Supplément au numéro 41 de la revue Noir et rouge - mai 1968
L’autogestion, l’Etat et la révolution
Lorsque Séguy, patron de la C.G.T., déclarait en mai 1968 : "L’autogestion, c’est une formule creuse" (le slogan sera repris par tous les bureaucrates) tout le monde peut voir qu’il a été obligé de prendre position sur une question dont il aurait préféré ne pas parler. Il est obligé, parce que l’autogestion est, si on peut dire, dans l’air.
Les étudiants révolutionnaires, en démarrant le combat, ont lié l’action directe (barricades et occupation des facultés) à la revendication d’une prise directe sur leur travail (des occupations on passe à la demande d’autogestion des facultés par ceux qui y travaillent). En faisant cela, ils reprenaient les tactiques et le mot d’ordre qu’avaient eu les travailleurs voilà pas mal d’année, et qui avaient été oubliés par beaucoup.
Mais le mouvement de démocratie directe s’est prolongé chez les travailleurs aussi, même s’il a été moins net : Pour l’action directe, c’est assez net ; "Le pouvoir est dans la rue... A bas l’Etat policier" n’était pas crié que par des étudiants (Pompidou répondait : "Il n’appartient pas à la rue de dicter la conduite de l’Etat"). Les occupations de boîtes ont été faites au départ contre la volonté de l’appareil syndical, et elles ont souvent été organisées par l’intermédiaire d’un comité unitaire de boîte (regroupant syndiqués et "inorganisés").
Cela est assez général ; mais il y a des faits isolés aussi importants qui font de la grève, une arme active, et non passive : dans l’imprimerie, des linos font sauter certains titres de l’Aurore et sabotent la mise en page ; des rotativistes refusent de tirer La Nation, le journal de l’U.N.R. ; à la S.N.E.C.M.A. (aviation), la cantine de la boîte continue à marcher sous la responsabilité du comité ; le même comité fournit aux grévistes, en échange de chèques, de l’argent liquide pris sur la caisse de la boîte ; les agriculteurs de Marmande, devant la mévente de leurs patates, les envoient à leur frais à Paris, gare Saint-Lazare, pour être distribuées gratis à tous les grévistes qui se présenteront.
Ainsi, l’ampleur et la dureté de la grève, qui désorganise l’économie capitaliste sur laquelle tous vivaient, oblige certains travailleurs à s’organiser, par solidarité, sur des bases différentes. En le faisant, on voit qu’ils s’attaquent : à la presse telle qu’elle existe, c’est-à-dire contrôlée par la classe dirigeante ; à l’organisation des boîtes, dirigées par des membres de la classe dirigeante ; à la distribution des produits alimentaires, faussée au profit de la classe dirigeante.
Ce phénomène de dépassement de la simple occupation d’usine, vers une organisation de la vie économique en partant de la base, c’est l’Autogestion. Les travailleurs montrent ainsi qu’ils sont capables de remplacer le système capitaliste qu’eux seuls font marcher.
Certes, ce ne sont que des faits isolés. Mais dans beaucoup de boîtes, la discussion sur le lieu de travail, c’est déjà de l’autogestion. Dans les assurances, un tract disant que, comme les étudiants, les travailleurs de la boîte avaient décidé de la gérer eux-mêmes par un conseil, avec salaire égal pour tous, a connu un succès énorme, et pas seulement chez les plus mal payés, mais aussi dans des catégories assez spécialisées.
Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais quelques-unes l’annoncent. Malgré tout, les travailleurs ne se sentent pas encore, même dans une forte minorité, même chez les militants révolutionnaires, capables de prendre en main l’économie et de la réorganiser par la base, gérant les usines en conseils, déléguant des représentants révocables dans des comités régionaux, nationaux, internationaux, pour planifier production et distribution en fonction des intérêts de tous, et non plus en fonction du bénéfice plus ou moins intéressant que peut faire tel ou tel capitaliste dans tel ou tel secteur.
Ce sentiment d’impuissance est normal. Il est déjà ébranlé. Il disparaîtra à mesure que se révélera l’incapacité de la classe dirigeante à faire face à la crise économique dans laquelle entrent tous les pays industrialisés.
Si le mouvement de révolte a eu, en France pour le moment, ce caractère de démocratie directe, c’est justement parce qu’il y a de plus en plus une méfiance envers les appareils. Même ceux qui voteront pour elle, sentent bien que l’opposition parlementaire de gauche, en changeant le gouvernement, ne changera pas grand-chose ; Pourquoi ?
Avant la grève, un spectre hantait l’Europe (et aussi l’Amérique du Nord et l’U.R.S.S.), le chômage : en avril 1968, en France, sur 15 millions de salariés on comptait officiellement 460 000 travailleurs qui avaient perdu leur emploi et n’en retrouvaient pas. Mais les économistes gouvernementaux avouaient qu’il fallait ajouter tous les jeunes qui ne trouvaient pas de travail en sortant du service militaire, les femmes qui ne trouvaient pas de travail, les travailleurs étrangers qu’on renvoie chez eux ou qui végètent en nombre indéterminé dans les bidonvilles ; on refuse de donner les chiffres.
Les économistes bourgeois s’inquiètent. Les chômeurs sont trop nombreux, et on prévoit que leur nombre va continuer à augmenter régulièrement dans les années suivantes. Et cela sans qu’on puisse arrêter le mouvement par le moyen qu’en employait jusqu’ici, l’augmentation de la production (avec augmentation de la consommation artificielle). En effet, maintenant, avec l’introduction très nette de l’automatisation, la production augmente avec de moins en moins de travailleurs. Evidemment l’automatisation crée des emplois, mais beaucoup moins que ceux qu’elle supprime.
La solution du problème paraît claire : puisqu’avec, disons une heure de travail, on fabrique beaucoup plus vite le même objet, on peut soit maintenir les temps de travail, en employant moins de monde, soit employer plus de monde mais abaisser considérablement les temps de travail.
Mais cette solution se heurte, à moyen terme, à une série de difficultés concrètes : l’automatisation est introduite en fonction des bénéfices et pas des besoins (problème des industries de guerre) la "main d’œuvre" devrait être plus qualifiée (il faut donc investir dans l’Education, et même une éducation généralisée, et permanente, donc quelque chose qui n’a rien à voir avec l’éducation actuelle, faite pour avoir des diplômes). Il y aura de toutes façons des distorsions (on parle de "reconversions") il faudrait aider les "reconvertis".
Donc un gigantesque effort de planification, faite pour les besoins de tous, et non pour donner un peu plus de bénéfice et de puissance à tel ou tel clan financier. Donc aussi des économies réalisées par la suppression de secteurs improductifs (guerre, publicité).
