1968, et l’après-68

Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 22 Mar 2018, 23:14

Plus vivants que jamais. Journal des barricades - de Pierre Peuchmaurd

Fiche de lecture

« Mardi 21. Paris-sur Grève. Une ville paralysée et plus vivante que jamais. Parce que ce qui est paralysé est ce qui, en temps ordinaire, paralyse. Le métro étouffe, il n’y a plus de métro ; l’université façonne, il n’y a plus d’université ; l’usine broie, il n’y a plus d’usines ; nombre de bureaux retournent à leur poussière. Paris respire et n’en croit pas ses bronches. Jusqu’au pas des gens qui est différent, on dirait plus léger. En même temps qu’à parler, ils réapprennent à marcher. On repart à zéro. Cette fois, en sortira-t-il des hommes ? À quelques sales gueules près, et pas seulement les casquées, ils ont l’air plus heureux aussi. Quelque chose d’enfantin, quelque chose de nouveau. Fin de l’hibernation. »

Pierre Peuchmaurd, Plus vivants que jamais. Journal des barricades, Libertalia, 2018

J’ai lu déjà pas mal de bouquins sur Mai 68, particulièrement à l’occasion de la commémoration du quarantième anniversaire, en 2008. Un an auparavant, Sarkozy, en campagne électorale, avait prétendu vouloir en « liquider l’héritage »… Cela m’avait motivé, comme d’autres, je crois, pour me replonger dans cette histoire que je n’avais personnellement vécu que de loin – je n’avais que onze ans à l’époque, et la révolution s’était limitée pour mes copains et moi, dans notre quartier, à un mois de temps libre employé avant tout à perfectionner notre technique au ping-pong. Il y a dix ans, j’avais été marqué par la lecture de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, dont j’ai parlé ici-même il y a peu. Ma découverte du cinquantenaire, c’est Pierre Peuchmaurd. « Plus vivants que jamais, nous prévient l’éditeur, a été initialement publié en novembre 1968 […] Nous avons pris connaissance de ce texte fort en lisant Maintenant (La Fabrique, 2017). » Comme quoi les bonnes lectures en entraînent d’autres. Et celle-là en vaut la peine. Né en juillet 1948, Pierre Peuchmaurd avait vingt ans en Mai. Dans sa préface empreinte d’émotion, Joël Gayraud rappelle qu’il avait grandi « dans une maison pleine de livres ». Il découvrit très vite sa vocation : « J’ai écrit mon premier poème à treize ans, et non pas sur la route : dans mon lit, un matin. Ce fut un véritable ébranlement physique, comparable seulement à celui du premier coup de foudre amoureux. » Probablement en vécut-il d’autres entre-temps, mais à la lecture de Plus vivants que jamais, on peut sans risque affirmer que Mai ne fut pas le moindre… Au point qu’il est bien difficile de rendre compte de cette lecture. À propos d’une des nombreuses manifs de Mai, et des échanges entre camarades, Peuchmaurd écrit : « Ce qu’on disait, c’est trop bête de l’écrire. Ça ne vit que sur les lèvres. » Mais il réussit tout de même à faire passer le souffle de ces journées – de ces nuits : il s’échappe de ces pages un âcre parfum de lacrymos… ce texte est une sorte de « journal des barricades » qu’on aimerait citer de bout en bout, tellement il nous fait éprouver physiquement le plaisir intense procuré par l’émeute, par « l’ouverture des possibles », comme disait Sartre. Un exemple parmi beaucoup d’autres : « Mardi 21. Paris-sur Grève. Une ville paralysée et plus vivante que jamais. Parce que ce qui est paralysé est ce qui, en temps ordinaire, paralyse. Le métro étouffe, il n’y a plus de métro ; l’université façonne, il n’y a plus d’université ; l’usine broie, il n’y a plus d’usines ; nombre de bureaux retournent à leur poussière. Paris respire et n’en croit pas ses bronches. Jusqu’au pas des gens qui est différent, on dirait plus léger. En même temps qu’à parler, ils réapprennent à marcher. On repart à zéro. Cette fois, en sortira-t-il des hommes ? À quelques sales gueules près, et pas seulement les casquées, ils ont l’air plus heureux aussi. Quelque chose d’enfantin, quelque chose de nouveau. Fin de l’hibernation. »

Mais… avec un s, cette fois. « Mai 68 n’a pas eu lieu », ont dit plus tard Deleuze et Guattari. Certes pas contre Mai 68. Mais parce que la société française, après avoir respiré un grand coup (« Du possible, sinon j’étouffe », c’était ça, Mai 68, selon eux), est retournée à son apnée. Et bien sûr, ce n’est pas la faute des manifestants de Mai. Cependant, le jeune homme qu’était Pierre Peuchmaurd (à la fin de son livre, « après Mai », il dit : « Nous avons vingt ans de plus, nous sommes plus jeunes que jamais. »), ce jeune homme donc se montre plus lucide que les politiciens rassis : « Samedi 25. On a peine à y croire. Même nous. Oui, même nous. L’aube, ce 25 mai, est fasciste.

« C’est encore une victoire, pourtant, mais qui nous a brisés. Une victoire politique, d’abord. Les ouvriers se sont battus. Une victoire sur le terrain aussi. Jusqu’au repli sur le Quartier, du moins. Il n’est pas vrai que nous ayons été manipulés, désorganisés par la police comme le prétend la presse. Cela sera vrai le 11 juin, mais hier non. C’est même exactement le contraire : les flics, débordés de toutes parts, perdant des tronçons entiers de la manif et ne sachant plus où donner du talkie-walkie. Une nouvelle forme de combat de rue a été inaugurée : le harcèlement des cordons de flics par de petits groupes – cent à deux cents types. La guérilla urbaine.

« Victoire morale aussi. Ça bien sûr, ça toujours.

« Alors pourquoi est-ce une défaite ? parce que nous n’avons pas pris Paris ? Tout bêtement, oui. Paris, ce soir, était à prendre. Et nous ne l’avons pas fait. Paris était à prendre, dans les ministères on faisait ses valises, le pouvoir n’avait plus que ses flics, il en aurait fallu davantage pour nous arrêter. Nos erreurs, cette nuit là, furent politiques. Nous étions là, tous, pour faire une aube socialiste. C’est raté, joyeusement raté. Là est peut-être le vrai tournant de mai. Erreurs tactiques que celles qui nous ont paralysés avant de nous conduire au massacre. Mais issues d’erreurs politiques : celle, surtout, de retourner au Quartier, de nous y regrouper comme des cons, comme des phalènes. Il fallait nous morceler, investir la ville. C’était possible, bon Dieu, c’était possible. Mais voilà, il paraît que le Quartier est notre « base rouge ». Rouge sang, oui.

« L’autre erreur est de ne pas avoir su nous libérer à temps du mythe de la barricade. Une barricade ne tient pas devant les grenades, Gay-Lussac aurait dû nous l’apprendre. Il fallait, dès cette nuit, généraliser la guérilla, multiplier les offensives et, très tôt, nous n’avons plus mené qu’un combat défensif. »

C’est à pleurer… Mais bon, il vaut peut-être mieux se souvenir d’autres scènes, comme celle-ci :

« Lundi 27. La grève continue, entre dans sa deuxième phase : la résistance. Ce dont M. Séguy fait l’amère expérience quand les gars de chez Reanault l’envoient paître, le pauvre, lui qui venait pourtant les amuser avec de si jolis hochets. Mais les pièges à cons ne prennent que les cons. Serait-ce que le secrétaire général de la CGT considère comme telle la classe ouvrière ? Toujours est-il qu’elle le lui rend bien et qu’il s’est vendu pour rien rue de Grenelle. Et puis voilà que c’est partout pareil, que personne n’en veut de ses amuse-gueules. Et lui, du coup, si fier pourtant l’instant d’avant, obligé de démentir qu’il n’a rien signé. Marrant comme tout. »

Ou celle-là :

« Mardi 28. […] Sur le soir, Cohn-Bendit se ramène [il avait été interdit de séjour en France le 21 mai, alors qu’il se trouvait à Francfort]. Couillonnées, toutes les polices de France. On n’a jamais tant ri. C’est ce qu’il y a de bien, avec Daniel, on se marre toujours.

« Nous apprenons la chose rue d’Ulm, à une réunion du 22 mars. Presque aussitôt est prise la décision d’annoncer, pour le lendemain au Grand Amphi, une conférence de presse de notre petit copain. Et puis, bernique, il n’y sera pas. On mettra trois types à la place. Rien contre Daniel dans tout ça. Simplement lui éviter les pièges du vedettariat. Nous n’avons ni chef ni tête d’affiches. La Sorbonne n’est pas un music-hall. Avis aux plumitifs à la une. »
Bref, les ouvriers de Renault ont repris le travail, comme tous les autres, tandis que Cohn-Bendit s’est découvert une vocation pour le music-hall.

« Bon. Et nous dans tout ça ? Nous les paumés d’avant mai. Eh bien, précisément nous nous sommes retrouvés. Retrouvés entre nous d’abord, et c’était important. Retrouvés en nous, ce qui l’est plus encore. Que plus rien ne soit comme avant, c’est con de dire des choses comme ça, mais c’est vrai. Et l’on n’imagine pas à quelle profondeur cela va. Et nous ne le voulons plus. Quelque chose est passé qui s’appelle, stupidement, l’espoir ou, peut-être, la certitude, et qui fait que nous sommes autres. »

Par Antiopées


https://lundi.am/Pierre-Peuchmaurd-Plus ... barricades
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 24 Mar 2018, 13:22

Retour sur Mai 68 et sur le MLF
Débat/conférence par Marie-Jo Bonnet

Caen mardi 27 mars 2018
à 18h à l'amphithéâtre de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines (MRSH)

Pour les 50 ans des événements de mai 68, l'asso organise une rencontre avec l'auteure Marie-Jo Bonnet. Etudiante et très engagée à cette période, Marie-Jo Bonnet nous propose son témoignage sur mai 68 et sur le Mouvement de Libération des Femmes qui naîtra peu après, photos et audios à l'appui !

A la suite de ce débat, elle présentera son nouveau livre paru début mars "Mon MLF" Éditions Albin Michel.

« Le MLF a changé ma vie. Oui, nous autres filles du MLF avons changé le monde et l’aventure n’a été ni austère ni ennuyeuse. On se devait d’être drôles, impertinentes, imaginatives, radicales, les slogans fusaient comme des feux d’artifice : "Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette", "il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme!" Des Gouines Rouges à la Spirale, en passant par le groupe d’études féministes de l’université Paris VII et bien d’autres collectifs fondés dans le feu de l’action, j’ai participé aux grands combats de toute une génération. La liberté des femmes est une conquête récente, on est prié de s’en souvenir et de la défendre. Avis aux jeunes générations ! » Marie-Jo Bonnet

Epopée d’une génération et d’une époque, ce livre raconte, de l’intérieur, et pour la première fois, la naissance, les espoirs, les combats du M.L.F, à travers le regard de l’une de ses activistes les plus célèbres, Marie-Jo Bonnet, auteure notamment de Adieu les rebelles et Simone de Beauvoir et les femmes.

http://www.resistances-caen.org/index.php
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 25 Mar 2018, 12:06

Enquête

Mai 68, émoi, émois et moi

Que sont devenus les anonymes de 68 ? Une équipe de chercheurs a retrouvé plus de 300 féministes, gauchistes, syndicalistes. Fidèles à leurs idéaux contre toute attente, ils ont souvent payé le prix de leur engagement.

Ils n’étaient pas sur les barricades du Quartier latin, ni même étudiants à Nanterre, ils ne s’appelaient pas Geismar ou Cohn-Bendit mais leur existence a tout autant basculé avec 68. Militants ordinaires des années folles du gauchisme, du féminisme, du syndicalisme, ils ont consacré leur vie à la transformation sinon du monde, du moins de la société. Pour la première fois, un travail de sociologie politique d’envergure donne une photographie précise des soixante-huitards et de leurs parcours. Qui étaient-ils ? Que sont-ils devenus ? Quelles ont été les conséquences de leur engagement sur leurs vies professionnelles et privées ?

Fruit de cinq années d’enquêtes menées par une trentaine de politistes et de sociologues, Changer le monde, changer sa vie, que publient ce 22 mars les éditions Actes Sud, dresse le portrait inédit de la France militante des années 70, loin de Paris, à travers cinq villes : Lille, Marseille, Lyon, Rennes, Nantes. Plus de 300 militants, actifs entre 1966 et 1983, ont été interviewés. Ce qu’ils disent de 68 et de leur engagement dresse un portrait type sensiblement différent du soixante-huitard jusqu’ici véhiculé. Tous ne sont pas devenus célèbres, occupant tous les postes de pouvoir : ils ont plutôt chèrement payé leur engagement en termes de déclassement professionnel. Ils ne sont pas non plus passés «du col Mao au Rotary» : à 70 ans passés, la plupart sont restés fidèles aux idéaux de leur jeunesse.

... http://www.liberation.fr/amphtml/debats ... oi_1637917
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede Pïérô » 26 Mar 2018, 01:42

26 Janvier 68: Caen prend les devants

Trois jours plus tôt, le 23 janvier, les piquets de grève se sont mis en place à l'entrée de la Saviem, l’usine de montage de camions installée à Blainville-sur-Orne, près de Caen. Depuis plus d’un an les débrayages se multiplient et la révolte gronde dans les usines de la région implantées dès la fin des années 50: Saviem (Camions), Radiotechnique (électronique), Sonormel (accessoires automobiles), Jaeger (mécanique), Citroën ou Moulinex. Les bas salaires, les petits chefs et les cadences infernales alimentent les revendications. Les ouvriers de la Saviem, las de l’émiettement des luttes orchestrées par les directions syndicales, votent " la grève illimitée jusqu'à satisfaction des revendications ”.

