Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe
Posté: 06 Déc 2017, 00:52
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CHAPITRE IV
Nestor Makhno et les bolcheviks
Il convient de dire ici quelques mots de Nestor Makhno et de son mouvement, qui sont pris à partie de la manière la plus virulente dans la presse bolchevique. Il est intéressant de voir comment on emploie contre lui la même méthode que contre les anarchistes en général, à savoir la louange ou la condamnation selon que l'on a besoin de lui ou non. Il y eut des périodes où la presse bolchevique décria MAKHNO comme un contre-révolutionnaire de la pire espèce, allié de DENIKINE et de WRANGEL, et d'autres, où la même presse le célébra comme un bon révolutionnaire, allié du gouvernement soviétique. Rien d'étonnant à ce qu'ensuite les bruits les plus extravagants coururent sur sa personne et les motifs de ses activités.
Un camarade connu à MOSCOU, et notre ami de longue date, nous a fait parvenir l'esquisse biographique suivante, qui définit bien la personnalité du chef des partisans ukrainiens :
«Nestor MAKHNO, aujourd'hui âgé d'environ trente ans, est un simple paysan. Membre actif du mouvement révolutionnaire depuis 1901, il appartint à un groupe terroriste anarchiste. Condamné à mort pour le meurtre d'un policier de la province d'Iekaterinoslav, sa peine fut commuée, en raison de son très jeune âge, en travaux forcés à perpétuité. Délivré par la révolution en 1917, il revint dans son pays natal et prit part à l'organisation de la population villageoise.
» Au début de 1918, la réaction commença en Ukraine. Les Autrichiens, les Allemands et l'hetman SKOROPADSKY gouvernaient le pays. Les paysans, les ouvriers et les révolutionnaires étaient violemment persécutés et abattus en masse. MAKHNO, avec six camarades, fonda une organisation de combat, qui engagea une lutte des plus résolues contre les troupes étrangères et la police de l'hetman. Leurs succès accrurent rapidement le nombre de leurs partisans et le petit groupe compta bientôt dans les deux cents hommes.
» Une fois l'Ukraine débarrassée de la soldatesque étrangère, et des bandes armées de l'hetman SKOROPADSKY, MAKHNO commença la lutte contre PETLIOURA. A la fin de l'année, il disposait déjà d'une véritable armée de francs-tireurs.
» PETLIOURA battu, les bolcheviks occupèrent l'Ukraine. En tant qu'anarchiste, Makhno ne pouvait faire cause commune avec eux, bien qu'on lui fit les promesses les plus engageantes, comme par exemple de le nommer commandant des forces armées ukrainiennes à la seule condition qu'il consentit à être placé sous les ordres de TROTSKI. MAKHNO refusa, en expliquant qu'il lui était impossible de collaborer avec des gens dont le but était la conquête du pouvoir. Il se consacra alors à l'agitation et organisa la lutte contre la nouvelle armée réactionnaire de DENIKINE, mais les bolcheviks déclarèrent qu'ils ne pouvaient la confier à une armée de francs-tireurs et, ne se sentant pas assez forts pour marcher contre les makhnovistes, ils crurent pouvoir briser la résistance de MAKHNO en lui refusant les munitions. TROTSKI dit qu'il n'en livrerait que si MAKHNO acceptait de se soumettre au commandement de l'Armée rouge. Celui-ci se trouvait dans une position dangereuse, pris avec ses partisans entre le marteau et l'enclume — entre DENIKINE et l'Armée rouge. Il avait environ cinquante mille hommes, mais presque pas de munitions. Dans sa lutte contre l'hetman et Petlioura, il avait été quasiment seul, l'Armée rouge étant à cette époque encore extrêmement faible et mal organisée, aussi les bolcheviks l'avaient-ils alors abondamment fourni — et, à vrai dire, dans leur propre intérêt. Maintenant, on refusait d'un seul coup tout droit d'exister aux makhnovistes, sous prétexte qu'ils étaient des francs-tireurs, mais en réalité parce que Makhno n'acceptait pas de se soumettre aux ordres de TROTSKI.
» Ce dernier avait cru qu'en refusant les munitions aux makhnovistes, il rendrait leur chef docile. Lorsqu'il vit que MAKHNO restait sur sa position, il décida de l'abattre à n'importe quel prix. Au cours d'une réunion à Kharkov, le 29 avril 1919, il traita MAKHNO de simple bandit et déclara qu'il valait mieux que l'Ukraine soit occupée par les Blancs plutôt que livrée aux makhnovistes, car, si DENIKINE avait le pays en mains, les paysans appelleraient d'eux-mêmes les bolcheviks.