Mais pourquoi une classe dirigeante réaliserait-elle un tel effort ? La guerre militaire ou économique est toujours son mot d’ordre et sa raison d’être (concurrence, sélection...), elle joue des disparités économiques, elle vit sur le malheur. Tant que ce n’est pas la catastrophe économique complète, tant qu’elle a des flics pour faire taire les oppositions, elle continuera à gouverner à la petite semaine : elle vit bien comme ça, pourquoi changer ? Même elle le voudrait, elle ne le pourrait qu’en se supprimant comme classe, en renonçant à ses privilèges, en se sacrifiant pour la prospérité de tous. Elle y rêve parfois (les patrons chrétiens !) elle ne le fait jamais.
Les mesures que prendront les plus intelligents de ses membres seront donc des mesures de conservation : probablement un relatif abaissement du temps de travail, une organisation de la pauvreté décente (Chirac, ministre de l’emploi disant : "Etre chômeur n’a rien de honteux"), la création de tout un secteur d’emplois tertiaires bidons, c’est-à-dire inutiles pour la collectivité, et, pour faire passer les pilules, le renforcement de tout un appareil répressif (les prolos pourront s’engager dans l’armée et chez les flics, les petits-bourgeois seront engagés comme sociologues, public-relations, hôtesses, autrement dit mettre de l’huile dans les rouages).
Autrement dit, un tiers mesures plus ou moins réelles, un tiers baratin et propagande et un tiers trique. Et comme nous protesterons de plus en plus (les nécessités de la trique prendront le pas sur les autres, même si le gouvernement est de gauche, "démocratique" et tout et tout.
Nous pensons que l’avancement de la crise va montrer de plus en plus l’incapacité de la classe dirigeante, donc conduire de plus en plus les travailleurs à penser que "l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes" c’est-à-dire, à moins de jouer sur les mots, que les travailleurs doivent pouvoir avoir une prise directe sur leur vie à tous les moments, que c’est de la base que doivent partir les mots d’ordre à la base que doit avoir lieu la discussion. C’est la base qui devra prendre le contrôle, par l’instauration de conseils, comités, (le nom importe peu) dans les usines, et leur armement. C’est là-dessus que pourra se construire l’édifice social. Mais parallèlement à ce mouvement des travailleurs, l’Etat et la classe dirigeante vont développer la répression (le déclenchement d’une guerre mondiale pour "en sortir" n’étant pas exclu).
C’est donc une course de vitesse, parfois brusque, parfois très lente, mais inexorable. Les retards pris ne se rattraperont pas facilement. Ce retard, la classe dirigeante va essayer de nous le faire prendre par sa propagande, par des satisfactions superficielles, par des institutions trompe-l’œil. Elle nous offrira même au besoin, une révolution de théâtre. Elle pourrait bien nous offrir une autogestion de pacotille, une cogestion (on a le droit de pleurer avec le patron si la boîte ne marche pas, on peut donner son avis sur la couleur du papier dans les WC, on peut organiser son travail pour produire avec plus d’obéissance.) Il y aura évidemment des gars pour s’en contenter.
Or, l’autogestion a déjà existé, elle a déjà tenté de vivre. Il est utile de savoir comment elle a combattu, et aussi comment elle a été détournée, sabotée, vaincue. Ainsi, pour beaucoup, l’autogestion ne sera plus le "mot creux" que certains voudraient, mais une expérience réapprise, et une arme pour vivre.
Nous voulons exposer brièvement en les adaptant à la situation française, en montrant en quoi ils sont différents, quelles leçons on peut en tirer, quelques exemples d’autogestion donnés par l’histoire des travailleurs.
Il ne s’agit pas de recettes toutes faites mais d’exemples d’organisations de travailleurs. Nous estimons en effet que chaque moment historique a ses particularités et donc ses solutions spécifiques, à condition de connaître le mouvement ouvrier international et les différentes tactiques qu’il a adoptées. Pas de dictature de comité central, c’est à tous de penser en révolutionnaire.
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ITALIE
LES OCCUPATIONS D’USINES DE SEPTEMBRE 1920
Voyons tout d’abord le panorama que présente le pays. La fin de la guerre a appauvri la nation, la droite tente d’utiliser les anciens combattants contre la gauche qui encourage les revendications révolutionnaires : imiter la Russie qui est en train de détruire le capitalisme.
Depuis mai 1919 environ les syndicalistes, certains marxistes (Gramsci) et les anarchistes discutent et répandent l’idée des conseils d’usine.
Au mois de mars 1920 de nombreuses usines sont occupées à Milan, à Turin, les paysans prennent les terres des grands propriétaires au sud. Mais le parti socialiste et le syndicat qu’il domine et qui regroupe la plupart des travailleurs, ne font rien, le mouvement isolé est vaincu, les usines et les terres sont rendues par la police à leurs propriétaires.
En août les grèves se multiplient, et les patrons d’usines se décident au lock-out, à fermer les usines. Spontanément les ouvriers empêchent ce mouvement en occupant les usines. Plus d’un demi-million de travailleurs sont dans les lieux de travail.
Un témoin décrit :
"Les patrons et leurs représentants furent mis à la porte ; certains partirent spontanément, après avoir nommé un conseil officiel d’administration parmi les ouvriers. Des techniciens firent cause commune avec les travailleurs et restèrent à leur poste. Mais beaucoup préférèrent s’en aller avec les patrons, ou furent chassés car leur fonction allait de pair avec celle de patron ou actionnaire."
"Dans chaque usine, des décisions furent prises pour pouvoir continuer la production indépendamment de la direction patronale. Des conseils d’usines se constituèrent, là où il n’y en avait pas encore, et prirent la direction technique des établissements. Certains ouvriers plus capables prirent le poste des employés absents ; les équipes et le travail furent organisés."
"Les ouvriers s’armèrent. Ils transportèrent dans les ateliers les réserves d’armes et de munitions d’usines de guerre occupées. Des armes furent achetées. Certains ateliers en fabriquèrent. En quelques jours toutes ces usines étaient devenues autant de forteresses, petites ou grandes. Quand une équipe travaillait, l’autre veillait avec fil de fer barbelé, sentinelles, etc. La nuit, la surveillance était encore plus intense, avec le renfort des ouvriers qui ne travaillaient pas et des éléments révolutionnaires."
"Dans les grandes villes, il y avait également des organes embryonnaires de liaison entre les usines, mais à dire vrai bien insuffisants. Les liaisons entre les usines des différentes provinces étaient encore plus insuffisantes, et au mieux faites par la presse et des envoyés".
"On tenta également de continuer les services d’échange et de vente de produits et de fournitures de matières premières. On réussit en certains endroits, mais sur une petite échelle malgré l’aide des cheminots et des ouvriers du transport. On vit que c’était là le point faible qui empêchait la prolongation du mouvement et le limitait aux seules industries de la métallurgie.". [1]
Tandis que les ouvriers s’organisaient et préparaient une nouvelle société, le parti socialiste et son syndicat de masse [2] se réunissaient. Le 10 septembre la solution insurrectionnelle et révolutionnaire était écartée. Le 15, le Premier ministre annonçait la création d’une commission paritaire d’étude afin de préparer un projet de loi sur "l’intervention des ouvriers dans le contrôle technique et financier et dans l’administration des entreprises." [3]
Les anarchistes écrivaient :
"Travailleurs, une occasion plus favorable que celle-ci - pour tenter d’obtenir la libération définitive - ne s’est jamais présentée jusqu’à présent, et nous ne pouvons savoir si et quand elle se représentera : ne la laissez pas passer en vain ! Aujourd’hui vous êtes la force, et l’impuissance du gouvernement contre votre volonté est évidente."