D'autres usines rejoignent le mouvement de la Saviem. Mais dans la nuit du 25 janvier, des jaunes accompagnés des CRS et garde-mobiles entrent dans les locaux de la Saviem pour faire respecter « la liberté du travail ». Les travailleurs en grève, dont le quart ont moins de 25 ans, sont interdits d’accès aux bâtiments de l’entreprise. Ils envahissent la ville. Le 26 janvier, d’autres usines de la ville débrayent. La grève est totale dans les grandes usines de l’agglomération. Ils sont des milliers à marcher sur la préfecture du Calvados.

Ce sont 7 000 travailleurs qui résistent aux agressions des CRS lancés par le préfet. Beaucoup connaissent l’autodéfense contre ces bandes armées. Ils ont les poches pleines de boulons et prennent aussi ce qui leur tombe sous la main. Ils lancent le mot d’ordre trempé dans le sang des mineurs en 1948: « CRS-SS ». Il s’imposera quelques mois plus tard sur toute la France. Lampadaires arrachés, vitrines brisées. Les affrontements résonnent dans toute la ville. Europe 1 et d’autres radios transmettent les évènements. En fin de soirée, bien des gens venus assister au récital de Serge Reggiani se joignent aux manifestants. Affrontements jusqu’à 5 heures du matin.

Bilan difficile à établir. On parlera de 95 personnes appréhendées (13 inculpés dont 2 peines de prison ferme), 36 blessés à l’hôpital, 250 soignés par des médecins de la ville. L’écho des évènements se répand dans toute la France et le Canard enchaîné titre : « Triques à la mode de Caen ».

Après le 26, le mouvement fait tache d’huile. Le mardi suivant, une grève générale est déclenchée dans les usines autour de Caen pour protester contre les agressions policières. Un mouvement de solidarité sans précédent se développe dans tout le département. Les étudiants et lycéens multiplient les collectes. Sur initiative de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) déjà bien implantée, les marins pêcheurs apportent à la Saviem une collecte correspondant à une journée de pêche. Les Jeunesses Communistes, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC) collectent des fonds. Des paysans se rendent à l’usine de Blainville leurs camions remplis de lait, œufs et volailles. Douze mairies du département mettent des cantines gratuites à la disposition des grévistes.

Le 30 janvier, 10 000 ouvriers sont en grève. Pour obtenir la reprise du travail, certaines entreprises lâchent des augmentations de salaire. Cependant, à la SAVIEM, le mouvement se poursuit. La répression se met en place: 20 ouvriers sont mis à pied, dont 5 délégués CFDT, syndicat majoritaire. La fin du mouvement se déroule avec de fortes tensions et l’insatisfaction domine. Un pôle CGT-FEN-PCF s’oppose sur les formes de lutte à un pôle CFDT-mouvement étudiant et révolutionnaires.

Pourtant, la lutte laissera un goût amer aux grévistes de la Saviem. Ils reprennent le travail le 5 février sans avoir obtenu gain de cause 1. Dans les jours suivants, des ouvriers, souvent organisés, parfois soutenus par la CFDT majoritaire dans l’usine, organisent des débrayages et dans les ateliers.

Quelques premières leçons sur le chaud

La ville se réveille groggy, comme se réveillera Paris, et donc la France… au lendemain de la nuit des barricades, le 11 mai. "Des triques à la mode de Caen", ironise Le Canard enchaîné. "Caen: de la grève à la jacquerie ouvrière » est le titre de la Tribune de Jean Lacouture dans Le Monde. "C'est lors de ce mouvement de janvier que, pour la première fois, le statut des OS va être mis au grand jour et débattu sur le plan national", souligne l'historien Alain Leménorel, professeur à l'université du Havre.

Par certains côtés, Caen a pris les devants des luttes ouvrières, de la solidarité ouvriers étudiants, mais aussi aussi des luttes étudiantes. Dès le 18 janvier 1968, Alain Peyreffite, ministre de l'Education nationale, venu inaugurer la faculté de lettres, était sévèrement chahuté.

Pour la JCR, ces évènements confirment que les ouvriers des pays capitalistes portent toujours un potentiel anticapitaliste et révolutionnaire. Le n° 29 de leur bulletin de Caen L’Etincelle du 7 février 1968 titre : « Le premier grand combat des jeunes travailleurs caennais : le mouvement ouvrier s’aguerrit dans la lutte ». Yves Salesse, leader étudiant de la JCR de Caen écrit dans Avant-Garde Jeunesse de janvier-février 1968 : « Le Mans, Mulhouse, Nantes, Caen, ne sont pas des accidents. Ils sont les symptômes les plus nets d’un grand mouvement national profond et diffus qui se cherche ». La Revue Quatrième Internationale de février 1968 écrit : « Caen, Redon, c’est un grand mouvement national qui échappe aux organisations syndicales, dépassant les grèves de 24 heures qui sont en gestation, une crise majeure est en train de se préparer ! »

La combativité des travailleurs monte depuis des années

La révolte ouvrière massive face aux CRS est l’expression de la montée des luttes depuis des années, et singulièrement depuis 1966, avec une accélèration depuis la mi-1967. Luttes invisibles aux yeux des politiciens et des éditorialistes, tout comme aujourd’hui en janvier 20182. D’où le fameux édito de Pierre Viansson-Ponté, « Quand la France s’ennuie » dans Le Monde du 15 mars 1968.

Aveuglement d’autant plus spectaculaire car les semaines qui précèdent les « journées de Caen » sont très agitées. Dans la seule période du 9 au 24 janvier, 13 grèves prolongées et 85 débrayages sont recensés dans la seule métallurgie parisienne. Elles sont encore plus agitées après le « Journées de Caen »: 10 000 métallos manifestant à Lens le 11 mars pour le plein emploi, 5000 à Douai, 3000 à Bruay, 2000 à Valenciennes. En Ille et Vilaine, à Redon, 3000 métallurgistes organisent un débrayage pour une augmentation horaire de 0,30 francs, suivi là aussi de violents affrontements avec les CRS. Chez Luchaire, dans l’Orne, 90% de l’ensemble du personnel entre en grève le 12 Mars contre les réductions d’horaires avec perte de salaire. Aux forges de Gueugnon, la grève est totale le 15 mars pour l’obtention d’une augmentation de salaires de 40 centimes, un salaire mensuel garanti et une prime de vacances.

La remontée de la combativité ouvrière et la volonté d’en découdre avec le régime date au moins de la grève des mineurs de 1963. Cette combativité passera les vitesses supérieures à partir de 1966. Les luttes d’avant mai 68 restent souvent invisibles aux « commémorateurs » bourgeois, embaumeurs et repentis. Pourtant, elles existent et se développent rapidement. Elles sont le fruit de la conjonction de beaucoup de facteurs:
dans les années 60, la classe ouvrière s’est rajeunie avec une vague d’industrialisation et l’embauche de beaucoup d’OS 3. Ils viennent de l’étranger, mais aussi des campagnes, frappées par une crise agricole.
ces jeunes ouvriers, pour la plupart, si ils sont syndiqués, ne sont pas encore moulés dans l’appareil syndical.
ces jeunes ouvriers, à des degrés divers, sont, comme la jeunesse scolarisée, perméables à la critique de la culture très autoritaire qui domine encore. J’y reviendrai en détail dans un autre article.
le général De Gaulle est certes reconnu pour avoir mis un terme à la guerre d’Algérie, mais son «pouvoir personnel » chaque jour plus au service du patronat, est de plus en plus critiqué, d’où la reprise massive en mai 68 du slogan « Dix ans ça suffit ».
La conjoncture économique devient maussade en 1967: expansion ralentie, inflation non contrôlée, hausse lente mais régulière du chômage jusqu’à environ 500 000 demandeurs officiels d’emploi.
Enfin, la conjoncture politique change après les législatives de mars 1967.

Regardons de près ce dernier point. La première mauvaise surprise pour le régime gaulliste date de 1965: la mise en ballottage de Gaulle par François Mitterrand 3. De Gaulle est alors de plus en plus contesté. Fait significatif: en mai 65, il est « reçu » à Usinor Dunkerque par une grève massive. Le comité d’entreprise refuse même de le recevoir. La CGT s’oriente alors vers une « Union des forces démocratiques en vue d’un accord sur un programme commun ».

En janvier 1966, la CGT et la CFDT signent un accord d’unité d’action qui favorise les mobilisations 4. Il est suivi les 13 et 14 janvier de journées nationales de mobilisation pour l’augmentation des retraites, puis le 17 janvier d’une violente manifestation ouvrière à Redon.

En septembre, Benoît Frachon, SG de la CGT déclare devant les militants métallos de la Région parisienne: « En présence de la carence du pouvoir et du patronat, la classe ouvrière est preneur d’une succession ouverte…La classe ouvrière, en alliance avec tous les vrais démocrates, est prête, non seulement moralement, mais pratiquement et techniquement, à assurer le fonctionnement des grandes entreprises qui constituent la base essentielle de l’économie et que leur nationalisation aura soustraites à la dictature des grandes forces capitalistes. »

A partir de février, des luttes secouent entreprises, secteurs et régions: sidérurgie lorraine, chantiers navals, aéronautique, métallurgie de la Loire, monde paysan, tam-tam de la colère à Toulouse, deux mois de conflit des mensuels à Saint-Nazaire, un mois chez Berliet, débrayages chez Dassault…Et parfois avec des résultats comme à Renault, Sud Aviation, Merlin Gerin, Chausson ou Dassault Mérignac. Dans cette entreprise, après 3 mois de luttes, dont vingt jours de look out, les ouvriers reçoivent le 16 février l’appui de plusieurs milliers de travailleurs de l’aéronautique, lesquels ont débrayé en solidarité à l’appel des fédérations de la métallurgie CGT et CFDT, et font plier le patron.

La véritable défaite du régime arrive lors des législatives de Mars 1967. Malgré la fraude dans des soit-disants DOM et en Corse, contre toute attente, les gaullistes ne disposent que d'une très courte majorité: 244 sièges sur 487. Les communistes passent de 41 à 73 élus, la gauche non communiste de 105 à 121. Les 27 députés du Centre Démocrate (CD) de Lecanuet ne sont pas acquis d’avance à la droite…Les Républicains Indépendants (RI) de Giscard d’Estaing sont clairement dans la majorité de droite, mais restent en embuscade, notamment prêts faire ravaler à De Gaulle sa politique étrangère, à commencer par son « anti-atlantisme ». La majorité gaulliste a frôlé de peu une déroute, et en sort très fragile. Outre l’usure du régime et les appétits de l’opposition, elle paie neuf années de pouvoir personnel, et surtout de politique anti-ouvrière marquée par les atteintes au droit de grève, la stagnation du pouvoir d’achat et la répression.

Face aux mauvais résultats des élections législatives de mars 1967 et aux urgences économiques, De Gaulle n’a plus d’autre moyen que les pleins pouvoirs de l’article 38 de sa Constitution pour imposer les attaques contre le camp du travail. Il faut, avant d’y venir, préciser rapidement ce terme d’ « urgences économiques ».

Premièrement, la situation économique et sociale n’est pas du tout celle que les keynésiens imaginent et propagent. Sinon, difficile de comprendre Mai 68, à moins de n’avoir vu que la révolte étudiante, et encore…Ces années ne sont « glorieuses » que pour la « croissance » et le taux de profit 5. La durée du travail, ramenée à 40 heures seulement en 1968, est bien plus longue qu’aujourd’hui. Elle est de 52 heures dans certaines branches. Les conditions de travail sont très dures - elles le sont restées pour la plupart des salariés - et les inégalités de revenus plus marquées. Et la situation empire depuis le “plan de stabilisation” de 1963: augmentation des cadences, de la productivité, et malgré l’augmentation de la production, hausse lente du chômage, rejet de tout droit syndical dans l’entreprise.

Deuxièmement, la bourgeoisie française s’était habituée à vivre dans le confort des marchés coloniaux et de la croissance rapide jusqu’en 1963. Mais elle est convaincue dès 1966 qu’il faut accélérer la compétitivité des entreprises pour faire face à l’échéance de la disparition, la dernière tranche de 20%, des droits de douane au sein du marché commun au 1er Juillet 1968. Les réformes inclues dans les ordonnances répondent à cette « urgence » de compétitivité des entreprises françaises

Le gouvernement annonce en Avril 1967 sa décision de faire adopter en Juin la loi d’habilitation à légiférer par ordonnances (article 38 de la Constitution) pour faire passer les ordonnances pendant l’été. Manoeuvre classique et toujours vivante de la panoplie autoritaire de la Vème République…Les pleins pouvoirs concernent cinq domaines:
adaptation des entreprises à la concurrence
modification des « régimes de sécurité sociale, de prévoyance et d’assistance »
aménagement du chômage
« intéressement des travailleurs aux fruits de l’expansion »
reconversion des secteurs ou régions aux « structures économique inadaptées »6.

