Michel Bakounine

Michel Bakounine

Messagede Harfang » 14 Juil 2008, 20:09

Extrait "qui suis-je" Bakounine

Ci dessous-l'introduction de "Qui suis-je de Bakounine"
J'estime utile, même s'ils existent ailleurs, de rassembler ici quelques écrits fondateurs et/ ou classiques, histoire de présenter à ceux qui pourraient venir ici comme visiteur, ou aux anciens qui souhaiteraient se rafraîchir la mémoire.


"Je ne suis ni un savant, ni un philosophe, ni même un écrivain de métier. J’ai écrit très peu dans ma vie et je ne l’ai jamais fait, pour ainsi dire, qu’à mon corps défendant, et seulement lorsqu’une conviction passionnée me forçait à vaincre ma répugnance instinctive contre toute exhibition de mon propre moi en public.

Qui suis-je donc, et qu’est-ce qui me pousse maintenant à publier ce travail ? Je suis un chercheur passionné de la vérité et un ennemi non moins acharné des fictions malfaisantes dont le parti de l’ordre, ce représentant officiel, privilégié et intéressé à toutes les turpitudes religieuses, métaphysiques, politiques, juridiques, économiques et sociales, présentes et passées, prétend se servir encore aujourd’hui pour abêtir et asservir le monde.

Je suis un amant fanatique de la liberté, la considérant comme l’unique milieu au sein duquel puissent se développer et grandir l’intelligence, la dignité et le bonheur des hommes ; non de cette liberté toute formelle, octroyée, mesurée et réglementée par l’État, mensonge éternel et qui en réalité ne représente jamais rien que le privilège de quelques-uns fondé sur l’esclavage de tout le monde ; non de cette liberté individualiste, égoïste, mesquine et Fictive, prônée par l’École de J.-J. Rousseau, ainsi que par toutes les autres écoles du libéralisme bourgeois, et qui considère le soi-disant droit de tout le monde, représenté par l’État, comme la limite du droit de chacun, ce qui aboutit nécessairement et toujours à la réduction du droit de chacun à zéro.

Non, j’entends la seule liberté qui soit vraiment digne de ce nom, la liberté qui consiste dans le plein développement de toutes les puissances matérielles, intellectuelles et morales qui se trouvent à l’état de facultés latentes en chacun ; la liberté qui ne reconnaît d’autres restrictions que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre nature ; de sorte qu’à proprement parler il n’y a pas de restrictions, puisque ces lois ne nous sont pas imposées par quelque législateur du dehors, résidant soit à côté, soit au-dessus de nous ; elles nous sont immanentes, inhérentes, constituent la base même de tout notre être, tant matériel qu’intellectuel et moral ; au lieu donc de trouver en elles une limite, nous devons les considérer comme les conditions réelles et comme la raison effective de notre liberté.

J’entends cette liberté de chacun qui, loin de s’arrêter comme devant une borne devant la liberté d’autrui, y trouve au contraire sa confirmation et son extension à l’infini ; la liberté illimitée de chacun par la liberté de tous, la liberté par la solidarité, la liberté dans l’égalité ; la liberté triomphante de la force brutale et du principe d’autorité qui ne fut jamais que l’expression idéale de cette force ; la liberté, qui après avoir renversé toutes les idoles célestes et terrestres, fondera et organisera un monde nouveau, celui de l’humanité solidaire, sur les ruines de toutes les Églises et de tous les États.

Je suis un partisan convaincu de l’égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges. Mais, partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations productrices librement organisées et fédéralisées dans les communes, et par la fédération tout aussi spontanée des communes, mais non par l’action suprême et tutélaire de l’État."
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Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissance

Messagede bipbip » 15 Sep 2013, 10:53

200ème anniversaire de la naissance de Michel Bakounine - Appel à contributions

L’année prochaine, en 2014, nous serons dans le 200ème anniversaire de la naissance de Michel Bakounine. Nous avons décidé fermement de n’entreprendre aucune commémoration à cette occasion mais de rendre à ce militant révolutionnaire, qui nous est si fondamentalement proche, l’hommage qui lui est dû. Et quel hommage devrait-on lui rendre qui ne soit pas celui de revendiquer l’actualité de sa pensée, son apport irréductible à la théorie révolutionnaire moderne ? ---- Il est inutile de commémorer Michel Bakounine. Il est là parmi nous et il contribue à faire chacune de nos luttes, chacune de nos constructions politiques ou théoriques, notre être politique au monde. Actualité donc de Michel Bakounine.

Nous avons donc décidé de reprendre le plus grand nombre possible de ses œuvres pour les lire en commun, les étudier et les commenter depuis un point de vue qui privilégie l’actualité politique et théorique, le lien aux luttes dont nous sommes actrices et acteurs, la construction stratégique que l’œuvre de Michel Bakounine appelle et contribue à rendre possible.

Notre projet est au fond très simple. Tour à tour, un/une camarade ou un groupe, anime un atelier de lecture, de commentaire et de débat sur un ou plusieurs textes de Bakounine. Nous tirons de chacune de ces réunions une synthèse des débats, des commentaires et des conclusions. Nous nous efforçons d’ouvrir Bakounine sur d’autres œuvres théoriques et politiques, notamment les contemporaines. Par exemple : Bakounine/Rancière.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui désirent œuvrer à ce projet, et qui par la distance qui nous sépare rend impossible leur participation aux ateliers, à nous envoyer librement leur contribution écrite, collective ou individuelle, résultat d’un atelier ou non, à partir d’une ou plusieurs des œuvres de Bakounine.

Pour clore l’année 2014, nous publierons l’ensemble des contributions des Ateliers Bakounine pour rendre au militant et au théoricien une œuvre de reconnaissance, c’est-à-dire le travail de penser sur ce qu’il nous apporte aujourd’hui, sur sa contribution indépassée à la lutte pour le socialisme et la liberté. Bakounine aujourd’hui.

Nous espérons que ce projet aura pour vous un intérêt et que vous aurez de l’envie et peut-être un peu de passion pour y participer.

Salutations libertaires,

Organisation Socialiste Libertaire – OSL (Suisse)
info@rebellion-osl.ch
www.rebellion-osl.ch


http://www.ainfos.ca/fr/ainfos10434.html
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2014 Bicentenaire de Bakounine

Messagede René » 21 Jan 2014, 14:59

Salut

La célébration du bicentenaire de la naissance de Bakounine n’a pas pour objet de brandir une idole de plus. Bakounine n’a pas besoin de ça.
Ce bicentenaire n’est qu’une occasion à saisir pour rappeler quelle a été l’activité du révolutionnaire russe sur le plan de la réflexion théorique et sur le plan de la pratique militante.

Le Cercle d’études libertaires Gaston-Leval a ouvert sur le site monde-nouveau.net une rubrique, « 2014 Bicentenaire de Bakounine »

http://monde-nouveau.net/spip.php?rubrique45

dans laquelle on pourra trouver des documents correspondant à des brochures de 60 pages maximum traitant de diverses questions en relation avec la pensée et l’action de Michel Bakounine. D’autres textes seront bientôt disponibles.

Par ailleurs, 2014 est aussi le 150e anniversaire de la fondation de l’Association internationale des travailleurs. On pourra trouver également dans la rubrique « 2014 Bicentenaire de Bakounine » des textes en relation avec la création de cette Internationale tellement liée avec les origines du mouvement syndicaliste révolutionnaire et anarchiste.

Bonne lecture
René
 
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede bipbip » 27 Mar 2014, 15:04

2014, année Bakounine ?

Cette année, et plus précisément le 30 mai prochain, marque le 200ème anniversaire de la naissance de Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, plus connu par chez nous sous le nom de Michel Bakounine. C’est l’occasion d’une série d’événements dont je propose ici une première recension, dont j’espère qu’elle n’est pas exhaustive.

Il n’est pas illégitime de s’interroger sur la pertinence qu’il y a à commémorer un moment où Bakounine n’était qu’un nouveau-né vagissant, encore peu enclin à entretenir dans son cœur le sentiment sacré de la révolte (quoique…). Et à tout prendre, on pourrait aussi penser que la date de sa mort est plus significative que celle de sa naissance - s’il est vrai, comme le disait Hegel, que la vie d’un individu ne prend son sens que lorsque cette seconde date est inscrite sur la pierre tombale. Marianne Enckel, en charge du CIRA de Lausanne, me disait récemment que la seule chose à exposer pour commémorer la naissance de Bakounine, ce serait son berceau ! Cela me paraît une excellente idée, propre surtout à gentiment dégonfler les discussions que nous pouvons avoir autour de ces histoires de commémorations. Le berceau qui illustre ce billet n’est pas celui de Bakounine, mais un berceau traditionnel russe du XIXe siècle, conservé au musée Kuzminski (pour l’image originale, voir ici http://commons.wikimedia.org/wiki/File: ... eum%29.jpg).
Car après tout, il y a dans tout cela quelque chose d’arbitraire, et contre Hegel, on pourrait tout à fait soutenir que la date de la mort de quelqu’un n’a guère plus de signification que celle de sa naissance, et il me semble notamment que c’est le cas pour Bakounine, qui s’était retiré de toute activité révolutionnaire depuis 1874, et dont il importe peu qu’il soit mort en 1876 (et non en 1875 en attrapant un mauvais rhume, ou en 1877 en résistant quelques mois de plus à son (probable) cancer de la vessie). Bien entendu, il n’en va pas de même pour certains de ses compagnons, pour lesquels cette seconde date fut éminemment significative - par exemple Eugène Varlin, tué à la fin de la semaine sanglante en 1871, et que je ne peux m’empêcher d’évoquer en ce 18 mars (car la Commune de Paris aurait aujourd’hui 143 ans !).

Bref, si un certain nombre d’entre ceux qui s’intéressent à Bakounine ont décidé de sacrifier à ces commémorations, c’est peut-être tout simplement que l’occasion fait le larron - comme elle l’avait d’ailleurs fait voici deux ans pour les spécialistes de Rousseau, dont on célébrait le tricentenaire de la naissance. Pour ma part (et je ne suis sans doute pas le seul !), attendre le bicentenaire de la mort de Bakounine constituerait un pari fort risqué puisqu’il s’agirait aussi de patienter jusqu’au centenaire de ma propre naissance… Au demeurant, il n’y a pas lieu non plus de monter tout cela en épingle : dans le fond, qui se soucie du bicentenaire de la naissance de Bakounine? Ce ne sera pas cette occasion que saisira une part significative de la population mondiale pour s’interroger sur la pertinence et l’actualité de l’anarchisme révolutionnaire. Ce ne sera pas non plus une tache indélébile portée sur le cursus révolutionnaire des anarchistes qui auront choisi de participer à une maudite commémoration. C’est simplement une occasion de faire connaître quelqu’un dont la vie, l’activité et la pensée fut, pour beaucoup de compagnons, une source d’inspiration et de discussion, et dont les écrits ont, à mon avis, encore beaucoup à nous dire.

Quoi qu’il en soit, voici quelques-uns des événements dont j’ai connaissance pour cette année 2014 et que je présente par ordre chronologique. Les compléments et précisions sont les bienvenus.
Un congrès de la FAU (Frei ArbeiterInnen Union) aura lieu à Berne, en Suisse alémanique, du 16 au 18 mai 2014. Visiblement, ce congrès sera accompagné d’une conférence consacrée moins à la figure de Bakounine qu’à la question de l’actualité de l’anarchisme, mais la date et le lieu sont éminemment symboliques : c’est en effet à Berne que Bakounine s’est éteint le 1er juillet 1876. Et le 18 mai est la date de sa naissance dans le calendrier julien, qui était alors en vigueur en Russie - selon le calendrier grégorien, que nous utilisons, il est en fait né le 30 mai 1814. À cette occasion se tiendra également à Berne un salon du livre anarchiste.
Comme déjà indiqué sur ce blog http://atelierdecreationlibertaire.com/ ... unine-604/ , les 12 et 13 juillet 2014 se tiendra à Priamoukhino, village natal de Bakounine, une conférence internationale à laquelle je prendrai part. J’y parlerai, en gros, de la conception bakouninienne de la révolution, du rôle qu’y jouent les différentes classes et de ce qu’elle peut encore avoir d’intéressant aujourd’hui, notamment eu égard aux mouvements révolutionnaires qui se sont développés ces dernières années. Un lien pour suivre l’actualité de cette conférence http://bakunin2014.wordpress.com/.
Les 3 et 4 octobre 2014, se tiendra aux Archives municipales de la Ville de Lyon un colloque consacré à Bakounine, organisé en partenariat avec l’Université Populaire de Lyon. Comme je suis partie prenante de cette initiative, je ne manquerai pas de vous tenir informés de ce qu’elle devient.
Cette année 2014 est aussi l’occasion de volumes ou de brochures publiés en hommage à Bakounine. Je sais déjà, pour y avoir participé, qu’un volume devrait paraître ces prochaines semaines aux Éditions du Monde Libertaire, avec notamment des contributions de René Berthier et Philippe Pelletier. Je sais aussi que d’autres amis bakouniniens envisagent divers petits projets éditoriaux, dont il est sans doute encore trop tôt pour parler.

