L’affaire Fontenis
Depuis une trentaine d’années, il existe dans notre milieu un mythe. Ce mythe c’est celui de “l’affaire Fontenis” ! Mythe qui repose sur un seul homme dont la présence parmi nous fut relativement courte, six ou huit ans au plus, et qui n’exerça son autorité que pendant la moitié de ce temps. Pour les militants qui se succédèrent, Fontenis fut le “méchant”, le “loup-garou” de la fable, “l’affreux” de la tragédie, “l’Antéchrist” qui épouvanta non seulement une génération mais celles qui suivirent, qui ne l’ont pas connu mais qui l’évoquent chaque fois qu’une querelle idéologique secoue notre mouvement. Le personnage ne méritait ni un tel “honneur” ni une telle constance dans ce rôle “classique” que tous les groupes humains inventent pour se débarrasser du poids de leurs “péchés” et rejeter sur “Satan” celui de leurs erreurs. Je trouve ridicule ce recours à “l’affaire Fontenis” de la part d’un certain nombre de nos camarades pour expliquer ou justifier des désaccords. Le recours au “méchant” n’est rien d’autre que le recours à l’irrationnel, et la philosophie nous a appris que seule la littérature lui donne le visage du Faust de Goethe alors qu’il se trouve en nous et que c’est là qu’il faut le débusquer, plutôt que lui attribuer à la fois un visage séduisant et angoissant. Et si pour exorciser le diable il suffit, disent les bons pères, d’en parler, alors parlons de “l’affaire Fontenis !”
Mais d’où venait Fontenis, qui était Fontenis ? En réalité je n’en sais rien, et ceux qui savent comment on rentre dans notre mouvement et comment on en sort ne s’en étonneront pas. Il est possible qu’un savant historien fouille dans ses archives et trouve une réponse à cette question, mais je doute que cela nous apporte un éclaircissement important sur ce personnage. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’ainsi est fait ce mouvement libertaire qu’un homme dont on ne connaît pas mieux les origines vous présente un inconnu qui s’intègre au groupe, comme si cela allait de soi, et qui à son tour deviendra le garant d’autres, sans plus. Le plus étonnant, c’est qu’en fin de compte cette facilité n’ait pas plus favorisé l’intrusion d’éléments douteux dans nos milieux que dans d’autres organisations plus fermées ! Cela tient probablement à deux raisons fort simples. La première, c’est que les flics comme les partis tiennent notre organisation pour négligeable, et la seconde c’est que, justement, la trop grande facilité pour y pénétrer lui retire tout son attrait. Encore que pour certains la crainte du coup de pied au cul et notre réputation peut être le commencement de la sagesse.
C’est dans le courant de l’année 1945, à la boutique du quai de Valmy, qui servait à la fois de librairie et de siège à notre organisation qui venait de se reconstituer, que je vis pour la première fois Fontenis. Il y avait là quelques camarades. Je ne me rappelle plus qui me le présenta ou même si on me le présenta. Peut-être personne, chacun se figurant qu’il était parrainé par l’autre ? Il finissait son service militaire et était encore vêtu de kaki, ce qui, dans nos milieux, attirait l’œil. Je crois avoir fait quelques réflexions désagréables sur ce sous-off qui se présentait comme pacifiste, attitude compréhensible pour quelqu’un qui sortait de tôle pour, entre autres, insoumission !
Rien ne laissait supposer que ce “pacifiste” ferait chez nous la carrière qui sera la sienne. Fontenis était un homme grand, aux épaules larges, au front et aux tempes dégarnis, portant beau. Malgré son teint blanc et sa blondeur fade, son aspect était engageant et séduisait au premier contact. Ce qui retint tout de suite mon attention ce fut ses yeux clairs, ronds, qui ne rencontraient jamais les vôtres, et qui, lorsqu’il vous parlait, semblaient toujours regarder par-dessus votre épaule. Sa tête constamment en mouvement, qui ponctuait toutes les évidences qu’il vous débitait avec l’autorité du maître d’école, vous donnait le tournis ! Je n’ai jamais aimé Fontenis ! Question de tempérament. Agacé peut-être par sa façon ostensible d’être ou de paraître raisonnable dans notre milieu particulièrement tapageur.
Fontenis était instituteur. Il fut démobilisé quelques semaines plus tard, grâce, je présume, aux circonstances de l’après-guerre, et il va prendre parmi nous une place qui ira grandissant. Mais pour bien comprendre les répercussions qu’aura dans nos milieux l’action de ce nouveau venu, je crois qu’il est bon que j’essaye de vous tracer ce qu’était cette arche de Noé que fut, au lendemain de la Libération, cette étroite boutique du quai de Valmy qui servit de siège à notre Fédération anarchiste.