C’est la réforme des régimes sociaux, à commencer par la Sécurité Sociale, qui inquiète le plus. De fait, la Caisse nationale éclatera en une Caisse pour la maladie, une pour la famille, une pour les retraites, et leur gestion sera désormais paritaire, incluant désormais à égalité le patronat, avec un budget fixé par avance pour chaque caisse. Tout dépassement oblige à hausser les cotisations ou réduire les prestations.

La gauche propose alors une motion de censure pour renverser le gouvernement. Le 20 mai 1967, les leaders de la gauche, dont Mitterrand et Waldeck Rochet, secrétaire général du PCF, montent à la tribune pour défendre une motion de censure. Elle n’obtiendra pas la majorité.

Mais la gauche n’attend pas le vote le 22 Juin de la loi d’habilitation, et ne se contente pas d’un baroud parlementaire. En avril et mai 1967, les mineurs du fer et les sidérurgistes lorrains sont en grève, contre les suppressions d’emplois. Sous le mot d’ordre « Non aux pleins pouvoirs », la CGT et la CFDT, rejointes par un appel parallèle de FO et de la FEN, appellent pour le 17 mai à une grève nationale de 24 heures avec manifestation.

Les manifestations du 17 mai sont un succès avec des mots d’ordre combatifs et très politiques tels que « De Gaulle dictature », « 17 mai: la majorité c'est vous », « Non aux pleins pouvoirs» ou mieux encore « Pleins pouvoirs aux travailleurs » 7. La protestation vise les pleins pouvoirs, mais aussi le blocage des salaires et la réforme de la sécurité sociale attendue dans les ordonnances. Rappelons que la Sécu est un vieux contentieux avec le gaullisme. En décembre 1958, le gouvernement voulut imposer une franchise de 300 francs afin, « de combler le trou de la sécu ». La CGT anima une telle campagne que la franchise fut annulée en Janvier 1960.

A partir de 1966 l’idée mûrit d’une grande grève nationale qui pourrait débloquer la situation. Les confédérations syndicales se gardent bien de prendre leurs responsabilités. Mais la combativité est là. Dès lors, sans attendre les ordonnances, les grèves se multiplient et butent sur une répression très dure.

Dès le printemps 1967, en pleine anesthésie électorale, des grèves sauvages éclatent, notamment à Dassault et Rhodiaceta. Chris Marker, dans ce film fameux à juste titre, et au titre annonciateur (« A bientôt j’espère »), rend compte du climat de lutte, ici à la Rhodiaceta de Besançon:

Le 26 octobre 1967 ont lieu les affrontements entre les travailleurs et les forces de l’ordre bourgeois au Mans et à Mulhouse 8. Ce sont sans doute les plus massifs et violents à ce jour sous la cinquième république. La CGT et la CFDT du Mans donnent ordre de grève pour le 26 et organisent cinq points de rassemblement. Le préfet mobilise plusieurs compagnies de CRS et gardes mobiles, avec voitures blindées et hélicoptère de surveillance. Les travailleurs de Renault, bien équipés, notamment en boulons, les font reculer en début d’après-midi, puis sont rejoints par les autres entreprises, et forcent le passage vers la préfecture, dont il ne restera pas une vitre…15 000 travailleurs, dont de nombreux jeunes, ont déjà démontré la détermination et la force du camp du travail. Mai 68 sera cela, avant tout. Le même jour, à Mulhouse, des milliers manifestent le même jour, et au terme d’affrontement avec les gardes mobiles, soignent de la même façon la sous-préfecture.

Les directions syndicales avaient fait des luttes sociales la force d’appoint de la « bataille » parlementaire. Celle-ci terminée, elles avaient besoin d’une reprise en main, et de s’occuper de choses « sérieuses »: les perspectives « politiques », en fait de carrière, de leurs amis politiciens de la « gauche unie ». Le 13 décembre 1967, la CGT et la CFDT organisent donc un nouveau « tous ensemble » contre les ordonnances. Il sera moins massif que celui du 17 mai, avec des mots d’ordre globalement moins combatifs, malgré quelques débordements comme à Rennes, Dijon ou Lyon.

En mars 1967, au lendemain de son premier congrès, la JCR écrit : « L’échec des gaullistes, la marge de manoeuvre réduite du Président de la République, l’augmentation des voix et de la représentation communistes, créent des conditions politiques favorables au développement des luttes de la classe ouvrière. Celle-ci, stimulée, ressent la situation comme lui étant favorable. Par leurs grèves remarquables de combativité et de résolution, les travailleurs des usines de la Rhodiaceta, de Berliet, des Chantiers Navals de l’Atlantique, ont ravivé le front de la lutte de classe contre le patronat et son régime, annonçant et préparant des mouvements beaucoup plus amples et plus profonds. C’est sur ce terrain de la lutte des classes que se situe la véritable lutte contre la bourgeoisie et son Etat, gaulliste aujourd’hui, giscardien ou mitterrandiste demain.»

La suite donnera pleinement raison à cette analyse. L'année 1967, sans même attendre 1968, comptabilisera un record de journées de grèves depuis l'instauration de la Ve République.

Notes

1. les conditions de travail, les revendications et ces « journées caennaises » sont décrites dans le détail dans ce facsimilé http://www.association-radar.org/IMG/pd ... 010-16.pdf et les trois qui le suivent du journal de la JCR, déjà très active à Caen ( Avant-Garde Jeunesse - n° 10/11 - février-mars 1968).

2. voir le recensement des luttes des travailleurs sur le site Luttes Invisibles http://www.apple.fr/, membre du Front Social.

3. en même temps, ont lieu des licenciements liés à la crise des secteurs du charbon et du textile.

4. la CFTC, laïcisée, venait de passer de la défense des encycliques papales à la CFDT humaniste, qui plus tard défendra un socialisme démocratique, et même l’autogestion, avant de se « recentrer » pour se plier aux exigences du néo-libéralisme. Tout bouge...

5. le terme « Trente glorieuses » a été créé par Jean Fourastié en 1979 en rappel des Trois Glorieuses. Personne, en dehors de la corbeille de la Bourse, n’aurait parlé dans les années 60 d’ années « glorieuses ».

6. voir facsimilé de la loi 67-482 du 22 Juin ici https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.d ... 0000501082.

7. voir dans cette vidéo https://www.cinearchives.org/Films-447-613-0-0.html la tonalité et beaucoup de détails utiles.

8. lire ici http://www.association-radar.org/IMG/pd ... 008-02.pdf un compte-rendu détaillé.


https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/ ... es-devants
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede Pïérô » 26 Mar 2018, 01:51

Janvier 68 à Caen, précurseur des événements de mai 68

Feuilleton autour d'un cinquantenaire : celui des événements de 1968 ? 50 ans déjà ! mais pourquoi donc remettre ça sur le tapis en ce début d'année? Parce que, certains ne l'ont pas oublié, c'est à Caen que ce mouvement de fronde et de revendications sociales a démarré, dès le mois de janvier. Une semaine avec ses acteurs...







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Re: 1968, et l’après-68

Messagede Pïérô » 27 Mar 2018, 11:40

L'après 68 à Toulouse : Rencontre avec Gilbert Laval

Colomiers (31), jeudi 29 mars 2018
à 20h30, Librairie « La Préface », 35 Allées du Rouergue

A l'occasion des 50 ans de mai 68, La Préface a le plaisir d'accueillir Gilbert Laval le jeudi 29 mars à 20h30 pour la parution de son ouvrage « Le gauchisme flamboyant : L'après 68 à Toulouse » aux éditions Cairn. Ancien journaliste au quotidien Libération et historien de formation, il s'est appliqué à recueillir les témoignages des protagonistes de cette époque haute en couleurs en créant « comme un reportage dans l'histoire ». Un récit vif et passionnant où les nombreuses tendances politiques du moment, rêvent communément de révolution et d'amour dans la région toulousaine.

https://toulouse.demosphere.eu/rv/17043
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 28 Mar 2018, 03:22

Interview de Fabienne Lauret : écrire pour partager et transmettre

« L’envers de Flins » : cinquante ans après 68, le récit d’une « féministe révolutionnaire à l’atelier »

Fabienne Lauret, lycéenne en 1968, commence sa vie militante en participant à la mise en grève de son lycée. Trois ans après, elle décide de « s’établir » comme ouvrière à l’atelier de couture de l’usine de Renault-Flins, phare des évènements et des grèves de 68. Engagée politiquement et syndicalement elle y poursuivra, d’abord en tant qu’ouvrière pendant 11 ans, puis 26 ans en tant que salariée du CE jusqu’à sa retraite, son activité « féministe révolutionnaire », comme elle la nomme. crédit photo : LP/Virginie Wéber

Son livre, paru significativement en 2018, est destiné à transmettre un morceau d’histoire qui fasse mieux sentir et comprendre ce qu’est, au quotidien, l’oppression capitaliste qu’elle a combattue et qu’elle combat toujours.

Révolution Permanente l’a rencontrée pour l’interviewer. Non pas pour entendre le récit de ce livre dont le foisonnement, la sensibilité, la masse d’informations ne tiendraient pas en quelques lignes. Non pas pour débattre, mais pour partager, tels qu’elle les ressent, les enseignements de cette expérience particulière. Pour porter un regard sur les questions qu’elle s’est posées, avec ses collègues et ses camarades, questions toujours vivantes et pour la plupart non résolues.

RP : Ton expérience d’ « établie » ouvrière a duré 11 ans. Avec le recul, aujourd’hui, penses-tu que « s’établir » reste un moyen à conseiller à de jeunes militant-e-s révolutionnaires qui voudraient jouer un rôle actif en faveur de la révolution ?

Fabienne : Depuis 68, la classe travailleuse a beaucoup changé. Les gros bastions , notamment de l’automobile ont fondu comme neige au soleil. Aujourd’hui, il faudrait peut-être aller « s’établir » en Roumanie ou au Maroc !? Après 68, l’ « établissement » a connu une vague importante, mais malgré tout minoritaire, principalement portée par les maoïstes, mais aussi de l’OCT (dont j’ai fait partie). Ensuite, dans les années 80, la LCR, ou d’autres ont commencé à « établir » des militants, pas seulement dans les usines d’ailleurs, mais dans des secteurs comme la poste ou les hôpitaux… Maintenant, obtenir un boulot c’est le parcours du combattant et s’établir serait beaucoup plus difficile qu’il y a 40 ou 50 ans.

Pour moi, l’établissement n’a été qu’une transition. Dès que je me suis retrouvée à travailler à l’atelier en 2X8 en mai 1972, et surtout dès ma première grève, un an après, j’ai été une ouvrière, tout simplement. A celles et ceux qui voudraient aujourd’hui utiliser cette méthode, je conseillerais surtout de s’en servir pour observer, relater des expériences, partager et transmettre et ainsi contribuer à une plus grande conscience des modes de domination et d’exploitation du capitalisme. C’est ce que j’ai cherché à faire avec ce livre.

Mais je ne sais pas si c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui. Si après 40 ans, les organisations révolutionnaires ne se sont pas autant implantées dans la classe ouvrière qu’elles l’espéraient dans les années 70, il faudrait s’interroger peut-être aussi sur les causes de ce résultat. Aujourd’hui, l’oppression capitaliste est visible et ressentie dans toutes les sphères de la vie sociale, dans la consommation, dans la santé, dans l’éducation, les transports, le logement, l’environnement… et c’est pour cela qu’il existe une colère sourde faite à la fois de résignation et de révolte.

L’influence politique peut sans doute s’exercer - au-delà du noyau dur des bastions ouvriers qui reste important - auprès des travailleur-euse-s en général, par exemple dans les luttes pour le logement, pour les réfugiés, contre des grands projets inutiles. Autant d’occasions, d’entrer en contact avec le prolétariat au niveau d’une ville ou d’une région. C’est ce que j’ai constaté en participant à des collectifs de lutte contre la mise en place d’un circuit de Formule 1, en soutien des Roms, ou pour la défense d’un hôpital, dans le Val de Seine.

RP : Ta fibre de « féministe révolutionnaire » a été un moteur puissant de lutte auprès de tes collègues femmes à Flins. Quels enseignements en tires-tu et comment vois-tu la lutte des femmes aujourd’hui ?

Fabienne : Je me suis toujours sentie et déclarée féministe. Même si aux accords de Grenelle il n’y avait pas une seule femme, c’est à partir de 68 qu’a commencé le développement des mouvements féministes comme le MLF, dès 1970. Le déclencheur en milieu étudiant avait été la question des rapports filles/garçons. A Nanterre, au moment du « 22 mars » on discutait de la liberté d’aller dans les chambres les un-e-s des autres. En tant que lycéennes, on se heurtait à une morale rétrograde qui nous obligeait à mettre des jupes et qui nous interdisait de nous maquiller ou de porter des talons.

A Flins, notre intervention politique dans la cadre d’un groupe femmes aux Mureaux a été la remise en cause de la double journée de travail à l’usine et à la maison, particulièrement dure quand on travaille en 2x8. Notre participation au combat pour le droit à la contraception et l’avortement. Nous constitué un MLAC dans l’usine dès 1973, alors que la loi Veil n’existait pas encore.

Il y avait aussi les rapports avec les hommes dans l’entreprise. Dans l’automobile les femmes ont toujours été minoritaires, environ 10 % : en 1972 2400 femmes qui étaient reléguées dans certains endroits, la moitié comme employées et l’autre moitié comme ouvrières, principalement dans l’atelier de couture des housses de sièges. Il y avait peu de proximité entre les hommes et les femmes et donc peu de harcèlement sexuel visible mais plutôt des fantasmes sur les femmes : les sifflets quand une femme traverse un atelier, les calendriers avec des femmes nues, les blagues graveleuses. L’atelier de couture était dénommé « le parc à moules » ; autant dire un ramassis de sexes à consommer. Ça m’a bien sûr terriblement choquée à l’époque.