En somme, à suivre !

http://atelierdecreationlibertaire.com/ ... unine-644/
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede Pïérô » 03 Avr 2014, 01:38

Bakounine : L’Héritage 1899-1914

Lorsque l’Association internationale des travailleurs antiautoritaire disparut en 1878, elle n’était plus une organisation de masse, à deux titres : d’une part ses effectifs étaient tombés à quelques centaines d’adhérents ; d’autre part elle avait été, dans sa structure même, transformée par les anarchistes en organisation affinitaire. Le même constat peut être fait pour la Fédération jurassienne.

Pendant une génération, les militants qui se réclamaient de l’héritage de l’AIT durent traverser des épreuves difficiles. Ils connurent également la période des attentats anarchistes (1892-1894) : la répression qui suivit désorganisa les groupes anarchistes, vit disparaître leur presse. Les militants connurent l’exil, le bagne et la clandestinité. En France, la République se montre bien moins tolérante que le Second empire. Chaque tentative de reconstitution d’une quelconque structure ouvrière, même la plus anodine, était suivie d’arrestations et de citations devant un conseil de guerre.

Pourtant, l’activité de construction d’une organisation ouvrière ne cessa pas, malgré la répression terrible qui suivit la Commune. Pendant que les journaux faisaient leur Une des attentats anarchistes, le travail discret des militants continue de construire leur organisation de lutte. Comme l’écrit Édouard Dolléans, « le feu couve sous la cendre des organisations ouvrières détruites ».

Dès 1890 Kropotkine avait montré la marche à suivre. Dans La Révolte, il écrit une série d’articles en septembre et octobre dans lesquels il affirme qu’« il faut être avec le peuple, qui ne demande plus l’acte isolé, mais des hommes d’action dans ses rangs ». Il condamne l’illusion que l’on peut vaincre les coalitions d’exploiteurs avec quelques livres d’explosibles ».

La plupart des militants anarchistes n’étaient pas convaincus de la nécessité de l’action syndicale. Les uns pensent que celle-ci est tout simplement nuisible. Pour les autres, il est clair que les syndicats ne sont pas des instruments d’émancipation sociale. Cependant, une tendance se développe en faveur de l’entrée des anarchistes dans les syndicats : il ne s’agit alors que d’un changement tactique. La publication en 1899 de la « Lettre aux anarchistes » de Fernand Pelloutier va entériner ce changement de tactique. Le texte paraît le 12 décembre 1899 dans sa brochure Le Congrès général du Parti socialiste français. Pelloutier, qui est alors depuis quatre ans le secrétaire de la Fédération des Bourses du travail, définit un idéal, celui d’une société conforme aux aspirations libertaires, et une méthode, l’action à l’intérieur des syndicats et en dehors de l’influence corruptrice du socialisme parlementaire.

... PDF : http://www.monde-nouveau.net/IMG/pdf/Ba ... 1-2014.pdf
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede René » 15 Avr 2014, 01:16

http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Flyer_Bakounine_9_.pdf



BICENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE BAKOUNINE

Présentation du livre de Maurizio Antonioli

“Bakounine entre syndicalisme révolutionnaire et anarchisme”


publié aux Éditions Noir et rouge

Avec René Berthier et Frank Mintz

Le samedi 3 mai à partir de 13 h
à la librairie l’Émancipation
8, impasse Crozatier,
Métro Faidherbe-Chaligny (ligne 8)
ou Gare de Lyon (ligne 1 et 14)

Découvrez nos nouveaux livres
et nos livres d’occasion
Pot fraternel en fin d’après-midi
Organisé avec les groupes Gaston Leval
et Salvador Seguí de la Fédération anarchiste
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede Pïérô » 24 Mai 2014, 15:01

Un peu tard l'info, mais il est encore temps. :)

Bicentenaire de la naissance de Michel Bakounine

samedi 24 mai 2014

Le Locle (Suisse)

Visite de lieux historiques du mouvement ouvrier loclois dès 10h30: place 29 février

Soirée, avec débat et spectacle 20 heures : Restaurant de l'Union Rue Marie-Anne Calame 16,

Le Locle Conférence de Marc Vuilleumier, historien du mouvement ouvrier «Bakounine et la Première Internationale dans les Montagnes neuchâteloises»

Chansons anarchistes, par la chorale «CANTAMILLE» et Lecture croisée de textes: Michel Bakounine et Karl Marx

Organisation: Collectif «Bakunin 200e» (Le Locle) Avec le soutien trans-générationnel de la section locloise de l'Association internationale des travailleurs.

http://groupe.proudhon-fa.over-blog.com ... unine.html
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Bakounine et les États-Unis

Messagede digger » 28 Mai 2014, 08:44

Texte inédit traduit

Version allégée de la presque totalité des notes de Paul Avrich. Texte original : Bakunin and the United States http://libcom.org/files/BAKUNIN%20AND%20THE%20UNITED%20STATES.pdf

Bakounine et les États-Unis
Paul Avrich


"Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine est à San Fransisco", annonçait la une du Kolokol de Herzen  en novembre 1861. "IL EST LIBRE! Bakounine a quitté la Sibérie via le Japon et est en route pour l’Angleterre. Nous annonçons avec joie cette nouvelle à tous les amis de Bakounine." Arrêté à Chemnitz en mai 1849, Bakounine avait été extradé en Russie en 1851 et, après six années dans les forteresses de Pierre et Paul et de Schlüsselbourg, avait été condamné au bannissement à perpétuité en Sibérie. Le 17 juin 1861, néanmoins, il commençait sa spectaculaire évasion. Parti de Irkoutsk, il descendit le fleuve Amour jusqu’à Nikolaevsk, où il embarqua sur un navire desservant la côte sibérienne. Une fois en mer, il monta à bord d’un navire américain, le Vickery, qui commerçait avec les ports du Japon, qu’il atteignit le 16 août. Un mois plus tard, le 17 septembre, il quitta Yokohama sur un autre navire américain, le Carrington, à destination de San Francisco. Il y arriva quatre semaines plus tard, terminant selon la description de Herzen , "la plus longue évasion au sens géographique".

Bakounine avait quarante-sept ans. Il avait passé les douze dernières années en prison et en exil, et il avait devant lui seulement quatorze année à vivre - une vie extrêmement active a vrai dire. Il était réapparu comme un fantôme surgi du passé , "revenu d’entre les morts" comme il l’écrivit à Herzen et Ogarev de San Francisco.5 Son séjour en Amérique, l’un des derniers épisodes notoires de sa carrière, dura deux mois, du 15 octobre, lorsqu’il débarqua à San Francisco, au 14 décembre, lorsqu’il quitta New York pour Liverpool et Londres. Autant que les sources permettent de l’avancer, le présent article racontera cet interlude — les endroits qu’il a visité, les personnes qu’il a rencontré, l’impression qu’il a fait sur eux. Il examinera aussi son attitude envers les États-Unis, à la fois pendant et après son séjour, et la trace que son influence a laissé sur le mouvement anarchiste américain cette dernière centaine d’années.

I


Lorsque Bakounine arriva à San Francisco, il écrivit immédiatement à Herzen et Ogarev à Londres. D’abord et avant tout, il demanda que 500$ lui soient envoyés à New York pour lui permettre de continuer vers l’Angleterre. Pour sa traversée jusqu’à New York, il avait déjà emprunté 250$ à F. P. Coe, un jeune pasteur anglais qu’il avait rencontré sur le Carrington. Ses fonds propres, écrivait -il étaient épuisés et "il n’avait aucun ami, pas même de relations" à San Francisco, si bien que "si je n’avais pas trouvé une personne compréhensive pour me faire un prêt de 250 dollars pour me rendre à New York, j’aurais été en grande difficulté ". Bakounine demandait à Herzen et Ogarev d’annoncer son évasion à sa famille dans la province de Tver. S’attendant à ce que sa femmes le rejoigne lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, il demanda à ses amis de lui trouver un "petit coin pas cher" dans leur quartier.

L’ intention de Bakounine était de revenir à Londres pour reprendre ses activités révolutionnaires. Comme un homme sorti de sa transe, comme l’a fait remarqué E. H. Carr, Bakounine était décidé à reprendre le cours de sa vie là où il l’avait laissé une douzaine d’années auparavant. Comme le dit Herzen, " Il avait préservé intacts les rêves et l’idéal avec lesquels il avait été emprisonné en 1849 à Konigstein et les avait porté à travers le Japon et la Californie en 1861." Par dessus tout, il se consacrerait à la libération du peuple slave. Il écrivit à Herzen et Ogarev :

"Mes amis, il me tarde de tout mon être de vous rejoindre et, dès que j’arriverai, je me mettrai au travail. Je vous aiderai sur la question polonaise et slave, qui a été mon idée fixe depuis 1846 et qui fut mon principal domaine d’activité en 1848 et 1849. La destruction, la totale destruction de l’ empire autrichien, sera mon dernier vœu, pour ne pas dire mon dernier acte — ce qui serait trop ambitieux. Pour servir cette grande cause, je suis prêt à devenir joueur de tambour ou même une fripouille, et si j’arrive à la faire avancer, ne serait-ce que d’un cheveu, je serai satisfait. Et ensuite viendra la glorieuse fédération slave libre, la seule issue pour la Russie, l’Ukraine, la Pologne, et pour les peuples slaves en général".

Le 21 octobre, après six jours à San Francisco, Bakounine partit pour New York via le Panama sur le vapeur Orizaba. Le lendemain,à environ 400 miles de l’isthme, il écrivit de nouveau à Herzen et Ogarev, renouvelant sa demande d’argent (à envoyer à la banque Ballin & Sanders à New York) et demandant des nouvelles de sa famille en Russie. Le Orizaba accosta à Panama le 24 octobre. Le 6 novembre, avec un retard de deux semaines, Bakounine embarqua sur le Champion à destination de New York. Les autres passagers comprenaient le commandant en chef de l’armée de l’Union en Californie, le général Sumner, avec 430 soldats sous les ordres du colonel C. S. Merchant. Il y avait aussi à bord des sympathisants confédérés , l’ex-sénateur de Californie William M. Gwin, Calhoun Benham, un ancien procureur général de San Francisco, et le capitaine J. Brant, un ancien commandant d’une vedette du fisc. Un jour après l’appareillage de Panama, le général Sumner mit les trois hommes aux arrêts comme sécessionnistes commerçant avec le Sud. Pendant ce temps, Bakounine avait lié connaissance avec le sénateur Gwin, qui semble avoir influencé ses vues sur la Confédération.

Bakounine arriva à New York dans la matinée du 15 novembre et élut domicile à la Howard House dans le lower Broadway sur Cortlandt Street. Parmi les gens à qui il fit appel se trouvaient deux vieux camarades allemands, Reinhold Solger et Friedrich Kapp deux quarante-huitards notoires. Solger avait été élevé à Halle et Greifswald, où il obtint son doctorat en 1842, avec l’intention de poursuivre une carrière académique en histoire et philosophie. Hégélien de gauche, il avait pour ami Arnold Ruge, Ludwig Feuerbach et Georg Herwegh. Solger et Bakounine s’étaient rencontrés pour la première fois à Zurich en 1843, après avoir correspondu pendant quelques années et s’étaient rencontrés de nouveau à Paris en 1847, avec Herzen et Herwegh. En 1848, Solger avait rejoint l’armée révolutionnaire à Baden, servant comme adjudant sous les ordres du général Mieroslawski, commandant des forces insurgées. Lorsque l’insurrection fut écrasée, il s’était enfuit en Suisse "sa tête mise à prix" et avait émigré aux États-Unis en 1853, devenant un citoyen américain six ans plus tard.. Orateur et écrivain doué, Solger avait été invité par deux fois à donner des conférences au Lowell Institute de Boston (1857 et 1859) et obtenu deux prix littéraires, en 1859 pour un poème sur le centenaire de Schiller et en 1862 pour une nouvelle sur la vie des américains d’origine allemande.Abolitionniste et républicain radical, il avait exercé ses talents oratoires en faisant campagne pour Abraham Lincoln, qui l’avait récompensé d’un poste au ministère des finances. Il termina sa vie comme directeur de banque et mourut en janvier 1866 à l’âge de quarante-huit ans. Comme Solger, Friedrich Kapp avait connu Bakounine et Herzen en Europe durant les années 1840 (pendant un temps, il avait été le tuteur du fils de Herzen) et avait participé à la révolution de 1848. Contraint de s’enfuir à Genève, il avait émigré en Amérique en 1850 et était devenu un brillant avocat à New York ainsi qu’un historien et journaliste réputé qui mobilisait l’opinion publique contre les mauvais traitements et l’exploitation des immigrés. Kapp, tout comme Solger également, était devenu actif dans la gauche radicale du parti républicain, gagnant le soutien des germano-américains à la cause de l’ Union.