"Osez encore, osez plus : et la victoire ne pourra manquer !" [4]
Cependant les patrons et l’état-major syndical arrivaient à un accord, la base devait se prononcer par vote secret. La discipline syndicale étant grande, le résultat ne faisait pas de doute. "Ouvriers ! Avant d’abandonner les établissements, réfléchissez bien à tout, SAUVEZ TOUT. Dehors, la police vous attend. Ne vous rendez-pas avec armes et bagages. Les saboteurs de la révolution seraient trop contents." [5]
Le 23 et le 24 le vote avait lieu, le 25 les ouvriers sortaient, les patrons reprenaient leurs usines. Deux ans plus tard, Mussolini prenait le pouvoir, la plupart des membres de l’état-major syndical devinrent députés fascistes.
En dépit des défauts relevés par le témoin (absence de liaison et de distribution véritables) les conseils d’usines avaient montré deux choses a) le caractère révolutionnaire des occupations et la fable de la cogestion ; b) le caractère pratique des occupations : la production et la distribution continuaient.
LA POLEMIQUE SUR LES CONSEILS
Le mouvement des conseils trouva sa route barrée par deux forces de l’ordre ; les groupes de la grande industrie, et les hiérarchies syndicales. Autant les premiers que les seconds tendaient à conserver une structure déterminée de la société italienne : les Olivetti, les Agnelli, et les Pirelli entendaient conserver leurs monopoles, leur prestige, et leur hégémonie à l’intérieur et en dehors de l’usine ; les Colombino, les D’Aragona, les Baldesi entendaient préserver l’équilibre, grâce à leur médiation, instauré dans les rapports de travail, et le droit exclusif de représenter les travailleurs auprès de leur ennemi de classe et de l’Etat.
Le mouvement rompit avec cette situation, et frappa au cœur plus qu’au portefeuille l’organisation capitaliste, en enlevant toute autorité aux organisations syndicales, en les remplaçant par une forme d’organisation ouvrière plus adéquate au mouvement révolutionnaire.
Nous verrons plus loin combien fut enragée la résistance des entrepreneurs piémontais mais non moins âpre fut le ressentiment des cercles confédéraux syndicaux, effrayés de voir leurs positions reculer dans le Piémont.
Sur Battaglie Sindicali, organe de la confédération générale du travail (C.G.L.), le mouvement des conseils fut soumis à de violentes attaques et fut dénoncé comme un réveil, et une soudain éruption "d’anarchisme". C’était alors une méthode assez répandue, dans tout le camp social-réformiste européen, d’accuser "d’anarchisme" tous les mouvements révolutionnaires, du Spartacus en Allemagne, jusqu’au Bolchevique en Russie
Même le groupe de l’Ordine nuovo et avec lui toute la section turinoise du parti socialiste, fut l’objet de dures attaques dans ce sens, non à cause de la présence dans le mouvement des conseils d’anarchistes déclarés, mais à cause de son énergique défense pour le droit de tous les travailleurs, syndiqués ou non, à participer aux conseils.
L’Ordine nuovo répond à ces critiques, en démasquant les fonctionnaires syndicaux, qui ne cherchent qu’a avoir des gens "qui ont une carte", des moutons et non des militants ouvriers décidés à défendre et à affirmer concrètement dans l’usine, les droits de leur classe. Cette polémique à l’intérieur du parti socialiste s’approfondit jusqu’au congrès de Livourne qui dévia la querelle sur la question formelle de l’adhésion à l’internationale de Moscou.
Plus riche, au contraire, fut la polémique à l’intérieur même du mouvement des conseils ; entre les groupes qui comme l’Ordine nuovo de Turin et le Soviet de Naples se dirigeaient vers la fondation du parti communiste italien, et ceux qui se rassemblaient autour de l’USI (syndicaliste révolutionnaire) et de l’UAI (Union anarchiste italienne) le débat fut riche et fécond.
Commençons par l’Ordine nuovo.
Dans la première série du journal qui va du 1er mai 1919 jusqu’à la fin de 1920, on peut sentir deux périodes, qui correspondent à deux influences : celle de Tascat d’abord, puis celle de Gramsci. Tasca bien qu’au début, farouche défenseur des conseils, était un esprit confus et imprécis, si bien qu’en un laps de temps relativement court, il changea souvent de courant (rappelons qu’il passa ensuite à la social-démocratie sous le nom de Lerroux. Une polémique avec l’anarchiste Garino l’amena à écrire un article dans l’Ordine nuovo où il défendait la thèse selon laquelle le syndicat devait d’abord défendre les intérêts de l’ouvrier comme salarié (pour Garino, il devait développer une conscience de producteur chez l’ouvrier), mais où surtout transparaissait l’idée que le conseil devait s’insérer dans les cadre syndicaux et être subordonné à eux.
Gramsci dans le numéro suivant, répond que le conseil d’usine est le début historique du processus qui conduit à la fondation de l’Etat ouvrier, mais qu’il doit être autonome. Il se place ainsi entre Garino et Tasca ; ce dernier lève alors le ton et proclame sa foi dans la dictature du prolétariat, son opposition à la démocratie ouvrière ; le conseil doit être l’instrument du parti ; il traite Gramsci de "syndicaliste" et "d’anarchiste" !
Tasca s’éloigne alors du journal et c’est la période "Gramsci" du journal.
Il nous faut aussi mettre l’accent sur les interventions de Bordiga dans le journal de Naples le Soviet, celui-ci a soulevé le problème du pouvoir politique, qui intervient et qui brise, toute tentative d’édification du socialisme par le bas comme les conseils, lorsque ceux-ci ne sont pas immédiatement et graduellement incorporés par l’ordre bourgeois.
L’objection était juste, mais Bordiga, prisonnier de vieilles formules, ne parvenait pas à résoudre le problème du pouvoir, sinon dans le sens de sa conquête du moins dans celui de sa destruction ; c’est pourquoi il ne pouvait saisir la fonction immédiatement positive des conseils dans le cours de la destruction de l’Etat, opérée par le mouvement politique de la classe.