La déclaration de guerre de 1939 éparpilla dans la nature les militants de l’Union anarchiste et de la Fédération anarchiste, les deux organisations qui se partageaient les maigres effectifs du mouvement libertaire. Certains d’entre eux rejoignirent leur régiment, d’autres se réfugièrent à l’étranger. Quelques-uns, pratiquant le débrouillage individuel, avaient réussi à se soustraire à leurs obligations militaires, quelques autres désertèrent ! Ce furent les moins nombreux, avec ceux, dont je fus, qui disparurent dans la nature, optant pour l’insoumission. La défaite, l’exode, l’Occupation, la grande merde qui régnait alors sur le pays, sur les nerfs et sur les cerveaux des hommes précipita la désagrégation du mouvement anarchiste, encore qu’à l’échelle régionale certains militants conservèrent un contact que les temps difficiles rendaient aléatoire. Mais ce fut surtout sur le plan des idées que des divergences éclatèrent, projetant en pleine lumière des désaccords fondamentaux que le mythe de l’unité des anarchistes ne parvenait que difficilement à dissimuler. Le pacifisme bêlant, élément désagrégateur du mouvement libertaire, fit des ravages, entraînant certains camarades dans la collaboration ou sur sa lisière, le syndicalisme et l’anticommunisme en rallièrent quelques autres à la charte du Travail, derrière Froideval et P’tit Louis Girault. D’autres, assez rares, rejoignirent la Résistance. Il fallut attendre 1943 pour qu’un certain nombre de camarades se regroupent autour d’Aristide et de Paul Lapeyre, de Charles et Maurice Laisant, d’Arru, de Voline et de quelques autres. Ils se rencontrèrent à Agen pour envisager l’après-guerre. A la même époque, à Paris, des contacts s’établissaient à la Bourse du travail, dans un local qui avait déjà servi à la résistance syndicale et qui était le siège du syndicat des fleuristes, dont le responsable, Bouyé, était un militant anarchiste. Peut-on parler de résistance ? Disons que des rapprochements furent élaborés entre ceux qui avaient, physiquement et moralement, survécu au dévoiement provoqué par quatre ans d’occupation. Leur première tâche fut d’établir la liaison avec les prisonniers, et c’est ainsi qu’Arru prit contact avec moi qui, à Montluc, purgeais une peine de prison pour mutinerie, insoumission et quelques autres babioles. Puis la Libération vida les prisons, libéra les craintes, et le mouvement anarchiste se reconstitua. En province, autour des camarades de Bordeaux et de la région, à Paris dans la boutique du quai de Valmy, autour de Bouyé, Vincey, G. Berneri, Durant, Louvet, Joulin et quelques autres ! Et c’est là qu’au mois de janvier 1945, libéré de prison et après un séjour auprès des camarades anarchistes de Lyon puis dans ma famille, je rejoignis ce petit groupe qui comptait une centaine de militants et qui allait devenir la Fédération anarchiste.
Dans ces deux groupes, celui de province et celui de Paris, nombreux étaient les absents, la plupart de ceux qui, avant la guerre, avaient animé le mouvement anarchiste ! Certains, tel Frémont, ancien secrétaire de l’Union anarchiste, étaient morts, d’autres étaient recyclés à l’étranger. Quelques-uns avaient été, je ne dirai pas écartés, mais oubliés à être conviés à la reconstruction du mouvement libertaire et parmi eux Le Meillour, Lecoin, Loréal, etc. Quelques années plus tard, à ma librairie du Château des Brouillards, beaucoup d’entre eux, qu’ils aient appartenu au mouvement syndical ou à l’Union anarchiste, viendront me voir. En ai-je entendu de ces histoires douloureuses d’hommes qui avaient fait le mauvais choix, qui avaient été imprudents ou s’étaient contentés de rester passifs dans une période où tout le monde avait peur ! A Paris comme en province ce sont les militants de l’Union anarchiste qui avaient le moins tenu le coup et, au quai de Valmy, les éléments issus de la Fédération anarchiste d’avant-guerre dominaient.
Le milieu anarchiste était alors très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. La plupart des militants étaient des ouvriers ou d’anciens ouvriers reconvertis dans le petit commerce, voire la petite industrie. Leur culture de base était le certificat d’études. Mais tous étaient des autodidactes avec ce que cela comporte de connaissances approfondies pour certaines matières privilégiées et de lacunes pour d’autres. Il n’y a rien là de péjoratif, et tous les militants du mouvement ouvrier se trouvaient dans le même cas. Ils lisaient beaucoup les classiques du mouvement ouvrier en long, en large, en travers, mais ils ne lisaient que ça. Le caractère autodidacte de leurs connaissances donnait à ces militants à la fois un sentiment de supériorité envers les travailleurs et d’infériorité envers ceux qui avaient eu la chance, rare à cette époque, d’avoir reçu une culture classique qui se traduisait par du parchemin. A notre époque où la jeunesse reçoit une instruction supérieure à celle de leurs parents et en tout cas égale à celle d’un instituteur de l’entre-deux-guerres, on a du mal à comprendre les réactions de l’autodidacte mal dans sa peau, et qui se traduisait soit par du mépris, soit par l’admiration devant l’universitaire. C’est ce phénomène qui va nous permettre de comprendre l’emprise de Fontenis sur certains éléments de la Fédération anarchiste.
Quelques-uns de nos lecteurs trouveront sans doute cette pochade de nos milieux à la Libération à la fois trop longue et trop succincte mais il s’agissait de planter le décor. Je demanderais encore un peu de patience, le temps de griffonner quelques portraits avant d’entrer dans le vif d’un sujet que certains considèrent comme une tragédie et que, pour ma part, j’ai toujours considéré comme une comédie-bouffe !
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L’homme qui, à Paris, fut la cheville ouvrière de la reconstruction de la Fédération anarchiste fut Henri Bouyé. Bouyé le mal-aimé ! Bouyé un garçon intelligent, capable et extrêmement dévoué à la cause anarchiste ; mais il gâtait tout par un sectarisme étroit et une espèce de sécheresse qui dressait un mur entre lui et ses interlocuteurs. Il fut le maître d’œuvre d’une brochure “les Anarchistes et le programme social” destinée à relancer notre mouvement. Je viens de la relire ; elle ne manquait pas de qualités, cependant elle sera mal reçue par bon nombre de nos camarades de province, plus pour les sentiments qu’inspirait son auteur que pour ses défauts. Cependant, le véritable ordonnateur de notre nouvelle organisation fut Georges Vincey. Vincey, ancien ouvrier du bâtiment, s’était reconverti dans la frivolité et confectionnait des colifichets dans un petit atelier où il employait deux ouvrières. Ça lui vaudra un certain nombre d’ennuis de la part des “purs” fouille-merde et propres à rien qui passaient le plus clair de leur temps assis sur un siège dans la boutique du quai de Valmy à dire du mal de leur prochain ! Et c’est autour de ces deux hommes qu’après des années de silence tout repartit !