» Ainsi s'explique que MAKHNO fut laissé sans armes et que l’Armée rouge resta l'arme au pied, lorsque DENIKINE, dans une furieuse attaque contre les makhnovistes désarmés, perça leur front. Certes, l'Armée rouge fut elle aussi contrainte de reculer, mais le but recherché par cette tactique était atteint : MAKHNO fut complètement battu et obligé d'abandonner le champ de bataille avec le reste de ses troupes. En même temps, on expliquait dans la presse bolchevique la retraite de l'Armée rouge par la trahison de MAKHNO, que le gouvernement soviétique déclarait hors la loi. Lorsque l'on découvrit peu après son frère dans un hôpital, croyant tenir MAKHNO lui-même, on le fusilla.
» Grâce à la défaite de MAKHNO, DENIKINE avait conquis un énorme avantage. Ses troupes, repoussant l'Armée rouge devant elles, pénétrèrent victorieusement en Russie. Dans cette situation critique, MAKHNO réussit cependant à réorganiser ses partisans, à assaillir DENIKINE sur ses arrières et, par un audacieux coup de main, à le couper de son approvisionnement en munitions et en vivres. Ainsi l'Armée rouge fut-elle en mesure de reprendre l'offensive et, dans la presse bolchevique, on reconnut derechef à MAKHNO la qualité de révolutionnaire, tandis que le gouvernement annulait la mise hors la loi du prétendu «chef de bandits». Mais, après la défaite définitive de DENIKINE, TROTSKI exigea le désarmement des makhnovistes et, devant leur refus, MAKHNO fut une fois de plus déclaré bandit et hors la loi. La dure lutte qui s'engagea alors entre lui et les bolcheviks et prit bien souvent des formes terribles ne put connaître de décision définitive avant que l'entrée en scène de WRANGEL n'ouvrît une nouvelle phase dans les rapports du gouvernement soviétique avec les makhnovistes.»
Ces informations de notre camarade russe nous ont été confirmées depuis en tous points par beaucoup d'autres, reçues de première main. J'ai ainsi sous les yeux un manuscrit de 114 pages sur le mouvement makhnoviste, qui m'a été transmis de Russie et dans lequel tous les détails des faits de caractère général rapportés ci-dessus sont étayés par des documents. La publication de ce matériel dans les délais les plus courts permettra au lecteur d'avoir une image claire de MAKHNO et de son mouvement, qui devrait en même temps détruire complètement les légendes forgées par les bolcheviks sur lui et sur sa cause.
Contre Wrangel,
le gouvernement bolchevik traite avec Makhno
Au début de 1920, MAKHNO fut obligé de se battre à la fois contre WRANGEL et contre les bolcheviks. Mais la situation prit peu à peu une tournure tellement critique que le gouvernement soviétique dut de nouveau recourir à son aide. La guerre avec la Pologne avait sérieusement épuisé les forces militaires russes, si bien que l'Armée rouge ne put faire face aux poussées impétueuses de WRANGEL, qui était équipé en armements modernes de la manière la plus libérale par les puissances de l'Entente. Devant un tel danger, qui aurait pu être fatal pour lui, le gouvernement soviétique se décida encore une fois à renouer avec le «bandit» MAKHNO, que la presse soviétique ne se lassait pas de dénoncer comme l'«allié du baron blanc» WRANGEL.
Le 16 octobre, fut signé le traité suivant entre le gouvernement soviétique et MAKHNO :
Accord sur la coopération provisoire dans les opérations militaires
entre la République soviétique ukrainienne et l'armée révolutionnaire
des francs-tireurs d'Ukraine (makhnoviste) :
« 1. — L'armée révolutionnaire des francs-tireurs ukrainiens (makhnovistes) se joint aux forces de l'armée républicaine en tant qu'armée de corps-francs, qui est soumise au commandement de l'Armée rouge dans ses opérations. Elle conserve cependant son organisation actuelle, sans faire siens les principes et les règlements organisationnels de l'armée républicaine régulière.
