Histoire du mot autogestion
Calque du serbo-croate samoupravlje (samo étant l’équivalent du préfixe auto- et upravlje correspondant à gestion : en russe, сам [sam] signifie « soi même » et у- правление [upravljenje] «direction », «administration », « gouvernement » ou « gestion »), le mot autogestion, synonyme du plus ancien gestion ouvrière, a été maladroitement formé au cours des années 50, sur le modèle de cogestion (vers 1900), à l’aide d’un élément grec et d’un élément latin : le pseudo- pronom réfléchi auto- (du grec αὐτός, « même », « lui-même »), qui sert de complément au nom qui suit (« de lui-même », « par lui-même », « pour lui-même », etc.) ; et le nom gestion, qui vient du latin gero, is, ere, gessi, gestum (« porter », « prendre en charge », « accomplir », « administrer », « diriger »).
Entré dans les dictionnaires français à partir de 1960, le mot a tout d’abord servi à désigner le mode de gestion des entreprises d’État institué en Yougoslavie par la « loi fondamentale » de Tito, suivant laquelle celles-ci seraient désormais administrées « par les collectifs ouvriers dans le cadre du plan économique d’État », tout en restant soumises au directeur de l’entreprise (désigné par l’État), qui exécuterait les plans étatiques, embaucherait et licencierait, répartirait les postes et veillerait à la discipline dans le travail. C’est Georges Lasserre qui a vulgarisé en France la connaissance et le nom de ce mode de gestion dans un petit livre intitulé L’entreprise socialiste en Yougoslavie : autogestion ouvrière, coopératives, gestion sociale (Paris, 1964) et dans un article (« Où en est l’autogestion yougoslave ? ») paru dans la Revue économique 15 (1964) ; suivi de près par Jean Teillac (Autogestion en Algérie, Paris, 1965).
Mais nul n’a autant contribué au succès de ce mot que les fondateurs de la revue Autogestion (1966-1986) et, parmi eux, le trotskyste Michel Pablo (1911-1996), qui en a rédigé le n° spécial L’autogestion en Algérie (1967) et a publié, dans l’organe de la tendance marxiste-révolutionnaire de la IVe internationale (Sous le drapeau du socialisme 45 [1968]), un article sur mai 1968 intitulé « L’autogestion comme mot d’ordre d’action » : « On n’a jamais parlé autant de l’autogestion dans un pays capitaliste, qu’actuellement en France. Dans l’espace de quelques semaines l’idée de l’autogestion a tenté les milieux les plus divers [...].
Certes, le contenu que chacun donne à l’autogestion n’est pas le même. Mais le dénominateur commun à tous ceux qui parlent de participation consiste dans le fait que tous admettent la nécessité de la participation démocratique des producteurs et des citoyens à la gestion de la vie économique, politique et sociale du pays. Ce qui les différencie, c’est naturellement l’ampleur et la forme concrète que doit prendre cette participation à la gestion [...]. En réalité, seuls le PSU et en partie la CFDT ont parlé d’autogestion, ainsi que des groupes anarchocommunistes ».
Marginale avant 1968, la référence à l’autogestion s’est ainsi imposée dans la France des années soixante-dix : en réaction à la ligne autoritaire et centralisatrice du PCF et de la CGT, tout un pan de la gauche politique (y compris le PS avec ses « quinze thèses sur l’autogestion » des 21-22 juin 1975), syndicale et associative s’en est donc réclamé, si bien que la signification du terme est demeurée très diffuse, ainsi que le remarquait l’anarchiste Maurice Joyeux en 1972 (Autogestion, gestion ouvrière, gestion directe, Paris, 1972) : « ce terme d’autogestion est resté une formule aux contours imprécis. Les marxistes d’opposition ont bien essayé d’en déterminer quelques aspects en se référant aux expériences yougoslaves ou algériennes, mais les articulations bureaucratiques qu’ont supportées ces expériences ont limité leur champ qui, de toute manière, s’inscrivait dans un schéma qui maintenait la centralisation et les hiérarchies sans aucun rapport avec l’idée qu’un anarchiste se fait du socialisme ».