Aux alentours du 21 ou 22 novembre, Bakounine interrompit son séjour à New York pour visiter Boston, où il resta un peu plus d’une semaine. Cela se révéla être le moment fort de son séjour en Amérique. Armé d’une lettre de recommandation de Solger et Kapp, il fit appel à bon nombre de personnalités influentes, parmi lesquelles le gouverneur du Massachusetts, John Andrew, un ami de Solger et un républicain radical, qui s’était prononcé contre l’esclavage et collecté des fonds pour la défense de John Brown. Bakounine possédait également de telles lettres à destination du général B. McClellan, Commandant-en-Chef de l’armée de l’Union, qui s’était rendu en Russie en 1855-56 comme observateur de la guerre de Crimée, et des sénateurs du Massachusetts, Charles Sumner et Henry Wilson, républicains radicaux et abolitionnistes comme le gouverneur Andrew. Quelques années plus tard, Bakounine devait faire l’éloge de Sumner, comme "l’éminent sénateur de Boston ", pour avoir adopté une forme de "socialisme" en favorisant la distribution de terres parmi les esclaves libérés du Sud.

Le collègue de Sumner, Henry Wilson, était un ancien cordonnier qui s’était élevé de la pauvreté au poste de Sénateur et, une décennie plus tard, à celui de vice-président des États-Unis sous Ulysses S. Grant. Réformateur et abolitionniste, ses sympathies allaient toujours aux ouvriers dont il était issu des rangs (en 1858, il adressa au Sénat la question "Est-ce que les ouvriers sont des esclaves'?"). Il était plus connu néanmoins comme le champion de la cause anti-esclavagiste, prenant la parole devant le Sénat pour dénoncer les "Agressions du pouvoir esclavagiste "et pour affirmer que " la mort de l’esclavage est la vie de la nation" ; il a publié, plus tard, un ouvrage en trois volumes History of the Rise and Fall of the Slave Power in America (1872-77). Bakounine fit appel aussi à George H. Snelling, un réformateur de Boston qui, comme lui, était un ardent partisan de l’émancipation de la Pologne et le traducteur de l’histoire de l’insurrection polonaise de 1830-31. Bakounine prit donc un plaisir particulier à faire sa connaissances et "lors de leur première rencontre, il l’embrassa avec beaucoup de chaleur", se souvient un témoin de l’époque.

Bref, Bakounine, frayait avec les lumières éminentes de la société progressiste de Boston. Politiciens et généraux, hommes d’affaires et écrivains, ils étaient tous de tempérament libéral et d’opinions politiques et sociales progressistes qui étaient favorable à la l’essor de la démocratie et de l’indépendance nationale en Europe. Comme abolitionnistes et réformateurs, ils étaient conscients du lien entre la libérations des serfs en Russie et leur propre croisade anti-esclavagiste, et Bakounine rencontra parmi eux une grande sympathie pour le peuple russe dans sa lutte continuelle contre l’autocratie.

Martin P. Kennard était l’un de ces réformistes, abolitionniste et associé dans une bijouterie, pour qui Solger avait donné à Bakounine une lettre d’introduction. Bakounine dîna deux fois chez Kennard à Brookline et lui rendit visite à son bureau à Boston. Kennard discret son invité comme "un homme grand à la charpente imposante mais néanmoins bien proportionné, de plus de 1,80m, de port noble, un personnage cordial et séduisant, presque entièrement enveloppé dans un imperméable Mackintosh". Bakounine, qui se qualifiait avec humour "d’ours russe" trouva en Kennard un auditeur attentif. Comme le note Oscar Handlin, les convictions progressistes de Kennard qui l’avaient conduit dans des sociétés pour protéger les esclaves en fuite, reflétaient un intérêt plus large pour la liberté, en Europe comme en Amérique. Lors de leur première rencontre, Bakounine parla à Kennard "de la lutte pour la vie de la Pologne, de l’unification de l’Allemagne et du mouvement républicain à travers l’Europe, ainsi que de son échec temporaire". Alors que Bakounine parlait, il était évident pour son hôte que "son courage était encore indompté et son ardeur nullement amoindrie".

Un jour, alors que Bakounine rendait visite à Kennard dans sa société à Boston, un officier autrichien, qui se préparait à prendre son service dans une unité de l’armée du Nord du Massachusetts se trouvait être dans une autre pièce. L’associé de Kennard, Mr Bigelow, lui demanda si il avait entendu parler de Bakounine. "'Oui!' fut la réponse concise, selon Kennard :

"Mais que savez-vous de lui? Il est assis là à la comptabilité. "Oh non!' répondit l’officier avec assurance,"C’est impossible. Il a été exilé à vie en Sibérie et il a été dit qu’il est mort depuis longtemps. Quiconque ici prétend être Bakounine est un imposteur." "La porte est ouverte ; il est assis là bien visible; si vous l’avez déjà vu, regardez et voyez si vous pouvez le reconnaître". L’officier se dirigea posément vers la porte et jeta à regard à notre étranger."Effectivement" dit il en revenant, stupéfait, vers son interlocuteur, "c’est Bakounine! De grâce, comment peut-il être ici ? (J’omets ses jurons) Dites-le moi. Une telle chose n’est jamais arrivée auparavant". Il vient juste de s’évader de Sibérie" répliqua mon associé. "Maintenant dites-moi ce que vous savez de lui." "Lorsque Bakounine fut jugé et condamné à mort, j’étais en service et mes ordres étaient de le prendre au tribunal et de l’emmener à la prison avec une escorte à cheval. Je l’ai pris en charge, l’ai vu monter dans la calèche, la porte s’est refermée sur lui, j’étais à cheval à côté et l’ai laissé aux portes de la prison." Il y a dans cette histoire une belle occasion de réfléchir sur la petitesse du monde et de philosopher sur la rencontre étrange de ces deux hommes aux expériences si divergentes et exceptionnelles, après tant d’années et dans des circonstances si spéciales; mais je m’en abstiendrai et laisserai ces réflexions à mes auditeurs".

Comme Kennard et ses autres hôtes, Bakounine était fermement opposé à l’esclavage des noirs , à l’esclavage sous toutes ses formes. Pendant son séjour en Amérique, il a parcourut les milieux abolitionnistes, défendu le mouvement esclavagiste et, au contraire de Proudhon, a soutenu l’Union contre les états du Sud. La guerre civile " m’intéresse au plus haut point" écrit-il à Herzen et Ogarev de San Francisco. "Mes sympathies vont entièrement au Nord". Ses sentiments sur la question de l’esclavage étaient si tranchés que, si les circonstances l’avaient permis, selon Kennard, "il aurait unit son destin aux américains et rejoint la guerre de tout cœur.". Quelques années plus tard, il condamna les chantres de l’esclavage au Nord en même temps que "l’oligarchie féroce" des planteurs du Sud, comme étant des "démagogues soit foi ni conscience, capable de tout sacrifier à leur avidité, à leur ambition malveillante". De tels hommes, dit-il, "avaient largement contribué à la corruption de la mentalité politique en Amérique du Nord".

Non pas que le Sud soit totalement dépourvu de mérite. Bakounine, pas moins que Proudhon,se méfiait de la centralisation croissante du pouvoir de l’ Union et appréciait les vertus agraires déclinantes de la Confédération, dont il considérait les structures politiques de certaines manières plus libre et démocratique que celles du Nord. Parvenu à cette conclusion, nous apprenons de Kennard, que Bakounine fut probablement influencé par le sénateur Gwin, "dont il fit la connaissance lors de son voyage de San Francisco via Panama, et qui a été parfois mentionné dans les journaux sous le nom de 'Duke Gwin'". Le fédéralisme du Sud, comme Bakounine le souligna rapidement, avait été terni par la "tâche noire" de l’esclavage, avec le résultat que les états confédérés "s’étaient attirés la condamnation de tous les amis de la liberté et de l’humanité". En outre, " avec la guerre inique et déshonorante qu’ils avaient fomenté contre les états républicains du Nord, ils avaient presque renversé et détruit l’organisation politique la plus subtile de l’histoire".

Peu après son arrivée à Boston, Bakounine s’est rendu à Cambridge pour rendre visite à son "vieil ami" Louis Agassiz, le célèbre naturaliste suisse, qu’il avait rencontré à Neuchâtel en 1843. Agassiz avait émigré aux États-Unis en 1846 et était maintenant professeur de zoologie à Harvard et ami avec Henry Wadsworth Longfellow, pour qui il donna à Bakounine une lettre d’introduction. Longfellow, un sympathisant des idées abolitionnistes, était célèbre pour ses Poèmes sur l’Esclavage, en plus de ses autres écrits; et lorsque Bakounine dîna à Craigie House, le domicile de Longfellow à Cambridge, George Sumner, un frère du sénateur abolitionniste, était aussi invité. C’était le 27 novembre et selon Van Wyck Brooks, Bakounine arriva à midi et resta jusqu’à presque minuit. Longfellow se souvient de cette rencontre dans son journal:
"George Sumner et Mr. Bakounine à dîner. Mr. B est un gentleman russe, éduqué et intelligent — un géant avec un tempérament ardent et bouillonnant. Il a participé la la révolution de quarante-huit, a connu l’intérieur des prisons — celle de Olmiitz, en particulier, où il a occupé la chambre de Lafayette. Après cela, quatre ans en Sibérie; d’où il s’est échappé en juin dernier, en descendant l’Amour, et puis sur un navire américain, via le Japon et la Californie, puis l’isthme, jusqu’ici. Un homme intéressant."

Bakounine avait lu un peu de littérature américaine, dont les œuvres de James Fenimore Cooper dans leur traduction allemande et avait étudié l’anglais en prison, et pouvait donc le parler, selon Kennard, "avec une assez grande facilité". 1Malgré ses années d’emprisonnement, il faisait preuve encore de sa vieille vitalité et exubérance. Il avait pris de l’âge, bien sûr, avait perdu ses dents à cause du scorbut et avait pris beaucoup de poids. Mais ses yeux gris-bleus avaient conservé tout leur éclat perçant, et sa voix, son éloquence, son physique imposant, se conjuguaient pour en faire le centre de l’attention. Il était, en outre, un aristocrate autant qu’un rebelle, doté, comme l’a noté E. H. Carr, d’une sorte de tempérament aristocratique qui abattait toutes les barrières de classe , lui permettant d’évoluer à son aise parmi des hommes de différentes origines sociales et nationales. "Sans la moindre réserve", écrit Kennard à ce sujet, "nous sommes en bons termes avec ma nouvelle connaissance, qui s’est montrée facilement et sans façon agréable, avec une complaisance cosmopolite qui dénote un gentleman intelligent et affable, et un énergique homme d’affaires."

Où qu’il se rendait, Bakounine exerçait une puissante fascination, faisait une impression favorable sur presque tous ceux qu’il rencontrait. Des années après, dit Kennard, Longfellow "demandait régulièrement les dernières nouvelles de notre invité radical, sur qui il me relatait quelques incidents amusants".La seule exception, semble t’il , fut la plus jeune fille de Longfellow, Annie, la "riante Allegra" de The Children's Hour, qui a gardé un souvenir drôle de la visite de Bakounine. Lorsqu’elle descendit pour dîner, elle vit "un ogre" à sa place habituelle, aux côtés de son père, une "grande créature, avec une grosse tête, des cheveux en broussailles, des grands yeux, une grande bouche, une grosse voix et un plus gros rire encore ". On ne lui avait pas parlé des Contes de Grimm en vain, écrit elle. "Aucune invitation, aucune menace n’auraient pu me faire franchir le seuil de cette porte. Je suis restée pétrifiée et même si je lui en voulais d’avoir pris ma place à table,ce dîner pour moi n’était rien à condition qu’il ne fasse pas de moi son dîner. Alors, je me suis éclipsée sans manger."