» 2. — L'armée révolutionnaire des francs-tireurs makhnovistes, qui se trouve sur territoire soviétique le long du front ou transversalement à lui, ne peut intégrer dans ses rangs ni des parties de l'Armée rouge ni des déserteurs de cette dernière.
» Note : les éléments de l'Armée rouge ou les soldats rouges isolés qui rencontreront les corps-francs sur arrière de WRANGEL devront s'intégrer à nouveau à l'Armée rouge, dès que la jonction avec elle aura été établie.
» Les francs-tireurs makhnovistes, qui se trouvent encore derrière l'armée de WRANGEL, ainsi que les parties de la population qui, dans ces régions du pays, se sont jointes à l'armée des corps-francs, resteront dans ses rangs, même s'ils avaient été auparavant mobilisés par l'Armée rouge.
» 3. — L'accord entre le commandement de l'Armée rouge et l'armée révolutionnaire des corps-francs makhnovistes a pour but l'écrasement de l'ennemi commun, l'armée blanche. Les makhnovistes se déclarent d'accord avec la demande du commandement de l'Armée rouge que cessent les actes d'hostilité de la population contre cette dernière. Le gouvernement soviétique publiera de son côté le présent accord, afin d'assurer le plus grand succès possible aux tâches fixées.
» 4. — Les familles des soldats de l'armée révolutionnaire des corps-francs makhnovistes qui résident sur le territoire de la république soviétique jouiront des mêmes droits que les soldats de l'Armée rouge et recevront du gouvernement soviétique ukrainien tous les avantages convenus.»
Accord sur la coopération provisoire dans les questions politiques
entre le gouvernement soviétique ukrainien et l'armée révolutionnaire
des corps-francs makhnovistes :
» 1. — Libération immédiate de tous les révolutionnaires emprisonnés et cessation de toutes les poursuites sur le territoire de la république soviétique contre tous les makhnovistes et anarchistes n'ayant pas combattu les armes à la main contre le gouvernement soviétique.
» 2. — Complète liberté d'agitation, par la parole et par l'écrit, pour tous les makhnovistes et anarchistes, leurs idées et leurs principes, sous contrôle de la censure militaire, dans la mesure où il s'agit de questions militaires. Le gouvernement soviétique met à la disposition des makhnovistes et anarchistes, qu'il reconnaît comme organisation révolutionnaire, tout le matériel nécessaire pour l'impression et la publication de livres, revues et journaux, et ce, sur la base des règles techniques générales en vigueur pour les publications de ce genre.
» 3. — Libre participation aux élections aux soviets, ainsi que droit pour les makhnovistes et anarchistes de devenir membres des soviets ; leur est garantie en outre la libre participation à la préparation du prochain Ve Congrès des soviets d'Ukraine, prévu pour décembre 1920.
» Adopté par les représentants des deux parties à la conférence du 16 octobre 1920.
Signé: Bela KUN - V. POPOV»
C'est sur la base de cet accord que les francs-tireurs makhnovistes et l'Armée rouge combattirent côte à côte contre WRANGEL. Le succès ne tarda guère : la troisième semaine de novembre voyait en effet la défaite complète de l'armée du «baron blanc», dont les restes se précipitaient dans une fuite éperdue vers le sud, poursuivis par l'Armée rouge.
Nouvelles trahisons et calomnies des bolcheviks
Qu'advint-il alors ? À peine les hordes de WRANGEL définitivement battues, le gouvernement soviétique rompit de la manière la plus vile les accords passés avec MAKHNO et l'Armée rouge et, se retournant brusquement contre ses alliés de la veille, il les écrasa sauvagement. MAKHNO, qui ne put se sauver que d'extrême justesse, fut de nouveau traité par les bolcheviks de «bandit» et de «traître» ; tous les anarchistes, qui avaient été libérés conformément aux accords, et parmi eux les amis de MAKHNO, TCHUBENKO et VOLINE (W. M. EICHENBAUM10 ), furent de nouveau arrêtés ainsi que de nombreux autres, qui avaient jusqu'alors joui de la liberté.