C’est toute la culture de l’entreprise, d’ailleurs, qui était machiste. Pour la sainte Catherine, était organisé un défilé des « catherinettes » portant chapeau ridicule indiquant qu’il était temps de trouver un mari à 25 ans (et qu’on était potentiellement vierge). J’ai refusé cette mascarade.

Lors de ma première grève, j’étais la seule femme à quitter mon poste et à défiler avec les hommes. C’est d’abord à convaincre mes collègues d’atelier, à surmonter la peur de se montrer, de faire grève, pour leurs revendications que j’ai dû m’atteler en tant que militante syndicaliste. Par la suite, il y eu des grèves dans mon atelier et parfois certaines prenaient une part plus active lors de certaines grèves qui se sont enchaînées « à gogo » et auxquelles je consacre un long chapitre dans mon livre.

Si j’essaye de tirer un bilan, je ne pense pas que les formes de machisme que j’ai connues à Flins aient disparu. Je pense au contraire qu’elles ont augmenté et se sont transformées comme le mouvement #me too l’a démontré. Globalement on peut dire qu’il y a eu des acquis, notamment sur l’avortement, et que les traits culturels d’entreprise sont moins outranciers aujourd’hui. Mais ces acquis sont sans cesse fragilisés ou remis en cause, en termes de moyens surtout. Actuellement, sur les violences faites aux femmes il y a les discours du gouvernement et les faits. La seule association qui existe pour lutter contre les violences sexistes au travail (AVFT) a vu son budget réduit de moitié et a dû fermer sa permanence téléphonique, incapable de répondre à l’afflux d’appels généré par le mouvement # Balance ton porc. Il y a encore beaucoup de boulot.

RP : Tu évoques le sort particulièrement dur réservé aux immigrés nombreux à Flins et pour la plupart relégués au rang d’OS. Dans les conditions de réduction d’effectifs et de précarité accrue comment peuvent évoluer les rapports entre travailleurs ?

Fabienne : Quand on a décidé de se faire embaucher à Flins, on était encore dans le mythe de l’usine qui, en 68, s’était révoltée contre les CRS, avait renversé les urnes, et contesté les directions syndicales. On croyait que c’était là que la révolution allait commencer. L’usine avait alors 10 000 salariés, principalement français. Quand on est arrivés en 72, ça avait complètement changé. Dans les années 69-70, pour accroître sa production, l’usine était passée en 2X8. Elle avait doublé ses effectifs passant à près de 23 000, en embauchant des étrangers, Marocains, Algériens, Tunisiens, Portugais, Africains. Même s’ils n’étaient pas majoritaires sur l’ensemble des effectifs, ils atteignaient jusqu’à 80% sur les chaînes de fabrication et dans les ateliers les plus durs. Pourtant un certain nombre d’entre eux auraient pu faire autre chose ou se former, mais c’était la place qu’on leur attribuait.

Actuellement, sur les chaînes, ce sont leurs petits-enfants, habitants de Mantes ou des Mureaux, qui travaillent. Ils sont français, nés en France, mais avec leur peau colorée et leurs noms à consonance arabe ou africaine, ils sont considérés souvent comme des étrangers. Et surtout, ils ne sont pas en CDI, ils sont intérimaires. Il y a plus de 80 % d’intérimaires sur les chaînes. Ce n’est pas un facteur de rapprochement, c’est au contraire un facteur de division. Ils travaillent pour plusieurs sociétés d’intérim différentes, chacun est isolé, essaye de garder sa mission, de monter en CDD, puis en CDI, de gagner sa croûte… Il y a eu quelques grèves d’intérimaires contre leurs employeurs, pour des dysfonctionnements, des salaires non payés ou des conditions de travail non respectées. Il y en a eu aussi à PSA Poissy. Mais participer aux grands mouvements est très difficile pour eux, c’est la porte tout de suite.

C’est une grosse défaite du mouvement ouvrier depuis 30 ans que de n’avoir pas pu ou pas su empêcher la montée du précariat. Le patronat utilise l’intérim pour remplir des postes fixes. C’est délibéré. Même si ça leur coûte plus cher, ils y gagnent au niveau social. Récemment à Flins, Renault s’est fait tacler par le gouvernement et a annoncé 350 embauches en CDI (1000 depuis 2015). En fait, les intérimaires sont triés sur le volet, les « meilleurs » choisis, selon les critères de Renault. Ce ne sont pas réellement des créations d’emplois, comme ils voudraient le faire croire. C’est une arnaque. L’usine créée en 1952, est revenue aux effectifs de 1954, soit 2100 CDI et 2400 intérimaires.

RP : Depuis que ton livre est paru, tu as été sollicitée dans beaucoup d’endroits pour en parler. Tu as notamment rencontré des élèves de première et terminale dans un lycée des Mureaux. Comment ont-ils-elles réagi à ton « histoire » ?

La rencontre a été très sympa. Les questions qui les préoccupaient d’abord c’était de se faire une idée du travail : « Combien vous gagniez ? », « C’est quoi les horaires ? », « ça veut dire quoi les 2X8 ? » « et OS ? ». Bien que plusieurs aient eu des grands-parents à l’usine, ils n’en savaient pas grand-chose. Peut-être que l’échange va les amener à discuter avec leur famille. Leur plus grande surprise a été de découvrir qu’il y avait des femmes à Renault-Flins ! Ils se sont beaucoup intéressés aux conditions de travail des femmes. Il y a eu une discussion sur la double journée. Quand j’ai parlé du « parc à moules », les garçons ont rigolé et les filles étaient gênées. Quant au défilé des catherinettes, ils étaient tou-te-s sidéré-e-s. Je leur ai raconté aussi que même le CE s’y mettait en offrant en 1972 aux femmes pour la fête des mères des tabliers de cuisine et des gants de service. Les filles ont dit « Oh ! ça ne se fait pas ça ! ». Alors que la question de l’engagement leur semblait lointaine, ces réactions ne sont pas sans intérêt pour l’avenir dans un lycée pro où les garçons sont en majorité dans la filière informatique et les filles dans la filière des services à la personne. Pour moi c’est bien dès l’enfance et par l’éducation que se construit l’égalité hommes/femmes menant à la conscience « féministe révolutionnaire ».

Même si nous étions dans un lycée et qu’il ne fallait pas trop parler de mouvement social, j’avais amené un diaporama où il y avait des défilés de grève. Ils ont bien accroché. Les profs et les documentalistes présent.es, ont dit avoir aussi appris des choses. Avant 68 il était impossible de faire venir dans les classes des gens de l’extérieur. A leur question « pourquoi avoir écrit ce livre « j’ai répondu « pour en discuter avec vous, pour transmettre ». Ils.elles bien qu’étonné.es, ont apprécié.


http://www.revolutionpermanente.fr/L-en ... -l-atelier
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 31 Mar 2018, 23:49

Interview - L’envers de Flins : une féministe révolutionnaire à l’atelier de Fabienne Lauret

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À l’occasion de la parution de L’envers de Flins : une féministe révolutionnaire à l’atelier , nous avons rencontré son auteure, Fabienne Lauret, établie à l’usine, pour un entretien inédit.

Le 3 mai 1972, Fabienne Lauret est embauchée à l’atelier couture de Renault-Flins. Issue de la génération de Mai 68, membre du groupe Révolution !, elle est une établie, comme on appelle ces jeunes militant·es qui entraient en usine pour changer le monde. Elle y restera plus de trente-six ans.
Loin des clichés habituels, elle nous raconte la condition ouvrière moderne, la souffrance au travail, l’exploitation quotidienne.
Féministe, elle est plus particulièrement sensible à la condition des ouvrières et au sexisme dont elles sont victimes, tant de la part de leurs collègues ouvriers que de la direction patronale. La bataille qu’elle mène avec détermination est longue, rude et exige une infinie patience. [...] L’Envers de Flins, parcours de vie, parcours de lutte, est aussi le témoignage vivant et fort d’une féministe ouvrière qui n’a jamais renoncé à transformer le monde. (présentation de l’éditeur)

Questions de classe(s) – Peux-tu nous dire comment t’es venue l’idée de ce livre ? Comment l’as-tu rédigé, en pensant à quel.le.s lecteurs et lectrices ?

Fabienne Lauret – C’est parti de l’article que j’avais écrit pour le numéro spécial de la revue Les Temps Modernes de juillet-octobre 2015 sur « Ouvriers volontaires, les années 68, l’établissement en usine ». Ce texte a intéressé et j’ai été contactée par les éditions Syllepse pour un projet de livre. De fait, les 14 pages de l’article m’avaient semblé insuffisantes pour raconter plus de 40 ans d’engagement. Mais je n’aurais jamais imaginé arriver à en écrire près de 300 !

J’ai rédigé à partir de ma mémoire sur les événements clefs, de quelques archives et notes que j’avais conservées. Pour les grèves surtout, j’ai consulté les archives de l’institut d’Histoire Renault largement enrichies par Daniel Richter dirigeant de la CFDT Renault Flins, ainsi que ses tomes sur « la révolte des ouvriers de l’automobile » ( années 70-80). J’ai aussi interrogé des acteurs et actrices, ami.es, miltitant.es ou pas, lors de cette période. Il y a d’ailleurs quelques portraits dans le livre.

J’ai pensé à la fois aux lecteurs et lectrices potentiel.le.s.les de l’usine et de la région, mais aussi aux nombreuses personnes qui avaient vécu de façon plus ou moins engagée cette période de l’après 68 jusqu’aux années 2000. Mais j’ai évidemment voulu parler aux générations suivantes – dont celle de mon fils qui a 28 ans – sensibles aux questions sociales et écologiques et qui ne se sentent pas en accord avec le monde qui nous entoure. J’avais vraiment envie de transmettre cette page d’histoire locale qui trouve sa place dans l’histoire plus large.

Au fil des rencontres autour du livre, je me rends compte que ça touche beaucoup plus largement qu’un public engagé. Cela fait écho à leur famille, leurs souvenirs d’enfance, tout en faisant découvrir la richesse et l’intérêt d’un milieu qu’on leur a tellement décrit comme fini et dépassé.

Q2C – Tu évoques, dans l’introduction, les 50 ans de Mai 68. Pour toi, c’est le point de départ. Ton livre nous raconte aussi « l’envers » d’un certain discours sur 68 et ses suites. Il contredit l’image véhiculée de soixante-huitards opportunistes, s’installant au pouvoir, passant « du col Mao au Rotary »… Tu nous rappelles fort opportunément que tous n’ont pas pu, ni même voulu, se renier.

F. L. – Oui c’est tout à fait ça. J’espère qu’enfin – et ça semble bien parti ! – ce cinquantenaire va être l’occasion de remettre les choses à l’endroit sur la réalité du plus important mouvement social et de la jeunesse, en France au cours du XXe siècle. Un mouvement populaire essentiel qui a bousculé la société en profondeur et redonné l’espoir à des millions de gens. Un mouvement ne se réduit pas à ses dirigeants médiatisés et c’est heureux ! De fait, ceux qui ont tourné leur veste et sont rentrés dans le rang en rejoignant plus ou moins la vague néolibérale des années 80-90, sont minoritaires. Cela arrangerait bien les possédants et les gouvernants de faire croire le contraire, car en 68 ils ont eu la peur de leur vie pour leur pouvoir (économique, politique, culturel) et ils craignent toujours que ça recommence. À ce niveau, ils ont raison d’avoir peur !

Q2C – Féministe et révolutionnaire, ces deux combats sont indissociables, et on les croise quasiment à chaque page de ton ouvrage. Là encore, cela va à l’encontre d’une certaine image du féminisme qui écarte sa dimension sociale. Peux-tu nous dire ce qu’était le féminisme dans le quotidien de l’usine et en quoi ses luttes ont été émancipatrices pour la classe ouvrière ?

F. L. – Si 1968 a changé ma vie, la découverte du féminisme tout autant ! Là aussi, la déformation du mouvement féministe, en voulant faire croire que ce serait des questions de bourgeoises ou privilégiées, est un contre-feu de ceux que le féminisme remet en cause à savoir le pouvoir de domination patriarcal bien plus ancré et millénaire que l’exploitation capitaliste. Et comme tout mouvement, le féminisme est pluriel, évolutif et incontournable. Il y a toujours eu un courant dit « lutte de classes » dans le féminisme et c’est celui auquel je me suis référée depuis le début, même s’il y a des questions importantes soulevées par d’autres composantes.

Dès le début, quand on est femme, de surcroît féministe, dans une usine d’hommes – puisqu’il n’y a toujours que 10 % de femmes dans l’automobile –, on sent de suite le poids du machisme : de mon atelier de couture dénommé « le parc à moules » en passant par les sifflements quand une femme passe dans les ateliers, les réflexions et blagues graveleuses, jusqu’au cas de harcèlement sexuels, la panoplie est lourde ! Mais c’est aussi la façon dont les syndicats se comportent en reproduisant les traditions les plus réactionnaires maintenant les femmes dans leur rôle attribué de ménagères et mères avant tout : que penser d’un syndicat qui pour la fête des mères offre (en 1972) un tablier de cuisine aux femmes ou un autre qui fait venir des chippendale à la réception dans les années 2000 ! Ou un autre qui, aujourd’hui encore, dévoie le 8 mars journée internationale de luttes pour les droits des femmes, en « fête de la femme » et organise un salon commercial de babioles et offre un bijou !

