur dès le lendemain. Nous téléphonons donc aux camarades pour qu’ils reprennent le travail. Le jour suivant, les ouvriers commencèrent à encaisser les bons les plus anciens. Nous avions tenu nos engagements.

A moment de l’explosion du mouvement, l’entreprise devait aux travailleurs la somme de 50 millions de Pesetas.


à suivre ...
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bipbip
 
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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede bipbip » 25 Aoû 2018, 15:39

suite

Récapitulatif de ce qui précède

Tout le monde, y compris moi-même, s’est interrogé et s’interroge toujours sur les évènements. Pour quelle raison Pérez, porteur et incitateur du soulèvement, alors qu’il n’y avait pas de nouvelles de la délégation, et dans la grande confusion du moment, s’est décidé à signer l’acte de capitulation ?

Surtout que nous attendions des nouvelles, bonnes ou mauvaises, de Yépes. La réponse à cette interrogation se trouve peut-être en réfléchissant à l’échange de propos qui a eu lieu en notre présence entre le Secrétaire de la Région Catalane, Emilio Mira, et Yépes. Propos assez vifs.

Par exemple, le fait que Yépes n’eût aucune entrevue avec le Secrétaire de la Région Catalane ni avec aucun des membres du Comité National. Ce qui semble exact malgré l’insistance que mettait Yépes à vouloir l’affirmer.

On peut en conclure que ce mouvement révolutionnaire naquit dans la nuit du 17 au 18 janvier 1932 sans autre considération que l’idée folle et enthousiaste de quatre ou cinq camarades.

D’une part le geste mérite honneur et respect pour sa valeur révolutionnaire. D’autre part, sans la moindre condamnation sociale, il peut mériter la critique voire les reproches, pour avoir conduit des familles aux limites de la faim sans résultat ni objectif particulier.

Il mérite un autre reproche beaucoup plus sévère : c’est ce que ce Miguel Pérez meurt à Sallent, province de Barcelone, quelques mois avant le mouvement général alors qu’il avait des accointances avec la police. Honneur à Juan Yépes qui continua à être l’homme intègre tant social que révolutionnaire. Intégrité qui lui fit abandonner l’Argentine du dictateur Uroburo.

Nous autres ouvriers avons vécu des jours d’une fièvre révolutionnaire tout en nous conduisant avec beaucoup de sérénité, respect et cordialité jusqu’avec nos propres ennemis. Ce qui ne fut pas le comportement de l’entreprise et des autorités locales. Quand les armes furent déposées par les mineurs, ils commirent injustices sur injustices. Surtout contre des personnes innocentes et en réalité sans défense. Brutalités, renvois, détentions, bastonnades et coups de crosse de fusils de la Guardia Civil, tel était le quotidien des travailleurs qui restèrent dans les mines.

Une autre leçon est que c’est une erreur impardonnable d’abandonner une population après l’avoir conduite à un soulèvement révolutionnaire. L’abandon des lieux de certains camarades responsables directs de ce mouvement donna lieu à certaines interprétations malintentionnées. Certains en sont arrivés à dire que ce mouvement avait été forgé à l’étranger par les communistes russes. D’autres disaient qu’il s’agissait d’un jeu entre l’entreprise et la police pour expulser les indésirables.

Plus tard l’idée se propagea que Durruti avait pu être l’instigateur de ce mouvement. Il est vrai que Durruti devait venir parler à un meeting organisé fin septembre ou début octobre 1931. Mais les autorités et la Guardia Civil s’y étant opposés, le meeting ne put avoir lieu. Par contre le dimanche suivant un certain nombre de militants se réunirent autour de Durruti et Combina dans les bois autour de San Cornélio. Contrairement à ce qui a été écrit celui-ci nous dit : « Pour faire la révolution, il est nécessaire d’avoir une bonne préparation au combat et ne pas croire qu’avec des fusils de chasse on peut affronter la Guardia Civil et les militaires. » Ceci afin de démontrer que loin d’inciter les mineurs de Figols à un soulèvement Durruti nous faisait comprendre au contraire la réalité des choses. [1]

Tous ces mensonges étaient propagés par les réactionnaires et certains communistes, ces derniers ayant comme objectif de saper le prestige de la Confédération Nationale du Travail et l’anarchisme. Les uns comme les autres, quoique à des fins idéologiques différentes, n’ont jamais pu obtenir ce résultat. Quoi qu’il en soit, les camarades qui restaient durent lutter farouchement et sans repos pour réorganiser notre syndicat.

Quant à Trabal, comme il est démontré précédemment, il nous contacta sur notre initiative. Nous pensions qu’il ne nous restait en effet, comme ultime moyen, que celui de faire intervenir un député, ce qui finalement s’avéra être une forme de suicide.

Trabal utilisait pour sa politique les graves circonstances que nous traversions, nous les mineurs de Figols. Mais d’autre part, nous aussi, nous avons tenté d’utiliser la chance qui se présentait pour sortir de notre douloureuse situation.

Trabal nous accompagna à Barcelone et à Madrid dans toutes les instances officielles auxquelles nous devions nous adresser. Trabal était celui qui déclenchait les discussions officielles que ce soit par intérêt politique ou par soucis de nous venir en aide. Nous avons vu Trabal se féliciter au cours de notre assemblée en disant : « Vous pouvez dire à vos familles d’Aragon, Andalousie ou Levante que le conflit de Figols las Minas entre dans sa voie de solution. » Mais malheureusement Trabal, que ce soit par choix politique ou par bonne volonté, ne pût rien obtenir.

La preuve en est qu’après toutes ces entrevues stériles, nous avons dû recourir à une solution suicide en nous enfermant, une trentaine de mineurs, au fond de la mine. Nous y restâmes neuf jours sans interruption jusqu’à ce que l’entreprise et les autorités cèdent à nos justes revendications. Ils ne cédèrent pas pour sauver nos vies mais surtout par peur d’un scandale international plus grand et plus humiliant que celui qu’ils avaient subi lors du soulèvement révolutionnaire.

Balthasar Martinez, Chateauneuf du Rhône, 1965


LES FORCES EN PRÉSENCE

Fractions républicaines
Les partis bourgeois
1. Gauche républicaine (Izquierda republicana) : Manuel Azaňa
2. Union républicaine : Martinez Barrio
3. Parti autonomiste catalan (Esquerra) : Luis Companys
4. Nationalistes basques (Euzkadi) : Aguirre
Les partis ouvriers
5. Parti socialiste :
A gauche : Largo Caballero (Alliance ouvrière)
A droite : Indalecio Prieto, J. Desteiro (Réformisme libéral)
6. Parti communiste (PCE) : José Diaz
7. Parti Socialiste Unifié de Catalogne (Partido Socialista Unificat de Catalunya) : PSCU
8. Communistes Trotskistes, POUM, Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (Partido Obrero de Unificación Marxista : Joaquim Maurin
9. Anarchistes FAI, Fédération Anarchiste Ibérique (Fédéración Anarquista Iberica : Buenaventura Durruti, Angel Pastaňa
Les grandes associations syndicales
10. UGT, Union Générale des Travailleurs (Unión General de Trabajadores) : Socialistes
11. CNT, Confédération Nationale du Travail (Confederación National de Trabajo) : Anarchistes
Les Jeunesses
Jeunesses communistes (JC)
Jeunesses libertaires (trotskistes) (JL)
Jeunesses communistes ibériques (POUM)
Jeunesses socialistes (JS)
Jeunesses socialistes unifiées (JSU)

Fractions nationalistes
CEDA : Confédération Espagnole des Droites Autonomes (Confederación Espaňola de Derechas Autonómas) : coalition de droite dirigée par Gil Robles
Action Populaire : Parti populaire essentiellement catholique
Agrariens : José Martinez de Velasco
Rénovation espagnole : Calco Sotelo
La Phalange : José Antonio Primo de Rivera
Carlistes et Traditionalistes : Fal Condé
Parti Radical : Alejandro Lerroux
Parti conservateur : Miguel Maura
Parti Libéral-Démocrate : Malquiades Alvarez
Les trois derniers n’ayant pas pris part ouvertement à la lutte.