Telles sont les différentes périodes de l'histoire de ce que l'on appelle le «mouvement makhnoviste» jusqu'à aujourd'hui. Les simples faits que nous venons de rapporter montrent clairement que MAKHNO est aussi peu un traître qu'un contre-révolutionnaire et que tous les bruits mis en circulation dans le monde par les bolcheviks sur son compte et celui de son mouvement sont de purs mensonges, répandus dans l'intérêt de la raison d'État. Si quelqu'un a des raisons de se plaindre d'avoir été trahi — et trahi de la manière la plus honteuse —, c'est bien en vérité MAKHNO. Ce fut en effet trahison, non seulement envers lui, mais aussi envers la cause de la révolution, que de le laisser au printemps 1919 sans aide ni munitions et de donner ainsi à DENIKINE la possibilité de battre et de disperser ses francs-tireurs. Et ce fut trahison de la pire espèce que la manière dont le gouvernement soviétique viola ensuite les accords qu'il avait passés avec lui, manière qui ne peut que rappeler les méthodes politiques d'un César BORGIA.
À la face du monde, le gouvernement soviétique a traité MAKHNO de contre-révolutionnaire, après avoir reconnu lui-même dans un traité le caractère révolutionnaire de son mouvement. Il le qualifie de brigand et de bandit de droit commun, mais nous demandons alors comment un gouvernement — et, qui plus est, un gouvernement qui se plaît à se nommer «communiste» — peut conclure des traités d'une éminente portée militaire et politique avec un individu de cette espèce. Si MAKHNO est un bandit, un vulgaire égorgeur, que sont alors ceux qui passent alliance avec ce voleur de grand chemin et s'engagent par contrat avec lui ? Que l'on ne nous dise pas que le gouvernement soviétique se trouvait dans une situation de toute dernière extrémité lorsqu’il se décida à conclure son accord avec MAKHNO : même cette éventualité ne saurait justifier son comportement. N'était-il pas, d'ailleurs, dans une situation semblable, quand DENIKINE menaçait son existence et qu'il abandonna malgré tout MAKHNO et les siens à leur sort ? À cette époque aussi, il savait que ce cruel abandon des makhnovistes mettrait l'Armée rouge en périlleuse position, comme ce fut le cas. Mais on sacrifia alors MAKHNO, parce que l'on voulait se débarrasser de lui.
Non, les hommes d'État de Moscou ne savent que trop que MAKHNO n'est pas un bandit de grand chemin. Ils savent qu'il se bat pour un état de choses qui ne ressemble en rien à celui qu'ils ont créé, qui lui est même directement opposé. Ils savent aussi que l'homme qui a, par deux fois, sauvé la Russie de la catastrophe d'une contre-révolution victorieuse, ne peut être un contre-révolutionnaire. Tout cela est bien connu des chefs du gouvernement bolchevik, mais, MAKHNO et son mouvement ne se laissant pas intégrer dans leurs structures étatiques, il leur faut les éliminer, et ce à n'importe quel prix. Voilà pourquoi MAKHNO est un «bandit», un «traître», un «contre-révolutionnaire» : il ne peut être autre chose, tout comme les anarchistes en général et les autres tendances révolutionnaires qui ne récitent pas le credo bolchevique. Que ces affirmations n'aient rien à voir avec la réalité a peu d'importance : le mensonge a toujours été une des règles d'airain de toute diplomatie et ne peut, en tant quel tel, être banni de la prétendue «diplomatie prolétarienne».
CHAPITRE V
L'insurrection de Cronstadt
La même «diplomatie prolétarienne» des dirigeants russes a réussi à faire passer le soulèvement de Cronstadt pour une entreprise des «Blancs», préparée soigneusement et de longue date par des éléments contre-révolutionnaires en exil. Cette déformation manifeste et voulue des faits a depuis fait le tour de toute la presse communiste internationale et même trouvé accès dans des milieux qui ne manifestent généralement pas une sympathie démesurée pour les idées bolcheviques. Aujourd'hui, nous sommes en mesure de juger justement toutes les causes et le caractère authentique de cet événement et nous devons encore une fois constater qu'il en est de l'esprit contre-révolutionnaire des matelots de Cronstadt exactement comme des activités «contre-révolutionnaires» des anarchistes et des makhnovistes. Le Novy Put lui-même, journal expressément bolchevik de Riga, fut assez imprudent pour révéler le vrai caractère de l'insurrection de Cronstadt (à ce qu'il semble, la rédaction n'avait pas dû recevoir à temps les instructions nécessaires de Moscou). En effet, l'intéressant aveu suivant lui échappait dans son numéro du 19 mars 1921 :
«Les matelots de Cronstadt sont en majorité anarchistes. Ils ne se situent pas à droite, mais à gauche des communistes. Dans leurs derniers radiogrammes, ils proclament : “Vive le pouvoir des soviets !”, alors qu'ils n'ont pas une seule fois déclaré : “Vive l'Assemblée nationale !” Pourquoi se sont-ils soulevés contre le gouvernement soviétique ? Parce qu'ils ne le trouvent pas assez soviétique. Ils ont inscrit sur leur drapeau le même mot d'ordre mi-anarchiste, mi-communiste que les bolcheviks eux-mêmes avaient proclamé il y a trois ans et demi, au lendemain de la révolution d'Octobre. Dans leur lutte contre le gouvernement soviétique, les insurgés de Cronstadt ont manifesté en différentes occasions leur haine profonde du “bourgeois” et de tout ce qui est bourgeois. Ils ont déclaré que le gouvernement soviétique s'était embourgeoisé, que ZINOVIEV avait “pris du ventre”. Il s'agit là d'une insurrection de gauche, et non de droite.»