Au début décembre, Bakounine retourna à New York. Avec les lettres de recommandation obtenues là et à Boston, il avait l’intention de se rendre à Washington, comme il le dit à Herzen et Ogarev, et éventuellement "d’y apprendre quelque chose ". E. H. Carr écrit qu’on ne sait pas si il a fait ce voyage. Nous apprenons cependant de Kennard qu’il ne l’a pas fait, en raison d’une "constante anxiété et d’une impatience particulière de partir pour Londres, où il s’était arrangé pour donner rendesvous [sic] à sa femme, dont il parlait souvent avec la plus tendre affection". Par conséquent, lorsque l’agent lui parvint de Londres, Bakounine réserva sa traversée sur le premier bateau, le City of Baltimore, qui partait pour Liverpool le 14 décembre. Il y arriva le 27 et se rendit aussitôt à Londres, où, accueillit "comme un frère" par Herzen et Ogarev, il rejoignit le mouvement révolutionnaire.

II


Quelle impression des États-Unis Bakounine avait il emporté avec lui ? Dans l’ensemble une impression favorable, mais avec de sérieuses réserve quant aux caractéristiques sociales et politiques du pays. "J’ai passé plus d’un moins en Amérique et j’ai appris beaucoup" écrit il à un ami russe en février 1862. "J’ai vu comment le pays est arrivé par la démagogie aux mêmes résultats pitoyables que nous par le despotisme. Entre l’Amérique et la Russie, en fait, il existe de nombreux points communs. Mais le plus important pour moi, c’est que j’y ai trouvé une sympathie générale et inconditionnelle et une foi dans l’avenir du peuple russe qui, malgré tout ce que j’ai vu et entendu ici, qui m’ a fait quitté l’Amérique en tant que partisan convaincu des États-Unis ."

Au-delà de la sympathie pour la Russie, ce qui impressionna le plus Bakounine en Amérique fut son histoire de liberté politique et son système fédéral de gouvernement. Louant la révolution américaine comme "la cause de la liberté contre le despotisme" , il était "très soucieux d’obtenir, comme souvenir de son séjour en Amérique, un autographe de Washington", ce que Martin Kennard put lui offrir comme cadeau d’adieu. Dans ses écrits futurs, il définira les États-Unis comme "le pays typique de la liberté politique", le pays le plus libre du monde doté des "institutions les plus démocratiques". Le fédéralisme américain lui a laissé particulièrement une forte impression, enrichissant ses propres idées sur le sujet. Il a recommandé chaudement aux progressistes européens " le grand et salutaire principe du fédéralisme" tel qu’il était incarné aux États-Unis. "Nous devons rejeter la politique de l’état" dit il devant la Ligue pour la Paix et la Liberté en 1868, "et adopter résolument la politique de liberté des américains du nord."

Malgré ses idées anarchistes, qui ont mûri au fur et à mesure des années, Bakounine ne mettait pas tous les gouvernements dans le même panier, comme étant iniques et oppressifs. A partir de son expérience américaine, et après celles en Angleterre et en Suisse, il était convaincu que "la république la plus imparfaite est mille fois préférable à la monarchie la plus éclairée". Les États-Unis et l’Angleterre remarquait-il étaient "les deux seuls grands pays" où le peuple disposait d’une " réelle liberté et d’un réel pouvoir politique" et, où "l’étranger le plus déshérité et misérable" jouissait de droits civiques "tout aussi pleinement que les citoyens les plus riches et influents". Il avait bien sûr trouvé lui-même l’asile politique dans ces deux pays; en outre, le gouvernement américain, durant son séjour, avait refusé de l’extrader, ce qui avait convaincu l’ambassadeur russe, le baron Stoeckel, que la république américaine ne cessera jamais "de protéger les révolutionnaires". Alors qu’il était à Boston, assez curieusement, Bakounine avait fait une première déclaration de citoyenneté américaine, l’équivalent de l’obtention de ses "premiers papiers". "Il n’a probablement jamais envisagé sérieusement de demander la citoyenneté américaine " a remarqué Martin Kennard, "et cependant, avec la vague idée d’une telle éventualité ou d’un tel intérêt à long terme pour lui, il en a fait la demande préalable et l’a dûment enregistrée à Boston." Et durant les dernières années de sa vie, alors qu’il vivait en Suisse, il reparla d’émigrer en Amérique et de se faire naturaliser américain.

Avec le recul sur son séjour américain, Bakounine se souvenait d’une société dans la quelle les travailleurs ne mourraient pas de faim et étaient "mieux payés" que leurs semblables en Europe. "L’antagonisme de classe", écrit il "n’y existe presque pas encore," car "tous les ouvriers sont des citoyens", faisant partie ‘un "seul corps politique", et l’éducation est "largement répandue parmi les masses". Ces avantages, disait il, avaient leur origine dans le "traditionnel esprit de liberté" qu’avaient importé avec eux d’Angleterre les premiers colons, et, en même temps que le principe "d’indépendance individuelle et d’autonomie [self-government] communale et provinciale", l’avait transplanté dans un milieu sauvage délivré "des obsessions du passé". Par conséquent, en moins d’un siècle, l’Amérique avait été capable de "rattraper et même de surpasser la civilisation européenne" et d’offrir "une liberté qui n’existe nulle part ailleurs".

Selon Bakounine, L’Amérique devait ses "progrès extraordinaires" et sa "prospérité enviable" à ses "immenses étendues de terres fertiles" et à sa "grande richesse territoriale". A cause de cette abondance, disait il, des centaines de milliers de pionniers étaient intégrés chaque année et un ouvrier au chômage ou mal payé pouvait toujours , en dernier ressort, "émigrer au far west" (en anglais) et se mettre à défricher un bout de terrain pour le cultiver. La représentation de Bakounine des étendues sauvages américaines avait peut-être été modelée en partie par les histoires de Fenimore Cooper; et il y eut des moments, en prison notamment, où il avait aspiré à mener la vie d’un montagnard de l’Ouest. Sa Confession à Nicolas Ier, écrite dans la forteresse Pierre et Paul en 1851, contient un passage frappant à ce sujet :

"Il y a toujours eu dans ma nature un défaut fondamentale : un amour pour le fantastique, pour l’insolite, pour l’inconnu des aventures, pour les entreprises qui ouvrent de vastes horizons, dont l’issue ne peut être prévisible. [...] La plupart des hommes recherchent la tranquillité qu’ils considèrent comme le plus grand bienfait. Chez moi, au contraire, elle ne m’apporte que le désespoir. Mon esprit est en perpétuelle agitation, avide d’action de mouvement et de vie. J’aurais du naître quelque part dans les forêts américaines, parmi les pionniers de l’Ouest, où la civilisation vient tout juste de commencer à s’épanouir et où la vie est une lutte sans fin contre des peuples indomptés, une nature sauvage, et non sous la forme d’une société civile organisée. Et si le destin m’avait fait marin dans ma jeunesse, Je serai probablement aujourd’hui une personne respectable , sans aucune opinion politique, et ne recherchant pas d’autres aventures et tempêtes que celles de la mer"

Bakounine,cependant, n’était pas sans critiques envers l’Amérique. Le jour de son arrivée à San Francisco, il s’était déjà plaint auprès de Herzen et de Ogarev de la "banalité de la prospérité matérielle sans âme" et de la "vanité nationale infantile " qu’il avait découvert aux États-Unis. La guerre civile, pensait il, pourrait sauver l’Amérique et lui rendre son "âme perdue". "Il avait l’habitude d’affirmer", écrit Martin Kennard, "qu’après la guerre, l’Amérique deviendrait une grande puissance, plus personnalisée, si je puis dire, plus posée dans sa vie sociale, et que cette grande épreuve engendrerait de grands hommes, plus grands qu’elle n’en avait jamais connu." Néanmoins, Bakounine pensait que la situation privilégiée de l’Amérique n’était que temporaire. Car ces dernières années avaient vu le surpeuplement de villes comme New York, Philadelphie et Boston par des "masses d’ouvriers prolétaires", qui commençaient à connaître une situation "analogue à celle des ouvriers des grands pays industriels d’Europe. Et donc, "nous voyons en fait la question sociale défier les États du Nord de la même façon qu’elle nous a défié bien auparavant." D’ici peu, le travailleur américain ne sera pas mieux payé que son semblable européen, victime de la rapacité du capitalisme et du pouvoir politique centralisé. Aucun état, insistait Bakounine, aussi démocratique fut il, ne pouvait aller de l’avant "sans le travail forcé des masses ", qui était "absolument nécessaire aux loisirs, à la liberté et à la civilisation des classes politiques : les citoyens. Sur ce point, pas même les États-Unis d’Amérique du Nord ne peuvent faire exception pour l’instant."

Même si Bakounine continuait à préférer le système démocratique des États-Unis, d’Angleterre et de Suisse au despotisme de la plupart des autres pays, sa critique du gouvernement en général s’est amplifiée avec les années. "Que constatons nous en fait dans tous les états, d’hier et d’aujourd’hui, même parmi ceux dotés des institutions les plus démocratiques tels que les États-Unis d’Amérique du Nord et la Suisse?" demandait il en 1867. "l’auto-gouvernement des masses reste une fiction dans la plupart des cas, malgré l’affirmation que le peuple détient tout le pouvoir." le gouvernement représentative, ajoutait il, ne bénéficie qu’aux classes aisées et le suffrage universel n’est qu’un outil de la bourgeoisie, alors que les masses ne sont "souveraines" qu’en droit, pas dans les faits". Car des "minorités ambitieuses", les "chasseurs de pouvoir politique", sortent des rangs "en courtisant le peuple, en flattant leurs passions capricieuses, qui par moment peuvent se révéler foncièrement mauvaises, et, dans la plupart des cas, en le décevant". Tout en préférant donc une république, "Nous devons reconnaître néanmoins et affirmer que, quelle que soit la forme du gouvernement, aussi longtemps que la société humaine continuera à être divisée en différentes classes, en raison de l’inégalité héréditaire de situation sociale, de richesse, d’éducation et de droits, il existera toujours un gouvernement de classe et l’exploitation inévitable de la majorité par la minorité"

Ces thèmes reviennent souvent dans les écrits ultérieurs de Bakounine. Dans Dieu et l’état en 1871, il souligne que même les régimes parlementaires élus au suffrage universel dégénèrent rapidement en " une sorte d’aristocratie politique ou d’oligarchie. Voyez les États-Unis d’Amérique et la Suisse." Dans L’Empire Knouto-Germanique Empire et la Révolution Sociale, un ouvrage inachevé dont Dieu et l’État est une partie, il souligne de nouveau que même "dans les pays les plus démocratiques, tels que les États-Unis d’Amérique et la Suisse", l’état représente un instrument " des privilèges d’une minorité et l’assujettissement pratique d’une vaste majorité ". Et à nouveau dans Étatisme et Anarchie publié en 1873, il écrit que, aux États-Unis, "une classe particulière, totalement bourgeoise de soi-disant politiciens ou revendeurs politiques, dirige toutes les affaires, alors que la masse des ouvriers vit dans des conditions aussi misérables que dans les états monarchiques".

Durant les dernières années de sa vie, Bakounine désespérait de tout progrès immédiat. Il écrivait en 1875 à Elisée Reclus, le géographe et anarchiste français, que "le mal avait triomphé partout", que ce soit avec la restauration de la monarchie espagnole, Bismarck à la tête d’un état allemand naissant, l’église catholique encore riche et puissante dans une grande partie du monde, l’Angleterre chancelante, la dégénérescence de l’Europe dans son ensemble "et plus loin de nous, la république modèle des États-Unis d’Amérique flirtant déjà avec la dictature militaire. Pauvre humanité!" La seule issue à cet "égout" selon les termes de Bakounine était "une immense révolution sociale", qui ne pourrait jaillir que d’une guerre mondiale. "Tôt ou tard", disait il, "ces énormes états militaires devront se détruire et s’entre-dévorer. Mais quelle perspective!"

III


Durant son bref séjour aux États-Unis, Bakounine ne laissa aucune empreinte visible sur les mouvements révolutionnaires et ouvriers , qui étaient dans une phase embryonnaire de développement. La International Working Men's Association, par exemple, ne fut fondée qu’en 1864, et sa première section américaine en 1867 seulement. Bakounine lui-même ne devint membre de l’Internationale qu’en 1868, après quoi, son influence s’étendit rapidement. Au début des années 1870, au plus fort de son conflit avec Marx,il pouvait compter sur le soutien solide de la branche américaine, qui était loin d’être une organisation exclusivement marxiste, comme les historiens la décrivent souvent.