CHRONOLOGIE DES PRINCIPAUX ÉVÈNEMENTS

1930

Janvier

30 Fin de la dictature de Primo de Rivera. Berenguer lui succède

1931

Avril

12 Elections municipales. Départ d’Alphonse XIII. La République est proclamée (président : Alcalá Zamora)

Mai

10 Emeutes à Madrid, puis un peu partout incendies d’Eglises et de couvents les jours suivants

Juin

28 Elections d’une assemblée constituante

Décembre

3 Loi agraire. Violents affrontements entre la garde civile et les anarchistes

9 Promulgation de la Constitution

1932

Janvier Dissolution de la Compagnie de Jésus

Mars

2 Institution du divorce et, trois mois plus tard, du mariage civil

Août

10-13 Soulèvement du général Sanjurgo à Séville

Décembre

6 Le général Macia président de la Généralité de Catalogne. Il meurt peu de mois après. Remplacé par José Luis Companys.

1933

Janvier

23 Expulsion des Jésuites

Mars Franco commandant général des Baléares

Octobre

29 José Antonio Primo de Rivera fonde la Phalange

Novembre

19 Elections législatives. Succès de la droite (CEDA).

1934

Janvier

10 Les Jésuites réautorisés à enseigner

Octobre

3 Grèves révolutionnaires à Madrid et à Barcelone

7 Insurrection des mineurs des Asturies. Près des 30 000 mineurs armés. Franco dirige la répression. Plus de 1000 tués. On capturera 90 000 fusils.

1935

Février. Franco commandant en chef de l’armée du Maroc. Le 13 mai il est nommé chef d’état-major général par le ministre de la Guerre Gil Robles.

1936

Février

16 Elections aux Cortes. Succès du Frente Popular.

Mars Franco nommé commandant général des Canaries.

Avril Le général Mola expose dans une circulaire son plan de soulèvement.

Mai

11 Azaňa président de la République.

12 Gouvernement Casares Quiroga.

Juillet

9 Assassinat du phalangiste Sanz de Heredia.

12 Assassinat du lieutenant Castillo.

13 Assassinat du leader monarchiste Calvo Sotelo.

La Guerre

(en gras : victoires et initiatives nationalistes, en romain : républicaines, italique : interventions étrangères)

Juillet

17 Au Maroc « soulèvement national » contre le Frente Popular.

18 Le soulèvement s’étend en Espagne. Début de la guerre civile.

19 Franco arrive à Tétouan. Le Gouvernement Giral donne des armes au peuple et sollicite l’aide française : armes et avions.

20 Mort du général Sanjurjo, chef théorique de la conspiration.

22-25 Bataille des Sierras au nord-ouest de Madrid. Premières vraies batailles de la Guerre civile.

Franco sollicite les aides italienne et allemande pour lui permettre de faire passer ses troupes sur le continent.

25 Arrivée en Espagne des premiers avions et des premières armes livrés par la France.

30 Arrivée au Maroc des premiers avions italiens et allemands.

Août

6 Franco arrive à Séville.

14 Prise nationaliste de Badajoz.

15 Déclaration franco-britannique sur la non-intervention. L’Italie y adhère le 21 août. L’Allemagne, le 24, l’URSS, le 28.

Septembre

3 Les nationalistes contre-attaquent victorieusement à Majorque.

4 Gouvernement Largo Caballero.

5 Chute d’Irun.

9 1ère réunion du Comité de non- intervention

13 Chute de Saint-Sébastien.

29 Fin du siège de l’Alcazar de Tolède.

27 Franco est nommé généralissime.

Octobre

1er Franco, chef de l’Etat.

7 Début de la marche sur Madrid.

Octobre-décembre

Bataille de Madrid.


LUIS COMPANYS

(1883-1940) Ancien président de la Généralité de Catalogne. Il se proclama Président de la République de Catalogne (31 Juin 1936). Réfugié en France en Février 1939. Arrêté par le gouvernement de Vichy, il fut remis par la Gestapo à Franco qui le fit fusiller à Barcelone.

Au moment des évènements de Figols, la Catalogne s’était déclarée République de Catalogne le 14 avril 1931 par le colonel Macias quelques heures seulement avant la République Espagnole et avait créé un gouvernement : la Généralité de Catalogne.

Esquerra Républicana dirigée par Companys avait remporté les élections en avril 1931.

Lorsque les Cortés abordèrent en Septembre 1931 le débat constitutionnel elles se trouvèrent en présence d’institutions autonomes en plein fonctionnement. La République Espagnole fut définie comme « Etat intégral compatible avec l’autonomie des Régions ».

Mais chaque fois qu’une Région demanda son autonomie elle se heurta au pouvoir central qui interprétait cette démarche comme une rupture propre à alarmer le patriotisme espagnol.

Les mouvements de cette époque s’inscrivent donc à la fois dans le cadre d’une recherche d’autonomie et d’un soulèvement populaire. Ce qui explique en bonne partie les fins de non-recevoir essuyées par la délégation de Figols auprès de Madrid.

L’autonomie de la Catalogne ne fut effective qu’à l’été 1932 avec toutefois des pouvoirs amoindris.

En 1934 les mineurs des Asturies se soulèvent, soulèvement férocement réprimé par l’armée commandée par Franco. Le général Yagüe se distingue par ses exactions.

Companys proclame alors l’Etat Catalan dans la République Espagnole. Mais le général Batat sur lequel il comptait se rangea du côté du pouvoir central et Companys fut emprisonné.

Les Cortés élues en 1936 remettent en vigueur le statut catalan et gracient les condamnés.

Le 31 juin 1936 Companys se proclame Président de la République de Catalogne.

Ce petit résumé afin de montrer combien les dissensions entre les pouvoirs influaient sur les mouvements en Catalogne, sans compter le patronat qui en profitait pour pressurer outrageusement les ouvriers.


EXTRAITS DE HISTORIA 1971 :

...« Les anarcho-syndicalistes, exaspérés par la montée du chômage et le renforcement de l’appareil policier, recouraient à nouveau aux méthodes terroristes en honneur sous le règne d’Alphonse XIII.

Une petite guerre chronique s’engage entre la CNT et les milices prétoriennes. En juillet 1931, à Séville, la CNT lance un ordre de grève générale pour protester contre la mort d’un gréviste, tué par la police au cours d’une bagarre. Des combats de rue se déroulent pendant trois jours dans la capitale andalouse. Le 6 janvier 1932, à Arnedo (province de Logroňo) la Benemerila (garde civile) tire sur une manifestation ouvrière. Bilan : 6 morts (dont 4 femmes) et 30 blessés. Quelques semaines plus tard, à la fin de janvier, une tentative de soulèvement ouvrier est étouffée à Figols, dans le bassin minier du Haut Llobregat (province de Barcelone). Cent quatre anarchistes, dont le fameux Durruti, sont alors déportés en Guinée espagnole. A cette époque, on estime à 400 morts (dont 20 gardes) et à 3000 blessés le chiffre des victimes de cette petite guerre sociale, au cours des dix-huit mois écoulés depuis la proclamation de la République.

L’épisode le plus dramatique se situe un peu plus tard en janvier 1933. Pour célébrer l’anniversaire du mouvement de Figols, les anarchistes organisèrent dans tout le pays une série de grèves, d’attentats et de manifestations. Ces tentatives furent aisément réprimées. Mais dans quelques communes de la province de Cadix, la grève des journaliers agricoles prit une allure de jacquerie.

Un détachement de la garde d’assaut aux ordres du capitaine Rojas, entreprit de fouiller maison par maison le hameau de Casas Viejas, dont les habitants avaient proclamé l’avènement du « Communisme libertaire ». Un vieux militant anarchiste connu sous le sobriquet de « Seisdebos » se barricada dans sa maison avec ses enfants, ses petits-enfants et deux voisins. On était au crépuscule. La nuit s’écoula sans amener de changement. A l’aube, les gardes exaspérés mirent le feu à la masure. « Seisdedos » et sa famille périrent dans les flammes. Au cours des heures suivantes, le capitaine Rojas donna l’ordre de fusiller onze personnes.

Les évènements de Casas Viejas provoquèrent des provocations unanimes. Le président Azaňa fut interpellé aux Cortès par les porte-parole de la gauche et de la droite.

Le châtiment exemplaire infligé au capitaire Rojas (vingt ans de prison) ne suffit pas à calmer l’opinion. Les ouvriers qui, depuis longtemps, avaient surnommé l’austère président Alcala Zamora « Alfonso en rustica » (Alphonse en édition brochée, sans uniforme chamarré) pensaient que, décidément, rien n’avait changé en Espagne.


Mémoires d’un évadé d’un des camps de concentration de Franco

Camp « La Merced » (Pampelune, Navarre)

Récit de Balthasar Martinez


Traduit de l’espagnol par Lazare Martinez

Ces mémoires ne se targuent d’aucune littérature, j’ai beaucoup de carences à ce sujet, mais elles se veulent surtout la narration des injustices et souffrances que nous avons dû supporter moi et mes camarades dans ce camp de concentration.