Cette opinion du journal bolchevik Novy Put sur l'insurrection de Cronstadt a été confirmée depuis en tous points. Tous les documents et toutes les proclamations des insurgés en sont une preuve : on n'y trouve pas un mot qui permette de conclure à des menées contre-révolutionnaires. Le mouvement tout entier eut un caractère purement spontané et se développa à partir des conditions locales. Les matelots de Cronstadt ont toujours été l'un des éléments les plus énergiques et les plus dévoués du mouvement révolutionnaire russe. Ils avaient déjà joué un rôle important en 1905 et, lorsqu'éclata la révolution en 1917, ils furent les premiers dans l'arène, faisant preuve d'une inflexible résolution. Sous le gouvernement de KERENSKY, ils proclamèrent la commune de Cronstadt et combattirent l'idée d'une Assemblée nationale, dans laquelle ils voyaient un danger pour la révolution. Lorsque commença le soulèvement d'Octobre, qui devait mener les bolcheviks au pouvoir, ils furent à nouveau en tête du mouvement, avec le mot d'ordre : «Tout le pouvoir aux soviets !»
Au cours des sanglants combats avec YOUDENITCH, les matelots de Cronstadt furent le plus solide rempart de la révolution, contre lequel se brisèrent les tentatives contre-révolutionnaires. Leurs conceptions anarchistes les poussèrent à chercher énergiquement à conserver leur indépendance, lorsque le gouvernement central de Moscou se mit en devoir de réduire de plus en plus les droits initiaux des soviets. Toutes les tentatives de TROTSKI pour les soumettre aux mêmes règlements que ceux que l'on avait imposés peu à peu à l'armée restèrent en grande partie vaines et, aussi longtemps que celui-ci dut concentrer toutes ses forces contre les armées contre-révolutionnaires, il fut obligé d'accepter bon gré mal gré cet état de choses. On comprend cependant aisément que des tentatives ininterrompues de cette sorte n'aient guère contribué à rendre les matelots de Cronstadt favorables au gouvernement, surtout quand, renouvelées de manière encore plus vigoureuse une fois la guerre finie, elles portèrent leur méfiance à son comble.
Au mois de février 1921, d'importants troubles, provoqués par la mise en application d'une nouvelle classification dans la distribution des vivres, éclatèrent parmi les ouvriers de Petrograd, qui se mirent en grève. Nombre d'entre eux furent jetés en prison, ce qui ne fit naturellement que dégrader un peu plus le climat. Les choses en étaient là lorsque les matelots de Cronstadt envoyèrent une délégation à Petrograd pour étudier la situation sur place et convenir si possible avec les ouvriers d'une action commune.
Une résolution unanime de Cronstadt
Le 1er mars, se tint à Cronstadt une assemblée générale des équipages des navires de ligne, où furent présentés les rapports des délégués. L'assemblée adopta à l'unanimité la résolution suivante :
«Après avoir entendu le rapport de la délégation élue par l'assemblée générale des équipages, l'Assemblée décide de présenter et soutenir les revendications suivantes :
» 1. — Vu que les soviets actuels n'expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, organisation immédiate de nouvelles élections, avec vote secret et entière liberté de propagande pré-électorale pour tous les ouvriers et paysans.
» 2. — Liberté de réunion pour les syndicats et les organisations paysannes.
» 3. — Liberté de parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, les anarchistes et l'aile gauche des socialistes-révolutionnaires (SR).