Dans un mouvement qui s’était promis de se reconstruire en tenant compte des enseignements du passé, les mêmes clivages se reproduisirent, certains à l’extérieur, d’autres au sein même de la Fédération anarchiste. Les courants classiques se reconstituèrent autour des grandes tendances de l’anarchie mais également autour des hommes.
En dehors du mouvement, un groupe individualiste qui ne devait pas grand-chose à Stirner ou à Thoreau se regroupa autour d’Armand. Il constituait un milieu qui vivait sur lui-même. Les problèmes sexuels étaient sa préoccupation dominante. Ce qui restait du syndicalisme révolutionnaire rescapé de l’aventure de la C.G.T.S.R. et de l’Occupation se reconstituait en tendance organisée au sein de la C.G.T. avec Besnard, auquel les événements n’avaient rien appris, et qui était toujours à la recherche d’une centrale syndicale dont il serait le dirigeant principal, réminiscence de son court passage à la direction de la C.G.T.U. après la scission syndicale de 1921. Enfin, autour du journal “Ce qu’il faut dire”, créé par Sébastien Faure, dont ils avaient repris le titre, Louis Louvet et Simone Larcher. Leurs rapports avec la Fédération anarchiste furent toujours ambigus. Ils y appartenaient sans y appartenir. Louvet avait des qualités mais un défaut malheureux les gâchait toutes. Il n’arrivait jamais à mettre en œuvre les projets multiples qui foisonnaient dans son cerveau inventif. Quant à Simone, pour laquelle j’avais beaucoup de sympathie, elle eût pu, si les choses s’étaient déroulées autrement, être la grande dame de l’anarchie de sa génération. Mais eux aussi avaient tendance à former un milieu susceptible de procurer quelques agréments à la vie difficile qui renaissait. L’incompatibilité de caractère entre Bouyé et Louvet, et peut-être également une certaine rivalité entre “le Libertaire” et “Ce qu’il faut dire”, qui se partageaient une trentaine de milliers de lecteurs, détruisirent les bonnes résolutions qu’avait prises ce qui restait de militants dans Paris et sa banlieue.
Ce clivage à l’extérieur et en opposition feutrée avec la Fédération anarchiste, on le retrouvait à l’intérieur du noyau qui se constitua et qui forma le cœur de l’organisation à Paris. On trouvait autour de Bouyé des communistes libertaires décidés à structurer l’organisation de façon à ne plus connaître les mésaventures du passé. On y rencontrait des individualistes, tel Vincey. Lui était partisan de la responsabilité individuelle entre les congrès et il dota notre mouvement de structures dont certaines subsistent encore. Des militants comme Oriol venaient du marxisme et n’avaient pas encore assimilé les théoriciens de l’anarchie. D’autres, comme Suzy Chevet, venaient du parti socialiste. Des syndicalistes, des pacifistes, mais surtout des camarades qui avaient plus ou moins bien assimilé les grands courants de notre pensée et qui appuyaient l’un ou l’autre à partir de circonstances, grossissant l’un en affaiblissant l’autre au hasard, ce qui jurait avec la logique et introduisait cette sainte pagaille qui fut souvent la seconde nature des anarchistes. Et puis il y avait les “intellectuels”...
Les dynasties révolutionnaires, ça existe ! Je n’ai rien contre. Mais je ne suis pas persuadé des vertus de l’hérédité sur ce plan-là ! Giliane Berneri était la fille de son père et la sœur de sa sœur, mais il n’était pas évident qu’elle possédait les mêmes qualités que ceux-ci. Elle terminait des études de médecine que les gens dans le secret qualifiaient de brillantes. Cela lui donna, parmi nous, une autorité qui me parut exagérée et que l’avenir ne justifia pas. Avec quelques autres universitaires “grand format”, elle formait un collège de gens de savoir qui sortirent une revue, “Plus loin”, titre repris du docteur Pierrot, de fâcheuse mémoire. Ça n’ira pas loin et ça ne volera pas haut. Plus tard, un autre authentique intellectuel celui-là, André Prudhommeaux, les rejoindra. Enfin, il y avait votre serviteur qui sortait de prison ! J’étais heureusement le seul de l’équipe dans cette situation ! Je ne m’attarderai naturellement pas sur mon cas, sinon pour signaler que dès mon arrivée je pris la région parisienne en main, en répartissant la centaine de militants qui la composait en trois groupes qui furent les groupes de l’Est, le groupe du Sud et le groupe de l’Ouest ! Le premier se morcela assez rapidement, le second prit le nom de groupe Kronstadt et s’installera dans le quarter des Ecoles. Il aura comme animatrice Giliane Berneri. Le groupe de l’Ouest deviendra le groupe Louise Michel, il s’installera à Montmartre et aura à sa tête une organisatrice incomparable : Suzy Chevet. Au groupe Kronstadt il y aura du “beau monde”, au groupe Louise-Michel il y aura “beaucoup de monde”.
Le tableau serait incomplet si je n’ajoutais pas que les groupes se multiplièrent, que les jeunes affluaient et refluaient, qu’on refaisait le monde avec entrain, qu’on s’engueulait avec conviction et que les éclats de voix rendaient le siège de notre mouvement à peu près inaudible au malheureux qui s’y risquait. D’ailleurs, il était immédiatement pris en charge, répertorié, et avant d’être dirigé vers un groupe qui lui conviendrait il était fermement poussé vers la porte, un paquet de “Libertaire” sous le bras, avec la recommandation impérieuse de rapporter la monnaie !