Arrivée dans le camp de concentration

La majeure partie des prisonniers de guerre de ce camp provenait de France en passant par Hendaye. Une grande partie de ces hommes, devant les traitements que leur réservaient les autorités françaises, se portèrent volontaires pour le camp de Franco, pensant que celui-ci serait plus indulgent envers eux. D’autres qui, comme moi, avaient de la famille en France et qui pensaient obtenir l’autorisation de les rejoindre sortaient des camps français et partaient à la dérive. Mais les évadés de ces camps, moi y compris, atteignaient rarement leur objectif. Les militaires, les gendarmes, les autorités françaises et les gardes civils poursuivaient sans relâche ceux qui arrivaient à s’échapper des camps de concentration français. Ceux qui étaient arrêtés par l’une ou l’autre des autorités étaient conduits à la frontière à Hendaye, sans autre forme de procès, comme personnes indésirables. C’est ainsi, qu’après de nombreuses souffrances et avatars, je fus conduit à la frontière espagnole.

C’est là que les phalangistes, aidés par la Guardia Civil, sans fouille ni interrogations, nous enfermèrent dans des wagons à bestiaux et sous bonne garde nous conduisirent au camp de Pampelune.

On nous fit descendre un par un des wagons, entre deux files des serviteurs de l’ordre de Franco. Inutile d’espérer s’échapper, ni avec les autorités françaises ni avec celles d’Espagne. Quelques-uns tentèrent de le faire à la sortie des wagons et subirent un traitement terrible. Conduits en file indienne, sous la menace des fusils de la Guardia Civil, nous fûmes conduits à la « Merced ». L’entrée dans le camp se fit sans la moindre inspection. En entrant dans ce camp on se sentait tout de suite aussi mal en point que tous ceux qui s’y trouvaient déjà.

Le lendemain une voix annonça dans la minuscule cour : « Que ceux qui sont arrivés hier se présentent au bureau d’enregistrement ! » Ceux qui nous recevaient dans ce bureau avaient l’air de se méfier les uns des autres, certainement pour des questions de préséance, alors qu’ils disposaient de plus ou moins de responsabilités. Surtout lorsque la police française avait adjoint au prisonnier une note explicative, puisqu’ils ignoraient totalement le français.

Chacun des prisonniers subissait alors dans ce bureau un interrogatoire interminable, mais c’était inévitable, il fallait en passer par là.

Dans le bureau d’enregistrement

Un caporal de la Guardia Civil trônait fièrement, entouré de trois ou quatre secrétaires.

Le caporal : « Comment vous appelez-vous ? quel âge avez-vous ? où êtes-vous nés ? où vous trouviez-vous lors de l’explosion de notre glorieux mouvement ? » Le prisonnier répondait chaque fois aux questions qui lui étaient posées. Les secrétaires, sans lever la tête notaient tout ce que le prisonnier disait. Alors le cabot le regardait de haut en bas et lui disait : « Vous pouvez partir, mais n’oubliez pas de passer chez le coiffeur. » Celui-ci se trouvait justement en face et nous coiffait promptement, la boule à zéro. Là s’arrêtaient momentanément les ennuis.

A ce moment le prisonnier s’interrogeait : « Mais ces gens vont se renseigner certainement au village que j’ai déclaré ? » Intérieurement nous nous résumions : « Mais personne ne peut donner des renseignements, car personne ne me connaît davantage que moi-même, et moi-même je ne connais pas le pays que je viens de déclarer. » Le prisonnier demeurait alors abandonné dans ces locaux immondes, suspicieux de soi-même.

Ordre moral des prisonniers

Bien que la peur et la méfiance soient le quotidien des prisonniers, il y avait toujours quelqu’un qui plaisantait, certains racontaient des histoires drôles, d’autres se promenaient en long et en large, réfléchissaient ou pleuraient en sourdine accroupis dans un coin.

Cela montrait que ceux qui plaisantaient et leur entourage pensaient obtenir une solution favorable, alors que les autres qui réfléchissaient ou pleuraient dans leur coin ne voyaient aucune issue satisfaisante.

Au cours du temps, nous faisions connaissance les uns avec les autres, le temps de localiser les moutons introduits parmi nous. Quoique la règle pénitentiaire soit sévère et même criminelle, nous avions reconquis notre moral d’espagnols et les souffrances et vexations se faisaient moins insupportables qu’au début. Finalement les plaisantins arrivaient à créer une sorte d’évasion pour ceux qui aimaient discuter plus sérieusement et ouvertement. Malgré tout il fallait rester réservé et toute chose n’était pas bonne à dire.

L’ordre dans le camp

L’ordre dans le camp était assuré par un commandant de l’armée, un lieutenant et un caporal de la Guardia Civil, et deux sergents. Il y avait aussi un sergent blessé par les forces républicaines et trois ou quatre officiers de la Phalange qui se relayaient chaque semaine. De plus, six ou sept caporaux de l’armée qui étaient particulièrement efficaces dans les châtiments. Selon quelques informations de toute confiance, l’un d’entre eux faisait partie des pelotons d’exécution.

L’acharnement sur les prisonniers était, de la part des autorités du camp, particulièrement inhumain. Rassemblements, rondes de prisonniers, coups pour obtenir des déclarations sous contrainte.

Cela consistait à présenter des photographies de personnes qui avaient été tuées dans la zone républicaine et à les accuser de leur assassinat. La terreur était telle que le 15 avril 1939, suite à ces traitements injustes et pris par une crise de folie désespérée, le prisonnier Hullet Ferrer se jeta du troisième étage. Le 18 du même mois un autre prisonnier dénommé Maňo originaire de Balabastro mit ainsi, comme l’autre, fin à sa vie.

La contagion du suicide chez les prisonniers était telle que les sentinelles qui se tenaient à l’intérieur du camp réussirent à arrêter deux autres tentatives de suicide d’hommes qui ne pouvaient plus supporter une vie infâme digne plutôt des bêtes que des hommes. Devant une discipline aussi rigoureuse la contagion du suicide ne cessait d’augmenter.

Les responsables du maintien de l’ordre à l’intérieur avaient décidé de mettre des gardes militaires qui circulaient parmi nous avec la baïonnette au canon. A deux reprises les gardes arrêtèrent deux autres candidats au suicide qui tentaient de se suicider par défenestration comme les deux premiers.

De la même façon, ils ordonnèrent de mettre des forces de carabiniers et militaires à l’extérieur du camp de la « Merced » comme au pied du fronton de pelote basque puisqu’il y avait là-bas aussi une centaine de prisonniers. Un prisonnier qui tentait d’ouvrir une fenêtre fut blessé à la main par un tir de fusil d’un carabinier de faction.

Il y avait aussi l’ordre express d’assister à la messe que célébrait tous les dimanches, dans la cour, le curé du camp. Ceux qui essayaient de s’y soustraire, en se cachant dans les wc ou autres endroits, étaient pourchassés par les capos. Ils étaient alors ramenés au premier rang à grand coups de fouets.

Un autre dimanche, à la place du curé, un autre prêtre célébra la messe. Il était, paraît-il, lieutenant-colonel des Boïnas rojas (Bérets rouges). Ce Monsieur le curé, la messe dite, au lieu de s’occuper des mystères de l’Eglise, s’avança vers les prisonniers pour leur parler de la guerre. Après avoir encensé Franco, son Armée et le glorieux mouvement national, il attaqua sur les « rouges », nous traitant de crabes, lévriers (!), lâches, sacrilèges, violeurs, assassins, prédateurs de biens privés, destructeurs de la civilisation et autres propos de bravache. Cet homme déversait sa bile, lui qui savait comment un peuple laborieux pouvait se montrer courageux au combat, alors qu’il nous tenait à sa merci sans défense et soumis à un sort cruel sans précédent.

C’est pour ça que sur les murs, portes et autres lieux visibles se trouvaient de grands panneaux sur lesquels, entre autres inscriptions louant le régime de Franco et ses martyrs, il y avait :

« Dans les camps de Franco, il n’y a pas de terreur, il y a de l’amour »

Déclaration devant l’assemblée de classement

Dans un quartier militaire de Pampelune, il y avait une Assemblée de classement des prisonniers. Lorsqu’il avait passé une paire de mois dans le camp, le prisonnier était appelé devant cette assemblée pour faire sa déclaration sous serment.