LA CONTRIBUTION DES ANARCHISTES
La contribution des anarchistes à l’élaboration de la théorie des conseils peut se résumer à deux apports essentiels.
a) c’est seulement dans le cours d’une période révolutionnaire que les conseils d’usine peuvent avoir une véritable efficacité, et se constituer en moyens valables pour la lutte des classes et non pour la collaboration de classes. En période contre révolutionnaire les conseils finissent par être limités par l’organisation capitaliste car celle-ci n’est pas toujours opposée à la cogestion morale de la part des travailleurs. C’est pourquoi avancer l’idée des conseils dans une période contre-révolutionnaire signifie porter gravement préjudice à la formule même des conseils d’usine comme mot d’ordre révolutionnaire ;
b) les conseils ne résolvent qu’à moitié le problème de l’Etat : ils vident celui-ci de ses fonctions sociales, mais ils ne l’éliminent pas ; ils vident l’appareil étatique de son contenu sans le détruire. Mais puisque l’on ne peut vaincre l’Etat en l’ignorant, parce qu’à chaque instant il peut faire sentir sa présence en mettant en mouvement son mécanisme de représailles et de sanction, il convient de détruire aussi ce mécanisme. Les conseils ne peuvent accomplir cette opération, et pour cela, il faut l’intervention d’une force politique organisée, le mouvement spécifique de la classe qui mène à bien une telle mission. C’est seulement ainsi que l’on peut éviter que le bourgeois, chassé par la porte dans ses vêtements d’impresario ne rentre par la fenêtre déguisé en "flic".
Ceci montre que la question soulevée dans la querelle entre l’Ordine nuovo et le Soviet peut être résolue ; ceux de l’Ordine nuovo sous estimaient le problème de l’Etat dans ce sens qu’ils avaient tendance à ne pas s’en occuper ; ceux du Soviet le surestimaient car ils voulaient s’en emparer, tandis que les anarchistes le plaçaient au centre de leurs préoccupations pour réaliser sa liquidation, en terrain politique.
Les occasions de discuter ces thèses furent nombreuses ; la première fut offerte par le congrès national de l’Union syndicale italienne (U.S.I.) qui se tint à Parme en décembre 1919. Les conseils avaient donné leur adhésion à cette union et avaient envoyé un représentant (l’ouvrier de Turin Matta). On y parla pour et contre les conseils, mais pas toujours avec une connaissance suffisante du sujet. Cependant, à l’issue des débats une importante résolution fut approuvée, qui condensait les observations positives des débats.
Avant de lire cette résolution il nous faut donner quelques précisions en ce qui concerne l’U.S.I.
On a souvent dit et cru que l’U.S.I. était "anarchiste", peut-être parce que le nouveau secrétaire Borghi était déjà connu comme un militant anarchiste et ne pouvait se dire anarchiste pour le simple fait qu’il ne venait pas d’une sélection idéologique mais d’un recrutement ouvrier sur la base du métier. Cela n’empêche pas que lorsque ce syndicat se plaçait en dehors de la conquête de l’Etat, repoussait toute participation aux organismes de discussion avec le patronat, et se refusait à la conquête parlementaire, pour pratiquer sa tactique de l’action directe ce syndicat était considéré et se considérait lui-même inspiré des vielles idées de la première internationale, c’est-à-dire d’inspiration anarchiste.
CONGRES DE L’U.S.I. A PARMES
Décembre 1919 - résolution finale.
"Le congrès salue chaque pas en avant du prolétariat et des forces politiques vers la conception pure du socialisme niant toute capacité de démolition et de reconstruction à l’institution historique, typique de la démocratie bourgeoise, qui est le parlement, cœur de l’Etat ;
"Considère la conception dite des "Soviets" pour la reconstruction sociale comme antithétique de l’Etat et déclare que toute superposition à l’autonome et libre fonctionnement des soviets de toute la classe productrice, unie dans l’action défensive contre la menace de la réaction et par les nécessités administratives de la future gestion sociale, est considéré par le prolétariat comme un attentat au développement de la révolution et la réalisation de l’égalité dans la liberté ;
"Déclare pour ces raisons, toute sa sympathie et son encouragement a cette initiative du prolétariat, que sont les conseils d’usine, qui tendent à transférer dans la masse ouvrière toutes les facultés d’initiative révolutionnaire et de reconstruction de la vie sociale, en mettant cependant bien en garde les travailleurs contre toutes les possibles déviations vers une solution réformiste contre la nature révolutionnaire d’une telle initiative, contrairement aussi aux intentions de la meilleure partie du prolétariat ;
"Invite cette meilleure partie du prolétariat à considérer les nécessités de préparer des forces d’attaque révolutionnaire, sans lesquelles il ne serait jamais possible que le prolétariat assume la gestion sociale".
Le congrès explicita ensuite dans ces termes, les dangers de déviation contenus dans l’expérience des conseils d’usine :
"Les conseils d’usine pourraient dégénérer en de simples commissions internes pour le bon fonctionnement de l’atelier, pour l’augmentation d’une manière bourgeoise de la production, pour régler les différents internes, etc.
"Il serait possible d’invertir la logique du processus révolutionnaire, et croire que l’anticipation de la forme de la future gestion sociale suffise à faire tomber le régime haï ;
"On pourrait oublier que l’usine est propriété du patron parce qu’il y a l’Etat (le gendarme) qui la défend ;
"Il ne faudrait pas tomber dans l’erreur qui consiste à croire que la question de forme résoudra la question de la substance de la valeur idéale d’un mouvement déterminé."
Une discussion encore plus approfondie eut lieu lors de la préparation du congrès de l’Union Anarchiste Italienne qui se tint à Bologne les 1, 2, 3, 4 juillet 1920. A ce congrès fut approuvée une résolution dont voici le texte :
"Le congrès, tenant compte que les conseils d’usine et de section ont leur principale importance dans la mesure où l’on prévoit une révolution dans un avenir proche, et pourront être alors des organes technique pour l’expropriation et pour la nécessaire continuation immédiate de la production, mais que en continuant à exister dans la société actuelle ils subiraient l’influence modératrice et accommodante de cette dernière ;
"Retient les conseils d’usine, organes aptes à encadrer en vue de la révolution tous les producteurs manuels et intellectuels, sur le lieu même du travail et en vue de réaliser les principes anarchistes-communistes ; organes absolument antiétatiques et possibles noyaux de la future gestion de la production industrielle et agricole ;
"Les retient, en outre, comme aptes à développer chez l’ouvrier salarié la conscience de producteur et comme utiles aux fin de la révolution en favorisant la transformation du mécontentement des classes ouvrières et paysannes en une volonté claire d’expropriation ;
"De là invite les camarades à appuyer la formation des conseils d’usine et à participer activement à leur développement pour les maintenir, soit dans leur structure organique, soit dans leur fonctionnement, sur ces directives en combattant toute tendance de déviation collaborationniste et en sorte que tous les travailleurs de chaque usine, organisés ou non, participent à leur formation".
Une seconde motion fut votée sur les "soviets" répétant des principes identiques sur l’impossibilité historique et politique de faire des expériences libertaires en période de contre-révolution.