Je n’ai pas encore parlé des camarades de province que nous retrouverons par la suite. Nous avions alors peu de contacts avec eux, sinon par des camarades avertis, directement en relation avec le groupe de Bordeaux qui jouissait d’une grosse influence. Les frères Laisant organisaient un groupe à Asnières. Fortement influencés par Louvet et ses amis, ils étaient dans la région parisienne le reflet naturel des sentiments de nos amis de province, qui se méfiaient des lubies de Louvet. Ils ne joueront un rôle que plus tard, lorsque la Fédération anarchiste se constitua officiellement, au cours d’un congrès à la salle des Sociétés savantes.
Je conserve de cette période un souvenir merveilleux. Ce fut un monde un peu fou où la joie d’en avoir fini avec un cauchemar qui avait duré quatre ans se confondait avec la certitude que la révolution n’attendait plus que nous pour construire l’avenir.
C’est dans ce milieu qui baignait dans l’exaltation des recommencements que Fontenis pénétra !
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Georges Fontenis n’acquit que progressivement l’autorité qui lui permit de s’emparer de la Fédération anarchiste ! C’était un homme qui avait de la surface mais peu d’épaisseur ! Ce ne fut jamais un journaliste de grande stature et ses “œuvres complètes”, en dehors de ses articles du “Libertaire”, d’abord peu nombreux, consistèrent en un “Manifeste communiste” qui ne passera pas à la postérité. Son discours, souvent monocorde, avait le souffle court. Il avait peu lu nos classiques, mais il n’était pas le seul dans notre mouvement ! Plus tard il entreprit de combler cette lacune en entrecoupant ses lectures de textes de Marx qui le marquèrent profondément. C’est dans le débat intérieur, à travers le cours magistral, que ses qualités se manifestaient le plus sérieusement ; c’étaient celles d’un instituteur habitué à faire la classe. A la vérité il avait à la fois les qualités et les défauts pour construire une carrière de fonctionnaire de l’Education nationale, ce qu’il fit par la suite.
Il ne deviendra “théoricien” que sur le tard, après la scission et alors que le journal sera devenu sa chose. Il suffit de lire la collection du “Libertaire” jusqu’en 1950 (je l’ai devant mes yeux sur ma table de travail) pour constater que sa contribution à l’occasion des événements quotidiens fut pratiquement nulle. Les quelques articles qu’il écrivit pour la troisième page de notre journal, page des “intellectuels”, ne furent que des “remakes” des théoriciens qu’il avait bien fini par lire... mal dans la plupart des cas. Rien, par exemple, de comparable à la suite de textes de Prudhommeaux sur la Commune de Paris ou de cette série d’articles où, pour la première fois, je développais ma théorie sur la grève gestionnaire. Je me souviens, non sans malice je vous l’accorde, de cette séance du comité de rédaction de notre journal où, piqué par je ne sais quelle mouche, il entreprit de nous expliquer les vertus d’un ouvrage de Staline qui venait de paraître : “La Linguistique”, en le confrontant au marxisme et à l’anarchie ! Ce fut vraiment pour moi une franche rigolade, non seulement à en démêler les fils mais à voir la mine ahurie et les yeux ronds des militants devant ce pathos ! Mais alors, me direz-vous, d’où vint cette admiration incontestable que lui vouèrent certains militants, dont tous ne partageaient pas ses élucubrations et qui ne le quittèrent qu’à regret à l’instant décisif ?
Fontenis fut poussé à la tête de la Fédération par deux courants contradictoires. Il appartenait au clan des “intellectuels” et il leur était indispensable, car ses habitudes professionnelles lui permettaient de mettre un peu d’ordre dans leur verbalisme traditionnel, et envers lui la solidarité de ces personnages joua jusqu’à la fin, malgré les couleuvres qu’il leur fit avaler. Il rassembla autour de lui des jeunes sans formation, mais il est symbolique de constater que ceux qui étaient passé par la brillante école des Auberges de la jeunesse restèrent toujours allergiques à son “charme”. Il n’en fut pas de même pour certains militants venant tout droit des usines et authentiques travailleurs, formés par le syndicalisme, qui, à travers lui, crurent se hisser à la connaissance. Peut-être s’agissait-il là d’une attitude que j’ai souvent observée parmi les ouvriers qui fréquentent nos milieux. Cette connaissance qu’ils ne possèdent pas, ils répugnent à la reconnaître à l’un des leurs, car alors ils la ressentent chez autrui comme un reproche ! Ils préfèrent l’attribuer à un “intellectuel à parchemin qui lui a pu... a eu la chance... a eu le temps... a eu une situation de famille... etc.”, comme s’ils étaient eux-mêmes responsables de la situation où la société qu’ils veulent abattre les maintient. Par la suite, et à part quelques imbéciles dont Joulin fut la plus vivante illustration, l’entourage de Fontenis, en dehors des “intellectuels” se composa, de gens venus des partis politiques, dont les motivations restèrent douteuses et dont certains tournèrent mal !
On aurait tort d’imaginer que Fontenis s’imposa d’emblée parmi nous. Il possédait au plus haut point une roublardise doucereuse qui trompa son monde et servit à son ascension. Dès son arrivée parmi nous, il se montra attentif, serviable, tolérant. Un rassembleur, en somme, qui s’appuya successivement sur tous les militants dotés d’une parcelle d’influence. A cette époque où la Libération avait favorisé un afflux d’adhérents dans tous les partis de gauche, nous bénéficiâmes nous-mêmes de cet engouement qui ne dura pas. Nous avions besoin de militants pour inculquer à ces gens les rudiments de la pensée libertaire, et Fontenis fut employé à ce travail ingrat, lui qui, à cette époque, aurait eu plutôt besoin de s’asseoir sur un banc de la classe anarchiste. Mais dans l’administration du mouvement il ne joua aucun rôle, et il lui fallut attendre le congrès de 1945 pour qu’enfin il pénètre dans le noyau.