Cette assemblée était composée d’un lieutenant-colonel de l’armée, d’un commandant et d’un capitaine de la Guardia Civil, d’un lieutenant et quelques caporaux de l’armée. Il y avait aussi quelques messieurs réquétés (troupes carlistes coiffées du béret rouge et portant un brassard vert avec une croix) et phalangistes dont j’ignore le grade.

La déclaration reposait toujours les mêmes questions : « Comment vous appelez-vous ? quel âge avez-vous ? où êtes-vous nés ? comment s’appellent vos parents ? où vous trouviez-vous quand le mouvement a éclaté ?avez-vous appartenu au SIM (Service d’Investigations Militaires dans la zone républicaine) ? avez-vous appartenu aux patrouilles de contrôle (!) ? combien de temps avez-vous été en guerre ? à quelle organisation ou parti politique apparteniez-vous ? êtes-vous catholique ? avez-vous volé ? avez-vous commis des sacrilèges ? avez-vous commis un crime quelconque pendant le mouvement ? »

Le prisonnier répondait au fur et à mesure aux questions. A certains on montrait des photographies de gens qui selon eux avaient été tués par des rouges. Rare était le prisonnier que l’assemblée emmenait sur le champ. Il fallait une grande imprudence du déclarant pour qu’il soit arrêté immédiatement et soumis aux décisions de cette assemblée.

Autrement le prisonnier était reconduit au camp, sans autre explication, pour y attendre son sort.

Quelques-uns étaient appelés à déclarer une deuxième fois. Ceux-ci étaient alors classés définitivement. Certains revenaient avec leurs documents en règle pour retourner au pays. D’autres étaient expédiés à la prison de Pampelune. D’autres encore au pénitencier de San Cristobal. Il y en avait qui étaient envoyés dans des camps de travail dont le recrutement se faisait à Miranda de Ebre.

Les prisonniers qui restaient dans le camp après leur première déclaration étaient journellement maltraités par les caporaux de la Guardia Civil. L’ordre intérieur du camp était renforcé afin d’éclaircir la situation de tous ces prisonniers qui n’avaient donné ni leur véritable nom, ni leur adresse exacte. Dans ce but, ils organisaient les prisonniers en formation militaire à de nombreuses occasions, terminant même par une formation en compagnies. Ils donnèrent alors l’autorité à ceux qu’ils avaient formé en exigeant même de ceux-ci une responsabilité accrue vis-à-vis des autres prisonniers.

Le caporal de la Guardia Civil continuait ses interrogatoires montrant des photographies et de fausses déclarations de personnes inconnues de l’interrogé. Lorsque le caporal n’obtenait pas les aveux qu’il souhaitait il lui administrait généralement une forte raclée. La raclée la plus atroce que subit un prisonnier fut administrée à un certain Arias qui était un ancien champion de boxe. Il avait, d’après certains, appartenu au SIM. Après cette mémorable bastonnade nous le vîmes, un beau matin, complètement nu dans la cour. Quelques temps plus tard, sous la menace des fusils, deux gardes civils l’emmenèrent et l’on n’entendit plus parler de lui.

Ce qu’il y avait aussi de terrible, c’est qu’après nous avoir imposé le silence, deux ou trois individus se présentaient et annonçaient les noms de quelques prisonniers. Lorsqu’ils répondaient, on leur demandait de prendre leur sac et leur couverture [2] et on les embarquait.

La terreur devenait alors palpable au milieu des prisonniers, comme si la mort venait d’apparaître. On savait en effet, par des indiscrétions, que tous ceux qui étaient appelés ainsi, au petit matin, allaient directement au peloton d’exécution.

Cet appel du matin fut abandonné lorsqu’à la fin plus personne ne répondait à l’appel des noms. Leur recherche au milieu des prisonniers aurait par ailleurs créé un véritable tumulte et nui gravement à l’ordre qu’ils voulaient faire régner dans le camp. Cela confirmait donc que ces appels ne se faisaient pas sur ordre des autorités, mais étaient plutôt la suite de dénonciations ou vengeances de pays d’origine.

Bien que les détenus soient organisés en compagnies, le désordre administratif régnait parmi eux. Ceux qui avaient été désignés pour nous contrôler étaient incapables de déterminer l’identité de chacun. En effet, nous permutions en permanence de nom les uns avec les autres et personne ne s’y retrouvait. La situation de confusion était arrivée à de telles extrémités que, d’accord ou non avec la direction du camp, une méthode fut mise au point pour débusquer certains prisonniers : on annonçait à la porte du bureau que untel avait reçu un mandat de tant de pesetas à retirer au bureau. L’imprudent qui tombait dans le piège était immédiatement arrêté et partait pour une direction inconnue de nous autres.

Cette manœuvre ne pût pas se renouveler très souvent car le bruit s’en répandit très vite bien que nous soyons 3000 détenus.

Les prisonniers recevaient du courrier, quelques-uns sous un faux nom. Le courrier était distribué par appel au milieu de la cour puis jeté par dessus les têtes dans la direction supposée de son destinataire puisqu’aussi bien personne ne répondait présent.

Les 3 et 4 juillet, pendant tout un après-midi, ils organisèrent une ronde de prisonniers. Après nous avoir fait descendre dans la cour, la ronde faite, ils installèrent un garde civil tous les 8 ou 10 mètres. Ceux-ci, une photographie à la main parcouraient la ronde à la recherche du prisonnier dont ils avaient la photo. Ils n’obtinrent aucun résultat et ce n’est qu’à la tombée du jour qu’ils nous firent rompre la formation. Au cours de ces rondes quelques-uns très fatigués tombaient lourdement. Ils n’en tenaient aucun compte sauf que quelques fois certains étaient enlevés de la cour complètement évanouis.

Quand la chiourme trouvait que les détenus se montraient moins abattus, elle cherchait une nuisance quelconque pour continuer à les tourmenter. Cela consistait parfois à prendre un prisonnier au hasard, le conduire au garde civil qui l’interrogeait sadiquement : « pourquoi vous trouvez-vous dans ce camp ? qu’avez-vous fait dans la zone rouge ? »

Le prisonnier répondait comme il pouvait mais le caporal jamais content lui montrait alors 14 ou 15 photographies et demandait : « connaissez-vous ces personnes ? » Naturellement le prisonnier ne connaissait personne et ne savait pas de quoi il s’agissait. Alors le caporal lui disait : « c’est vous qui avez tué tous ces gens » et sans attendre de réponse il s’acharnait sur lui à coups de cravache. Et ce maudit caporal frappait jusqu’à ce qu’il s’arrête d’épuisement.

Cela se répandait dans tout le camp comme une traînée de poudre et la terreur s’introduisait partout faisant disparaître le léger mieux que ces messieurs de l’ordre du camp avait constaté auparavant.

Cas très spécial : un jour un jeune homme, poussé par la faim, osa prendre un morceau de pain dans le local de la cuisine. Mais comme parmi nous, il y avait toujours quelques mouchards, un de ces maudits délateurs le dénonça à la Guardia Civil.

Le caporal de la chiourme le prit, lui lia les mains derrière le dos, et le montrant à la première compagnie comme un voleur, il commença alors à coups de ceinturon à lui infliger une première correction. Il l’emmena ensuite devant la deuxième compagnie, répétant « vous avez devant vous un petit voleur qui vaut ni plus ni moins que vous-mêmes ». Il lui infligea un second châtiment. Et, semblable au chemin de croix du Christ, il fut conduit devant la troisième compagnie où il tomba mortellement atteint, blessé par les coups et saignant par tous les pores. Deux caporaux l’enlevèrent alors et l’on n’entendit plus parler de lui. Le bruit courait parmi les détenus qu’il était mort dans la nuit.

Lorsque les détenus avaient un moment de répit, résonnait alors le rassemblement d’urgence. Les caporaux militaires accomplissaient alors leur mission en frappant à droite et à gauche sans discernement. Pour accélérer le rassemblement, en bas de l’escalier se trouvait un capo qui donnait les premiers coups de cravache sur les épaules. Le dernier caporal, en bas de l’escalier était celui que nous surnommions « le bossu » ou « le borgne », car il l’était vraiment. Il était natif de Tren (Lérida) et c’était celui-là même qui appartenait au peloton d’exécution.

Une nuit, de façon inopinée, un lieutenant-colonel se présenta au camp. Celui-ci avait été détenu dans nos camps. Avec des manières parfaitement correctes il nous annonça la chute de Madrid. Le directeur du camp nous dit ensuite : « Comme tout le monde se trouve libéré par notre glorieuse Armée, la communication est rétablie dans toute l’Espagne. Je vous conseille donc d’écrire chez vous afin d’obtenir des garanties pour sortir librement du camp ».