À l’usine, être féministe ça voulait surtout dire écouter les femmes, comprendre leur vécu particulier au travail, le poids de la double journée par exemple avec les tâches ménagères et les soins aux enfants. Au début des années 70, c’était les aider quand il y avait des questions d’avortements, de violences conjugales ou de harcèlement. Mais aussi déjà revendiquer par exemple que les jours pour enfants malades soient attribués aux pères ou que les charges de travail n’aboutissent pas à des fausses couches.
Les luttes féministes sont émancipatrices, car elles ont mis à jour que le privé est politique, que ce qui était désigné comme « faits divers » sont des faits de société à combattre (notamment les violences machistes, la maîtrise de son corps et de la conception). La division sexiste du travail, le machisme, comme le racisme, est une division supplémentaire dans la classe ouvrière et ne peut que nuire à l’unité. Dans ces conditions les femmes doivent prendre leur sort en main parce que la domination masculine ne disparaîtra pas d’un coup de baguette magique avec l’exploitation capitaliste. Cela nécessite un bouleversement fondamental de la société, de l’éducation, des rapports entre sexes… les hommes eux-mêmes seront libérés de ce rôle étouffant de dominateurs qu’on leur assigne dès le plus jeune âge, c’est pourquoi leur engagement féministe est nécessaire et est bénéfique à l’humanité entière.

Q2C – À Flins, tu rejoins la section CFDT. Le lecteur et la lectrice de 2018 seront peut-être un peu surpris.e.s de ce choix et de cette adhésion jusqu’à la fin. Peux-tu nous parler de ce choix syndical ?

F. L. – Dans les années 70, et notamment à Renault Flins (jusqu’au début des années 2000), la CFDT était très à gauche, très combative et marquée par l’idéologie autogestionnaire. Notre organisation [Révolution !, groupe auquel appartenait Fabienne lorsqu’elle a décidé de s’établir à l’usine, Ndlr] avait le choix d’adhérer aux syndicats « lutte de classes » et à Flins c’était la CGT et la CFDT. Dans mon atelier, la CFDT est venue la première me proposer un mandat après ma participation remarquée (car seule gréviste de la couture) à la grève de 1973. Finalement, cela m’a permis de construire une unité syndicale sur l’atelier et de permettre la réussite d’une belle grève des ouvrières contre les rendements en mai 1980. La CFDT Renault Flins a été longtemps oppositionnelle sur des positions combatives à la confédération et elle a basculé vers le recentrage libéral actuel après 2010. Il faut remarquer que lors des mobilisations contre les lois travail, le seul syndicat CFDT présent était l’UPSM (Union parisienne des syndicats de la métallurgie) dont fait partie la section CFDT Flins… Depuis mon départ à la retraite en 2008, je suis membre de Solidaires qui pour moi a repris une partie de l’héritage positif de la CFDT autogestionnaire des années 70.

Q2C – Il y a une tradition d’écrivains établis (moins d’écrivaines), comment l’expliques-tu ? Pourquoi ce besoin de dire et d’écrire l’usine et les combats sociaux ? En quoi l’expérience ouvrière, syndicale, politique serait-elle aussi, selon toi, une école d’écriture ?

F. L. – Je suppose que lorsqu’on est engagé, on a envie de partager, de transmettre, de décortiquer l’exploitation et les oppressions pour mieux les comprendre et les combattre. On a besoin aussi d’analyser les victoires et les défaites, parce que bien qu’on nous serine sa soi-disant disparition, on sait que la classe travailleuse est toujours un moteur essentiel de l’histoire sociale. Et qui de mieux que les premier.es placé.es, acteurs et actrices de cette condition et cette histoire, pour la raconter, pour décrire ce que nous vivons dans notre chair, notre mental aussi. Pour mieux la changer, un jour !
C’est vrai qu’il y a moins de femmes visibles, du fait de leur oppression spécifique, parce qu’aussi leur parole a été trop longtemps inécoutée, délégitimée, dénigrée, oubliée…
Mais il faut du temps, de la disponibilité, pour prendre du recul et poser les mots sur le papier, traduire ses ressentis, ses réflexions, en phrases et raisonnements construits.
C’est bien autre chose que d’écrire des tracts ou des articles qui font néanmoins partie de cette école d’écriture particulière, lorsque le langage utilisé n’est pas trop formaté et encadré. Certains écrivains ouvriers ont écrit des journaux intimes au quotidien ou presque, et ont pu s’en servir pour des livres. Je regrette un peu de ne pas l’avoir fait à l’époque (sauf en partie pendant la modernisation de l’atelier couture). J’ai mis plus d’un an pour l’écriture en elle-même de ce livre, j’ai connu l’angoisse de la page blanche, parfois pendant des semaines, j’ai revécu des moments assez douloureux mais aussi des joyeux et enthousiasmants. Mais je n’aurai pas pu faire tout cela sans le soutien moral et matériel de mon compagnon qui a assuré l’intendance au quotidien (et continue pendant la tournée pour la promo du livre) !
Aujourd’hui, je participe à un atelier d’écriture localement, animé par la Cie de théâtre Sans la nommer, sur la question des usines et par la méthode d’échanges épistolaires, ça me plaît beaucoup. Comme quoi, une fois qu’on y a goûté !

Propos recueillis par Grégory Chambat pour Questions de classe(s)

L’envers de Flins : une féministe révolutionnaire à l’atelier, Fabienne Lauret, Syllepse, 2018.


https://www.questionsdeclasses.org/?Int ... atelier-de
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede Pïérô » 01 Avr 2018, 11:59

Conférence-débat - Mai 68, un pavé dans leur histoire

Des héritages controversés dans une histoire plurielle

La Verrière (78), mardi 3 avril 2018
à 20h30, Le Scarabée, 7 bis avenue du Général Leclerc

avec Julie Pagis, sociologue au CNRS, auteure de « Mai 68, un pavé dans leur histoire ».
Université Populaire du 78

Cette période déjà lointaine n'intéresserait-elle, avec une éventuelle nostalgie de leur jeunesse, que ceux et celles qui avaient vingt ans en 68, les baby-boomers, aujourd'hui parents et même grands-parents d'enfants et de petits-enfants pour qui cette année 68 et son célèbre mois n'évoquerait qu'une révolte de plus ?

Cinquante ans après , Mai 68 fait toujours l'objet de controverses. Au-delà des quelques slogans célèbres (« Il est interdit d'interdire ! », « Jouir sans entraves »...), qu'en est-il exactement de ce plus grand mouvement social du 20è siècle avec ses 10 millions de grévistes, alliés à la jeunesse ? Dans quel contexte international et national surgit-il? Quels en sont les acteurs ? Quelles en sont les idées-force ? Que nous révèle la comparaison des parcours ultérieurs des principaux leaders avec ceux des millions « d'anonymes » de Mai 68 ? Peut-on légitimement parler d'une « génération 68 » au singulier ? En quoi la société française en a-t-elle été marquée durablement sur les plans social et sociétal, politique et culturel... pour le meilleur pour certains et pour le pire pour d'autres ?

A ces questions parmi d'autres, Julie Pagis, sociologue, auteure en 2014 de Mai 68, un pavé dans leur histoire, ayant mené une grande enquête, avec nombreux portraits diversifiés, apportera son éclairage.

Gratuit - Inscription souhaitée par courriel à up78@laposte.net

Conférence à 20h30, ouverture des portes dès 20h00

http://www.up78.org/



Cycle mai 68 à la BAM

Bibliothèque Autogérée de Malakoff
au 14 de l’Impasse Carnot à Malakoff

samedi 7 avril à 19h30
Cycle mai 68 / 3

“Racontez-nous votre mai 68” : discussion précédée de la projection d’un court (la reprise du travail aux usines Wonder).

vendredi 13 avril à 19h30
Cycle mai 68 / 4

Projection de Le drôle de mai, chronique des années de boue de José Vieira (2008) sur le quotidien des immigrés portugais dans les bidonvilles dans les années 1960, leurs rapports avec les grévistes de mai 68 et avec le régime de Salazar.

https://paris-luttes.info/en-avril-2018-a-la-bam-9858
Image------------ Demain Le Grand Soir --------- --------- C’est dans la rue qu'çà s'passe --------
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Pïérô
 
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede Pïérô » 01 Avr 2018, 16:38

Sous les pavés la rage

Mai 2018 : sous les pavés la rage

Comment s'est construit mai 68 dans les années qui l'ont précédé

En avril 1968, Edmond Maire, dirigeant de la CFDT, écrivait que « la grève générale était un mythe ». L'échec de la résistance aux ordonnances, la résignation des directions syndicales et les attaques et provocations permanentes de Macron sur les « riens » et « fainéants », semblent dire quelque chose de semblable.

On peut se soumettre à ce genre de pressions parce que le plus souvent on ne connaît pas le lien entre la période de préparation d'une grève générale et son accomplissement, y compris pour le mai 68 français . L'analyse des grèves émiettées, dispersées... et de leur état d'esprit dans la période qui a précédé et préparé mai 1968 n'a quasi jamais intéressé.

On a souvent une vision d'un mai 68 sorti de nulle part, imprévisible. Or s'il l'a été, ce n'était que pour ceux « du dessus » qui ne se préoccupent guère de ce que font les « fouteurs de bordel » d'en bas. Or Mai 68, n'était que le moment unifié de paroxysme d'un mouvement social émietté qui venait de loin.

Il en est de même pour aujourd'hui. On a l'impression que les défaites l'an dernier comme de cet automne sont des défaites des salariés. Il n'en est rien. Ce ne sont que des défaites des directions syndicales.Les nombreuses grèves actuelles – 270 par jour au premier semestre 2017 - n'apparaissent pas dangereuses à ceux du dessus car ils n'en voient le plus souvent que la surface, leur aspect émietté, dispersé. Et ils ne s'arrêtent qu'à leurs seules revendications économiques mais pas aux évolutions de l'état d'esprit, des aspirations, de la conscience qui les porte.

Pendant les périodes de grève générale, les frontières s'estompent et bougent, celles entre les luttes économiques et politiques, celles entre les professions, les générations, les pays... toutes les frontières entre les hommes.

Dans ces périodes, la révolution ou la grève générale sont avant-tout des suites d'événements ininterrompus et multiples. On passe de conflits économiques épars, émiettés à une crise politique grave au débouché parfois insurrectionnel pour se replier à nouveau sur des luttes corporatistes ou réagir soudain à une injustice locale, et passer ensuite à des soulèvements sociétaux, ceux-là, touchant parfois tel secteur de la société, parfois tel autre, telle ou telle classe, les paysans, les ouvriers, les étudiants... telle ou telle partie du monde, prenant parfois un cours souterrain un instant, avant de resurgir, plus forts et plus conscients d’eux-mêmes, avançant toujours un peu plus loin.

Chaque événement est éprouvé différemment mais en même temps pris et ressenti aussi dans le même maelström général des mouvements où la conscience se construit,ne peut et ne veut plus séparer le local du général, le mouvement de ses objectifs, la tactique de la stratégie, l'économique du politique, le défensif de l'offensif...

Nous sommes déjà dans cette période de bouillonnement. La société est bloquée par en haut : des élections qui n'en sont pas vraiment, des journaux aux ordres, des instituts de sondage achetés, des partis politiques d'opposition les yeux sur les prochaines élections et mangeoires, un dialogue social institutionnalisé, et en même temps affaibli par l'abandon des CHSCT et des instances syndicales représentatives traditionnelles.

Mais en bas, la société craque de toutes parts…Les luttes ne cessent pas… Salariés et démocrates indignés, jeunes des quartiers, écologistes de base, se défendent bec et ongle. Localement oui, de manière dispersée sans doute, mais ils et elles se battent.

De Notre Dame-des-Landes à la vallée de la Roya, d'Adama à Théo, de la grève générale en Guyane aux combats des Deliveroo, des agents de nettoyage aux femmes de ménage en passant par les facteurs, les salariés du commerce, les agents hospitaliers ou des maisons de retraite, de la défense des maternités aux gares, les matériaux pour l'explosion sociale s’accumulent. Même les gardiens de prison font face aux CRS.

Nous ne sommes certes pas dans les années 1960, bien des choses ont changé et il ne s'agit pas de faire des prédictions. Mais pour tous ceux qui pensent que la grève générale n'est en rien un événement soudain, isolé, fortuit, sans rime ni raison, et qui cherchent comment nous pouvons tirer des leçons d'hier pour préparer demain, il y a urgence à regarder de près les années d'avant mai 68 qui sont tellement actuelles, tellement proches de ce que nous vivons, non pas sur tous mais sur certains points. Nous pouvons en tirer de grandes leçons. Alors allons-y, discutons-en.

Les années 60: fin de la politique contractuelle

Après une période de luttes intenses en 1947-49 puis encore en 1953, la conflictualité sociale stagne à un niveau bas pendant toute la durée de la guerre d'Algérie de 1954 à 1962. Le 13 mai 1958, on touche le fond avec l'installation par un coup d’Etat militaire du "pouvoir fort" du gaullisme. Les organisations ouvrières désorientées crient au fascisme pendant que d'autres s'alignent derrière de Gaulle.