Entre 1870 et 1872, Des sections fédérales de l’Internationale étaient établies à New York, Boston et d’autres villes américaines. A New York, par exemple, les Sections 9 et 12 avaient été organisées par des libertaires en vue comme William West, Victoria Woodhull, sa sœur Tennessee Claflin, et Stephen Pearl Andrews, qui saluait Bakounine comme un "un théoricien profond, un génie authentique, un érudit et un philosophe". William B. Greene, le principal disciple américain de Proudhon, avait aidé à commencer une section libertaire de l’Internationale à Boston, pendant que son collègue Ezra Heywood prenait la parole dans des réunions internationalistes à New York et dans d’autres villes. En 1872, Heywood créa une revue mensuelle, The Word, à Princeton, Massachusetts, un des premiers journaux américains à publier les écrits de Bakounine. Avec Woodhull & Claflin's Weekly à New York, The Word devint l’organe officieux de l’aile libertaire de l’Internationale aux États-Unis, défendant les principes du socialisme décentralisé et critiquant le Conseil Général pour son orientation autoritaire. "Il n’est pas plaisant de voir le Dr. Marx et d’autres dirigeants de cette grande fraternité en plein essor pencher autant vers des méthodes autoritaires", déclarait The Word en mai 1872. "Soyons gouvernés par les lois de la nature en attendant de pouvoir faire mieux. Si l’Internationale triomphait, cela serait vrai aussi de son idée phare — l’association volontaire au service de notre humanité commune.". En plus de ces groupes américains autochtones, un certain nombre de sections de l’Internationale de langue étrangère (français particulièrement) adhérèrent à son aile bakouniste plutôt que marxiste. C’était le cas de la Section 2 de New York (composée en partie de réfugiés de la Commune de Paris), de la Section 29 de Hoboken, New Jersey, et de la Section 42 de Paterson, New Jersey, une ville qui devait bientôt apparaître comme un bastion anarchiste majeur. Bakounine avaient des partisans supplémentaires au sein de la communauté icarienne 2 de Corning, Iowa, où son portrait ornait la salle commune.

Malgré l’exclusion de Bakounine de l’Internationale en 1872, son influence continua à croître des deux côtés de l’Atlantique. Elle ne déclina pas non plus après sa mort en 1876. Durant les années 1880, au contraire, ses écrits commencèrent à être publiés aux États-Unis, faisant une forte impression sur les mouvements anarchistes et socialistes émergents. Ce fut un jeune anarchiste de la Nouvelle Angleterre, Benjamin R. Tucker, qui fit le plus pour publier les idées de Bakounine en Amérique du Nord. En 1872, Tucker était un jeune étudiant du Massachusetts Institute of Technology de 18 ans lorsqu’il assista à sa première réunion anarchiste à Boston. Là, il rencontra Ezra Heywood, William Greene et Josiah Warren (le "père" de l’anarchisme américain),qui l’impressionnèrent tant qu’il se convertit à leur cause pour sa vie durant. Après avoir travaillé comme éditeur associé de The Word au milieu des années 1870, Tucker fonda son propre journal, Liberty, qu’il dirigea de 1881 à 1908, supplantant The Word comme organe principal de l’anarchisme individualiste aux États-Unis.

Comme les hôtes de Bakounine à Boston vingt ans auparavant, Tucker éprouvait une grande sympathie pour le peuple et le mouvement révolutionnaire russes. Dans le premier numéro de Liberty (8 août 1881) la page une affichait un portrait de Sophia Perovskaya, qui un peu plus tôt cette année là, avait été pendue pour sa participation dans l’assassinat de Alexandre II. Sous ce portrait, un poème émouvant de Joaquin Miller, "Sophie Perovskaya, Héroïne Martyrisée de la Liberté, Pendue le 15 avril 1881, Pour Avoir Aidé Le Monde à Se débarrasser d’un Tyran". Dans le même numéro, Tucker salua l’associé de Perovskaya, Lev Hartmann, qui était venu en Amérique comme envoyé de People's Will, [Narodnaya Volya] comme "un bon écrivain, un travailleur héroïque, un grand homme". Le numéros suivants de Liberty contenaient des nouvelles de révolutionnaires russes exilés en Europe de l’Ouest ou bannis en Sibérie par Alexandre III. En plus de Perovskaya, Tucker louait de "remarquables exemples de femmes nihilistes" comme Vera Zasulich, Vera Figner et Sophia Bardina. En janvier 1882, il publia un appel de la Société de la Croix Rouge de People's Will, signé par Zasulich et Peter Lavrov, qui, disait Tucker, "parle d’autorité des meilleurs aspect de la vie en Russie". Il devint lui même le représentant de la branche américaine de la Société et commença une collecte de fonds dans Liberty, envoyant l’argent recueilli à Nicholas Chaikovsky à Londres.

A part Bakounine, Tucker publia des populistes et révolutionnaires célèbres comme Chernyshevsky et Tolstoï, Kropotkine et Stepniak, Korolenko et Gorki. Ce fut Tucker qui (travaillant à partir d’une édition française puisqu’il n’avait aucune notion de russe) produisit la première traduction anglaise de What Is To Be Done? de Chernyshevky, qualifiant l’auteur de "martyr-héros de la révolution moderne".67 En 1890, Tucker publia The Kreutzer Sonata de Tolstoï ,traduit une fois encore du français, ainsi qu’une critique du livre de N. K. Mikhailovsky, traduite du russe par Victor S. Yarros (Yaroslavsky), un ancien Narodnik de Kiev qui était l’éditeur associé de Liberty En plus de tout cela, Tucker traduisit deux des essais les plus célèbres de Pierre Kropotkine, "Order and Anarchy" et "Law and Authority", à partir du journal suisse Le Révolté. Il publia aussi des informations sur l’expulsion de Suisse de Kropotkine en 1881 et sur son procès à Lyon en 1883 (déplorant le "sort cruel de Kropotkine et des ses camarade", condamnés à de longues peines d’emprisonnement) ainsi que "The Wife of Number 4237" de Sophia Kropotkine (traduit du français par Sarah E. Holmes, une collaboratrice de Liberty), basé sur son expérience avec son mari à la prison de Clairvaux. Tucker, en outre, fit appel à Kropotkine lorsque le prince anarchiste se rendit aux États-Unis pour une tournée de conférences en 1897.

La première mention de Bakounine dans les colonnes de Liberty apparut le 12 novembre 1881, lorsque Tucker annonça qu’il avait obtenu une photographie du "grand révolutionnaire" qu’il mettait en vente au prix de cinquante cents l’exemplaire. Deux semaines après, une photogravure apparaissait sur la première page de Liberty, sous-titrée "Michel Bakounine: Révolutionnaire Russe , Père du Nihilisme et Apôtre de l’Anarchie". Elle était accompagnée d’une ébauche biographique rassemblée par Tucker à partir de sources allemandes et françaises. Tucker écrivait de Bakounine : "Nous sommes prêts à parier que l’histoire à l’avenir l’élèvera aux plus hauts rangs des sauveurs sociaux de l’humanité. Son grand visage et sa tête imposante parle d’eux-mêmes quant à son énergie débordante, son caractère ambitieux et la noblesse innée de l’homme. Nous devrions estimer comme un des plus grands honneurs de notre vie de l’avoir connu personnellement et d’avoir eu la grande chance de parler avec l’un de ceux qui le connaissait intimement, lui et l’essence et la portée de ses pensées et de ses aspirations."

La plus grande contribution de Tucker à la familiarisation des lecteurs américains avec Bakounine fut sa traduction de God and the State, son ouvrage le plus célèbre. L’édition originale française était apparue en 1882, avec une préface de deux de ses disciples les plus fervents, Carlo Cafiero et Elisée Reclus. Tucker commença à le vendre (vingt cents l’exemplaire) dès qu’il reçut la première cargaison arrivant de Genève. A peine un an plus tard, en septembre 1883, il publia sa traduction anglaise, avec la préface de Cafiero et Reclus. Le livre connut un grand succès et fut réédité une dizaine de fois au moins, devenant l’ouvrage de Bakounine le plus lu et fréquemment cité, une distinction dont il jouit encore près d’un siècle plus tard. Au milieu de son travail de traduction de God and the State, Tucker apprit qu’une autre anarchiste de Boston, Marie Le Compte, (d’origine française, elle se présentait comme "Miss Le Compte, Prolétaire") préparait de son côté une traduction à Berne ,en Suisse, où Bakounine est enterré. La traduction de Miss Le Compte fut publiée en feuilleton dans Truth, (mentionné plus bas) en 1883 et 1884, mais ce fut la traduction de Tucker qui devint le critère de la version anglaise, réapparaissant les décennies suivantes en plusieurs éditions aux États-Unis et en Angleterre.Tucker publia, en outre, un autre ouvrage important de Bakounine, The Political Theology of Mazzini and the International, traduit du français par Sarah E. Holmes et publié par épisodes dans Liberty en 1886 et 1887.

Qu’un anarchiste individualiste et "philosophique" comme Tucker ait été le chef de file américain des commentateurs de Bakounine, un apôtre du collectivisme et de la révolution, découle de leur dévouement commun à la liberté et leur rejet de l’autorité coercitive, qu’elle soit religieuse ou séculaire, économique ou politique. Il n’est cependant pas surprenant que Bakounine comptât ses principaux partisans parmi ceux qui, contrairement à l’école tuckerienne, partageaient ses convictions révolutionnaires et communistes. Un exemple en fut le groupe autour de The An-archist, une "revue socialiste révolutionnaire" publiée par Edward Nathan Ganz à Boston en 1881, dont deux numéros seulement parurent, la seconde étant saisie par la police. Un autre exemple était le journal de San Francisco Truth ("Un Journal pour les Pauvres"), organe de la International Workmen's Association, fondé par Burnette G. Haskell. Plus encore, l’esprit de Bakounine pénétra le Chicago Alarm, avec son intérêt particulier pour les chômeurs et déshérités. Édite par Albert R.Parsons, le martyr de Haymarket, The Alarm vendit des exemplaires de God and the State (et de Underground Russia de Stepniak) et publia des extraits du Catechism of a Revolutionary de Bakounine/Nechaev3 Un autre journal avec un fort parfum bakounien était le New York Solidarity, qui parut dans les années 1890. Son éditeur, John H. Edelmann, architecte de profession et hôte de Kropotkine durant son séjour en 1897, était devenu anarchiste après avoir étudié Bakounine "dont il révérait la mémoire".

Avec le flux d’immigrants à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, le mouvement anarchiste révolutionnaire reçut un nouveau contingent de recrues. A partir des années 1880, les écrits de Bakounine furent traduits en de nombreuses langues européennes – allemand, tchèque, russe, yiddish, italien, espagnol — par des groupes anarchistes nouvellement formés. Une fois encore, God and the State fut l’ouvrage le plus distribué et populaire. Une traduction allemande, par Moritz A. Bachmann, apparut à Philadelphie en 1884, à peine un an après la version anglaise de Tucker,et fut ensuite publié en feuilleton dans le Freiheit de Johann Most, avec un long article biographique sur Bakounine. Ensuite, apparurent des éditions en tchèque, russe et yiddish, en même temps que d’autres écrits de Bakounine dans toute une série de journaux anarchistes en différentes langues et lieux.

Bakounine, il va sans dire, exerçait une influence particulièrement forte sur le mouvement anarchiste russe qui émergeait en Amérique du Nord après le tournant du siècle. Des porte-paroles de la Anarchist Red Cross et de la Union of Russian Workers in the United States and Canada s’activaient pour répandre les idées de Bakounine, dont des extraits d’ouvrages furent publiés dans Gobs Truda, l’organe de la Union of Russian Workers, et de son successeur, Khleb i Volia, dont le bandeau de la une reproduisait sa célèbre maxime "La passion de la destruction est aussi une passion créative." Après la première guerre mondiale, les ouvrages de Bakounine furent rassemblés pour être publiés sous forme de livres, mais durant l’hystérie de la "Chasse aux Rouges" de 1919-20, le mouvement anarchiste russe fut démantelé et ses dirigeants emprisonnés ou déportés, si bien que le premier volume seulement, de toute une série prévue, fut édité.