Ce lieutenant-colonel ne devait pas être très bien informé sur la reddition des forces républicaines à Madrid (celle-ci eut lieu le 28 avril 1939). Le lendemain matin nous fûmes informés avec toute certitude que les informations du lieutenant-colonel étaient fausses. Nous retrouvâmes alors un peu de bonne humeur.

La Guardia Civil se rendit compte de l’ambiance joyeuse des prisonniers et en profita pour montrer de quel bois elle se chauffait. Ce jour-là au moment de descendre dans la cour pour prendre le repas il y eût des coups, des corridas, rassemblements, formations de rondes et mises en rangs. Un officier, parce qu’un détenu n’était pas bien aligné, se mit à le rouer de coups puis se retourna vers le sergent et le gifla jusqu’à plus soif. Notre seule défense restait le silence et supporter l’humiliation.

Un beau jour un officier de la Phalange se présente, de garde, au camp. Il commence à protester contre les injustices dont nous étions victimes. Il accusait les militaires des très mauvaises conditions dans lesquelles on nous maintenait et de la mauvaise qualité du « rancho » (nourriture, synonyme du rata en français) et la guardia civil de mauvais traitements. Les protestations de cet officier, même s’il subsistait quelques doutes quant à leur sincérité, donnaient à penser à nombre de détenus qu’ils avaient quelques droits à réclamation. Entre doutes et semi-optimisme il s’écoula environ deux semaines. Après ces quelques jours tout se termina. Lorsque cet officier phalangiste prit sa garde pour la troisième fois, il était pire que ses prédécesseurs.

Un exemple de ces procédés sauvages : après avoir beaucoup critiqué l’attitude des autres chefs et officiers il fait une descente à la troisième compagnie où il trouve un jeune homme alité avec trente neuf degrés de fièvre. Il s’approche, et sans rien dire, il lui lance un grand coup de pied dans le ventre et lui ordonne de se mettre debout. Le jeune homme essaie de se relever comme il peut quand l’officier, sans faire de détail, lui assène deux gifles. Il l’attrape par le bras et l’oblige alors à se tenir au garde-à-vous exigeant qu’il garde cette position pendant une heure le bras levé en signe de salut fasciste. Pour s’assurer que ce châtiment sera exécuté il met de garde deux autres prisonniers sous la menace de leur faire subir le même sort si la sanction ne va pas à son terme. Cet officier espérait que le premier condamné tomberait avant, ce qui ne tarda pas d’arriver. Il entra alors, le roua de coups de pied et ordonna aux deux autres de jeter une couverture sur le corps. Celui-ci fut alors transporté à l’infirmerie puis à l’hôpital et nous ne sûmes plus rien de lui. Un autre jour, entrant dans une autre compagnie, il décida que le balayage était mal fait. Il avisa deux jeunes gens qui se trouvaient proches, les gifla, puis mettant la compagnie au garde-à-vous il les insulta de toutes les façons possibles. Le silence restait la seule force et la seule consolation des prisonniers.

Il s’introduisait dans le camp des orateurs de la Phalange et des missionnaires religieux. Les premiers s’adressaient aux détenus sous forme de conférences, les seconds s’introduisaient ouvertement au milieu des prisonniers parlant de leurs convictions spirituelles. La nuit tombée, ils réunissaient leurs adeptes, les tartuffes ne manquant pas, et les faisaient chanter. Les plus délurés racontaient des histoires drôles ou des contes et tout se terminait par une prière aux disparus pour la Patrie et pour le Roi.

Il est évident que les phalangistes et les réquétés n’avaient pu démarrer leurs activités que lorsque la commission de classification avait expurgé tous ceux, qui à leur idée, représentaient la lie où étaient les indésirables. La discipline devint alors un peu moins rigoureuse puisque l’effectif avait diminué ; et même lorsque les détenus du fronton de la pelote basque eurent rejoint le camp de la « Merced », nous n’étions plus que mille deux cent.

Un jour un phalangiste donna une conférence à une tribune improvisée dans la cour où il nous dit : « Nous savons que vous êtes maintenant convaincus que vous avez perdu la guerre et qu’avec elle vous en avez fini avec la cécité du communisme. Si vous savez reconnaître les faits, vous pouvez vous attendre à une vie meilleure que celle que vous avez eue jusqu’à présent. Si vous ne l’acceptez pas, vous passerez les 10 à 12 ans qui vous restent à vivre dans les conditions actuelles ou peut-être pires. Seuls ceux qui le méritent recouvreront la liberté et le bien-être. »

Il s’étendit ensuite sur diverses considérations louant le mouvement phalangiste. Cet homme fut correct et par son discours il tentait de stimuler les détenus. Quelques prisonniers applaudirent l’orateur et je les vis entreprendre une conversation avec lui, le fond de l’entretien portant surtout que quel était leur avenir s’ils n’obtenaient pas la fameuse caution. Il semblerait que cet homme après leur avoir parlé de la situation du camp leur fit des promesses mais sans aucun engagement. Mais au cours de cette nuit, après l’extinction des feux, trente prisonniers furent enlevés et disparurent à jamais. Devant ce cas qui ne s’était pas présenté depuis longtemps plusieurs hypothèses se présentèrent à notre esprit. On pouvait supposer que ces trente-là étaient ceux qui avaient donné leur nom et que la Phalange tenant ses promesses avait libérés. D’autres disaient qu’ils pouvaient avoir été fusillés. On les soupçonnait aussi d’être des espions qui avaient terminé leur mission parmi nous et fait coïncider la venue de l’orateur avec leur sortie spectaculaire ressemblant à celle des fusillés. La réalité c’est que plus jamais nous n’en entendîmes parler.

Semaine sainte à Pampelune

Pendant les jours de la semaine sainte il arriva des choses extraordinaires dans le camp, l’une d’elles en particulier étant la préparation à la confession générale de tous les prisonniers.

A cet effet, une salle occupée par une compagnie de 120 détenus dut déménagée et ses occupants répartis dans d’autres salles qui étaient elles-mêmes surchargées. La salle vide restait à la disposition des prêtres et de ceux qui désiraient se confesser.

Une douzaine de chaises furent installées et lorsque tout fut prêt, trois curés invitèrent les volontaires pour la confession. Le Jeudi Saint dans la matinée, la salle était déserte. Seuls les prêtres et quelques curieux, de ceux qui avaient pu décrocher une mission pour venir au camp, occupaient la salle.

Après le « rata » de midi on nous mit au garde-à-vous dans la cour et les curés, les uns après les autres, firent un prêche pour inciter les gens à aller se confesser. La prédication terminée nous nous dispersâmes. Il y eut entre les prisonniers diverses opinions et quelques légères discussions, mais, dans l’après-midi, la salle se trouva remplie par ceux qui allaient se confesser. Les curés eurent alors un incessant travail à poser des questions, pour beaucoup d’entre elles d’ailleurs assez extravagantes aux dires des hypocrites qui se soumettaient à la confession.

Il semblait que toutes les questions fussent orientées à des fins politiques. Les prêtres répétaient les mêmes questions que la commission de classement, demandant s’ils connaissaient à l’intérieur comme à l’extérieur du camp des gens qui auraient commis des viols, sacrilèges ou assassinats. Quoique cette confession fut une véritable plaisanterie pour les détenus, les religieux étaient profondément satisfaits puisque les trois quarts des prisonniers du camp avaient fait du bon travail.

Arriva le jour, si je me rappelle bien, du Vendredi Saint où une grande messe fut célébrée pour la communion. Celle-ci fut dite par un évêque qui était là expressément pour donner la communion aux prisonniers qui s’étaient confessés. Ceux-ci se présentèrent accompagnés par leurs confesseurs et par le curé basque, un dénommé Thomas. Si, parmi l’assemblée, il y avait quelqu’un d’honorable et de grand cœur, c’était bien lui.

Avec une grande solennité un autel fut élevé dans la cour. Les détenus étaient obligés de se tenir au garde-à-vous devant l’autel sauf évidemment ceux qui parvenaient à s’enfermer dans les toilettes et que personne, même à grands coups, n’aurait pu faire sortir de là. Avec la patience dont font preuve ces gens, l’évêque passait de l’un à l’autre, lui faisant avaler la mitre ! Cette opération dura une heure et demi. De nouveau certains s’évanouirent car la cérémonie dura trois heures au total.