» 4. — Convocation d'une conférence sans-parti des ouvriers, des soldats de l'Armée rouge et des matelots de Cronstadt, Petrograd et de la région de Petrograd avant le 10 mars 1921.
» 5. — Libération des détenus politiques de tous les partis socialistes et de tous les ouvriers, paysans, soldats de l'Armée rouge et matelots emprisonnés lors des soulèvements ouvriers et paysans.
» 6. — Élection d'une commission spéciale, chargée de réviser les procès des détenus des prisons et des camps de concentration.
» 7. — Suppression de toutes les «sections politiques» spéciales, aucun parti ne devant jouir de prérogatives pour sa propagande ni être, en plus de cela, soutenu par l'État. (Étaient visées ici les organisations spéciales de surveillance créées au sein de chaque institution civile ou militaire russe, auxquelles ne pouvaient appartenir que des membres du P. C.) Elles doivent être remplacées par des commissions spéciales pour l'enseignement et l'éducation, dont les frais seront couverts par l'État.
» 8. — Suppression de tous les postes de contrôle. (À savoir les unités militaires placées dans les gares et sur les routes pour empêcher l'entrée des vivres qui n'étaient pas achetés ou vendus par l'État.)
» 9. — Rations égales pour tous les travailleurs, à l'exception de ceux qui travaillent dans des industries dangereuses pour la santé.
» 10. — Suppression des sections communistes dans tous les corps militaires et des postes communistes dans les usines et entreprises. Si le besoin se fait sentir d'en créer de nouveaux, ils devront être nommés directement par les compagnies elles-mêmes et par les ouvriers au sein des entreprises et ateliers.
» 11. — Liberté totale pour les paysans de disposer de leurs grains et de posséder du bétail, aussi longtemps qu'ils n'emploient pas de salariés.
» 12. — Nous appelons tous les corps militaires et les camarades dans les écoles militaires à se joindre à notre mouvement.
» 13. — Nous demandons que soit donnée à nos résolutions la plus large diffusion possible.
» 14. — Nomination d'une commission mobile de contrôle.
» 15. — Liberté du travail artisanal, aussi longtemps que du personnel rétribué n'est pas employé.»
Cette résolution fut alors présentée à un rassemblement de citoyens de Cronstadt, auquel étaient venues 16.000 personnes, et adoptée à l'unanimité. Le 2 mars, les délégués des navires, des corps militaires, des entreprises et des syndicats — environ 300 en tout — se réunirent et nommèrent un «comité révolutionnaire provisoire» chargé de préparer les élections au soviet. Celui-ci publia une feuille quotidienne d'information, les Izvestia, rendant compte des différentes phases du mouvement. Notre camarade russe ISIDINE a donné dans les Temps nouveaux parisiens de nombreux extraits des Izvestia de Cronstadt, qui sont autant d'éloquents témoignages de l'esprit et du caractère de ce mouvement si bassement calomnié. Ainsi peut-on lire dans l'article intitulé «Pourquoi nous nous battons» :
« La patience des travailleurs est à bout.11 Déjà, ici et là dans le pays, se sont fait jour les premiers signes de la résistance à un système d'oppression et de violence. Les travailleurs se sont mis en grève, mais les gendarmes bolcheviks étaient sur leurs gardes et ont pris toutes les mesures nécessaires pour étouffer dans l'œuf l'inévitable troisième révolution. Elle est malgré tout arrivée et ce sont les travailleurs qui la font...
» Ici, à Cronstadt, a été posée la première pierre de la troisième révolution, qui ouvrira grand le chemin à la cause du socialisme. Cette révolution doit convaincre les masses ouvrières de l'Est et de l'Ouest que ce qui a eu lieu jusqu'ici chez nous n'a absolument rien à voir avec le socialisme...
» Les ouvriers et paysans avancent, laissant derrière eux aussi bien l'Assemblée constituante et son régime bourgeois que la dictature du parti communiste, de ses Tchékas et de son capitalisme d'État, qui étranglent le peuple travailleur comme la corde du bourreau.
» La révolution d'aujourd'hui donne aux ouvriers la possibilité d'élire leurs soviets librement, sans avoir à craindre les pressions de quelque parti que ce soit, et aux syndicats bureaucratisés de se transformer en libres associations de travailleurs manuels et intellectuels.»