A partir de 1959, l’inflation devient galopante. Elle se traduit par une baisse du pouvoir d’achat contrevenant aux accords patronat-syndicat de toute la période précédente qui avaient fait accepter aux salariés des conditions de travail pénibles à condition que l’augmentation du pouvoir d’achat soit garantie.La politique contractuelle est morte.

A partir de ce moment, l’état d’esprit des travailleurs va peu à peu changer et s'oriente vers la conscience lente mais progressive de la nécessité d'une lutte "tous ensemble". Il faut dire, contrairement à ce qu'on croit maintenant, que ces années n'étaient pas les « trente glorieuses » pour les ouvriers. La vie était difficile.Or les directions syndicales ouvrières et politiques de gauche ne voulaient pas du « tous ensemble ».

Pour ne prendre que Peugeot, un premier conflit « sauvage » éclate en 1959. Quatre autres importants suivent en 1960, 1961, 1963 et 1965. Et bien d’autres ailleurs. Outre les salaires, les ouvriers se battent contre les cadences, pour la quatrième semaine de congés et contre le retour à la semaine de 45 heures.

Mais la tactique des syndicats ne veut pas prendre acte de ce changement de situation et d’état d’esprit. Ils n’essaient pas d’unifier les luttes mais continuent à organiser des grèves comme auparavant, au moindre coût, localisées et au coup par coup, en procédant à des arrêts de travail brefs et tournants qui désorganisent la production mais ne permettent pas aux ouvriers de contrôler leurs mouvements, de prendre conscience de leur force collective qui grandit et de ce qu’elle leur permettrait d’obtenir.

Cependant, de grève en grève, l’épreuve de force générale et la conscience de la nécessité d’un mouvement d’ensemble associé à une certaine radicalité ne cessent de croître. Les patrons licencient, jettent à la rue et détruisent des familles, les ouvriers répondent fréquemment par des séquestrations.

Cet état d'esprit prend peu à peu un net caractère politique, car il associe les revendications partielles du combat immédiat à une toile de fond d'un "tous ensemble" avec un caractère d'urgence grandissant, nécessaire contre un pouvoir ressenti comme verrouillant tout.

Ce double sentiment – de multiplication des luttes partielles immédiates associé à un sentiment grandissant du besoin d'une lutte unie contre un pouvoir intraitable - s'empare peu à peu au fil des événements d'une grande partie des classes populaires et sera au fondement d’une lame de fond qui emportera la société française jusqu’à la grève générale de 1968.

Le tournant de la « rigueur » de 1963 et la grève des mineurs

Après s'être appuyé sur les syndicats pour sa politique algérienne, en 1962 De Gaulle change d’attitude. Il modernise et réoriente l'économie française coloniale vers l'Europe et le marché commun. A cette fin, il insuffle une politique de restructuration, de fermetures d'entreprises, il organise des coupes franches dans de nombreux secteurs et s'attaque notamment aux mineurs. De nombreux puits sont fermés, les effectifs sont considérablement diminués.

Depuis la fin de 1962, une forte agitation qui ne se satisfait plus des "grèves tournantes” se manifeste dans les mines. Les mineurs veulent la grève générale jusqu'à satisfaction. D’où un tournant dans l'ambiance sociale et politique. La grève est décidée le 4 mars 1963. Le "pouvoir fort" de De Gaulle décrète immédiatement la réquisition des mineurs. En réponse, la grève est générale dans tous les bassins le 5 mars. La réquisition a échoué. La grève générale des mineurs va se poursuivre pendant cinq semaines mais sans faire appel à la solidarité des autres secteurs.

Pourtant les autres secteurs montrent qu'ils sont prêts à entrer en lutte. C'est ce qu'il y a de plus significatif, c'est là qu'est le tournant qu'il nous faut comparer à l'évolution de l'état d'esprit aujourd’hui. Une grève générale syndicale (d'un quart d'heure) de solidarité le 5 mars est très massivement suivie et déborde les malheureuses 15 minutes des appels syndicaux. La grève paralyse en grande partie la SNCF, la RATP, EDF mais aussi la plupart des grandes entreprises privées.

Dans le Nord la grève est totale. Le 12 puis le 15 les cheminots remettent ça. Le 12 ce sont les sidérurgistes. Le 14 et le 21 les métallurgistes. Le 20, toute la fonction publique puis à nouveau la RATP, les PTT, Michelin...C'est pendant la grève des mineurs que d'autres secteurs montrent leur envie d'entrer en lutte. Pas après, mais en même temps. C'est le réveil de la classe ouvrière depuis les grandes grèves perdues de 1947-48.

Face à cette mobilisation, l'appareil intermédiaire des syndicats est sous la pression. La CGT répond que la grève générale est certes "séduisante" mais "utopique", car selon elle les travailleurs n'y seraient pas vraiment prêts. Elle ne veut pas de grève générale, mais toujours des grèves tournantes. Sur la question des mineurs, elle se contente de collecter des fonds.

Finalement, les mineurs reprendront le travail sans que leurs revendications soient satisfaites. Malgré cela, De Gaulle n'en a pas moins subi une défaite morale et politique dont jamais il ne se relèvera. L'idée est née qu'on peut le contester, pourquoi pas le renverser, ce qui amènera la classe ouvrière jusqu'à la grève générale en 1968, dés lors que les étudiant auront ouvert la brèche. C'est là que naîtra aussi le sentiment qui est à la base des slogans de 1968 à l'encontre de De Gaulle : « Onze ans c'est trop » et « Dix ans, ça suffit ».

De Gaulle donc, de son côté, ne peut plus prendre le risque d'un affrontement direct avec le prolétariat et la jeunesse, qui à travers la grève des mineurs a pris clairement conscience de la possibilité et de la nécessité d'un mouvement général. La bourgeoisie perd en partie sa confiance en De Gaulle qui ne paraît plus le Bonaparte populiste et unificateur, le rempart contre la mobilisation ouvrière, mais au contraire le catalyseur possible de la politisation et centralisation des luttes économiques et émiettées des ouvriers.

Le pouvoir ne renonce pas, multiplie les contre-réformes sociales et renforce l'exécutif

Cependant a bourgeoisie française n'a pas le choix, ni de se soustraire à la concurrence exacerbée du Marché Commun, après la perte de ses colonies, ni de trouver le personnel politique idéal. De Gaulle fera quand même l’affaire et ne renonce pas. Il est sous la pression des exigences économiques patronales qui veulent rendre le capitalisme français compétitif, d'autant qu'il est prévu que les frontières douanières entre les six pays du Marché commun soient abolies au premier juillet 1968. Le temps presse.

La liste des " réformes ” , contre-réformes pour l'essentiel que de Gaulle entreprend entre 1963 et 1968 est impressionnant, notamment à l'occasion de pouvoirs spéciaux obtenus au lendemain des législatives de 1967.

Elle s'apparente à ce que fait aujourd'hui Macron: réforme administrative, institution du service de défense, élargissement du réseau des organismes du plan, comité d'étude des coûts et des revenus, lois sur la formation professionnelle, sur la réforme des comités d'entreprise, sur la réforme de l'enseignement (plan Fouchet), lois anti-grève de juillet 1963 qui vont permettre de « criminaliser » (déjà) les gréves, grévistes et syndicalistes, création de l'ANPE pour accroître la mobilité de la main-d'œuvre, ordonnances sur l'emploi et l'intéressement pour faire participer les travailleurs à l'expansion des entreprises par leur propre surexploitation, allègements fiscaux pour les entreprises qui se modernisent, réorganisation de l'armée, conçue dés lors comme force de défense opérationnelle du territoire (DOT) en vue du quadrillage policier du pays, renforcement de l'appareil policier, CRS, polices urbaines, gardes mobiles, réorganisation du ministère de l'Intérieur, quasi-suppression de toute garantie d'indépendance pour les juges du parquet, réforme de la procédure de l'instruction, ou allongement du délai de garde à vue...

De Gaulle a maintenu toutes les apparences "quotidiennes" d'une vie démocratique normale, mais en réalité il n'est pratiquement aucun domaine des libertés publiques et individuelles qui n'ait gravement été entamé dans cette période. On parle alors souvent de « dictature » pour ne pas parler de « roi » et de sa cour, comme le fait chaque semaine le Canard Enchaîné.

Non, ce n'est pas 2017 mais 1967. Cependant, les conditions politiques ne sont déjà pas celles d’avant la grève des mineurs. Les changements d'état d'esprit qui se déroulent à l'intérieur de la classe ouvrière et dans la jeunesse, comme dans leurs organisations, sont décisifs.

Dans les luttes : émiettement, « tous ensemble », émiettement... et politisation

Du côté syndical, à peine la grève des mineurs de 1963 était-elle terminée, que l'appareil de la CGT, pour répondre aux besoins croissants d'une politique offensive de sa base, mettait tous ses moyens pour lancer une vague de grèves tournantes, tout particulièrement à la RATP. Mais par cette tactique désastreuse, il donnait l'occasion au pouvoir gaulliste de prendre sa revanche après l’échec de la réquisition lors de la grève des mineurs et d'instaurer en juillet 1963 une première loi réglementant le droit de grève dans les services publics. Il impose la clause du préavis obligatoire de cinq jours.

La tactique des grèves tournantes se heurte de plus en plus aux aspirations des travailleurs et d'une partie de l'appareil syndical intermédiaire. Les manifestations sporadiques sans perspective ni plan de poursuite lassent tout le monde. Aussi la CGT, sentant cela, finit par lancer pour le 17 mars 1964 le mot d'ordre d'une journée nationale de grèves. La forte participation des travailleurs démontre à tous la volonté des travailleurs de combattre "ensemble”.

Néanmoins, après le 17 mars, les appareils syndicaux ne donnent pas de suite au 17 mars, et poursuivent la valse des grèves tournantes chez les cheminots, les postiers, dans la métallurgie. C’est le prétexte à nouveau au pouvoir d'instaurer une nouvelle loi réglementant et restreignant le droit de grève pour les contrôleurs de la navigation aérienne.

Les dirigeants de FO proposent de leur côté " une grève générale interprofessionnelle ». Mais sans réelle volonté de la construire, ils refusent toute unité avec les dirigeants de la CGT. Sous la pression de leur base et de la conscience montante des salariés, les directions de la CGT et de la CFTC des services publics, auxquels les fonctionnaires FO et FEN s'associent, décident une manifestation des travailleurs de ce secteur le 2 décembre 1964.

Le gouvernement interdit alors la manifestation. Les dirigeants FO et FEN appellent du coup tous les secteurs à une grève générale de vingt-quatre heures le 11 décembre. Les dirigeants de la CGT et de la CFTC s'y associent tout en limitant l'ordre de grève aux fonctionnaires et aux travailleurs des services publics.

L'aspiration au "tous ensemble”, à la grève générale, était si puissante que la grève du 11 décembre 1964 fut totale dans les services publics et chez les fonctionnaires. Sans y être appelés, de nombreuses entreprises privées et des centaines de milliers de travailleurs débrayent. Mais dès le lendemain du 11, la CGT relance à nouveau les grèves tournantes, grève des roulants SNCF les 18 et 19, grèves tournantes dans les PTT...

Dans la foulée, le 20 janvier 1965, FO n'a pas d'autre choix que de soutenir ses fédérations qui sous la pression des militants avaient décidé d'elles-mêmes la grève pour les 27 et 28 janvier. La CGT, la CFDT (ex CFTC), la CGC et la FEN (ancêtre de la FSU) s'alignent. Les travailleurs du secteur privé sont également appelés par FO à participer au mouvement.

Cette action est comprise par tous – du fait de sa proximité et de ce à quoi aspirent les salariés, pas de la volonté des dirigeants syndicaux - comme le prolongement du 11 décembre 1964 et comme une concession à l'idée d'un mouvement général. En effet, le 11 décembre 1964, les travailleurs avaient parfaitement conscience que la grève ce jour-là n'aboutirait pas à un succès revendicatif immédiat. Ils concevaient ce mouvement surtout comme une étape pour la construction progressive d'un rapport de force général, d'autant plus que De Gaulle criait clairement haut et fort son intention de ne pas reculer.

Mais la volonté de la bureaucratie syndicale d'émietter le mouvement est telle que dans la Sécurité sociale, la CGT et la CFDT divisent la grève en deux, le 27 pour la région parisienne et le 28 pour la province. Par ailleurs, le métro, l'enseignement public, les cheminots, etc., sont appelés à débrayer le 27, l'EDF le 28 ! Du coup, dégoûtés, à peine 40% des salariés appelés font grève les 27 et 28 janvier alors qu'ils étaient 80 % le 11 décembre.En conséquence, cette aspiration au « Tous ensemble » se disperse à nouveau dans de très nombreuses grèves tournantes, partielles, émiettées, économiques, qui ponctueront toute l'année 1965.

Cependant, les enseignements de cette période chemineront souterrainement pour s'exprimer lors des élections de 1965 contre l'unité électorale de la gauche, en fait le soutien du PC à Mitterrand, qui apparaît à ce moment comme un homme de droite. Les classes populaires chercheront alors à s'exprimer dans la rue contre l'impasse électorale qu'on tente de leur imposer.