Hygiène

La question de l’hygiène était très éprouvante. La « Merced » était autrefois un séminaire et ses bâtiments composés de larges nefs réunissaient les pires conditions pour un camp de concentration. Les habitations manquaient de ventilation et leur capacité pour 3000 prisonniers était nettement insuffisante. Les planchers et plafonds étaient rongés et brisés. Les rats montaient des égouts et dans la nuit couraient sur nos corps en véritables processions et parfois mordaient quelques mains qui dépassaient. Les gens étaient véritablement entassés.

Avant le couvre-feu chacun s’asseyait en allongeant les jambes de façon à marquer son territoire pour la nuit. Ceux qui oubliaient de faire cette opération étaient obligés de passer la nuit dans les passages extérieurs ou, souffrant du froid, de s’enfermer dans les toilettes où ils passaient la nuit debout ou accroupis. Il est impossible d’imaginer l’état dans lequel ils se trouvaient au lever avec la couverture et vêtements souillés d’immondices.

Il était impossible de changer de sous-vêtements pour autant qu’on en ait. A l’arrivée du camp chacun avait plus ou moins, dans son paquetage, quelques sous-vêtements, mais ceux-ci comme tous les objets qui intéressaient la Guardia Civil leur étaient dérobés. Pour cela, ils procédaient ainsi : deux ou trois gardes civils se présentaient à l’entrée des bâtiments, ordonnant de rester debout paquetage au pied. Deux prisonniers devaient alors prendre une couverture tendue aux quatre coins, un garde restant à la porte, les autres commençant le ramassage des sous-vêtements. Ceux-ci étaient ce qui les intéressait davantage. Devant chacun ils demandaient : « Ouvre ton paquetage ». Le prisonnier sortait quelques effets les étalant comme s’ils étaient mis à la vente. Les gardes se regardaient mutuellement de côté puis se jetaient à l’assaut de quelques misérables objets et dépouillaient celui-ci de tout ce qui les intéressait.

Quand ils estimaient en avoir assez, ils disaient : « Quelqu’un se trouve-t-il en possession d’un rasoir, couteau ou quelque objet coupant ? Si quelqu’un en possède, il vaut mieux les donner avant que nous les découvrions. » Ils se retiraient avec leur butin. Quelques jours après, la même opération se répétait jusqu’au dépouillement complet des détenus y compris ardoises, crayons et papier. Les prisonniers comprirent alors que l’unique façon de sauver quelques vêtements était de les porter sur soi. Les gardes en arrivèrent un jour à faire se déshabiller un garçon qui avait mis trois chemises les unes sur les autres et ne lui laissèrent que la plus minable. Ils arrivèrent même à piquer des couvertures qui ne leur paraissait pas trop mauvaises en disant au prisonnier : « Nous t’en donnerons une autre ». Mais le prisonnier restait alors sans couverture.

Pour toutes ces raisons les détenus ne pouvaient pas pratiquer une hygiène corporelle. Les poux nous envahissaient à tel point qu’au lieu de les tuer un par un, nous les repoussions de nos corps d’un revers de main comme s’il s’agissait de paille ou de poussière.

Dans l’infirmerie officiaient un infirmier et un médecin, enfin soi-disant car on ne le voyait jamais dans le camp. L’infirmerie était un petit local rempli par trois lits malpropres toujours occupés par un malade ou un autre. Quand le malade était à l’agonie on le transportait à l’hôpital, enfin plutôt à la morgue de l’hôpital. De nombreux détenus sortirent ainsi du camp de concentration. Parmi ceux-ci on en vit quelques-uns revenir dont un de mes amis. Il nous expliqua que les religieuses s’étaient très bien comporté avec lui car il avait su se soumettre à toutes les coutumes qui existaient dans cet hôpital. Mais il reconnut qu’il y avait des mauvais traitements sur d’autres prisonniers malades.

Au fond de la cour, il y avait des robinets qui devaient servir à la toilette et à la douche. Mais c’était inaccessible car pour arriver aux robinets, il fallait se déchausser et remonter le pantalon jusqu’aux genoux. La gale, le typhus, les bronchites aigües, les pneumonies et les débuts de tuberculose étaient le résultat de la mauvaise hygiène du camp. Finalement ils acceptèrent les demandes répétées d’un médecin qui se trouvait prisonnier dans le camp, mais cet homme se trouvait dans l’impossibilité d’accomplir sa tâche comme il le désirait. Il manquait de lits pour accueillir les nombreux malades qui se traînaient dans toutes les pièces, de médicaments, de matériel sanitaire et quelques fois l’aspirine même venait à manquer. Devant ce désastre, les autorités se virent obligées de vacciner tous les prisonniers contre la tuberculose, mais ces mesures arrivèrent trop tard pour quelques détenus. Je me rappelle de la mort affreuse d’un ami originaire de Berga (Barcelone), mort abominable qui frappa aussi un grand nombre de détenus.

L’alimentation et les repas dans le camp

Le petit déjeuner était composé d’orge et de seigle cuits et c’était tout jusqu’à midi où l’on servait le « rancho » (rata) qui ne variait jamais : un plat de fèves cuites, souvent à moitié crues, et un morceau de pain. Le pain était du pain d’orge et autres mélanges d’une ration d’environ 150 grammes. Avant de servir le rancho, on nous faisait chanter pendant trois quarts d’heure pour Dieu, pour la Patrie, pour le Roi et le Cara al Sol (hymne franquiste à la gloire de Franco). Un officier des réquétés était tenu de nous faire respecter rigoureusement ces formalités. Le malheureux qui négligeait de chanter était giflé, traîné au sol et privé de nourriture jusqu’au soir. Le soir où, pour changer, même chansons (quel petit roquet malicieux ce Monsieur) et même rata : fèves mal cuites et morceau de pain.

Un certain jour, quelques prisonniers qui ne descendirent pas pour avaler leurs fèves furent interrogés par un officier. Il les fit mettre au cachot pendant deux jours. A leur sortie certains d’entre eux furent admis à l’infirmerie et plus tard à l’hôpital cependant que les autres continuaient à manger des fèves à moitié cuites.

Rares étaient ceux qui avaient de l’argent et lorsque quelqu’un recevait un mandat il était rapidement liquidé. Le cantinier, frère d’un sergent de la Guardi Civil, volait honteusement et ouvertement le prisonnier sachant que celui-ci ne pouvait protester. Dans toutes les circonstances notre devise devait rester silence et soumission.

Une nouvelle importante nous parvient de l’extérieur

Dans une salle de cinéma de Pampelune on projetait un reportage sur la Guerre d’Espagne où l’on voyait l’aviation de l’armée républicaine mitraillant les troupes franquistes. Les habitants de Pampelune se mirent en colère et demandèrent la tête de tous les prisonniers qui se trouvaient dans le camp de la « Merced ». Un certain nombre de ces énergumènes se présentèrent à la direction du camp en réclamant nos têtes. Les autorités refusèrent évidemment d’accéder à cette demande et firent appel à une compagnie militaire pour rétablir l’ordre. Cet instant fut pour nous un moment curieux, à la fois d’abattement et de stimulation, car dans chaque visage on lisait le désir d’en découdre si le cas s’en présentait. Nous étions décidés à vendre chèrement notre vie. L’ordre fut rétabli dans le camp ainsi qu’à l’extérieur et nous retrouvâmes notre calme tout en gardant une forte méfiance envers les habitants de Pampelune.

Ma sortie du camp

Les habitants de Pampelune fêtent de manière démesurée la Saint Firmin. Je me rappellerai toute ma vie le 8 juillet 1939. Il y avait à l’extérieur un grand Carnaval. Cette mascarade pénétra dans le camp et parvint jusqu’aux bureaux de la direction. Fêtards, soûleries dans la nuit, tous se voulaient les frères des prisonniers. Sur le moment j’eus la crainte, et je n’étais pas le seul, que notre dernière heure était venue. Le soir, il n’y eut pas de couvre-feu. Profitant d’un passe que l’un des prisonniers m’avait prêté je sortis du camp de concentration de la « Merced » par la porte. « Comme un oiseau qui fuit les éperviers qui le poursuivent ». Le 10 juillet 1939, je me retrouvai à nouveau en France à la recherche de ma famille.


EXTRAITS DE MEMOIRES SUR LA VIE D’ANTONIA FERNANDEZ SANCHEZ, COMPAGNE DE BALTHASAR MARTINEZ

(...) En 1928, j’arrive à la Ricamarie en provenance d’Espagne. Je vais alors me loger à Bayon, quartier où elle habitait. Quelques mois après mon arrivée nous faisons connaissance et tombons amoureux. Après quelques mois, notre amour grandissant, nous décidons de nous marier. La cérémonie a lieu le 26 juillet 1939 alors qu’elle avait 19 ans et moi 27. (...)