Le 27 mars 1920, l’Ordine nuovo lança un appel des anarchistes aux ouvriers et aux paysans pour un congrès national des conseils. Cet appel fut contresigné par la rédaction du journal, par le comité exécutif de la section socialiste de Turin, par le comité d’étude des conseils d’usine turinois et par le groupe libertaire de la même ville.
Mais le congrès ne se tint jamais car d’autres événements pressaient...
* * * * *
ESPAGNE
LA COLLECTIVISATION DANS LES USINES ET LES CAMPAGNES 1936-39
Il ne faut pas attacher d’importance au mot "collectivisation" en Espagne, il désigne durant la guerre civile l’autogestion. Les camarades espagnols - presque essentiellement les anarchistes - avaient une connaissance déjà longue et approfondie des problèmes de l’organisation révolutionnaire.
C’est pourquoi dès que le coup d’Etat militaire fut vaincu, la révolution et la guerre pour libérer les villes occupées furent menées de front. Le 20 juillet 1936, les militaires étant battus depuis quelques heures, le syndicat anarchiste C.N.T. (Confédération Nationale du Travail) donne l’ordre par radio de reprise du travail aux travailleurs de l’alimentation. Le 22, l’organe de la C.N.T. Solidaridad Obrera demandait aux sections de chaudronniers et de souffleurs de s’emparer des centres de production "pour le blindage des camions et autres travaux nécessaires".
Dans la plupart des cas, cependant, les militants avaient spontanément collectivisé les usines et les terres. Différentes mesures d’ordre économique et social furent prises.
Les chemins de fer qui n’étaient pas nationalisés mais divisés entre plusieurs compagnies furent unifiés. Dans l’industrie du bois, tous les ateliers furent réunis dans une même section, ceux qui étaient trop petits furent rattachés à d’autres. Du fait de la guerre, les matières premières manquèrent dans certaines industries (le textile notamment) et les pièces de rechange également ; mais les mines, l’industrie chimique et du verre se développèrent. L’exportation des oranges, qui commence en septembre fut organisée par la C.N.T. et le syndicat socialiste U.G.T. (Union Générale des Travailleurs). Au lieu que différents exportateurs vendent les oranges sur les marchés européens, il y eut un organisme qui put ainsi contrôler les prix, et les devises rapportées permirent de renforcer l’effort de guerre.
Dans les usines, la journée de travail fut en général réduite : quarante heures dans les tramways (dans l’industrie de guerre, la production était ininterrompue). Les salaires furent égaux ou très peu différents : avant dans les chemins de fer un sous-directeur touchait 340 pesetas par mois et un cheminot 143, après le 19 juillet 1936 le salaire minimum fut de 300 et le maximum de 500 par mois. Mais l’égalité de salaire entre les hommes et les femmes fut très rare. La solidarité fut développée : réemploi des ouvriers mis en chômage par le patronat ; hausse des retraites soixante-dix au lieu de trente-cinq aux brasseries Damm de Barcelone ; aide technique et financière aux collectivités agricoles. La culture ne fut pas oubliée : création de bibliothèque et d’écoles.
Dans les collectivités paysannes, les salaires, les allocations pour les enfants et les retraites furent créées, mais pas d’égalité hommes et femmes. La solidarité se manifesta par l’envoi gratuit de vivres au front. Des bibliothèques et des écoles furent aussi fondées. Des médecins et des vétérinaires furent engagés. L’irrigation et l’aviculture furent développées.
Cette autogestion ne se limita pas à des villages ou à des usines, dont on pourrait multiplier les exemples. [6]. Elle tenta de s’organiser nationalement, des congrès, des fédérations furent décidés et faits.
Mais un malaise aussi important que la guerre contre le capitalisme [7] menaçait et bientôt attaquait l’autogestion. La banque d’Espagne était toujours aux mains de la bourgeoisie républicaine. Par respect des alliances, les anarchistes et les partisans de l’autogestion, qui étaient aussi parfois socialistes et marxistes anti-moscoutaires, n’obligèrent pas par la force la bourgeoisie à acheter des armes avec l’or de la banque.
L’U.R.S.S. proposa son aide qu’elle ne fournit qu’à ses partisans, peu nombreux, et aux gens qu’elle contrôlait, c’est-à-dire la bourgeoisie, qui voulait récupérer les usines et les terres. L’or espagnol passa en Russie (où il est encore) et l’autogestion fut attaquée. L’épisode marquant fut les journées de mai 1937 à Barcelone où les communistes et la bourgeoisie attaquèrent le central téléphonique tenu par les anarchistes [8], plusieurs milliers de morts et de blessés.
La division des travailleurs provoquée par la Russie [9] et le respect de la bourgeoisie entraînèrent la défaite et la mort de l’autogestion.
LES COLLECTIVITES ANARCHISTES ESPAGNOLES Gaston Leval
Nous traduisons de l’édition italienne : Né Franco, né Stalin, le collectività anarchiche spagnole nella lotta contro Franco e la reazione staliniana, Instituto Editoriale Italiano, Milano - 320 p. (1952).
Des nombreux exemples, presque tous traduits, nous avons choisi :
Organisation syndicale sanitaire,
Hospitalet,
Levant,
Conclusions et commentaires,
L’attaque des collectivités,
L’intelligence populaire,
Principes et enseignements de la révolution espagnole.
Dans le texte, le présent correspond à la période de guerre 1936-1939, l’imparfait à avant 1936, les conclusions et commentaires sont postérieurs à 1939.
ORGANISATION SYNDICALE SANITAIRE
Ce fut une des plus grandes réalisations de la révolution socialiste libertaire. Nous en parlerons brièvement. Pour pouvoir apprécier convenablement l’effort des camarades, il faut savoir que le syndicat unique s’étendant à toute la Catalogne, fut fondé après le 19 juillet 1936.
Il y avait auparavant quelques médecins affiliés à la C.N.T. et constituant une section du Syndicat des professions libérales. En outre, à part, il existait un groupe d’infirmiers et de préparateurs en pharmacie.
La révolution put compter sur un certain nombre de médecins pour lesquels la médecine ne signifiait pas un moyen d’exploitation de leurs semblables mais une mission.
Au début de septembre 1936, le syndicat unique sanitaire fut constitué. Obéissant à la tendance de réunion dans un seul organisme des diverses catégories d’hommes qui assurent une même tâche, ils s’occupèrent d’un même service et réformèrent toutes les sections en vue d’une activité générale.
Les effectifs augmentèrent avec une rapidité surprenante. En fait, vers la fin de février 1937, on me donna la liste suivante :
1020 médecins,
3206 infirmiers,
133 dentistes,
330 sages-femmes,
203 "practicantes" (médecin n’ayant pas pu achever ses diplômes).
180 pharmaciens,
663 préparateurs en pharmacie,
153 herboristes,
335 préparateurs en matériel sanitaire,
71 radiologues,
10 auxiliaires sanitaires,
220 vétérinaires.