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Au cœur du quartier Latin, à deux pas de l’Odéon, l’immeuble des Sociétés savantes jouait alors le rôle qui sera plus tard celui de la Mutualité. Le bâtiment était parsemé de pièces de toutes grandeurs qui servaient de sièges aux organisations hétéroclites nées de la Libération. Au rez-de-chaussée, une vaste salle de cinq à six cents places était réservée aux séances plénières et aux meetings politiques. C’est dans cette salle que se tint, au début d’octobre 1945 et en décembre de la même année, ce congrès puis cette conférence nationale qui marquèrent le départ de la Fédération anarchiste, “officiel” cette fois !
Ce premier congrès de la Fédération anarchiste de l’après-guerre m’a laissé un souvenir attendrissant. Des militants se retrouvaient qui n’étaient plus tout à fait les mêmes. D’autres, plus nombreux, faisaient connaissance, essayant de deviner à travers les visages s’ils pouvaient donner corps à l’impression qu’ils avaient ressentie à travers la correspondance nombreuse qu’ils avaient échangée avant de se retrouver ensemble dans ce quartier de la capitale chargée de gloire littéraire et révolutionnaire. On distinguait parmi eux des familles spirituelles bien distinctes : des anarcho-syndicalistes influencés par Besnard, qui était absent. Ils éditaient une feuille : “le Combat syndicaliste”. Louvet et ses amis groupés autour de “Ce qu’il faut dire”. Des nouveaux, influencés par Bouyé qui était, lui aussi, absent, et rassemblés autour du “Libertaire” qui venait de reparaître dans un format normal. Dans le sillage d’Aristide Lapeyre et du groupe de Bordeaux, les provinciaux ! Ceux-ci, traditionnellement méfiants envers le “centralisme parisien”, formaient un groupe compact, “pourri” d’humanisme et où se sentait l’influence de Sébastien Faure, disparu pendant la tourmente.
Aristide Lapeyre était un élève de Sébastien Faure dont il apparaissait comme le légitime continuateur. C’était un homme qui inspirait le respect et avait ce qu’il convient d’appeler une présence. A cette époque où les mass-media n’en étaient encore qu’à leurs balbutiements et où la parole du conférencier était l’élément essentiel de la propagande, c’était un remarquable orateur, au langage travaillé, à la diction parfaite, et qui étonnait par la construction classique du discours. Il fut l’un des derniers à considérer la conférence comme une œuvre littéraire et à la traiter comme telle. Avant, pendant et après la guerre d’Espagne il avait fait preuve de courage chaque fois que l’occasion s’en était présentée. Il jouissait d’une réputation dans nos milieux qui s’étendait à l’échelle internationale, mais également parmi les militants des organisations qui, auprès de nous, menaient le combat sur le plan humaniste. J’ai eu pour lui une amitié qui ne se démentit pas, même si je l’ai toujours considéré comme un homme des anciens temps, égaré dans notre siècle ! Mon plus grand regret c’est de n’avoir pas pu, avant sa mort, enregistrer sa remarquable conférence sur Nietzsche. C’était un sage, reconnu par tous comme tel. Il combla bien des fossés qui séparaient cette cohue sympathique qui se rassemblait pour construire un monde nouveau. Mais sa propension à la “tolérance” lui fera commettre quelques erreurs.
Je ne décrirai pas les débats de ce congrès, je me réserve de le faire en son temps. Il suffit de savoir qu’ils furent houleux et qu’ils permirent à Fontenis de faire ses premiers pas sur le devant de la scène. Les délégués hurlaient, les orateurs gagnaient la tribune au pas de charge, le président, débordé, gesticulait pour se faire entendre car la sonorisation n’existait pas encore et seule une voix forte permettait de survoler le tumulte. Cette réunion des anarchistes rassemblés pour construire “une plate-forme raisonnable”, dont chacun rêvait, menaçait d’éclater ! C’est alors que nous nous réunîmes à trois, Oriol, Lapeyre et moi-même, pour construire une espèce de monstre, “le Mouvement libertaire”, qui ne devait vivre qu’une saison mais qui avait l’avantage de “geler” les problèmes. Il s’agissait de réunir sous ce chapeau trois groupes distincts destinés à collaborer : les anarcho-syndicalistes, les amis de Louvet et enfin la Fédération anarchiste chargée d’éditer “le Libertaire”, appuyée par Lapeyre, le groupe de Bordeaux et leurs amis de province. Pour proposer ce “chef-d’œuvre” et le faire accepter il fallait un homme neuf n’ayant pas participé aux querelles de l’avant et de l’après-guerre. Fontenis fut choisi, et il s’acquitta parfaitement de sa tâche avec sur les lèvres le souffle de l’innocence. Et c’est ainsi qu’il se trouva projeté parmi nous avec l’auréole du conciliateur.
Cependant ce congrès ne fut pas négatif. La commission administrative dont il se dota se composait de médecins, de professeurs, d’instituteurs, de fonctionnaires, d’artisans, d’ouvriers métallurgistes, de gars du bâtiment, et les femmes étaient nombreuses parmi eux. A l’annonce de cette liste, un murmure flatteur s’éleva de la salle, soulignant l’heureux équilibre de cet aréopage, prélude à une harmonie qui, hélas ! ne dura qu’un matin. Un autre événement marqua ces assises. L’absence de Bouyé, qui les avait préparées, fit une fâcheuse impression. Et au soir de la séance, à laquelle il n’avait pas voulu assister, redoutant les attaques de ses opposants, lorsqu’il reprocha aux “unitaires”, dont j’étais, d’avoir abandonné le projet d’une organisation plus structurée, des propos vifs furent échangés. En réalité, bien qu’un semblant d’unité fût indispensable pour démarrer, je savais où se trouvaient les militants susceptibles d’organiser solidement le Mouvement anarchiste ! Et, de fait, six mois plus tard, le groupe Louvet s’était volatilisé, les anarcho-syndicalistes ne se réveillèrent que lorsque la Fédération anarchiste se décida à les aider à constituer la C.N.T., et la Fédération anarchiste, avec son journal “le Libertaire”, sera le seul représentant sérieux de la pensée anarchiste. Le “Mouvement libertaire” n’avait vécu que l’espace d’un matin. Son seul mérite avait été d’éviter l’éclatement.