Tout va bien pour nous, mais depuis le 14 avril un évènement politique survient en Espagne, la proclamation de la mal-nommée République des travailleurs. Comme tous les exilés je retourne aussi en Espagne et toujours aux mines de charbon de Figols las Minas. Au début tout va bien. Mais comme il arrive souvent en Espagne et avec les espagnols, tout part bientôt à vau-l’eau : travail, organisation et politique.

Comme tout va mal, les charbons de Berga commencent à mener la vie dure aux ouvrier. Le 18 janvier 1932 se produit un soulèvement populaire subversif. Pendant 9 jours les mineurs sont maîtres de la situation et de tout le bassin minier. Comme le mouvement échoue, l’entreprise a les mains libres pour traiter les ouvriers à sa guise, en jetant 30 à la rue et en mutant 30 autres. (...)

De 1932 à 1936 il n’y avait à Figols aucun moment de repos social. L’entreprise arrive à l’extrême de ne plus payer les salaires qui sont dus. Les travailleurs se mettent alors en grève sur le tas à l’intérieur de la mine. La police, au service du patronat, malmène et pourchasse les ouvriers mettant en détention qui lui semble bon. Dans les maisons, la Guardia Civil multiplie les perquisitions sauvages. Pendant ces perquisitions, Antonia conserve sur elle tout ce qui peut être compromettant. (...)

Elle démontre sa force de rébellion lorsque nous, mineurs, nous enfermons dans la mine pour obliger l’entreprise à revenir sur sa position. A cette occasion, elle anime les groupes de femmes qui manifestent à l’extérieur jusqu’à ce que l’entreprise capitule.

Ainsi nous arrivons au 17 juillet 1936, jour où le fascisme espagnol se soulève contre la République. Une centurie se constitue alors à Figols pour aller se battre contre les fascistes sur le front des Asturies.

Elle reste seule, comme d’ailleurs toutes les compagnes de ceux qui s’étaient engagés, avec seulement une paye de 10 pesetas, somme allouée par le Gouvernement à tout volontaire qui prenait les armes pour aller combattre le fascisme. Au cours de nos divers accrochages avec les fascistes, nous perdons six mineurs. Le personnel de la mine est alors mobilisé à l’intérieur de la mine mais pour ma part je repars pour le front.

La vie devenant alors très difficile, les 10 pesetas étant largement insuffisants, Antonia comme d’autres femmes s’embauche au lavage du charbon. Courageuse, elle fait front sans faiblir aux difficultés extrêmes du moment : la charge de trois enfants dont l’aîné a six ans et ma vieille mère.

Fin 1938, le fascisme enfonce les lignes du front républicain et se répand dans toute la Catalogne comme les chevaux d’Attila. Début 1939 je me retrouve dans un camp de concentration à Pampelune (Navarre). De mon frère je n’ai aucune nouvelle. Je pense qu’il est mort. C’est au camp de Pampelune que j’apprends la mort de ma mère survenue le 13 avril 1939.

Quelques jours plus tard, accompagnée d’Augustine, elle se présente au camp de concentration de Pampelune pour me faire savoir qu’il ne fallait surtout pas demander la sortie pour Figols car c’était dangereux. D’autres déjà qui y étaient retournées y avaient laissé la vie.

Nous convenons alors :

1. Qu’à son retour à Figols, elle prenne les trois enfants et par tous les moyens possibles tente de rejoindre la France.

2. Que de mon côté, même au risque de ma vie, je tenterai par tous les moyens de m’évader du camp.

A son retour à Figols, en compagnie des trois enfants et d’une amie qui avait aussi deux filles, elle part et traversant les Pyrénées, elle se retrouve en Franc quelques jours plus tard.

De mon côté je ne peux m’évader que le 8 juillet 1939, jour de la Saint Firmin, qui est jour de fête, de beuveries et d’oubli pour tous les habitants de Pampelune. Après avoir erré pendant deux jours dans les montagnes de Roncevaux, je passe la frontière au dessus du poste de St Carlos. Sitôt en France, je suis pris par les gendarmes qui me conduisent au camp de Gurs où je suis inscrit au nom de Balthasar Fernandez Sanchez.

Depuis sa visite au camp de Pampelune, nous n’avions aucune nouvelle l’un de l’autre.

Là se présente une situation assez cocasse. Un jour le responsable du camp me demande mes papiers d’identité. Je lui dis que je n’en ai pas vu les circonstances de mon passage en France. « Peu importe, me dit-il, vous vous appelez Balthasar Fernandez Sanchez et un propriétaire vous réclame pour travailler en petite Gironde. » On me fait des documents officiels et direction Bordeaux où l’on s’aperçoit que le véritable Balthasar Fernandez Sanchez est déjà là, installé chez ce patron. Celui-ci m’emmène alors à la sous-préfecture de Langon, rencontre je-ne-sais-qui et me dit en sortant : « vous verrez, vous serez bien ». Le sous-préfet en personne m’emmène alors, en voiture, jusqu’à un camp de réfugiés qui se trouve à Langon même et s’appelle « Château Garros ».

De là j’écris, toujours sous un faux nom, à mon beau-père qui habitait à Entraigues sur Sorgue. Par retour de courrier il m’apprend que ma femme et mes enfants sont chez lui mais que les gendarmes ne cessent de la menacer à plusieurs reprises de la renvoyer en Espagne. Sans attendre ma réponse , elle prend alors les trois enfants et se présente à la porte du camp. Les gens, dans le camp, sont à la fois effarés et stupéfaits de voir le courage, l’imagination et la détermination dont elle avait fait preuve dans toutes ces circonstances.

Le responsable du camp de réfugiés, Mr Manuel Llinas, un homme estimable et bon, avait été chef des communications et téléphones de l’état républicain. Il me promet de faire le nécessaire auprès de la sous-préfecture, ce qu’il fait à temps pour me permettre d’aller vendanger chez Mr. Dubedac.

Quelques mois plus tard, je fais une demande d’embauche aux mines de la Béraudière et en Février 1940 je peux commencer à travailler. Elle reste à nouveau seule à Langon avec les trois enfants et enceinte du quatrième.

La compagnie minière m’attribue deux petites pièces et elle peut alors me rejoindre. (...)

FIN.

Balthasar Martinez



P.S.
La suite conte alors la guerre au cours de laquelle ils ont la chance de se retrouver en zone « libre », où il travaille dans un camp réservé aux Espagnols.
La famille restera ensuite en France jusqu’à nos jours.

Antonia Martinez est décédée en 1982.

Balthazar en 1988.

Pour compléter avantageusement cette lecture je ne saurais que trop vous conseiller la lecture d’« Hommage à la Catalogne » de George Orwell, celle de « Adresse aux libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937 » http://infokiosques.net/spip.php?article420 , par un « Incontrôlé de la Colonne de fer », et enfin « Les fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne », d’Antoine Gimenez et les giménologues.

Nadarlana


[1] Ce paragraphe est extrait d’une lettre de mise au point adressée à Fédérica Montsény suite à un article de Séverino Campos paru dans le journal « Espoir ».

[2] « Macouto y la manta », paquetage et couverture, correspond à l’expression « avec arme et bagage », qui n’est pas très indiqué ici.



https://infokiosques.net/lire.php?id_article=573#nh2
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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede bipbip » 21 Oct 2018, 19:51

Les femmes asturiennes dans la révolution – K. Lina

Terre Libre N°9-10 - Janvier-Février 1935

C’est des rangs de l’anarchisme que sont sorties les plus grandes valeurs féminines dans la lutte sociale. Déjà en janvier 1934, nos compagnes se sont distinguées par leur intervention dans les conseils et les combats révolutionnaires.

Tous nous nous rappelons avec horreur, mais aussi avec orgueil la tragédie de Casas-Viejas, par laquelle le nom de la petite-fille de Seisdedos est entré dans l’histoire avec celui de son infortunée cousine Manuela Lago. A la même époque, une jeune femme à Madrid rendit son nom célèbre en lançant une bombe contre les sbires qui voulaient l’arrêter. Dans l’Aragon, pendant le mouvement révolutionnaire du 8 décembre 1933, les femmes en imposèrent à tous par leur vaillance et leur dévouement. Mais tous ces gestes magnifiques palissent devant l’impressionnante action des femmes révolutionnaires aux Asturies. Louise Michel, l’anarchiste batailleuse et maternelle, et Sophie Perowskaïa, la jeune terroriste intrépide ont dû être les muses inspiratrices des femmes asturiennes. Dès les premiers moments de la révolte, elles marchent en tête de l’avant-garde, défiant la mort et la mitraille. D’autres restent à l’arrière pour ravitailler les combattants, et veiller à de multiples détails. Les services sanitaires s’organisent rapidement, suppléant avec intelligence à la pénurie de matériel...

