« Prisonniers en révolte »
Quotidien carcéral, mutineries et politique pénitentiaire en France (1970-1980)
Anne Guérin
Ce livre s'appuie sur des sources nombreuses et variées pour dire la prison dans une période cruciale qui voit éclater, dans le sillage de Mai 68, des révoltes de prisonniers audibles par l'opinion publique.
Après un état des lieux de la vie quotidienne dans l'institution carcérale, l'auteur analyse les répercussions de l'« établissement » involontaire des maos dans les prisons françaises, puis la création du Groupe information prisons (GIP) et le rôle des intellectuels qui y participent. Suivent la présentation des premières révoltes de prisonniers (1971-1973), puis un tour de France des mutineries de l'année 1974, souvent très médiatisées, qui entraînent la réforme « libérale » d'Hélène Dorlhac (1975). Mais les lendemains déchantent vite, et le pouvoir contrebalance ces timides avancées par la création des quartiers haute sécurité (QHS) et l'affirmation du droit de punir avec le ministère d'Alain Peyreffite.
D'hier à aujourd'hui, le livre s'attache enfin aux conséquences de l'enfermement sur le corps des détenus et sur la situation des femmes en prison. Il est complété par un entretien avec maître Henri Leclerc.
Livre d'enquête sur la situation carcérale durant ces années de révoltes, il est aussi le médiateur de la parole ordinairement inaudible des détenus.
Journaliste et sociologue, membre de l'Observatoire international des prisons, Anne Guérin est également l'auteure de Les Pollueurs. Luttes sociales et pollution industrielle (Seuil, 1980).
"Le 11 décembre 1971, les insurgés occupent la quasi totalité de la centrale Ney à Toul. La situation semble bloquée en leur faveur. Des prisonniers, surtout les jeunes, prennent d'assaut les toitures aux cris de « À bas la dictature ». Des tuiles devant servir de projectiles sont arrachées, les prisonniers s'accrochant à ce qui reste, à savoir la charpente. Ils chantent L'Internationale mais aussi La Marseillaise. Ces prisonniers dominent la ville, sinon la situation. Les photos de presse les montrent sur les toits. C'est une première. Car depuis que la prison existe, les corps et les visages de ses occupants sont invisibles, dissimulés derrière de hauts murs et de solides portes. D'objets, voilà qu'ils deviennent sujets. Et qu'ils parlent. Ainsi, ils tentent de s'expliquer, du haut de leur perchoir, auprès de la foule massée au pied des murs d'en- ceinte. Ils racontent leur vie en détention. « Nous ne pouvons plus vivre comme ça. » « Nous voulons que tout se passe dans le calme. Mais si c'est nécessaire, nous sommes prêts à y laisser notre peau. "
Histoire : Du quotidien carcéral à la révolte
Anne Guérin publie une histoire des prisonniers et prisonnières, et de leurs luttes, centrée sur les années 1970. Une prise de recul salutaire sur une période à la fois dure et inventive en termes de modes d’action et d’organisation.
Alors que la réforme pénale lancée par Christiane Taubira (voir ici) relance le débat sur les prisons, Anne Guérin déplace le regard vers les luttes qui les ont ébranlées dans les années 1970. Prisonniers en révolte. Quotidien carcéral, mutineries et politique pénitentiaire en France (1970-1980) prend le contrepoint du discours dominant qui aborde la prison le plus souvent du point de vue de l’institution carcérale. Après des recherches sur les victimes de la pollution industrielle et les malades du sida, elle restitue la parole rarement prise, souvent négligée, des détenu-e-s, entre 1970 et 1980, et même au-delà. Elle s’appuie sur des témoignages de prisonniers, principalement collectés par des groupes militants qui ont voulu libérer leur parole. Le Groupe d’information sur les prisons (Gip), à l’initiative de Michel Foucault, s’attache à partir de 1971 à la faire émerger par le biais de questionnaires. Le Comité d’action des prisonniers (Cap), d’obédience libertaire, publie quant à lui de 1972 à 1982 un journal : Cap. Journal des prisonniers.
Après 68, l’embrasement différé
La parole des détenu-e-s rend d’abord tangibles des conditions de vie quotidienne indignes, pour les prisonniers, mais aussi pour les prisonnières, minoritaires et isolées, auxquelles l’auteure consacre un chapitre spécifique. Des conditions de vie qui perdurent malgré les réformes, et jusqu’à aujourd’hui. Et qui constituent la toile de fond des révoltes du début de la décennie 1970. L’auteure décrit d’abord le déclenchement d’une première série d’émeutes, commençant par celle de Clairvaux en 1970, auxquelles est supposée répondre une réforme pénitentiaire en 1972. Puis une seconde série d’émeutes en 1974, suivies d’une seconde réforme.
Anne Guérin rappelle que l’univers carcéral est relativement imperméable à l’extérieur. C’est en partie ce qui explique le décalage temporel entre le mouvement de mai-juin 1968 et l’embrasement des prisons au début des années 1970.
Animation des luttes
Le livre permet d’alimenter une réflexion sur l’animation des luttes. Il décrit d’abord l’intervention des maos emprisonnés, qui ne parviennent pas à combler l’écart qui les sépare des « droit commun ». À l’inverse, l’action du Gip puis du Cap, pourtant menée depuis l’extérieur des prisons, rencontre un plus fort écho parce qu’ils entendent fournir aux prisonniers et prisonnières des moyens de faire entendre leur voix, sans se substituer à eux pour produire un discours sur l’univers carcéral.
Les révoltes de 1970 ou les mutineries de 1974 se déclenchent à l’occasion d’événements particuliers, comme une tentative d’évasion ratée, ayant entraîné une sanction perçue comme injuste par les prisonniers. Elles se font sans « éléments subversifs » venus de l’extérieur. En revanche, en envoyant les détenus jugés à l’origine des émeutes dans d’autres prisons, le pouvoir répressif contribue à essaimer la révolte.
Parce que le livre passionne, on aurait aimé que l’auteure articule encore plus la description sensible du quotidien des détenu-e-s avec celle des mutineries. Qu’elle relie par exemple le déclenchement et le déroulement des mutineries aux dépendances, solidarités, ou hiérarchies entre détenu-es évoquées dans l’avant-dernier chapitre.
S. M.-J.
• Anne Guérin, Prisonniers en révolte. Quotidien carcéral, mutineries et politique pénitentiaire en France (1970-1980), Agone, 2013, 359 p., 25 euros.
http://alternativelibertaire.org/spip.php?article5545Entretien avec Anne Guérin autour du livre "Prisonniers en lutte...1970/1980"
Dans le sillage de 1968, plusieurs mutineries éclatent dans les prisons françaises. Dans son compte-rendu de la décennie, Anne Guérin revient sur ces circonstances ainsi que sur la valse des réformes et contre-réformes qui, ont agité l’univers carcéral. Entretien téléphonique à Bruits de Toles le 31 octobre 2013.
Emission à écouter sur Sons en luttes :
http://www.sonsenluttes.net/spip.php?article679