Il lui incombait donc de préciser les contours de cette formule en en fixant l’acception anarchiste (« L’autogestion pour quoi faire ? », Autogestion [janvier 1973] ) : « L’autogestion suppose la gestion de l’entreprise par l’ensemble du personnel qui y travaille. Mais l’autogestion n’a d’intérêt pour les travailleurs de cette entreprise que si elle modifie radicalement leurs conditions d’existence [...]. Gérer en commun une entreprise alors que celle-ci conserve ses structures de classes consisterait pour le personnel à gérer sa propre aliénation [...]. En un mot l’autogestion, pour nous anarchistes, suppose […] l’égalité sur tous les plans, économique, social, moral ».
OL
pris dans L’éclat N°5, le journal de la CLA : http://www.cla01.org/spip.php?article138
Une chronologie
mars-mai 1871 Commune de Paris.
1905 Soviets en Russie.
Février 1917 Révolution russe. Chute du tsarisme. Constitution de comités d’usine. Développement des soviets (conseils), regroupant ouvrier(e)s et soldats, qui se chargent de l’approvisionnement et de la sécurité par le biais des comités de quartiers. Instauration d’un double pouvoir (soviets face au gouvernement provisoire). À partir d’octobre, les bolcheviks prennent le contrôle des soviets et des comités d’usine et mettent fin à l’existence de ces institutions populaires.
1917-1921 Développement des « communes libres » dans le Sud de l’Ukraine. Paysans et ouvriers créent ainsi des organes d’autogouvernement économique et social libres de tout contrôle du pouvoir bolchevik.
1918-1920 Mouvement des délégués d’atelier britanniques.
1919 République des conseils en Bavière, en Hongrie. Mouvement des conseils d’usine en Italie (1919-1920), les ouvrier(e)s prennent le contrôle des usines et les remettent en marche.
Février-mars 1921 Insurrection de la commune de Cronstadt qui réclame une troisième révolution, en revendiquant tout le pouvoir aux soviets, pouvoir accaparé par le parti-État bolchevik.
1936 Grève et occupations d’usines en France.
1936-1938 Espagne : paysans et ouvriers réquisitionnent les biens des propriétaires sous l’impulsion de la Confédération nationale du travail (CNT). Les paysans ont le choix entre propriété individuelle et propriété collective sous contrôle syndical. L’assemblée générale des travailleurs-paysans élit un comité de gestion dont tous les membres travaillent à l’exception du secrétaire. Les communes sont administrées par les assemblées générales de quartier. Les entreprises socialisées sont dirigées par des comités de gestion révocables par l’assemblée générale des travailleur(se)s, mais le salariat y subsiste. Une caisse centrale d’égalisation est créée pour redistribuer les ressources entre régions riches et régions pauvres. Les syndicats réorganisent plusieurs professions et tentent une planification de l’économie mais doivent faire face à l’opposition des réformistes et des staliniens. Quand elle n’est pas entravée par ses adversaires ou par la guerre, l’autogestion agricole est une véritable réussite. Deux millions de paysan(ne)s et d’ouvrier(e)s sont touché(e)s par ces expériences en Catalogne, en Aragon et dans une moindre mesure dans le Levant et en Castille.
1945-1953 Récupération d’usines abandonnées par les patrons lors de la chute du régime nazi dans l’Est de l’Allemagne (printemps 1945). Création de conseils d’entreprises (Betriebsrat). Les staliniens s’efforcent d’en prendre le contrôle. Expériences similaires en Pologne et plus particulièrement en Silésie.
1945-1964 Expériences ouvrières de prise de contrôle de la production en Indonésie.
Mai-novembre 1948 Dissolution des conseils d’entreprises par les staliniens en Allemagne orientale.