Comme exemple de l’ardeur déployée par les femmes dans la révolution des Asturies, Voici les derniers moments d’une de nos camarades, très connue à Oviedo "La Libertaria".

Le 13 Octobre 1934, elle se trouve devant la porte de l’église Saint-Pierre et sert une mitrailleuse qui tire sans répit ni trêve, infligeant des pertes nombreuses aux mercenaires de la Légion Etrangère. Son calme courage, avec une lueur d’espoir dans les yeux fait envie à bien des hommes. Après une fusillade acharnée qui dure plusieurs heures, les légionnaires se lancent dans le corps à corps. Lorsqu’ils arrivent à l’église, seule La Libertaria et deux compagnons sont encore en vie ; une décharge à bout portant achève les deux compagnons à son côté. Se voyant entourée et sommée de se rendre, elle ramasse une barre de fer et porte des coups furieux aux légionnaires qui reculent blessés. Mais l’un d’eux se relève brusquement et bondit sur La Libertaria... Elle a sorti un pistolet de son corsage, mais le légionnaire est plus prompt. Elle tombe morte à ses pieds.

Ainsi toute habillée de rouge, sa jeunesse, sa beauté, son courage rendaient honteux ses propres bourreaux.

Femmes des Asturies ! Braves compagnes de la Révolution ! Femmes de Arnedo, Castilblanco, Casas-Viejas, Aragon ! Votre sacrifice ne sera pas inutile ! Le sang versé par vous dans la lutte sera la semence qui fera éclore un jour prochain la fleur de la Révolution Libératrice


http://archivesautonomies.org/spip.php?article3272
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Re: Espagne avant 36, révolution de 1931, Asturies 1934

Messagede Pïérô » 12 Nov 2018, 09:52

Parution du volume II des Chemins du communisme libertaire en Espagne 1868-1937

En librairie le 22 novembre 2018

Deuxième volume : L’anarcho-syndicalisme travaillé par ses prétentions anticapitalistes. 1910- juillet 1936

De la scission dans la Première Internationale à la Grande Guerre, l’anarchisme est le refuge de tous ceux qui n’acceptent ni l’intégration du mouvement ouvrier dans la reproduction dynamique du capital, ni le sacrifice du but final.

L’auteur a retracé dans le volume I les moments forts de la rencontre entre des prolétaires espagnols et l’anarchisme au temps de l’Internationale.

Le présent ouvrage revient sur l’émergence de la CNT, seule organisation de masse porteuse d’un projet révolutionnaire communiste libertaire à partir de 1919. Cet idéal ne devint programme que dans les années trente, au cours de la longue gestation de l’anarcho-syndicalisme, synthèse fluctuante et composite du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme communaliste.

Car l’anarcho-syndicalisme était travaillé en permanence par la polarité entre possibilisme syndicaliste et intransigeance anarchiste.
En vertu du premier, toute forme d’organisation syndicale qui ne s’adaptait pas au « panorama économico-industriel du « monde » allait à l’échec. Corrélativement se systématisera la préconisation à intégrer de façon positive le concept de travail.
Pour les groupes anarchistes porteurs d’un anticapitalisme radical, les organisations ouvrières ne devaient pas suivre « le processus de développement industriel, ni copier les formes extérieures du capitalisme en cherchant dans la structure économique actuelle des éléments constitutifs de la future organisation des peuples ».
Cet ouvrage retrace les étapes et les modalités de ce débat fondamental – et au fond toujours actuel – dont les termes variaient selon que le mouvement révolutionnaire pouvait se déployer dans les luttes de quartier et les grandes grèves à caractère insurrectionnel, ou qu’il était réduit à la clandestinité et tâchait de survivre face à un terrorisme étatico-patronal particulièrement féroce.

TABLE DES MATIERES
Table des sigles
Prologue

Chapitre I : Le déploiement de l’anarchisme dans le monde avant 1914
A Les « socialistes révolutionnaires véritables »
B « La social-démocratie comme expression politique du mouvement du capital »
C « Pousser la masse à prendre en charge son destin »
D Le moment syndicaliste révolutionnaire
E Le congrès Anarchiste International d’Amsterdam

Chapitre II : La CNT de 1910 à 1919 : du syndicalisme révolutionnaire à l’anarcho-syndicalisme
A Retour sur les tentatives de grève générale du début du XXe siècle
B Un nouveau cycle d’attentats
C Réorganisation du mouvement ouvrier catalan et émergence de la CNT
1 La constitution de Solidarité Ouvrière
2 Une nouvelle radicalisation des conflits sociaux
3 La création de la CNT
4 La crise du syndicalisme révolutionnaire français
D La difficile stratégie syndicaliste entre clandestinité, grèves revendicatives et projet anarchiste
1 Intransigeance patronale et attentats « sociaux »
2 Les grèves revendicatives 1916-1917
3 Le congrès régional de Sants de la CNT catalane
E Retour du projet communiste libertaire au IIe Congrès de la CNT de 1919
1 La grande grève à la Canadiense
2 Le terrorismo blanco ou « pistolérisme »
3 Le IIe congrès national de la CNT à Madrid

Chapitre III Les luttes de tendances traversant l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme espagnols : 1919-1930
A Le déclin de la CNT de 1919 à 1923
1 La répression
2 Les tendances en lice
B La CNT et les groupes anarchistes sous la dictature : 1923-1930
1 Le coup d’Etat militaire
2 La tentative de « revisionnisme » syndicaliste
3 La riposte des anarchistes
4 La création de la FAI entre syndicalisme et groupes naturistes
5 La réorganisation de la CNT dans le fracas des polémiques doctrinales

Chapitre IV. La lucha por Barcelona. La communauté ouvrière des quartiers
A Aperçu sur la combativité sociale des femmes
B La communauté ouvrière du Raval et la « taylorisation » de l’espace urbain
1 Le Raval, un « berceau pour les révolutionnaires » ou les limites de l’utopie bourgeoise urbaine
2 Du Raval au Barrio Chino
3 Du Barrio Chino aux « gangsters de Barcelone »
C Les vendeuses ambulantes étaient de sacrés tempéraments
D Les maisons pas chères de Can Tunis dans la révolution sociale des années trente

Chapitre V Les deux principaux courants de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme. 1931-1936, d’un congrès à l’autre.
A Le IIIe congrès de la CNT de 1931 et la scission
B Les cycles insurrectionnels avec proclamation du communisme libertaire
1 Le 18 janvier 1932
2 Le 8 janvier 1933
3 Le 8 décembre 1933
4 Marginalisation des thèses insurrectionalistes et communalistes
C Le courant communaliste ruraliste
1 La mouvance anarchiste individualiste
2 « Le socialisme ne naîtra pas au cours de l’évolution du capitalisme »
3 La « synthèse » de Puente : le premier programme communiste libertaire
D Le courant syndicaliste industrialiste
1 Le virage de Santillan
2 L’affirmation du travail
3 Les influences européennes du syndicalisme espagnol

Chapitre VI Autour du congrès de Saragosse
A Front populaire et euphorie révolutionnaire
B Le déroulement du congrès de Saragosse de mai 1936
1 La réintégration des trentistes et la motion sur les alliances révolutionnaires
2 La situation politico-militaire, le chômage et la réforme agraire
3 « Conception confédérale du communisme libertaire »
4 Le communisme libertaire : « Utopie ou intégration économique ? »

ANNEXES

Annexe I : Genèse du concept d’anarcho-syndicalisme en France
Annexe II : Les groupes anarchistes espagnols
A Les groupes d’action anarchistes contre le pistolerismo (1919-1923). Notices biographiques de quelques militants.
B Les Solidarios, Nosotros et les comités de défense de la CNT (1923-1931)
Annexe III : L’anticapitalisme tronqué des anarcho-syndicalistes et des anarchistes espagnols

Sources et Bibliographie
Index

Du même auteur, Myrtille, giménologue :

Les chemins du communisme libertaire en Espagne1868-1937. Premier volume : Et l’anarchisme devint espagnol 1868-1910, Editions Divergences, 2017 : http://gimenologues.org/spip.php?ar...

Voir le prologue général aux deux volumes :
http://gimenologues.org/spip.php?article789

Le volume III et dernier (juillet 1936-1937) paraîtra en mai 2019.

http://gimenologues.org/spip.php?article809
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