Les années de guerre et la décennie précédente constituèrent la dernière période durant laquelle Bakounine connut une audience significative en Amérique avant une éclipse de près de cinquante années. A cette époque d’effervescence industrielle, l’idée de Bakounine selon laquelle une fédération libre de syndicats constitueraient "les germes vivants du nouvel ordre social, qui doit remplacer le monde bourgeois", fit une forte impression sur les anarcho-syndicalistes et sur les Industrial Workers of the World, fondés en 1905 à Chicago. Inspiré par des idées similaires, un Institut Bakounine fut créé en 1913 près de Oakland, Californie, par un révolutionnaire indien Har Dayal. Et en mai 1914, le centième anniversaire de la naissance de Bakounine fut célébré au Webster Hall à New York, où une audience de 2 000 personnes écoutèrent des éloges funèbres prononcées par Alexander Berkman, Harry Kelly et Hippolyte Havel en anglais, Bill Shatoff en russe et Saul Yanovsky en Yiddish.

Mais les répressions anti-radicales durant et après la guerre désorganisèrent les anarchistes, leur infligeant un coup dont ils ne devaient jamais se remettre. Croupissant en prison, une victime célèbre de la "Chasse aux Rouges", Bartolomeo Vanzetti,réfléchissait au destin similaire de Bakounine: "Bakounine, un géant vigoureux comme il était, - mourut à 62 ans — tués par les prisons, l’exile et la lutte". Durant la décennie de l’entre-deux guerres, l’influence de Bakounine déclina rapidement. Même si des extraits épars de ses écrits continuaient à apparaître dans des publications anarchistes — par exemple, dans The Road to Freedom et Vanguard à New York, et dans Man! à San Francisco —, ses livres et pamphlets furent épuisés et de plus en plus difficiles à trouver. Gregory Maximoff, un réfugié de la dictature bolchevique, fit plus que quiconque pour garder en vie les idées de Bakounine, notamment dans Delo Truda et Delo Truda — Probuzhdenie, qu’il a publié à Chicago et New York jusqu’à sa mort en 1950.

Avec l’irruption de la Nouvelle Gauche dans les années 1960, Bakounine connut un remarquable renouveau. Auparavant, les lecteurs devaient se contenter de l’abrégé posthume de Maximoff , The Political Philosophy of Bakunin (1953), et de The Doctrine of Anarchism of Michael A. Bakunin (1955) de Eugene Pyziur. Désormais, des anthologies et biographies apparurent, et sur les campus de Berkeley à Columbia, le drapeau noir de l’anarchie se déploya à nouveau, orné de slogans de Bakounine. 4 Pour les jeunes radicaux de l’époque du Vietnam, "l’état providence" semblait donner raison aux prédictions les plus désespérantes de Bakounine, en même temps que ses formules appelant à l’auto-détermination et à l’action directe exerçaient un attrait toujours plus grand.Son message, après les leçons de la Russie, de l’Espagne et de la Chine, selon lequel l’émancipation sociale ne s’obtiendra que par des méthodes libertaires et non autoritaires et que le socialisme sans la liberté était la pire forme de tyrannie, se révélait d’une particulière pertinence. En 1976, l’année du bicentenaire américain, les anarchistes de New York commémorèrent le centième anniversaire de la mort de Bakounine, en proclamant les vertus de l’autogestion ouvrière, de la libération sexuelle, de l’égalité du droit à l’éducation et aux revenus, et la dissolution du pouvoir de l’état. Des rassemblements similaires eurent lieu à Zurich, Vienne et d’autres villes à travers le monde. Pour une nouvelle génération de rebelles, un siècle après la mort de Bakounine, sa vision était aussi vitale que jamais.

1. Handlin, "A Russian Anarchist", p. 107. diffère de Carr, Michael Bakunin, p. 261: "Bakounine n'a jamais acquis la moindre notion d'anglais parlé".
2 NDT Les communautés icariennes ont été fondés par Etienne Cabet (1788 – 1856), auteur d’un récit utopiste Voyages et Aventures de lord William Carisdall en Icarie (1840). Les premiers pionniers partirent du Havre en février 1848 et fondèrent la première communauté icarienne à Nauvoo (Illinois).
3 The Alarm, 23 janvier 1886. Bien que The Alarm attribue Le Catéchisme au seul Bakounine, la plupart des chercheurs modernes considèrent Nechaev comme le principal et peut-être le seul auteur.
4 NDT. Cette analyse est discutable. Si il y eut effectivement un fort esprit libertaire durant les années 60 aux Etats-Unis, peu de radicaux américains se revendiquaient d’un anarchisme historique. Le milieu étudiant, lui, et les Students for a Democratic Society – SDS, en particulier, furent rapidement infiltrés par les éléments marxistes-léninistes, ce qui entraina l’implosion du SDS avec notamment les délires avant-gardistes du Weather Underground.
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede bipbip » 29 Mai 2014, 23:53

Le 30 mai 2014 sera fEtE le 200e anniversaire de Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine (1814-1876),
illustre militant du mouvement de libération révolutionnaire russe et européen, philosophe
et un des fondateurs du mouvement anarchiste international.

A cette occasion , espace noir monte une exposition collective sur le thème
“bakounine aujourd’hui”

Cette expo sera plutôt légère, sans texte barbant mais avec plusieurs caricatures de Bakounine . Je dirais une expo pas poussiéreuse et ringarde et qui n'est pas forcément dédiée aux grands initiées de Michou.
On y verra des affiches du CIRA (Centre de recherche international de l'Anarchisme) basé à Lausanne,
ainsi que des contributions d'art contemporain de trois artistes :
. Nina Langensand, qui touchera aux questions de l'anarchisme, de l'autorité et du droit par un entretien avec son frère doctorant à l'université de Lucerne,
. Gwennael Fonteneau, illustrateur, refait le portrait de Bakounine
. Emmanuel Humbert, brode le visage de notre icône.

Vernissage le samedi 31 mai à 18h, bienvenue.
Espace Noir, 29 rue Francillon, 2610 St-Imier



Le 7 juin

Conférence/soupe/chorales

Salle Saint-Georges Saint-Imier, Congrès de la Fédération Anarchiste
17h Conférences de René Berthier et Edward Casteleton
Ateliers sur l’éducation populaire
Soupe collective
Espace Noir dès 20 h la chorale Cantamille et Julien et ses copains ( chants révolutionnaires )

http://www.espacenoir.ch/~ch/
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede bipbip » 06 Nov 2014, 14:11

Vendredi 7 novembre, Lyon

Débat autour du livre collectif L’Actualité de Bakounine

L’Actualité de Bakounine, présentée par P. Pelletier de la Fédération Anarchiste.
Organisé par la Fédération Anarchiste.

Lavoir Public, 4 impasse de Flesselles 69001 Lyon à 19h.

Présentation de L’ACTUALITÉ DE BAKOUNINE
Co-auteurs : Philippe Pelletier, Frank Mintz, René Berthier, Maurizio Antonioli, Gaetano Manfredonia, Jean-Christophe Angaut, Philippe Corcuff, Actualité de Bakounine 1814-2014, Éditions du Monde libertaire, 2014

La promotion par Bakounine d’un socialisme libertaire lui vaut l’opposition des socialistes autoritaires. Or, au cours du XXe siècle, celui-ci, qu’il soit social-démocrate ou stalinien, loin d’émanciper l’humanité du capitalisme et de l’État, l’a entraînée dans des impasses, souvent tragiques. La position bakouninienne reste encore d’actualité dans la mesure où, de nos jours, il n’y a jamais eu autant d’usines, d’ouvriers, de salariés, de travailleurs de la terre, d’employés, de précaires et de chômeurs dans le monde. Par

Soirée animée par Philippe Pelletier docteur en géographie depuis 1983, après une thèse intitulée Un paysage traditionnel confronté à la Haute-Croissance : impacts et recherche d’équilibre dans le Bassin de Nara (Japon) (soutenue à l’Université de Saint-Étienne).
Il enseigne ensuite à l’Université Lyon II, ainsi qu’à l’Institut d’études politiques de Lyon (Sciences-po Lyon). Il fut membre du Centre de recherches sur le Japon contemporain (à l’EHESS de Paris) avant d’intégrer l’Institut d’Asie orientale (à Lyon). Il est membre de l’UMR 5600 Environnement, Ville, Société. Son travail porte à la fois sur le paysage, l’insularité, la ville, l’environnement et la géographie politique.

http://rebellyon.info/Debat-autor-du-li ... tif-L.html
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede Pïérô » 30 Avr 2016, 11:32

Bakounine, communiste libertaire avant la lettre

Notre dette à l’égard de Michel Bakounine est multiple. Mais il en est une qui l’emporte sur toutes les autres. Les communistes libertaires de la fin du XXè siècle lui doivent surtout, bien au-delà de ses polémiques avec Marx, les dépassant à larges enjambées, d’avoir lu dans un avenir bien plus lointain ce que sera un jour le bolchevisme. Assurément, pour ce faire, il s’est montré excessif, souvent injuste, à l’égard de son contemporain, le fondateur du socialisme dit scientifique. Tout au plus certains traits autoritaires et entachés d’étatisme étaient-ils décelables chez Marx, tout en ne se manifestant encore qu’à l’état embryonnaire. Le coup de force du congrès de La Haye de 1872 qui exclut Bakounine de l’Internationale aggrave ces velléités. Bakounine, dans sa polémique, s’en prend moins à son rival qu’à l’État populaire (Volksstaat) des lassalliens et sociaux-démocrates, que Marx et Engels mirent trop de temps à désavouer.

Mais, ayant décelé l’embryon, Bakounine a eu la divination géniale de son excroissance future. Si bien que son éreintement démesuré et quelque peu tendancieux se trouvera justifié a posteriori quand il s’appliquera aux épigones abusifs de Marx. La prescience de Bakounine quant aux déviations perverses, avant de devenir monstrueuses, de ce qui prendra improprement le nom de « marxisme », mérite donc de notre part un grand coup de chapeau.

... http://www.socialisme-libertaire.fr/201 ... ettre.html
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede Pïérô » 08 Fév 2017, 22:13

Lettres sur le patriotisme de Michel Bakounine.

Ce texte, inachevé, regroupe neuf lettres adressées aux Compagnons de l’Association Internationale des Travailleurs du Locle et de la Chaux-de-Fonds et publiées dans le Progrès entre le 1 er mars et le 2 octobre 1869.

Bakounine s’attaque ici au patriotisme, qui constitue un obstacle à l’unité internationale des travailleurs. Selon lui, le patriotisme n’a jamais été une vertu populaire. Il est le produit de la combinaison de quatre éléments :

1°L’élément naturel ou physiologique ;
2° l’élément économique ;
3° l’élément politique ;
4° l’élément religieux ou fanatique.

Comme ce fut souvent le cas, Bakounine, pris dans le tourbillon de l’action révolutionnaire, ne put achever son texte. Seul le premier point sera développé, les
autres restant à l’état de projet.

La critique du patriotisme est fondée sur le matérialisme philosophique dont se réclame Bakounine. L’homme est une espèce animale et c’est par un long travail collectif qu’il s’humanise, s’éduque et s’extrait de l’animalité. Mais cette humanisation
n’est jamais achevée : il faut sans cesse lutter contre notre bestialité. En effet, toute la vie humaine de l’homme n’est rien qu’un combat incessant contre sa bestialité naturelle au profit de son humanité . C’est justement cette bestialité qui constitue le fondement naturel ou physiologique du patriotisme. Celui-ci n’est que l’expression la plus brutale de notre attachement à l’existence, de la lutte organique pour la survie : "Le patriotisme naturel est un fait purement bestial, qui se retrouve à tous les degrés de la vie animale et même, on pourrait dire jusqu’à un certain point, dans la vie végétale. Le patriotisme pris dans ce sens c’est une guerre de destruction, c’est la première expression humaine de ce grand et fatal combat pour la vie qui constitue tout le développement, toute la vie du monde naturel ou réel, combat incessant, entredévorement universel qui nourrit chaque individu, chaque espèce de la chair et du sang des in- dividus des espèces étrangères."

Cette passion naturelle se manifeste de deux manières : comme affirmation et comme négation. D’une part, affirmation du groupe le plus restreint auquel appartient la bête humaine, d’autre part, négation violente de tout ce qui est étranger :
c’est un attachement instinctif, machinal et complètement dénué de
critique pour des habitudes d’existence collectivement prises et héréditaires ou traditionnelles, et une hostilité tout aussi instinctive et machinale contre toute autre manière de vivre. C’est l’amour des siens et du sien et la haine de tout ce qui porte
un caractère étranger. Le patriotisme, c’est donc un égoïsme collectif d’un côté et la guerre de l’autre.