Nous ajoutons les masseurs, dont nous n’avons pas la statistique. Cinq mois après la révolution, le nombre total des inscrits tournait autour de 8.000.
Avant, l’U.G.T. a, elle aussi, organisé un syndicat sanitaire, mais très inférieur au nôtre numériquement, puisqu’elle avait un maximum de 100 médecins.
Le syndicat unique ne s’est pas contenté d’organiser. Le désir de créer naquit avec d’autant plus de force que les médecins n’avaient rien fait jusqu’à la veille de la révolution. Souvent, ils sont les constructeurs les plus audacieux parmi les révolutionnaires. Nous pourrions citer plusieurs exemples de ce phénomène paradoxal.
Guidé par certains militants qui avaient montré une valeur admirable, le syndicat prit en mains avec audace, la réorganisation de la branche médicale. Elle en avait bien besoin. En Espagne, 25.000 enfants, âgés de moins de 12 mois, mourraient chaque année. Dans le 5° district de Barcelone, la mortalité infantile était deux fois plus forte que celle enregistrée dans le quatrième. Le premier est un quartier ouvrier, le second de privilégiés. La mortalité infantile en Espagne était une des plus élevée d’Europe. Pourtant l’Espagne est un pays sain au climat généralement sec. De tels faits ne s’expliquent que par la misère, le manque d’hygiène, et de soins. Sachant cela, sachant qu’il y avait une foule de médecins qui ne demandaient qu’à travailler et profiter de la désorganisation du gouvernement, nos camarades jetèrent les bases d’une nouvelle organisation sanitaire.
Il ne m’a pas été possible de suivre pas à pas le processus de l’œuvre réalisée. Je me limiterai donc à résumer l’œuvre en elle-même et à dire à quel degré de développement elle était arrivée au moment de mon entrevue avec nos camarades à la tête des sections du syndicat.
L’organisation de la branche médicale s’étend à toute la Catalogne. Il s’est constitué un grand appareil dont les parties sont géographiquement articulées selon les diverses activités, en accord avec un plan d’ensemble. La Catalogne fut divisée en 9 zones : Barcelone, Tarragone, Lerida, Reus, Bergheda, Ripe, Hautes-Pyrénées. Ce sont les centres autour desquels sont groupés à leur tour les petites villes et les villages.
Le nombre des petites villes étant de 27, on a au total 36 centres sanitaires, distribués dans toute la Catalogne, coordonnant leurs efforts afin que pas un village, pas une fraction, par un paysan isolé dans la montagne, pas une femme, pas un enfant, ne manquent de soins médicaux. Chacune des neuf zones a un centre syndical dont le Comité central contrôle et dirige les services sanitaires. A leur tour les comités des environs s’adressent à Barcelone.
Les sections de catégories sont autonomes au sein du syndicat. Mais cette autonomie n’est pas synonyme d’isolement. Une fois par semaine, le Comité central de Barcelone, nommé par le Congrès, se réunit avec un délégué de chaque section. Aussi bien du point de vue technique que géographique, les activités répondent à un plan général.
La population reçut immédiatement le bénéfice des initiatives du syndicat. Celui-ci dirige et contrôle tous les hôpitaux et cliniques. Dans Barcelone il fonda 6 hôpitaux : l’hôpital prolétaire, celui du peuple, l’hôpital Pompéia, 2 hôpitaux militaires, et le pavillon de Romania. En outre, 8 nouveaux sanatoriums s’ouvrirent en Catalogne : le Sana Maritime de Cadafell, le Sana de la Florida, le Pavillon Modèle de Valdidrera, le Sana de la Bonnanova, le Sana des Tres Torres, l’hospice de Montserrat, de Terramar, à Sitges, et le Sana de San Andrea.
Les sanatoriums furent installés le plus souvent dans de beaux édifices, dans de somptueuses résidences aristocratiques, et dans des auberges de luxe, construites en montagne, parmi les pins.
Ce n’était pas chose facile que d’organiser les hôpitaux. On devait improviser des installations pour satisfaire le désir de procurer rapidement au peuple les moyens d’être soigné. Pour cela, aux débuts de 1937, on construisit de nouveaux pavillons à l’hôpital général. L’un d’eux fut destiné aux soins de la tuberculose osseuse et à l’orthopédie. Son organisation était telle qu’on doit la considérer comme une des meilleures du monde dans cette branche.
Dans toutes les localités d’une certaine importance furent créées des polycliniques. Elles ont toutes les spécialités de la médecine et sont dotées de tout le matériel sanitaire adéquat. Elles ont été construites dans le but d’éviter l’agglomération des infirmes et des blessés dans les petites villes, ce qui cause souvent par les difficultés de transport, des souffrances et une mortalité évitables.
Dans chaque localité, se sont établis des médecins inscrits au Syndicat.
En Catalogne, comme dans tout le reste de l’Espagne, et dans le monde entier, il y avait un nombre excessif de médecins. Le sociologue sait bien combien cette pléthore était artificielle et due à l’organisation capitaliste, étatiste, et individualiste de la médecine. Maintenant, au contraire, dans le nouveau système d’organisation, personne n’est de trop ; même les médecins font défaut. Quand les habitants d’un pays en demande un, le Syndicat s’informe d’abord des conditions sanitaires de la localité, fait une statistique des maladies et des accidents qui y sont le plus fréquent, et dans la liste des médecins qui peuvent être transférés il choisit celui qui, par sa spécialité, répond le mieux aux besoins du lieu. Celui qui refuse d’y aller doit fournir des raisons très sérieuses. Dans le cas contraire, il court le risque de ne plus exercer.
Les frais des hôpitaux sont payés par la municipalité et la Généralité ; les frais des polycliniques qui sont construites, par les syndicats ouvriers et les municipalités. La santé ne peut toutefois encore être socialisée intégralement : mais la majeure partie des cliniques de dentistes de Catalogne est entre les mains du Syndicat. Tous les hôpitaux, les sanatoriums et les cliniques sont contrôlés par lui. On tend à supprimer l’exercice indépendant de la médecine et à lui substituer une organisation sociale. Le médecin privé existe encore ; mais les abus si fréquents dans cette profession ont été supprimés. Le coût des opérations certainement plus avantageux pour lui, est maintenant contrôlé. Les ouvriers payent le syndicat qui délivre l’argent au chirurgien et prend note de tout. Dans les nouvelles cliniques, on opère gratuitement et même les extractions de dents sont gratuites. Le nombre des malades admis dans les asiles d’aliénés est plus grand qu’avant.
Dans cette organisation naissante, quelle est donc la situation du médecin ? Au cas où nous l’interrogerions, les réponses seraient nombreuses et contradictoires. Il y a deux catégories distinctes : les vieux et les jeunes. Parmi les vieux, les plus privilégiés ne sont pas très satisfaits du changement ; au contraire, les moins favorisés laissent faire ou coopèrent volontiers à la nouvelle organisation.