Les étapes de la révolution
Dans l'article intitulé «Les étapes de la révolution», paru dans le numéro du 12 mars, on pouvait lire :
«Le parti communiste s'est emparé du pouvoir en repoussant les paysans et les ouvriers, au nom desquels il agissait... Un nouveau servage, qui se nomme “communisme”, est apparu. Le paysan a été transformé en simple journalier, l'ouvrier en esclave salarié de l'entreprise étatisée, le travailleur intellectuel réduit à l'état de nullité. Le temps est aujourd'hui venu de renverser la commissariocratie. Cronstadt, vigilante gardienne de la révolution, Cronstadt ne dormait pas. Cronstadt, qui fut aussi en mars et en octobre à la tête du mouvement, est aujourd'hui de nouveau la première à lever le drapeau de la révolte, pour la troisième révolution des travailleurs. (...) [Souligné dans le texte.]
» L'autocratie est tombée. La Constituante appartient au passé. La commissariocratie tombera de même. Le temps est venu d'un véritable pouvoir ouvrier, du pouvoir des soviets !»
Dans l'«Appel aux travailleurs, soldats et matelots rouges» paru dans le numéro du 13 mars, l'accusation du gouvernement soviétique, selon laquelle les généraux blancs et les popes dirigeaient le mouvement, est repoussée avec colère et indignation :
«Ici, à Cronstadt, le 2 mars, nous nous sommes levés contre le joug exécrable des communistes et nous avons déployé la bannière rouge de la troisième révolution.
» Soldats rouges, matelots, travailleurs, Cronstadt révolutionnaire fait appel à vous !
» Nous savons que l'on vous trompe, que l'on vous cache la vérité sur ce qui se passe ici, que l'on vous cache que nous sommes prêts à risquer notre vie pour la cause sacrée de la libération des ouvriers et des paysans. On cherche à vous faire croire que des généraux blancs et des popes se trouvent à la tête de notre comité révolutionnaire. Pour mettre fin une fois pour toutes à ces mensonges, voici les noms de tous les membres de ce comité :
1. PETRITCHENKO, employé au bureau du navire de ligne Pétropavlovsk,
2. YAKOVENKO, téléphoniste au télégraphe de Cronstadt,
3. OSSOSOV, machiniste sur le navire de ligne Sébastopol,
4. PEREPELKINE, électricien à bord du Sébastopol,
5. ARKHIPOV, premier machiniste,
6. PATRUCHEV, premier électricien du Pétropavlovsk,
7. KUPOLOV, médecin auxiliaire
8. VERCHININE, matelot sur le Sébastopol,
9. TUKINE, ouvrier électricien,
10. ROMANENKO, gérant du chantier de réparations,
11. ORECHINE, surveillant à la troisième école du travail,
12. PAVLOV, ouvrier munitionnaire,
13. BAÏKOV, gestionnaire du matériel roulant de la forteresse,
14. VALK, employé dans une scierie
15. KILGAST, pilote.»
Dans ce même numéro du 13 mars, on trouve un «Appel au prolétariat du monde entier» particulièrement émouvant :
« Depuis douze jours, une poignée de travailleurs, matelots et soldats de l'Armée rouge véritablement héroïques, coupés du reste du monde, subissent les assauts des bourreaux communistes. Nous restons fidèles à la cause que nous avons faite nôtre — la libération du peuple du joug qui lui a été imposé par le fanatisme d'un parti — et nous mourrons en criant : “Vivent les soviets librement élus !” Puisse le prolétariat du monde entier le savoir. Camarades, nous avons besoin de votre aide morale : protestez contre les actes de violence des autocrates communistes !»