Ce fut au cours des débats très vifs qui suivirent l’attitude de Bouyé que je fis connaissance avec Maurice Laisant qui, par la suite, joua un rôle important dans notre organisation... surtout après la scission, au moment de la reconstruction de notre Fédération anarchiste détruite par Fontenis et son équipe.
Maurice Laisant appartenait lui aussi à une dynastie se réclamant d’un humanisme libertaire. A Asnières avec son frère, sa mère et quelques amis il formait un groupe qui avait joué un rôle appréciable dans le rassemblement des anarchistes à la fin de l’Occupation. Sa réflexion s’inscrivait dans la suite de celle de Sébastien Faure et d’Aristide Lapeyre. Son aspect physique correspondait assez à celui qu’on pouvait se faire d’un poète romantique échappé d’un salon où Elizabeth Duncan dansait et où on récitait des vers de Maurice Rostand autour de Rosemonde Gérard ! Je le classais tout de suite avec une pointe de malice que je regrette à chaque instant, bien sûr, dans la catégorie des anarchistes sentimentaux, qu’il ne faut pas confondre avec les anarchistes de luxe dont Bontemps fut la plus vivante illustration. Au premier abord, Maurice Laisant pouvait paraître frêle, mais cela trompait, car c’était un homme extrêmement résolu, tenace, un excellent orateur et une bonne plume. Son incompatibilité d’humeur avec Bouyé le rangera auprès de Louvet, qui ne le valait pas ! Il sera mon ami et il l’est resté, même si notre conception d’une organisation anarchiste est bien différente.
La conférence qui suivit ce congrès mit une dernière main à l’organisation de cette Fédération anarchiste et les militants dont je viens d’ébaucher quelques traits, Fontenis y compris en furent les maîtres d’œuvre... parmi d’autres, bien sûr.
On pourrait penser qu’un tel attelage ne durerait qu’un matin. Il dura six ans sans autres secousses que celles, inévitables, qui bousculent tout mouvement politique, allant cahin-caha, soutenu par le succès qui accompagna son lancement, succès dut à l’afflux de nouveaux membres issus de la Résistance, à la qualité de son journal, au travail des militants dont le mérite était certain mais qui bénéficièrent d’une situation qui ne dura pas. J’ai raconté ça dans mon livre “l’Anarchie et la vie quotidienne”, je n’y reviendrai pas.
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De 1945 à 1950, les années coulèrent, les congrès se succédèrent, amenant peu de changement dans ce que nous appelions pudiquement l’administration du mouvement, même si certains écorchés vifs n’en finissaient pas de brailler que nous étions devenus un “parti politique”, que notre journal était un “torchon” et que eux, s’ils avaient été choisis pour organiser la Fédération anarchiste, “on aurait vu ce qu’on aurait vu”. Il s’agit d’une situation qui caractérise les organisations anarchistes depuis les origines et peut-être même les organisations “tout court” ; pour ma part, je n’ai aucun espoir que ces conneries cessent un jour. Il faudra s’en accommoder comme un clou à sa fesse.
Pendant cette période relativement calme sur le front des déchirements intérieurs nous eûmes un, deux, trois, quatre jusqu’à cinq permanents qui se marchaient sur les pieds dans l’étroite boutique du quai de Valmy. Notre journal tirait entre vingt et trente mille exemplaires (pour la première fois de son histoire) avec des pointes pour l’affaire Gary Davis ou pour la grève Renault (cent mille). Le Tout-Paris anarchiste des lettres et des arts se ruait dans les fêtes organisées de main de maître par Suzy Chevet et où débutèrent Ferré, Brassens et quelques autres et qui remplissaient nos caisses. Je parcourais la France en tournées de propagande dont certaines durèrent un mois. Paul et Aristide Lapeyre, que je croisais parfois dans mes périples, faisaient de même. Enfin des groupes se multipliaient et disparaissaient à une cadence qui brassait profondément notre mouvement. A Paris nos meetings remplissaient la Mutualité, les Société savantes, Wagram. Nos traditionnelles engueulades sur le sexe des anges restaient bien au-dessous de celles qu’on avait connues dans le passé et qu’on connaîtrait plus tard. Non, décidément, rien ne se passait qui vaille la peine d’être conté, rien sinon quelques petites choses qui vont créer un climat d’où le drame va éclater !
Le second congrès de notre Fédération anarchiste se tint à Dijon en 1946. Il procéda à quelques retouches de l’administration. Bouyé, décidément en incompatibilité d’humeur avec la province, se retira de la commission administrative ; Louvet aussi, mais lui il n’avait jamais assisté à une séance. Disons que dans sa sagesse le congrès coupa l’omelette par les deux bouts ! Fontenis fut nommé secrétaire général, titre bien mérité par sa discrétion et sa tolérance. Vincey resta administrateur, et je fus désigné comme secrétaire à la propagande avec en charge “le Libertaire”. Je crois d’ailleurs que c’est cette année-là que Maurice Laisant entra au comité de lecture, un organisme que j’avais créé et que j’ai défendu âprement jusqu’à ce jour contre ceux, individualistes ou humanistes, qui voulaient le confier à un seul militant et faire du “Libertaire” une tribune libre où l’on alignerait les articles les uns après les autres dans l’ordre de leur arrivée (j’exagère à peine).