Les jeunes ont adhéré avec enthousiasme. Pour la majorité d’entre eux, l’avenir aurait été une énigme, une source d’inquiétudes. Pendant des années, ils auraient dû travailler gratuitement dans les hôpitaux, dans les sanatoriums. Le médecin officiel rétribué n’allait presque jamais dans les cliniques. Un médecin plus jeune travaillait pour lui attendant sa mort pour prendre sa place et encaisser ses honoraires. A son tour ce médecin avait un secrétaire médical de nomination récente, lequel attendait la mort des deux autres pour prendre leur place.
Maintenant, tous les médecins des hôpitaux reçoivent 500 pesetas par mois pour trois heures de travail par jour. Ils font en plus un travail privé. Sachant qu’un bon ouvrier manuel gagne de 350 à 400 pesetas par mois, pour 7 heures de travail par jour, le lecteur peut faire de lui-même les conclusions.
Ce nivellement permet de disposer d’argent pour payer toutes les dépenses. Il n’y a plus de médecins qui touchent des émoluments énormes, tandis que d’autres meurent de faim. Dans un établissement public, aucun ne peut avoir deux appointements. Plus de la moitié des médecins, leur travail rémunéré accompli, travaillent ensuite gratuitement. Et ils le font avec plaisir. Aucune contrainte n’est nécessaire.
"L’œuvre la plus belle", me disait le secrétaire de la section des médecins, un basque au dévouement infatigable, est la révolution morale accomplie dans ce travail ; chacun accomplit son devoir avec honnêteté. Le médecin renommé qui est envoyé une fois par semaine dans un dispensaire n’y manque jamais. Le personnage important qui parcourait les salles d’hôpital, suivi par une demi-douzaine de collègues inférieurs à lui hiérarchiquement, l’un tenant la cuvette, l’autre la serviette, le troisième ouvrant la porte et le reste faisant une escorte d’honneur, humbles devant une si grande autorité (pas toujours conquise par la valeur) n’existe plus.
"Il y a maintenant des camarades de travail égaux qui s’estiment et se respectent réciproquement".
HOSPITALET
C’est un faubourg de Barcelone, composé de trois quartiers et ayant 50 000 habitants. L’industrie y prédomine. Aux abords s’est développée une collectivisation intensive, si fréquente dans les environs des grandes villes.
L’industrie textile était la plus importante. Toutefois, la métallurgie n’était pas négligeable : elle comprenait plusieurs fonderies ; elle comptait deux hauts fourneaux importants et, en outre, plusieurs ateliers de mécaniques. Il y avait aussi l’industrie du bois, l’industrie chimique, etc.
Vu qu’il s’agissait d’un noyau de formation assez récente, le mouvement social aussi se devinait récent. Il remontait à la guerre 1914-18.
La C.N.T. et la F.A.I. avaient dans cette ambiance une influence prépondérante : 8.000 travailleurs étaient dans leur file depuis le début. Maintenant, il y en a 12.000. L’U.G.T. en comptait seulement, 1.000.
En juillet la lutte et l’ardeur belliqueuse durèrent de cinq à six jours, galvanisant tout le pays. Une fois cette période terminée, la C.N.T. donna l’ordre de retourner au travail par échelons, selon les industries. Elle assumait par ces premiers pas, la responsabilité de la vie économique, abandonnée par les patrons, tout comme par le gouvernement lui-même.
Tandis que le travail reprenait, une partie des forces populaires était mobilisée et durant trois ou quatre semaines, elle se maintint en alerte, derrière les barricades, et dans les rues, exerçant en outre la surveillance des routes menant à Barcelone, afin de préserver la ville de toute attaque. C’est dans cette ferveur révolutionnaire que commença la socialisation.
Chose rare, cette socialisation commença dans les campagnes. Ce furent les journaliers qui en prirent l’initiative. Ils étaient en minorité, par rapport aux propriétaires qui les engageaient de temps en temps pour les travaux. Mais les propriétaires se mirent à s’occuper de tout et provoquèrent une réaction de la base. Les légumes étaient menacés de destruction par manque de soin. Et Hospitalet commençait à avoir faim. 25 % de sa population se trouvait complètement inoccupée par suite de la crise et une partie de ceux qui travaillaient ne pouvait le faire que trois jours par semaine.
Les ouvriers agricoles comprirent que cette situation, déjà préoccupante se serait vite aggravée si les produits des vergers étaient perdus et ils décidèrent de les sauver. Ils convoquèrent les propriétaires et dans une Assemblée les uns et les autres décidèrent de socialiser immédiatement le travail de la terre.
On créa alors la Collectivité des paysans où tous adhèrent. En tête figuraient toujours la C.N.T. et la F.A.I.
Alors, à la petite propriété cultivée par le propriétaire et le journalier embauché pour la période de travail, se substitua la grande étendue travaillée selon un plan général. Le travail augmenta donc en intensité et en extension. Même les terres considérées jusqu’alors stériles furent utilisées.
Mais le moyen d’échange était encore l’argent. Son manque constitua une grande difficulté. Il empêchait l’achat des outils de travail, des animaux, et la technisation de l’agriculture. Il imposait d’importants sacrifices, tels que la renonciation aux 15 % d’augmentation décrétée par le gouvernement régional, et à la journée de travail de 6 heures. Les paysans de la Collectivité perfectionnèrent pourtant leur organisation et vivaient de leurs propres ressources qui, sans doute, seront plus grandes quand la vente de leurs produits sera possible.
Les industries passèrent par les étapes connues dans la première phase de la révolution. On commença par le contrôle des usines, spécialement de celles en activités. Les ouvriers nommèrent dans chaque entreprise des comités ayant la mission de veiller sur toute la production et sur l’administration patronale.
Les entreprises pauvres, ayant des dettes - nombreuses dans cette période de crise - furent immédiatement collectivisées. Le patron fut éliminé comme tel, et assimilé aux producteurs.
Les comités dirigèrent eux-mêmes la production, suivant la ligne d’une économie particulariste, tracée par le Décret sur la Collectivisation. La C.N.T. et la F.A.I. créèrent immédiatement les conseils d’intensification de la production qui obligèrent les patrons à prendre la main-d’œuvre inoccupée. Presque tous les sans-travail furent ainsi engagés. Cette mesure fut fatalement anti-économique : le manque de matière première dans l’industrie textile - la plus importante - et de marchés devaient nécessairement conduire à un abaissement de la production, disproportionné par rapport à la main-d’œuvre occupée.
Pour porter remède à la misère existante, il fut créé, sur l’initiative de la C.N.T., des commissions de ravitaillement pour le peuple : leur tâche était de procurer de l’alimentation à ceux qui ne travaillaient pas et à ceux qui travaillaient. La situation économique ne pouvant se normaliser rapidement et des familles très nombreuses ne percevant pas de salaires suffisants pour vivre, ces commissions continuèrent longtemps à jouer leur rôle de secours social.