Le patriotisme, loin d’être une vertu, n’est donc que la manifestation de notre animalité : "le patriotisme que les poètes, les politiciens de toutes les écoles, les gouvernements et toutes les classes privilégiées nous vantent comme une vertu idéale et sublime, prend ses racines non dans l’humanité de l’homme, mais dans sa bestialité." Développer son humanité, c’est donc combattre, en soi et hors de
soi, cette tendance naturelle à la haine de ce qui nous est étranger : le patriotisme naturel est en raison inverse de la civilisation, c’est-à-dire du triomphe même de l’humanité dans les sociétés humaines. L’horreur instinctive de ce qui est étranger est d’autant plus énergique et plus invincible que celui qui l’éprouve a moins
pensé et compris, est moins homme.

La société pour laquelle nous luttons ne peut donc qu’être une société sans frontières et cette exigence doit être au cœur de notre combat : les prolétaires n’ont pas de patrie !

http://www.cla01.lautre.net/Lettres-sur ... iotisme-de
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede bipbip » 12 Fév 2017, 15:37

Michel Bakounine

Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier

https://fr.theanarchistlibrary.org/libr ... aint-imier
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede Pïérô » 15 Fév 2017, 00:32

Bakounine panslaviste ?

René Berthier

Il est d’usage de considérer que ce sont leurs options en matière de stratégie et d’organisation au sein de l’Internationale qui opposèrent Bakounine et Marx. Il n’est évidemment pas question de nier ces divergences, mais la matrice réelle de leur opposition n’est pas là mais dans la confrontation qui les opposa pendant la révolution de 1848-1849 en Europe centrale. Les conséquences de cette confrontation se répercutèrent vingt ans plus tard au sein de l’Association Internationale des Travailleurs et l’accusation – mensongère, cela va de soi – de « panslavisme » fut l’un des éléments à charge qui fut invoqué pour justifier son exclusion de l’Internationale.

... http://www.monde-nouveau.net/spip.php?article629
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Re: Michel Bakounine, 2014 200ème anniversaire de sa naissan

Messagede bipbip » 02 Avr 2017, 16:37

Michel Bakounine

Aux compagnons de l’Association Internationale des Travailleurs au Locle et à La Chaux-de-Fonds

Ce 23 février 1869 Neufchâtel

Amis et frères,

I

Avant de quitter vos montagnes, j’éprouve le besoin de vous exprimer encore une fois, par écrit, ma gratitude profonde pour la réception fraternelle que vous m’avez faite. N’est-ce pas une chose merveilleuse qu’un homme, un Russe, un ci-devant noble, qui jusqu’à cette dernière heure vous a été parfaitement inconnu, et qui a mis pour la première fois le pied dans votre pays, à peine arrivé, se trouve entouré de plusieurs centaines de frères ! Ce miracle ne peut plus être réalisé aujourd’hui que par l’Association Internationale des Travailleurs, et cela par une simple raison : elle seule représente aujourd’hui la vie historique, la puissance créatrice de l’avenir politique et social. Ceux qui sont unis par une pensée vivante, par une volonté et par une grande passion communes, sont réellement frères, lors même qu’ils ne se connaissent pas.

Il y eut un temps où la bourgeoisie, douée de la même puissance de vie et constituant exclusivement la classe historique, offrait le même spectacle de fraternité et d’union aussi bien dans les actes que dans la pensée. Ce fut le plus beau temps de cette classe, toujours respectable sans doute, mais désormais impuissante, stupide et stérile, à l’époque de son plus énergique développement. Elle fut ainsi avant la grande révolution de 1793 ; elle le fut encore, quoique à un moindre degré, avant les révolutions de 1830 et de 1848. Alors, la bourgeoisie avait un monde à conquérir, une place à prendre dans la société, et organisée pour le combat, intelligente, audacieuse, se sentant forte du droit de tout le monde, elle était douée d’une toute-puissance irrésistible : elle seule a fait contre la monarchie, la noblesse et le clergé réunis les trois révolutions.

A cette époque la bourgeoisie aussi avait créé une association internationale, universelle, formidable, la Franc-Maçonnerie.

On se tromperait beaucoup si l’on jugeait de la Franc-Maçonnerie du siècle passé, ou même de celle du commencement du siècle présent, d’après ce qu’elle est aujourd’hui. Institution par excellence bourgeoise, dans son développement, par sa puissance croissante d’abord et plus tard par sa décadence, la Franc-Maçonnerie a représenté en quelque sorte le développement, la puissance et la décadence intellectuelle et morale de la bourgeoisie. Aujourd’hui, descendue au triste rôle d’une vieille intrigante radoteuse, elle est nulle, inutile, quelquefois malfaisante et toujours ridicule, tandis qu’avant 1830 et surtout avant 1793, ayant réuni en son sein, à très peu d’exceptions près, tous les esprits d’élite, les cœurs les plus ardents, les volontés les plus fières, les caractères les plus audacieux, elle avait constitué une organisation active, puissante et réellement bienfaisante. C’était l’incarnation énergique et la mise en pratique de l’idée humanitaire du XVIIIe siècle. Tous ces grands principes de liberté, d’égalité, de fraternité, de la raison et de la justice humaines, élaborés d’abord théoriquement par la philosophie de ce siècle, étaient devenus au sein de la Franc-Maçonnerie des dogmes politiques et comme les bases d’une morale et d’une politique nouvelles, — l’âme d’une entreprise gigantesque de démolition et de reconstruction. La Franc-Maçonnerie n’a été rien [de] moins, à cette époque, que la conspiration universelle de la bourgeoisie révolutionnaire contre la tyrannie féodale, monarchique et divine. — Ce fut l’Internationale de la Bourgeoisie.

On sait que presque tous les acteurs principaux de la première Révolution ont été des Francs-Maçons, et que lorsque cette Révolution éclata, elle trouva, grâce à la Franc-Maçonnerie, des amis et des coopérateurs dévoués et puissants dans tous les autres pays, ce qui assurément aida beaucoup son triomphe. Mais il est également évident que le triomphe de la Révolution a tué la Franc-Maçonnerie, car la Révolution ayant comblé en grande partie les vœux de la Bourgeoisie en lui ayant fait prendre la place de l’aristocratie nobiliaire, la Bourgeoisie, après avoir été si longtemps une classe exploitée et opprimée, est devenue tout naturellement à son tour la classe privilégiée, exploitante, oppressive, conservatrice et réactionnaire, l’amie et le soutien le plus ferme de l’État. Après le coup d’État du premier Napoléon, la Franc-Maçonnerie était devenue, dans une grande partie du continent européen, une institution impériale.

La Restauration la ressuscita quelque peu. En se voyant menacée du retour de l’Ancien Régime, forcée de céder à l’Église et à la noblesse coalisées la place qu’elle avait conquise par la première révolution, la bourgeoisie était forcément redevenue révolutionnaire. Mais quelle différence entre ce révolutionnarisme réchauffé et le révolutionnarisme ardent et puissant qui l’avait inspirée à la fin du siècle dernier ! Alors la bourgeoisie avait été de bonne foi, elle avait cru sérieusement et naïvement aux droits de l’homme, elle avait été poussée, inspirée par le génie de la démolition et de la reconstruction, elle se trouvait en pleine possession de son intelligence, et dans le plein développement de sa force ; elle ne se doutait pas encore qu’un abîme la séparait du peuple ; elle se croyait, se sentait, elle était réellement la représentante du peuple. La réaction thermidorienne et la conspiration de Babeuf l’ont à jamais privée de cette illusion. — L’abîme qui sépare le peuple travailleur de la bourgeoisie exploitante, dominante et jouissante s’est ouvert, et il ne faut rien [de] moins que le corps de la bourgeoisie tout entière, toute l’existence privilégiée des bourgeois, pour le combler.

Aussi ne fut-ce plus la bourgeoisie tout entière, mais seulement une partie de la bourgeoisie qui se remit à conspirer après la Restauration, contre le régime clérical, nobiliaire et contre les rois légitimes.

Dans ma prochaine lettre, je vous développerai, si vous voulez bien me le permettre, mes idées sur cette dernières phase du libéralisme constitutionnel et du carbonarisme bourgeois.

II

J’ai dit dans mon article précédent que les tentatives réactionnaires, légitimistes, féodales et cléricales avaient fait revivre l’esprit révolutionnaire de la bourgeoisie, mais qu’entre cet esprit nouveau et celui qui l’avait animée avant 1793, il y avait une différence énorme. Les bourgeois du siècle passé étaient des géants en comparaison desquels les plus osants de la bourgeoisie de ce siècle n’apparaissent que comme des pygmées.

Pour s’en assurer, il n’y a qu’à comparer leurs programmes. Quel a été celui de la philosophie et de la la grande révolution du XVIIIe siècle ? Ni plus ni moins que l’émancipation intégrale de l’humanité tout entière ; la réalisation du droit et de la liberté réelle et complète pour chacun, par l’égalisation politique et sociale de tous ; le triomphe de l’humain sur les débris du monde divin ; le règne de la justice et de la fraternité sur la terre. — Le tort de cette philosophie et de cette révolution, c’était de n’avoir pas compris que la réalisation de l’humaine fraternité était impossible, tant qu’il existerait des États, et que l’abolition réelle des classes, l’égalisation politique et sociale des individus ne deviendra possible que par l’égalisation des moyens économiques, d’éducation, d’instruction, du travail et de la vie pour tous. On ne peut reprocher au XVIIIe [siècle] de n’avoir pas compris cela. La science sociale ne se crée et ne s’étudie pas seulement dans les livres, elle a besoin des grands enseignements de l’histoire, et il a fallu faire la révolution de 1789 et de 1793, il a fallu encore passer par les expériences de 1830 et de 1848, pour arriver à cette conclusion désormais irréfragable, que toute révolution politique qui n’a pas pour but immédiat et direct l’égalité économique n’est, au point de vue des intérêts et des droits populaires, qu’une réaction hypocrite et masquée.

Cette vérité si évidente et si simple était encore inconnue à la fin du XVIIIe siècle, et lorsque Babeuf vint poser la question économique et sociale, la puissance de la révolution était déjà épuisée. Mais il ne lui en reste pas moins l’honneur immortel d’avoir posé le plus grand problème qui ait jamais été posé dans l’histoire, celui de l’émancipation de l’humanité tout entière.

En comparaison de ce programme immense, voyons quel fut plus tard le programme du libéralisme révolutionnaire, à l’époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet ? La prétendue liberté constitutionnelle, une liberté bien sage, bien modeste, bien réglementée, bien restreinte, toute faite pour le tempérament amoindri d’une bourgeoisie à demi rassasiée et qui, lasse de combats et impatiente de jouir, se sentait déjà menacée, non plus d’en haut, mais d’en bas, et voyait [avec] inquiétude poindre à l’horizon, comme une masse noire, ces innombrables millions de prolétaires exploités, las de souffrir et se préparant aussi à réclamer leur droit.

Dès le début du siècle présent, ce spectre naissant, qu’on a plus tard baptisé du nom de spectre rouge, ce fantôme terrible du droit de tout le monde opposé aux privilèges d’une classe d’heureux, cette justice et cette raison populaire, qui, en se développant davantage, doivent réduire en poussière les sophismes de l’économie, de la jurisprudence, de la politique et de la métaphysique bourgeoises, devinrent, au milieu des triomphes modernes de la bourgeoisie, ses trouble-fête incessants, les amoindrisseurs de sa confiance, de son courage et même de son esprit.

Et pourtant, sous la Restauration, la question sociale était encore à peu près inconnue, ou pour mieux dire, oubliée. Il y avait bien quelques grands rêveurs isolés, tels que Saint-Simon, Robert Owen, Fourier, dont le génie ou le grand cœur avaient deviné la nécessité d’une transformation radicale de l’organisation économique de la société. Autour de chacun [d’eux] se groupaient un petit nombre d’adeptes dévoués et ardents, formant autant de petites églises, mais aussi ignorés que les Maîtres, et n’exerçant aucune influence au dehors. Il y avait eu en outre encore le testament communiste de Babeuf, transmis par son illustre compagnon et ami, Buonarroti, aux prolétaires les plus énergiques, au moyen d’une organisation populaire et secrète. Mais ce n’était alors qu’un travail souterrain, dont les manifestations ne se firent sentir que plus tard, sous la monarchie de Juillet, et qui sous la Restauration ne fut aucunement aperçu par la classe bourgeoise. — Le peuple, la masse des travailleurs restait tranquille et ne revendiquait encore rien pour elle-même.