Le troisième congrès, qui se tint à Angers en 1947, ne modifia que peu de choses. Il m’est cependant resté à l’esprit ! C’est ce congrès, ou plutôt sa majorité composée d’artisans, de commerçants ou d’intellectuels, qui nous obligea, nous les ouvriers qui y étions opposés, à constituer la C.N.T., une fantaisie qui aurait pu nous coûter notre influence syndicale, réelle dans le pays. Notons pour mémoire que la rédaction de notre journal s’était considérablement enrichie de quelques noms somptueux : Prudhommeaux (Prunier), Leval (Lefranc), Mercier (Parsal), Lepoil, Armand Robin le poète et... Georges Brassens ! Disons pour la petite histoire qu’outre les articles syndicaux j’ai rédigé à peu près tous les éditoriaux pendant ces cinq années !
Le congrès suivant se tiendra à Lyon en 1948, et ses débats pittoresques, comme de coutume, ne créèrent pas plus de remous que les précédents. Une innovation cependant : la création d’une revue “la Revue anarchiste”, dont Fontenis fut le responsable. Elle réunit tous les anarchistes de luxe et eut aussi peu de succès que “Plus loin”, pour la raison évidente que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les congrès suivants, ceux de 1949 et de 1950, n’apportèrent aucune modification majeure à la routine traditionnelle, sinon peut-être qu’à la suite d’une série d’articles publiés par notre journal j’introduisis dans notre mouvement la notion de grève gestionnaire comme un des éléments de la transformation sociale. Des jeunesses anarchistes furent formées sous la direction de Fontenis et, peu après, un groupe d’autodéfense fut également fondé sous la direction de Fontenis. Oui, naturellement, les responsabilités de Fontenis s’étendaient : secrétaire de la Fédération anarchiste, responsable de la revue, des jeunes, du groupe d’autodéfense, ça faisait beaucoup, et seul le journal lui échappait alors. Que faisions-nous, direz-vous ? A vrai dire, pas grand-chose et, pour ma part, je savais bien que tous ces organismes remuaient beaucoup de vent. Et puis Fontenis était si serviable, si affable ; comme on le verra par la suite, il témoignait de la considération aux hommes qu’il lui était difficile d’écarter d’emblée.
C’est à cette époque que je découvris, grâce à un vieux militant anarchiste respecté dans nos milieux, Véran, qu’il y avait un flic parmi les quatre permanents de la boutique (je parlerai de cette affaire en son temps). Toutes les précautions furent prises, dont certaines relevaient du théâtre comique. C’est au congrès de Lille, en 1951, que les choses commencèrent à se gâter et que notre méfiance eut dû être éveillée ! Dans un geste à l’antique, Fontenis déclara ne pas vouloir être reconduit dans sa fonction de secrétaire général pour laisser la place aux jeunes ; je ne pus moins faire que de suivre un si noble exemple : j’abandonnais le secrétariat à la propagande et la responsabilité au journal par conséquent. Lui, Fontenis, et on le verra par la suite, n’abandonna rien du tout.
Il faut dire que ma quiétude, condamnable je le reconnais, reposait sur un groupe, le groupe Louise-Michel, qui était suffisamment nombreux et averti pour faire face à toutes les situations ; il le démontra par la suite. Un événement pourtant, que nous ignorions, allait toutefois précipiter les événements.
Au début de 1950 Fontenis avait créé une organisation, l’O.P.B. (Organisation pensée et bataille), véritable parti clandestin au sein de la Fédération anarchiste et destiné, nous expliqueront plus tard quelques “faux naïfs” qui, après avoir été exclus à leur tour, vendront la mèche, à transformer la Fédération anarchiste en une organisation de lutte de classes. Ce que, entre nous, elle n’avait jamais cessé d’être !
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L’O.P.B. n’eut jamais l’importance sur l’évolution de la Fédération anarchiste que des esprits intéressés lui attribuèrent plus tard. Elle comprenait une vingtaine de membres que j’ai bien connus et dont tous ne travaillaient pas dans le génie. L’impact de Fontenis sur ce mouvement composé en majorité de jeunes viendra d’autre part.
L’O.P.B. avait un relent quarante-huitard dans ses structures comme dans son projet. Ses membres étaient recrutés par cooptation. Ils étaient tenus au secret. L’organisation possédait ses propres statuts, percevait des cotisations, établissait un programme qu’elle s’efforçait de faire triompher dans nos congrès. Son projet immédiat consistait à pousser ses membres aux responsabilités qui existaient dans la Fédération anarchiste. Son but plus lointain : créer une organisation “communiste libertaire” où se mêleraient l’efficacité du matérialisme historique de Marx et l’esprit libertaire, même si ce projet théorique, qui n’était pas sans analogie avec la “plate-forme” des anarchistes russes, ne se décanta que plus tard. Son ossature fut composée par des militants du groupe Sacco-Vanzetti, devenu le groupe Kronstadt. La Berneri, mise au courant du projet, refusa de s’y associer tout en patronnant la politique inspirée par Fontenis. Le reste de l’O.P.B. fut recruté dans les groupes de la région parisienne constitués par Fontenis à partir du groupe de l’Est auxquels s’ajoutèrent quelques individualités de province. Ces groupes étaient squelettiques et à eux tous ils représentaient à peine la moitié du groupe Louise-Michel. Pourtant, malgré l’importance discutable de son “parti clandestin”, Fontenis va l’emporter au congrès de Bordeaux, et il ne le pourra que grâce à la naïveté des anarchistes humanistes et au climat insupportable que ceux-ci imposaient à la Fédération anarchiste et qui fatiguait tous les militants actifs à cette époque comme aujourd’hui, et peut-être, comme on le verra plus loin, grâce également au “prestige” qu’il conservait auprès de ceux qui voulait le limiter et dont il voulait se débarrasser !