On s’aperçut vite du danger inhérent à l’administration particulariste des entreprises ; entre autres, la concurrence et le manque de solidarité auraient pu provoquer des heurts et des luttes incompatibles avec l’esprit socialiste et libertaire. La C.N.T. locale lança alors le mot d’ordre "Socialisons les industries".
L’idée se réalisa rapidement. D’abord les coiffeurs, puis les spectacles, l’industrie du bois, l’industrie de construction, l’alimentation, et les transports. Je trouvais l’industrie métallurgique en pleine activité réorganisatrice et celle des textiles seulement partiellement collectivisée. De même dans toute la Catalogne. Les industries chimiques étaient encore aux comités de contrôle. La nouvelle structure trouvait des obstacles dans le manque de matières premières et dans le manque de travail qui s’ensuivait. D’autre part, les résistances de l’U.G.T. obligèrent à marquer le pas.
Des industries actives et passives existant donc, la nécessité de stabiliser le salaire unique pour tous s’imposa vite. Il fut même envisagé la création d’une caisse commune inspirée de la solidarité inter-industrielle, de laquelle tous les ouvriers sans exception tiraient des ressources égales. Cela ne put être réalisé. La solidarité financière se pratiquait seulement dans quelques branches.
Quand les différentes branches avaient une production notablement excédentaire, on en donnait communication et la Commission centrale administrative laquelle voyait comment et dans quelles mesures aider les branches déficitaires, auxquelles elle distribuait les sommes nécessaires à l’achat de matières premières et de divers éléments de production. Quand les sommes à délivrer étaient importantes, les délégués de toutes les branches, réunis en congrès, examinaient les conditions économiques et techniques de l’aide. L’examen fait et les observations, indications et critiques étant entendues, on accordait l’argent demandé, ou bien la nécessité d’éliminer la cause du déficit de l’industrie considérée se révélait.
Cette initiative de solidarité fut, peu après, intégrée dans l’institution du salaire familial. A cette fin, un recensement spécial avait été fait, et on avait dressé de minutieuses statistiques.
Les préoccupations de la vie économique n’étaient pas seules à assaillir nos camarades. La culture avait toujours été vive dans leurs aspirations. Après Fancisco Ferrer, les syndicats ouvriers anarchistes avaient maintenu en Espagne, de 50 à 100 écoles rationalistes dans lesquelles se donnait un enseignement indépendant de tout dogme, tant politique que religieux et même social. Les camarades de Hospitalet affrontèrent immédiatement ce problème. Il y avait 8.000 enfants dont 4.000 seulement pouvaient accéder aux écoles. Les autres restaient dans les rues par manque d’école ou par suite de la misère des familles.
La C.N.T. et la F.A.I. ne voulaient pas seulement résoudre ce grave problème. Elles auraient pu le faire, mais elles préférèrent unir leurs efforts à ceux des autres fractions chez lesquelles elles espéraient trouver un écho favorable. Les militants de l’U.G.T. et ceux de la Gauche catalane se réunirent donc, et on leur présenta les projets de réforme de l’enseignement qui, du fait de leur objectivité, furent acceptés. Les trois fractions se mirent au travail ensemble.
En six mois de révolution, parmi mille difficultés, le problème de la guerre, et celui de la reconstruction, il était difficile de progresser rapidement. Malgré cela, le miracle s’accomplit. On adapta vite de nombreux édifices et aujourd’hui 6 500 enfants assistent aux classes dans des salles plus vastes, plus hygiéniques et lumineuses que celles qui existaient jusqu’alors. Le personnel enseignant a été amélioré, avec l’élimination de tous les vieux maîtres au cerveau racorni, liés à l’esprit de l’enseignement clérical. On suivait librement les tendances pédagogiques modernes. Une fois par semaine, les maîtres se réunissaient pour exposer et discuter les résultats de leurs efforts.
Les enfants étaient l’objet d’autres attentions. Je vis qu’il avait été construit un immense édifice où les parents pouvaient les laisser pour vaquer à leurs occupations. Tous les jeudis, dans tous les cinémas de la ville, on donnait des spectacles pour enfants avec des films choisis et des programmes habilement conçus. Dans les usines, où le travail des femmes était nécessaire, on préparait des crèches. J’ai assisté à l’inauguration de la première. On avait déjà presque entièrement construit une maternité pour les femmes du peuple qui, jusqu’alors, avaient accouché dans des conditions épouvantablement anti-hygiéniques. Un gynécologue compétent dirigeait la construction de cet établissement.
Puisque nous parlons d’hygiène, notons qu’il ne manquait pas de dispositions rigoureuses selon lesquelles tous les travailleurs et leurs familles devaient recevoir dans les cliniques, les dispensaires, des consultations et les soins, auxquels ils avaient droit, par des médecins spécialisés. Toujours sous l’égide de la C.N.T. et la F A.I. tous purent être dûment assistés.
Mais cela n’était qu’une solution provisoire on avait construit un hôpital provincial de grandes dimensions.
Parallèlement à cette activité syndicale, il en existait une autre, municipale. L’esprit communal est très marqué dans les conceptions de nos camarades d’Hospitalet. Ils auraient pu s’emparer complètement de la situation. Mais par solidarité et loyauté anti-fasciste, ils ne le voulurent pas. Ils invitèrent l’U.G.T. et le parti de la Gauche Catalane à constituer ensemble le conseil municipal.
On nomme en tout 22 conseillers dont 8 s’acquittaient de charges effectives. Le maire de la ville est un militant anarchiste.
Les deux autres fractions ont eu peur de l’audace révolutionnaire des nôtres et elles se sont retirées ensuite de la mairie. Nos camarades ont toujours attendu qu’ils reviennent, et entre temps, ils ont continué sans faiblesse leur travail.
Ils avaient l’esprit administratif. Ils avaient déjà délimité les fonctions incombant aux syndicats et celles incombant à la commune. La tendance à considérer les intérêts du groupe dans le cadre des intérêts généraux dominait toujours. Et comme il n’existait pas de syndicat isolé, puisque chacun devait faire les comptes pour de nouvelles œuvres avec l’assentiment des autres, les syndicats ne prédominaient pas, même là où les problèmes à résoudre revêtaient un caractère général. C’est la mairie qui était alors compétente. Enseignement, travaux publics, santé, assistance sociale, etc. étaient des organismes reliés à la mairie. Pour la ratification de leur travail, nos camarades faisaient appel à l’opinion publique.
Ils rendaient donc compte du travail fait, en convoquant la population dans de vastes assemblées de quartiers, assemblées qui se déroulaient dans les plus grandes salles existantes. Ils exposaient ce qu’ils avaient fait, et ce qu’ils se proposaient de faire. Et le peuple manifestait son opinion. Par conséquent, il ne se faisait pas de politique de parti, à portes closes. Il ne se prenait pas de décisions à l’insu de la population. Le contact avec elle était toujours maintenu, les normes libertaires étant appliquées de la meilleure façon possible.
à suivre...