Battre de Gaulle aux élections et unité syndicale ou de la gauche comme faux-fuyant face aux luttes montantes

Cette année 1965 voit pour la première fois le président de la République élu au suffrage universel. La tactique de la gauche sur le plan des élections est la même que celle du refus du "tous ensemble” sur le terrain des luttes. Ni la SFIO ni le PCF ne présentent de candidats. Ils soutiennent ensemble la candidature de François Mitterrand. Il est alors à la tête d'une petite formation du centre, l'UDSR, à la direction de laquelle pendant la guerre d'Algérie, il avait dit "l'Algérie c'est la France" et " la seule négociation c'est la guerre"... Tout un programme ! De Gaulle est mis en ballottage par le premier tour des élections. Cela reflète la situation sociale et c’est son premier grand échec sur le terrain politique qui en ouvrira d'autres, en 1967, 1968, 1969 et son départ...

Mais il y a aussi échec politique de la seule organisation radicale du moment, le PSU (Parti Socialiste Unifié). Le PSU est né en 1960 de son opposition à la guerre d'Algérie et à la capitulation d'une partie de la gauche en 1958. Le PSU avait gagné là une crédibilité, une identité et une image à laquelle il ne sut pas donner une politique. Il rata probablement une occasion cette année 1965 de présenter une candidature de la gauche anticolonialiste et représentant la colère sociale.

Il s'inclina finalement sous la pression unitaire à gauche à battre De Gaulle, en reniant toutes ses valeurs, car cela se fit derrière la candidature de Mitterrand, celui qui avait pourtant porté la responsabilité en tant que ministre de l'intérieur puis Garde des Sceaux, de la torture et des condamnations à mort des opposants à la guerre d'Algérie ! Le PSU y perdit son âme.

En conséquence de cette disparition politique, dès 1965, puis à nouveau en 1967, une partie des dirigeants du PSU rejoignent la FGDS qui s'est crée derrière la candidature Mitterrand et qui regroupe les différentes formations de gauche à l'exception du PCF. Pourtant, cela se fit contre la base du PSU, qui au congrès de 1967, avait voté contre une proposition de la direction du PSU de fusion avec la FGDS.

Le problème des dirigeants du PSU est - conformément à la tradition réformiste - qu'ils ne veulent pas faire immixtion dans le domaine réservé aux syndicats. Ils ne comprennent pas que la situation rapproche les questions économiques des questions politiques, que les ouvriers en lutte dans de multiples combats partiels économiques cherchent une unification politique à la hauteur des enjeux.

Les dirigeants du PSU sont même parfois gênés par l'intervention ouvrière de leurs propres militants ( 40% de ses effectifs) qu'ils cherchent à cantonner dans l'activité syndicale traditionnelle, économique, à mettre à la remorque des appareils et leurs agendas...Pourtant la situation pousse à la politisation des conflits sociaux et à déborder les appareils non pas dans une radicalité économique supplémentaire, mais dans une expression politique, unitaire, des conflits économiques. Le PSU brouille alors son image et perd peu à peu son influence en refusant ou ne sachant pas donner une traduction politique à la radicalisation qui commence à se manifester dans les luttes partielles.

Au niveau syndical, le 10 janvier 1966, pour répondre à la pression ouvrière du "tous ensemble" et trouver une solution électorale en cherchant une nouvelle et future union de la gauche derrière Mitterrand, la direction de la CGT et celle de la CFDT concluent un pacte d'unité.

Cette « unité » est comprise par les salariés comme une concession au "tous ensemble", voire un encouragement. Un espoir renaît et a comme résultat immédiat une augmentation de la participation aux journées d'action nationales les 13 et 14 janvier et aux luttes comme à Redon où a lieu le 17 janvier une manifestation ouvrière puissante et déterminée. En février des luttes éclatent dans bien d'autres secteurs dont les chantiers navals à St Nazaire avec deux mois de grève, dans l'automobile avec un mois de grève chez Berliet, chez Dassault avec trois mois de grève où ils font plier le patron avec le soutien d'autres salariés de la métallurgie.

Bien sûr, les directions syndicales s'appuient sur cet accord « unitaire », pour donner un nouvel élan à la relance des grèves tournantes, partielles, émiettées, mais cette fois-ci au nom de "l'unité ” syndicale, du « tous ensemble syndical ». Cependant cette compréhension différente de l'unité et ces successions de grèves tournantes aggravent les tensions insupportables entre la classe ouvrière, les militants et les appareils. On entend des craquements, la contestation s'étend au sein des syndicats et dans la contestation des solutions politiques électorales .

Alors pour tenter de donner satisfaction à la "base” et aux militants sans changer de politique, l'appareil dirigeant de la CGT appelle à une nouvelle journée nationale de grève le 17 mai 1966. Témoignant une fois encore de la volonté des travailleurs à combattre tous ensemble, le 17 mai 1966 est une des plus puissantes journées d'action qui ait lieu depuis longtemps.

Pourtant il n'y eut là non plus pas de suite. L'unité syndicale fonctionne comme un éteignoir. Sous la pression, la CGT et la CFDT appellent à une nouvelle "grève d'ampleur nationale” le 1er février 1967, toujours bien suivie. Mais ils n'envisagent aucune suite avant le 5 mars...pour ne pas perturber les élections législatives du moment. Et là, tout va basculer, car des mouvements sociaux vont troubler la période électorale en ne respectant pas le jeu traditionnel du débouché politique électoral aux luttes sociales.

Les luttes viennent troubler le bon déroulement des élections et font franchir une étape de plus à la conscience ouvrière

La "paix sociale” de cette période électorale est fortement troublée. C'est une nouvelle étape de la prise de conscience ouvrière qui conduira à la possibilité de mai 68: la lutte passe avant les politiciens et leurs élections. La paix électorale est d'abord remise en cause par les travailleurs des usines Dassault de Bordeaux autour d'une exigence d'augmentation de salaires. Au fur et à mesure que la grève continue et que la campagne électorale avance, la direction de Dassault fait des concessions pour tenter de ne pas perturber les élections, jusqu'à ce que le 28 février, 5 jours avant le premier tour des élections, elle cède.

D'autres grèves importantes sur le même modèle se déroulent pendant cette période électorale, ne respectant pas le jeu institutionnel électoral dans lequel les partis et les syndicats voudraient entraîner les travailleurs. A la Rhodiaceta de Besançon, les ouvriers entrent en grève en février 1967 et occupent leur usine, ce qui est nouveau. Les étudiants soutiennent. Ceux de Lyon-Vaise partent le 28 février puis suivent les filiales. Mais les appareils syndicaux font silence et isolent le mouvement pendant la campagne électorale. Ce sera seulement le 15 mars, trois jours après le second tour des élections, que les fédérations de la chimie appelleront à des débrayages limités et fractionnés dans les autres usines du groupe.

Après vingt-trois jours de grève, les travailleurs de Rhodiaceta reprennent le travail avec 3,80% d'augmentation, ce qui est perçu comme un succès. L’ accord est conclu au niveau national entre le trust Rhône-Poulenc et les responsables syndicaux, sous l'arbitrage du gouvernement. L'imaginaire « politico-social » des franges avancées du prolétariat est habité par cette lutte et par l'expression cinématographique au titre prophétique « A bientôt j'espère » que lui donne Chris Marker que beaucoup vont voir à la télé…en mars 1968.

Puis ce sont les travailleurs de Berliet qui entrent en grève. Ils restent aussi isolés. Les directions syndicales ne font rien pour briser l'isolement. Les CRS occupent l'usine : les travailleurs reprennent sans avoir obtenu satisfaction. Après des semaines de grève, il en ira de même pour les mensuels des chantiers de Saint-Nazaire où la solidarité des métallurgistes et de la population va pourtant plus loin qu'elle n'a jamais été, ou également pour les mineurs de l'Est qui occupent le carreau des mines.

Les gaullistes gagnent les élections mais d'extrême justesse et cette victoire apparaît à beaucoup « volée » et finalement comme une défaite. Du coup De Gaulle se fait voter les « pleins pouvoirs » afin de pourvoir légiférer à sa guise par ordonnances et faire avancer le plus vite possible ses « contre réformes ». La société en paraît d'autant plus confisquée, bloquée.

Tous ces conflits sociaux en période électorale, parfois avec succès et souvent sans, préparent de fait le terrain pour la grève générale. La détermination, le radicalisme des ouvriers et la solidarité de la population caractérisent ces luttes, en même temps que leur émiettement et la tactique syndicale qui ne fait rien pour briser leur isolement, fonctionnent pour tous comme un miroir de l'évolution générale des esprits dans le pays et de ce qu'il faudrait faire pour gagner. « A bientôt j'espère » se dit-on au plus profond de soi...

Les « pouvoirs spéciaux » de 1967... sont la dernière goutte qui fait déborder le verre de mai 1968

Du côté gouvernemental, l'échéance de l'ouverture totale du Marché commun en 1968 exige une nouvelle accélération des rythmes des contre-réformes. En Avril 1967 le gouvernement annonce donc sa décision de légiférer par ordonnances. Les ordonnances recouvrent notamment des attaques contres le chômeurs, la Sécurité Sociale, des facilités de licenciement et un vague « intéressement » aux bénéfices pour faire passer l’ensemble. En même temps, en avril (puis à nouveau en mai 1967), les mineurs du fer et les sidérurgistes de Lorraine (le plus grand centre sidérurgiste de l'époque) sont entrés dans une grève importante contre les suppressions d’emplois.

Le 13 mai 1967, le gouvernement obtient l'autorisation de régler par décrets (ordonnances) l’ensemble des problèmes économiques et sociaux en s'attaquant au camp du travail. Déjà, il y a 50 ans… Le 17 mai 1967, les centrales syndicales appellent à une nouvelle journée nationale de grève contre les licenciements, la réforme de la Sécurité Sociale mais aussi contre les pouvoirs spéciaux et la dictature de De Gaulle. La grève, ouvertement politique, sera massive et la manifestation ce jour-là imposante.

Une nouvelle fois, contre le sentiment général qui veut continuer, les appareils CGT et CFDT, unis, tentent de relancer les grèves tournantes et organisent une suite... pour la seule métallurgie, le 31 mai dans une journée "d'actions multiples ”. Cette "déculottade" a permis au gouvernement d'édicter ses ordonnances au cours de l'été 1967.

A la rentrée, c'est la mise en application de la réforme de l'enseignement, dite plan Fouchet, qui vise à renforcer la sélection. L'offensive anti-ouvrière et contre la jeunesse s'accentue au cours des derniers mois de l'année 1967 et des premiers mois de 1968. Mais la jeunesse et des travailleurs ne reculent pas : au contraire, en même temps que la répression qui devient féroce, leurs luttes se multiplient.

Les luttes passent alternativement des ouvriers aux paysans, puis aux étudiants, puis à nouveau aux ouvriers dans un va et vient permanent. De violentes batailles rangées opposent le 4 octobre 1967 à Limoges et au Mans paysans et CRS. A nouveau au Mans, le 10 octobre, de violents affrontements avec blindés et hélicoptères d'un côté et boulons ou matériaux de construction de l'autre, opposent cette fois-ci CRS et jeunes travailleurs1, qui pour leur part ont repris des méthodes de luttes des paysans et font reculer les CRS, puis rejoints par d'autre salariés, ils envahissent la préfecture. A Mulhouse, les travailleurs attaquent la sous-préfecture. En janvier 1968, ce sont des affrontements violents à Caen et à Redon. En février, mars et avril, des grèves se multiplient dans la métallurgie, les banques, Air Inter, les compagnies de navigation... Les manifestations prennent parfois une dimension départementale ou régionale.

A l'université, depuis la rentrée de l'automne 1967, l'agitation se développe contre le plan Fouchet. Le 9 novembre, un meeting de 5 000 étudiants se tient devant le siège de l'UNEF. Les militants révolutionnaires proposent comme objectif la Sorbonne. Des heurts opposent les étudiants et les forces de l'ordre.

Une fois encore, les appareils de la CGT et de la CFDT unis appellent à une "journée d'action ” le 13 décembre. C'est un échec. La grande masse des travailleurs refuse d'y participer. Non qu'ils acceptent leur sort et renoncent. Tout au contraire, ils en ont assez et font une espèce de « grève » des journées d'action syndicales. Ils veulent plus, un vrai « tous ensemble » pas tous ces faux-semblants, bref il veulent créer un rapport de force, ils veulent la grève générale.

Après la journée d'action du 13 décembre, les dirigeants veulent de nouveau déclencher des grèves tournantes, dans la métallurgie, dans le textile et dans toutes les corporations. Fin janvier, début février 1968, excédés des grèves tournantes et débrayages sans résultats, les ouvriers de la Saviem de Caen, votent " la grève illimitée jusqu'à satisfaction des revendications ” . La grève s'étend aux entreprises de la région. Les CRS évacuent l'usine où les salariés sont très jeunes. Le 26 janvier, les ouvriers occupent alors la ville rejoints par les salariés des usines et bureaux de la ville et reprennent le slogan « CRS-SS » forgé par les mineurs face aux massacres en 1948. Les étudiants se joignent au mouvement et les syndicats appellent... à la reprise. Elle se fait le 5 février au matin... mais à 14 heures, sans consignes syndicales, les ouvriers quittent à nouveau tous ensemble l'usine...

Les événements de Caen restent invisibles aux yeux de ceux qui ne veulent pas voir mais leur effet contagieux « en bas » est certain. En février et surtout mars des mouvements se déclenchent dans beaucoup d'endroits, surtout dans le Nord et le plus souvent pour des augmentations de salaires. Les affrontements avec les CRS sont quasi la règle.