1953 Révolution en Bolivie et mouvement en faveur du contrôle ouvrier des entreprises sous l’impulsion du syndicat des mineurs principalement.
Septembre-octobre 1956 Soulèvement étudiant et ouvrier en Pologne (Poznan, Varsovie…). Formation de conseils ouvriers… par le haut.
Octobre-novembre 1956 Conseils ouvriers en Hongrie qui revendiquent la propriété et la gestion des entreprises pour et par les ouvriers et non pour le parti-État communiste. Le pays est couvert de centaines de conseils ouvriers. Khrouchtchev fait écraser l’insurrection par l’Armée rouge. À Budapest dans les entreprises, les conseils ouvriers et les grèves se poursuivent pendant deux ans.
1962-1965 Algérie : autogestion dans les campagnes algériennes sous l’impulsion des journaliers agricoles prenant possession des terres abandonnées par les colons ou en expropriant ceux-ci à partir de juillet-août 1962. Création de comités de gestion qui remettent en marche les entreprises industrielles abandonnées par les colons. Cette expérience est de plus en plus encadrée par le pouvoir FLN. En 1963, Ben Bella soumet l’occupation des biens vacants à l’autorisation du nouveau pouvoir nationaliste. L’autogestion algérienne est tuée dans l’œuf par l’appareil d’État.
Mai-juin 1968 France : À Nantes, à partir du 23 mai, des équipes ouvriers-paysans se créent pour aider les paysans à cultiver et récolter les pommes de terre. Organisation des transports sous contrôle ouvrier. Les prix sont équivalents aux prix de revient. Les gros commerçants sont obligés de fermer. Des comités de quartiers organisent l’essentiel du ravitaillement. Le 27 mai, le comité central de grève qui réunit ouvriers et paysans, s’installe à la mairie de Nantes. Il prend en charge la distribution de l’essence par bons avec l’accord du comité de grève des pétroliers.
Printemps-Été 1968 Apparition de conseils ouvriers dans les usines en Tchécoslovaquie.
1971 Expérience autogestionnaire dans les chantiers navals de Clyde en Écosse.
1973 Les 1 000 salarié(e)s de Lip, entreprise d’horlogerie et de mécanique, s’opposent à la liquidation de leur entreprise et en prennent le contrôle. Ils/elles popularisent la lutte en prenant possession de leur outil de travail et en produisant pour leur propre compte (« On produit, on vend, on se paye »).
1979 Grève aux chantiers navals de Gdansk en Pologne, développement des grèves avec occupation en Pologne. Création du syndicat Solidarnosc (Solidarité) qui se réclame de l’autogestion, et de Solidarité rurale dans la paysannerie.
28 janvier 1981 La direction provisoire de Solidarnosc à Lodz (Pologne) déclare « qu’un système de gestion centralisé bureaucratiquement est incompatible avec les conditions nécessaires à l’autogestion ouvrière ». Pour y parvenir elle prône la grève active avec occupation.
Août-octobre 1981 Solidarnosc prend en charge le contrôle du ravitaillement dans la région de Lodz. Enfin, la direction nationale de Solidarité s’oppose majoritairement au développement de la démocratie directe. Elle s’appuie sur des comités d’experts (intellectuels libéraux et réformateurs) mais aussi sur la très réactionnaire Église catholique pour combattre l’autonomie ouvrière.
Années 1990 Développement du mouvement des coopératives de recycleurs et multiplication des entreprises récupérées et autogérées au Brésil. Dans cette même période, en Guadeloupe, plusieurs entreprises connaissent de telles expériences sous l’impulsion de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe.
1994 Insurrection zapatiste au Chiapas.
1995 Au Pays-de-Galles, les mineurs de Tower Colliery reprennent leur mine en autogestion pour éviter la fermeture et les licenciements.
2001-2003 Développement des entreprises récupérées en Argentine.
Une chronologie datant de 2003 à actualiser... : http://www.alternativelibertaire.org/sp ... article676