Il y a toujours eu, dans notre mouvement libertaire, deux courants qui ne recoupaient pas exactement les trois grandes tendances classiques de l’anarchie. Un courant humaniste qui voulait rassembler tous les anarchistes dont les soucis étaient pédagogiques, moralistes, spiritualistes ! Il se répandait à travers une propagande orale ou écrite et la conférence fut son outil principal, et un autre courant qui voulait construire une organisation révolutionnaire qui soit le fer de lance d’une transformation sociale radicale. Le champ du premier de ces courants s’étendait de l’individualisme libertaire d’Armand jusqu’à un communisme libertaire sans ossature, défini par Sébastien Faure. L’autre partait de l’anarcho-syndicalisme jusqu’à un communisme libertaire inspiré de Bakounine et de l’anarchisme espagnol. En marge des trois tendances classiques de notre mouvement, l’histoire de l’anarchie est l’histoire des tiraillements entre humanistes et révolutionnaires, tiraillements qui ne recoupent pas exactement la ligne de partage de ces tendances en ce sens qu’un homme comme Vincey, individualiste convaincu, fut un partisan de l’organisation alors qu’un communiste libertaire tel Louvet y fut toujours hostile.
Nous avons vu qu’en 1945 les trois tendances de l’anarchie étaient reconstituées dans des organisations autonomes simplement chapeautées par le Mouvement libertaire. Mais la Fédération anarchiste, censée représenter l’expression communiste libertaire, recueillit naturellement les militants des deux autres courants pour lesquels l’unité de tous les anarchistes, la synthèse de Sébastien Faure, était le credo, et alors, comme par le passé, les distorsions propres à notre famille spirituelle chaque fois qu’elle est rassemblée éclatèrent !
A ses débuts et de façon à rassurer la “clientèle” qu’elle voulait séduire, l’O.P.B. ne réclamait rien d’autre que de faire triompher l’anarchisme révolutionnaire sur cet humanisme dont se réclamaient Lapeyre, Laisant, Arru et quelques autres. Sur cette base, et en dehors de l’action propre à son parti clandestin, Fontenis bénéficia de cette fatigue des militants et de cet énervement que provoquait dans nos milieux cet anarchisme de bons sentiments que les humanistes poussaient insidieusement sur le devant de la scène et dont la tarte à la crème était l’unanimité dans les congrès, le vote étant considéré par eux comme anti-anarchiste, alors qu’à cette époque, comme de nos jours d’ailleurs, toutes les organisations anarchistes qui, par le monde, ont une certaine assise avaient recours pour se départager à une consultation “appropriée”. Ils menaient cette politique avec un autoritarisme intellectuel qui était et qui est encore désagréable à nombre d’entre nous !
Pour que les choses soient claires, et je ne m’en suis jamais caché, je dois dire que si pour durcir l’organisation et la transformer en un parti anarchiste à sa dévotion dont il avait trouvé le canevas dans Bakounine, qui fut le promoteur de toutes les fractions de noyautage du mouvement ouvrier, Fontenis avait créé une organisation clandestine, les anarchistes humanistes avaient, eux aussi, leur groupe de pression ! Il ne s’agissait pas d’un groupe structuré destiné à expulser de la Fédération anarchiste ceux qui pensaient différemment qu’eux, mais d’un réseau de correspondance dans le pays qui aboutissait à des résultats identiques, c’est-à-dire à conditionner le congrès sur des propositions élaborées en dehors de lui (nous voyons encore ça de nos jours). Naturellement, on ne peut faire aucun rapprochement entre le but final que s’était fixé Fontenis et ces anarchistes humanistes, mais tous ces groupes de pression furent néfastes et à l’origine de toutes les scissions du mouvement libertaire.
Ni le groupe Louise-Michel ni moi-même nous nous sommes associés à de telles pratiques que je réprouve, et j’ai pu rappeler à mes amis anarchistes humanistes, dont la propension à jouer les “belles âmes” m’agaçait, que personne ne pourra publier de moi une lettre où je fais du racolage, où je me livre à un travail fractionnel et où je raconte des conneries sur des militants pensant autrement que moi ! Et si je ne mets pas sur le même plan l’O.P.B., organisation clandestine destinée à transformer la Fédération anarchiste en parti politique, et ce lobby épistolaire, je pense que l’un engendre naturellement l’autre et que tous deux, à des degrés différents, sont néfastes à l’organisation ! Je voudrais d’ailleurs faire remarquer à ce propos que si nos camarades de province se méfient du “centralisme parisien”, et souvent avec raison, sous prétexte d’être bien informés ils ont une tendance fâcheuse à adorer les ragots de toutes sortes dont les abreuvent généreusement leurs correspondants parisiens ! Et ils ont tort !
C’est cet état d’esprit qui fut celui du groupe Louise-Michel qui explique qu’au cours de cette année 1952 nous restâmes dans l’ignorance de ce qui se tramait et qui éclata au congrès de Bordeaux. Pour ceux qui préparaient ce congrès à travers une correspondance édifiante, dont le but était de ramener l’organisation vers la synthèse, nous étions des partisans, avec Fayolle et son groupe de Versailles, d’une organisation solide et structurée, et il était préférable de nous laisser en marge. Quant à Fontenis et l’O.P.B., ils savaient bien que nous ne nous laisserions jamais embarquer dans une formation quelconque destinée à jouer le rôle d’un parti.
Cependant, Fontenis avait une vue réaliste des forces en présence et il n’ignorait pas que le groupe Louise-Michel pèserait lourd dans le combat qu’il allait engager ; c’est un peu avant le congrès de Bordeaux qu’il essaya, à travers moi, de sonder nos intentions ; nous prîmes alors conscience du danger qui menaçait de faire éclater la Fédération anarchiste.