On connaît la suite. Dés le mois de mars, l'agitation étudiante, qui s'est construite contre la sélection du plan Fouchet et en solidarité avec les luttes anti-colonialistes, prend de l'ampleur. La répression policière et les arrestations sont appuyées à ce moment par "L'Humanité” qui publie le fameux article de Marchais : " De faux révolutionnaires à démasquer ”. Ces arrestations entraînent spontanément plusieurs milliers d'étudiants à se rassembler et manifester aux cris de "Libérez nos camarades ! ”

De nouvelles arrestations et des condamnations à des peines de prison ferme sont prononcées. La Sorbonne est fermée et occupée par les forces de police. L'UNEF et le SNESUP lancent l'ordre de grève générale des étudiants et des professeurs d'université. Ils adressent un appel aux travailleurs, leur demandant de manifester leur solidarité. Le processus qui aboutira à la grève générale de vingt-quatre heures et à la manifestation du 13 mai est amorcé. Mais il n'aurait pu s'amorcer sans toute cette évolution des esprits auparavant.

L'appel des étudiants et leur irrespect des traditions, leur capacité à soulever la chape de plomb des habitudes et des conformismes, à « débloquer » la situation, a cristallisé l'aspiration montante des travailleurs à engager le combat contre le gouvernement, contre de Gaulle, dont l'appareil syndical ne voulait pas et que le PSU n'avait pas voulu ou su représenter. La grève générale va déferler.

La grève générale de mai-juin 1968 n'a donc pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle vient de loin. Toutes les explosions partielles, émiettées, qui l'ont précédée portaient le même sentiment, la même exigence, d'un tous ensemble national, profond, diffus contre une société bloquée par en haut, ce dont la victoire de Notre Dame Des Landes aujourd'hui porte la marque.

Comme dans les années qui ont précédé 1968 avec les nombreuses luttes de secteurs jeunes dans les grandes entreprises, les multiples luttes aujourd'hui des jeunes, des migrants, des femmes, des précaires, des intermittents et des peuples colonisés des Dom-Tom toujours dans les entreprises et services, indiquent également que quelque chose frémit au sein de l'ensemble de la classe ouvrière et annoncent une explosion générale.

Ces secteurs, parce qu'ils sont moins soumis au conformisme et à l'autorité des directions syndicales et politiques, ont toujours eu quelque chose d'avant coureur.

D'autre part, cette année, bien que très émiettées parce que dans de petites unités, les luttes de ces secteurs sont plus médiatisées, plus visibles que d'habitude, ce qui ne serait guère possible s'il n'y avait pas plus globalement une attente générale. Les luttes de ces secteurs révèlent ce qui se passe en profondeur et cela d'autant plus que les courants les plus profonds remontent vers la surface. Comme le disent les philosophes, le visible ne peut l'être que par la présence de l'invisible.

Cela donnerait alors tout son sens aux premières expressions de convergences des luttes que l'on peut discerner le 27 janvier 2018 dans les petites villes autour des luttes contre les taxes, le 30 janvier dans la santé et le travail social autour de la grève des ehpad, les 1er et 6 février avec les luttes chez les lycéens, étudiants et enseignants, le 8 février avec les luttes pour les services publics autour des cheminots, l'énergie et à nouveau une partie de la santé.

En 1968 ce phénomène n'était pas que français mais européen et mondial, tout comme aujourd’hui. Il nous reste à être les artisans conscients de cette prise de conscience pour qu'elle puisse aller jusqu'au bout de ce qu'elle porte.

Jacques Chastaing

1. Une différence avec aujourd'hui, est qu'il y avait énormément de jeunes travailleurs dans les grandes usines de l'époque, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, où les jeunes travailleurs se battent tout autant mais sont surtout dans une myriade de petites entreprises sous-traitantes, dans le commerce, le nettoyage, la restauration rapide ou dans l'intérim.


https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/ ... -chastaing
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede Lila » 01 Avr 2018, 19:40

22 Mars – Mai 68 et les femmes

Mai 68 et le féminisme ? Mai 68 et les femmes ? Comment répondre à cette question paradoxale qui m’a été posée ? Absentes du mouvement de mai, les revendications des femmes se sont pourtant exprimées dès l’automne 68, et plus amplement à partir des assemblées générales non mixtes aux Beaux-Arts à l’automne 70. Mais en 68, malgré quelques indices dont je parlerai plus loin, leur visibilité est égale à zéro.

Cette question de « mai 68 et les femmes » en appelle une autre : « Mai 68. Et après ? » Ainsi formulée, la question me semble présenter une cohérence, porteuse de continuité entre les deux termes que sont « mai 68 » d’un côté et « les femmes » de l’autre.

Qui étions-nous en 68, quand nos slogans étaient : « L’imagination au pouvoir » ou « Jouissez sans entraves », thèmes prémonitoires de la « révolution sexuelle » qui s’annonçait. Nous avions 20 ans, c’était « nos belles années », nos jeunes années. Le joli mois de mai. Et qui sommes-nous aujourd’hui ? Des témoins, des militants, des militantes, des rêveurs, des poètes, des « anciens » du 22 mars ?

Quelles sont les traces de mai 68 dans nos vies puisqu’il s’agissait de « changer la vie » et que l’intitulé de notre rencontre nous y incite. Je tenterai de répondre en m’inspirant de mon parcours de militante qui commence en 68 – voire un peu avant – et se poursuit jusqu’à maintenant. Ma contribution n’est autre en somme qu’un modeste et bref essai d’ego-histoire.

Quand et comment a commencé mai 68 ? Tout le monde le sait. Par l’arrestation de Xavier Langlade après l’attaque de militants, dont il était l’un des plus convaincus, contre l’American express le 20 mars, pour protester contre la guerre au Vietnam. Cette arrestation à laquelle répond aussitôt le slogan « Libérez nos camarades » sera suivie deux jours plus tard par l’occupation de la salle du conseil de l’université de Nanterre.

Pour moi, mai 68 commence deux ans auparavant. En 66. Je me souviens de la première manifestation à laquelle j’ai participé devant le théâtre de l’Odéon contre les fascistes qui voulaient interdire la représentation des Paravents de Genêt. Dans ce souvenir de 66 est encrypté un souvenir plus ancien, demeuré à vif dans ma mémoire d’enfance. Dix ans auparavant, j’étais une petite fille, j’avais 10 ans. J’ai vu avec mes parents le film Nuit et brouillard et j’ai découvert en trente-deux minutes les crimes de masse, le génocide des Juifs, l’antisémitisme, le nazisme, la haine de l’autre. Ces images m’ont marquée à jamais. Elles m’accompagnent. Elles sont à l’origine de tous mes engagements : en mai 68, au MLF, au Rwanda et à Calais…

à lire : https://entreleslignesentrelesmots.word ... es-femmes/
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 05 Avr 2018, 12:54

Rencontre avec Ludivine Bantigny

1968 - de grands soirs en petits matins

Paris vendredi 6 avril 2018
à 19h30, Librairie « Le Merle moqueur », 51 rue de Bagnolet

Le vendredi 6 avril à 19h30, la librairie le Merle moqueur aura le plaisir de recevoir Ludivine Bantigny, dans le cadre de notre cycle de conférence "Ça ira !". À l'occasion de la parution de son nouvel ouvrage, "1968", paru aux éditions du Seuil, elle nous entretiendra à propos de cette année historique. La rencontre sera suivie d'un apéritif dînatoire.

À partir d'un travail dans les archives de toute la France, pour beaucoup inédites, Ludivine Bantigny restitue l'énergie des luttes, des débats, des émotions et des espoirs portés par les acteurs de 68 : toutes celles et tous ceux - ouvriers, étudiants, militants mais aussi danseurs, médecins, paysans, artisans, poètes d'un jour, et les femmes à parts égales avec les hommes - qui ont participé au mouvement. Elle s'intéresse aussi à « l'autre côté » : la police, le pouvoir et les oppositions à la contestation.

Son livre s'attache au vif des événements : à la diversité de leurs protagonistes plus qu'aux seuls porte-parole désignés, à leurs pratiques plus qu'à la rhétorique dont on les a ensuite enveloppés, à la grève qui met le temps en suspens. « Les événements » : si la formule est restée vague faute de pouvoir à coup sûr qualifier ce qui s'était passé, du moins a-t-elle le mérite de revenir précisément aux faits, aux projets, à l'inventivité, à tout ce qui a été imaginé, de grand et de petit, pour réellement « changer la vie ».

Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l'université de Rouen Normandie. Ses recherches portent sur les engagements politiques et la conscience historique au XXe siècle. Elle a notamment publié La France à l'heure du monde. De 1981 à nos jours (Seuil, 2013 ; « Points Histoire », 2018).

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https://www.lemerlemoqueur.fr/rencontres/14657/
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 05 Avr 2018, 15:02

Rencontre/débat autour du livre « Mai-68 à Lyon, Retour sur un mouvement d’insubordination »

Samedi 7 avril à 15 heures à La Gryffe, rencontre /débat autour du livre Mai-68 à Lyon. Retour sur un mouvement d’insubordination, en présence de l’auteur Jacques Wajnsztejn.

Récit précis des évènements qui, des grèves de la Rhodiacéta en 1967 à la reprise du travail aux usines Berliet après le 20 juin 1968, ont caractérisé à Lyon un mouvement « d’insubordination » inédit dans l’histoire sociale, le livre Mai-68 à Lyon restitue en 182 pages le caractère collectif, spontané et anonyme d’une jonction éphémère entre les mouvements ouvrier et étudiant. Jacques Wanjnsztejn, alors membre du « Mouvement du 22 mars », décrit bien dans cet ouvrage le déroulement des évènements tout en en analysant les caractéristiques sociales et politiques de cette « insurrection » provinciale, ses potentialités et ses limites.

La Gryffe, Librairie libertaire lyonnaise, 5 rue Sébastien Gryphe Lyon 7e.

https://rebellyon.info/Mai-68-a-Lyon-18929
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 07 Avr 2018, 12:34

« Trimards, Pègre et mauvais garçons de Mai 68 »

Montpellier samedi 7 avril 2018
à 17h, Centre Ascaso Durruti, 6 rue Henri René

Claire AUZIAS viendra présenter son livre

et sera au "Colloque 68 Sur tous les tons" du 05 avril 2018 au 06 avril 2018 organisé par le LLACS (UM3) Salle des Colloques 2 à l'Université Paul-Valéry Montpellier 3 Site Saint-Charles.Organisation : Isabelle Felici & Florence Belmonte

Le livre de Claire Auzias présente à la fois la passion que fut Mai 68 en France, mais aussi sa complexité, sans occulter les divisions qui existaient dans l'extrême gauche. Le tableau qu'elle nous présente de ces « trimards » et autres mauvais garçons, nous invite à sérieusement réviser les lectures abstraites et théoriques sur la révolution. Ce travail confirme qu'une autre histoire est toujours possible.
Trimards à Lyon, loulous à Grenoble, zonards à Nantes, katangais à Paris ou Mouvement révolutionnaire octobre à Bordeaux, pour l'auteure ce Lumpenproletariat était l'autre face de la Révolution.

Claire Auzias a publié « Un mai mineur » il y a trente ans, un titre hommage à Deleuze et Guattari, dans lequel elle conte ses « Mémoires d'une révolutionnaire » (IRL, 1988). Elle a aussi précisé quelques aspects de son Mai 68 dans Claire l'enragée, un dialogue
avec Mimmo Pucciarelli (ACL). Ici, elle est historienne de ce qu'elle connaît si bien, grâce à une abondante documentation inédite.
Son travail sur l'histoire montre que, en scénographie comme en littérature, les éclairages peuvent se déplacer, se croiser, se renforcer et s'illuminer à l'infini.

Samedi 7 Avril 2018 à 17h, suivie d'un apéro « Fallait-pas »
au Centre Ascaso Durruti, 6 rue Henri René - Montpellier.

http://ascaso-durruti.info/
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Re: 1968, et l’après-68

Messagede bipbip » 12 Avr 2018, 13:41

Mobilisation politique des cinéastes en 1968 :
expérimentations collectives et inventions formelles

Paris jeudi 12 avril 2018
à 19h15, Forum des Images, Forum des Halles, 2 rue du cinéma (à côte de la Place Carrée)

Conférence de Catherine Roudé à l'occasion de la publication de son livres Le cinéma militant à l'heure des collectifs.

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La radicalisation politique d'une partie des professionnels du cinéma, qui couve depuis la guerre d'Algérie, prend son essor au mois de mai 1968. Au cours des années qui suivent, de nombreux collectifs de cinéma militant apparaissent, se transforment, disparaissent, au rythme des événements politiques français comme étrangers. Formé à la fin de l'année 1968 autour de Chris Marker, Slon, puis Iskra lui succédant en 1973, se caractérisent par le grand nombre de professionnels reconnus qui y interviennent, par leur indépendance politique et par la pérennité d'Iskra qui exerce encore aujourd'hui. Ces collectifs ont pour ambition de s'affranchir des tutelles industrielle et étatique qui pèsent sur le septième art ainsi que de favoriser l'expression de paroles marginales (ouvriers, paysans, immigrés, autistes, poètes, militants latino américains…). En cinquante ans, Slon et Iskra ont permis la réalisation ou la diffusion de plusieurs dizaines d'œuvres qui, selon leurs propres termes, « ne devraient pas exister ».

https://www.forumdesimages.fr/les-progr ... truffaut_1
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