Il est clair que si le spectre de la justice populaire avait une existence quelconque à cette époque, ce ne pouvait être que dans la mauvaise conscience des bourgeois. D’où venait-elle, cette mauvaise conscience ? Les bourgeois qui vivaient sous la Restauration étaient-ils, comme individus, plus méchants que leurs pères qui avaient fait la Révolution de 1789 et de 1793 ? Pas le moins du monde. C’étaient à peu près les mêmes hommes, mais placés dans un autre milieu, dans d’autres conditions politiques, enrichis d’une nouvelle expérience, et par conséquent ayant une autre conscience.

Les bourgeois du siècle dernier avaient sincèrement cru qu’en s’émancipant eux-mêmes du joug monarchique, clérical et féodal, ils émancipaient avec eux tout le peuple. Et cette naïve et sincère croyance fut la source de leur audace héroïque et de toute leur puissance merveilleuse. — Ils se sentaient unis à tout le monde et marchaient à l’assaut portant en eux la force, le droit [de] tout le monde. Grâce à ce droit et à cette puissance populaire qui s’étaient pour ainsi dire incarnés dans leur classe, les bourgeois du siècle dernier purent escalader et soumettre cette forteresse du pouvoir politique, que leurs pères avaient convoitée pendant tant de siècles. Mais au moment même où il y plantaient leur bannière, une lumière nouvelle se faisait dans leur esprit. Dès qu’ils eurent conquis le pouvoir, ils commencèrent à comprendre qu’entre leurs intérêts, ceux de la classe bourgeoise, et les intérêts des masses populaires, il n’y avait plus rien de commun, qu’il y avait au contraire opposition radicale et que la puissance et la prospérité exclusives de la classe des possédants ne pouvaient s’appuyer que sur la misère et sur la dépendance politique et sociale du prolétariat.

Dès lors, les rapports de la bourgeoisie et du peuple se transformèrent d’une manière radicale, et avant même que les travailleurs aient compris que les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore plus par nécessité que par mauvaise volonté, les bourgeois étaient déjà arrivés à la conscience de cet antagonisme fatal. — C’est ce que j’appelle la mauvaise conscience des bourgeois.

III

La mauvaise conscience des bourgeois, ai-je dit, a paralysé, dès le commencement de ce siècle, tout le mouvement intellectuel et moral des bourgeois. Je me corrige, et je remplace ce mot : paralysé, par cet autre : dénaturé. Car il serait injuste de dire qu’il y a eu paralysie ou absence de mouvement dans un esprit qui, passant de la théorie à l’application des sciences positives, a créé tous les miracles de l’industrie moderne, les bateaux à vapeur, les chemins de fer et le télégraphe, d’un côté ; et [qui,] de l’autre, en mettant au jour une science nouvelle, la statistique, et en poussant l’économie politique et la critique historique du développement de la richesse et de la civilisation des peuples jusqu’à leurs derniers résultats, a jeté les bases d’une philosophie nouvelle, — le socialisme, qui n’est autre chose, au point de vue des intérêts exclusifs de la bourgeoisie, qu’un sublime suicide, la négation même du monde bourgeois.

La paralysie n’est survenue que plus tard, depuis 1848, alors qu’épouvantée des résultats de ses propres travaux, la bourgeoisie s’est rejetée sciemment en arrière, et que pour conserver ses biens, renonçant à toute pensée et à toute volonté, elle s’est soumise à des protecteurs militaires et s’est donnée corps et âme à la plus complète réaction. Depuis cette époque, elle n’a plus rien inventé, elle a perdu, avec le courage, la puissance même de sa création. Elle n’a plus même la puissance ni l’esprit de la conservation, car tout ce qu’elle a fait et ce qu’elle fait pour son salut la pousse fatalement vers l’abîme.

Jusqu’en 1848, elle était encore pleine d’esprit. Sans doute, cet esprit n’avait plus cette sève vigoureuse qui du XVIe au XVIIIe siècle lui avait fait créer un monde nouveau. Ce n’était plus l’esprit héroïque d’une classe qui avait eu toutes les audaces parce qu’il lui avait fallu tout conquérir. C’était l’esprit sage et réfléchi d’un nouveau propriétaire qui, après avoir conquis un bien ardemment convoité, devait maintenant le faire prospérer et [le faire] valoir. Ce qui caractérise surtout l’esprit de la bourgeoisie dans la première moitié de ce siècle, c’est une tendance presque exclusivement utilitaire.

On lui en a fait un reproche, et à tort. Je pense au contraire qu’elle a rendu un dernier grand service à l’humanité, en prêchant, encore plus par son exemple que par ses théories, le culte, ou pour mieux dire, le respect des intérêts matériels. Au fond, ces intérêts ont toujours prévalu dans le monde, mais ils s’y étaient produits jusque-là sous la forme d’un idéalisme hypocrite ou malsain, qui les avait précisément transformés en intérêts malfaisants ou iniques.

Quiconque s’est un peu occupé d’histoire n’a pu manquer de s’apercevoir qu’au fond des luttes religieuses et théologiques, il y a toujours quelque grand intérêt matériel. Toutes les guerres de races, de nations, d’États et de classes, n’ont jamais eu d’autre but que la domination, condition et garantie nécessaires de la jouissance et de la possession. L’histoire humaine, considérée à ce point de vue, n’est rien que la continuation de ce grand combat pour la vie, qui, d’après Darwin, constitue la loi fondamentale de la nature organique.

Dans ce monde animal, ce combat se fait sans idées et sans phrases, il est aussi sans solution : tant que la terre existera, le monde animal s’entre-dévorera. C’est la condition naturelle de sa vie. — Les hommes, animaux carnivores par excellence, ont commencé leur histoire par l’anthropophagie. — Ils tendent aujourd’hui à l’association universelle, à la production et à la jouissance collectives.

Mais, entre ces deux termes, quelle tragédie sanglante et horrible ! Et nous n’en avons pas encore fini avec cette tragédie. — Après l’anthropophagie est venu l’esclavage, après l’esclavage le servage, après le servage, le salariat, auquel doit succéder d’abord le jour terrible de la justice, et plus tard, beaucoup plus tard, l’ère de la fraternité. — Voilà les phases par lesquelles le combat animal pour la vie se transforme graduellement, dans l’histoire, en l’organisation humaine de la vie.

Et au milieu [de] cette lutte fratricide des hommes contre des hommes, dans cet entre-dévorement mutuel, dans cet asservissement et dans cette exploitation des uns par les autres qui, changeant de noms et de formes, se sont maintenus à travers tous les siècles jusqu’à nos jours, la religion, quel rôle a-t-elle joué ? — elle a toujours sanctifié la violence, et l’a transformée en droit. Elle a transporté dans un ciel fictif l’humanité, la justice et la fraternité, pour laisser sur la terre le règne de l’iniquité et de la brutalité. Elle a béni les brigands heureux, et pour les rendre encore plus heureux, elle a prêché la résignation et l’obéissance à leurs innombrables victimes, — les peuples. Et plus l’idéal qu’elle adorait dans le ciel semblait sublime, plus la réalité de la terre devenait horrible. Car c’est le caractère propre de tout idéalisme, tant religieux que métaphysique, de mépriser le monde réel, et, tout en le méprisant, de l’exploiter, — d’où il résulte que tous idéalisme engendre nécessairement l’hypocrisie.

L’homme est matière et ne peut pas impunément mépriser la matière. Il est un animal et ne peut détruire son animalité ; mais il peut et doit la transformer et l’humaniser par la liberté, c’est-à-dire par l’action combinée de la justice et de la raison, qui à leur tour n’ont de prise sur elle que parce qu’elles en sont les produits et la plus haute expression. Toutes les fois au contraire que l’homme a voulu faire abstraction de son animalité, il en est devenu le jouet et l’esclave, et le plus souvent même le serviteur hypocrite, — témoins les prêtres de la religion la plus idéale et la plus absurde du monde : le christianisme.

Comparez leur obscénité bien connue avec leur serment de chasteté ; comparez leur convoitise insatiable avec leur doctrine de renoncement aux biens de ce monde, et avouez qu’il n’existe pas d’êtres aussi matérialistes que ces prêcheurs de l’idéalisme chrétien. A cette heure même, quelle est la question qui agite le plus toute l’Église ? — C’est la conservation de ces biens de l’Église, que menace de confisquer partout aujourd’hui cette autre Église, expression de l’idéalité politique, l’État.

L’idéalisme politique n’est ni moins absurde, ni moins pernicieux, ni moins hypocrite que l’idéalisme de la religion, dont il n’est d’ailleurs qu’une forme différente, l’expression ou l’application mondaine et terrestre. L’État est le frère cadet de l’Église — et le patriotisme, cette vertu et ce culte de l’État, n’est qu’un reflet du culte divin.

L’homme vertueux, selon les préceptes de l’école idéale, religieuse et politique à la fois, doit servir Dieu et se dévouer à l’État. Telle est la doctrine dont l’utilitarisme bourgeois, dès le début de ce siècle, a commencé à faire justice.

IV

Qu’est-ce que l’État ? C’est, nous répondent les métaphysiciens et les docteurs en droit, c’est la chose publique ; les intérêts, le bien collectif et le droit de tout le monde, opposés à l’action dissolvante des intérêts et des passions égoïstes de chacun. C’est la justice et la réalisation de la morale et de la vertu sur la terre. Par conséquent il n’est point d’acte plus sublime ni de plus grand devoir pour les individus, que de se dévouer, de se sacrifier, et au besoin de mourir pour le triomphe, pour la puissance de l’État.

Voilà en peu de mots toute la théologie de l’État. Voyons maintenant si cette théologie politique, de même que la théologie religieuse, ne cache pas sous de très belles et de très poétiques apparences, des réalités très communes et très sales.

Analysons d’abord l’idée même de l’État, telle que nous la représentent ses prôneurs. C’est le sacrifice de la liberté naturelle et des intérêts de chacun, individus aussi bien qu’unités collectives, comparativement petites : associations, communes et provinces, — aux intérêts et à la liberté de tout le monde, à la prospérité du grand ensemble. Mais ce tout le monde, ce grand ensemble, qu’est-il en réalité ? C’est l’agglomération de tous les individus et de toutes les collectivités humaines plus restreintes qui le composent. Mais du moment que pour le composer et pour s’y coordonner, tous les intérêts individuels et locaux doivent être sacrifiés, le tout, qui est censé les représenter, qu’est-il en effet ? Ce n’est pas l’ensemble vivant, laissant respirer chacun à son aise et devenant d’autant plus fécond, plus puissant et plus libre que plus largement se développent en son sein la pleine liberté et la prospérité de chacun ; ce n’est point la société humaine naturelle, qui confirme ou augmente la vie de chacun par la vie de tous ; — c’est, au contraire, l’immolation de chaque individu comme de toutes les associations locales, l’abstraction destructive de la société vivante, la limitation, ou pour mieux dire la complète négation de la vie et du droit de toutes les parties qui composent tout le monde : c’est l’État, c’est l’autel de la religion politique sur lequel la société naturelle est toujours immolée : une universalité dévorante, vivant de sacrifices humains, comme l’Église. — L’État, je le répète encore, est le frère cadet de l’Église.

Pour prouver cette identité de l’Église et de l’État, je prie le lecteur de vouloir constater ce fait, que l’une comme l’autre sont fondés essentiellement sur l’idée du sacrifice de la vie et du droit naturel, et qu’ils partent également du même principe ; celui de la méchanceté des hommes, qui ne peut être vaincue, selon l’Église, que par la grâce divine et par la mort de l’homme naturel en Dieu, et selon l’État, que par la loi, et par l’immolation de l’individu sur l’autel de l’État. L’une et l’autre tendent à transformer l’homme, l’une en un saint, l’autre en un citoyen. Mais l’homme naturel doit mourir, car sa condamnation est unanimement prononcée par la religion de l’Église et par celle de l’État.

Telle est dans sa pureté la théorie identique de l’Église et de l’État. C’est une pure abstraction ; mais toute abstraction historique suppose des faits historiques. Ces faits, comme je l’ai déjà dit dans mon précédent article, sont d’une nature toute réelle, toute brutale : c’est la violence, la spoliation, l’asservissement, la conquête. L’homme est ainsi formé, qu’il ne se contente pas de faire, il a encore le besoin de s’expliquer et de légitimer, devant sa propre conscience et aux yeux de tout le monde, ce qu’il a fait. La religion est donc venue à point pour bénir les faits accomplis et, grâce à cette bénédiction, le fait inique et brutal s’est transformé en droit. La science juridique et le droit politique, comme on sait, sont issus de la théologie d’abord ; et plus tard de la métaphysique, qui n’est autre chose qu’une théologie masquée, une théologie qui a la prétention ridicule de ne point être absurde, s’est efforcée vainement de leur donner le caractère de la science.

Michel Bakounine


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