Ce dernier appel des rebelles de Cronstadt devant la mort qui les menaçait retentit comme un cri dans le désert : personne ne l'entendit. Personne ne reconnut la grandeur de la cause pour laquelle ils mettaient leur vie en jeu. C'est à peine si l'on sut qu'une soldatesque déshumanisée les massacra par milliers, comme l'avaient été jadis les hommes et les femmes de la Commune de Paris par les hordes abruties d'un GALLIFET. Cependant, alors que les communards ont une place dans le cœur de géant du prolétariat mondial, ceux dont le sang a coulé sur les pavés de Cronstadt furent dénoncés comme traîtres et contre-révolutionnaires par leur propre classe. Ils furent jugés sans que l'on connaisse leur cause et leurs derniers cris ne furent pas entendus. Ces hommes combattirent cependant pour une cause qui avait été aussi celle de leurs bourreaux : les paroles mêmes, que les rebelles de Cronstadt inscrivirent sur leurs drapeaux, avaient servi de slogans aux bolcheviks préparant la révolution d'Octobre 1917 et renversant le gouvernement de KERENSKY. Qui aurait pu alors seulement s'imaginer en rêve que la «dictature du prolétariat», quelques années plus tard seulement, s'opposerait aux porte-parole de ces mêmes idées dont les futurs dictateurs avaient dû se servir comme d'enseignes dans leur lutte pour la conquête du pouvoir politique ! Même si cette sanglante satire de l'histoire est aujourd'hui encore peu comprise, le temps viendra où l'on en saisira le sens profond. Alors, on jugera autrement les rebelles de Cronstadt et la cause pour laquelle ils se sont battus et ont versé leur sang.
«Appel au prolétariat du monde entier»
Le principal argument avancé contre eux fut la sympathie exprimée envers le soulèvement par la presse contre-révolutionnaire. Dans un article, paru dans le numéro du 20 avril de la Revue hebdomadaire de la presse russe, RADEK a tenté d'exploiter ce fait au maximum, croyant ainsi avoir fourni à ses lecteurs la preuve du caractère contre-révolutionnaire de l'insurrection elle-même. Les lecteurs de la presse communiste sont, on le sait, très faciles à contenter, aussi ne faut-il pas s'étonner de ce que l'article, écrit par Radek avec une logique de procureur, ait fait, depuis, le tour des feuilles communistes des différents pays. Bien peu ont eu jusqu'ici l'idée d'examiner sérieusement la valeur de ce fameux argument ; il suffit qu'il vienne de Moscou. En vérité, cependant, il ne prouve rien du tout : c'est une vérité d'expérience que les réactionnaires de toute nuance ont toujours cherché à faire feu de tout bois. Si, par exemple, le gouvernement espagnol réprime depuis des années la presse anarchiste et syndicaliste, tandis qu'il laisse paraître sans l'inquiéter l'organe madrilène du parti communiste, cela n'est pas dû au fait qu'il a une prédilection quelconque pour El Comunista, mais simplement parce qu'il croit pouvoir, par cette tactique, diviser le mouvement ouvrier et affaiblir ainsi son influence. Et si l'ex-gouvernement impérial allemand a permis pendant la guerre à LÉNINE et à ses amis de Suisse de traverser l'Allemagne en wagon plombé12 pour se rendre en Russie, ce ne fut pas non plus parce qu'il éprouvait une sympathie particulière pour le bolchevisme, mais simplement parce qu'il pensait agir ainsi dans l'intérêt de sa politique. Vouloir tirer de pareils faits des conclusions comme celles que RADEK, et tant d'autres avec lui, ont tirées de l'insurrection de Cronstadt est tout aussi infâme qu'absurde.
Le fait est que les insurgés ont refusé avec mépris toute aide de la réaction. Lorsque la nouvelle du soulèvement parvint par exemple à Paris, les capitalistes russes, qui y vivent en exil, leur firent offrir 500.000 francs. Or les insurgés ont catégoriquement refusé cette offre.
Lorsque, par ailleurs, un certain nombre d'officiers contre-révolutionnaires leur offrit, également de Paris, leurs services par radiogramme, ils répondirent par le même canal : «Restez où vous êtes ! Nous n'avons pas d'emploi pour vos semblables !»
Est-ce là un langage de contre-révolutionnaires ? Certainement pas, et les dirigeants de Moscou le savent mieux que quiconque. Mais il faut bien que la vérité sur les événements de Cronstadt leur apparaisse particulièrement dangereuse pour qu'ils s'efforcent aussi vigoureusement de dissimuler leurs vraies causes et motivations sous une montagne de déformations systématiques et de contre-vérités patentes. En Russie même, on sait depuis longtemps à quoi s'en tenir à ce sujet ; le temps n'est pas éloigné où on le saura aussi à l'étranger.
CHAPITRE VI
Origine et signification de l'idée des conseils
Il serait fondamentalement de vouloir attribuer à quelques individus la responsabilité de tous ces honteux événements. Ils n'en sont en fait responsables que dans la mesure où l'on peut les considérer comme les représentants d'une certaine tendance idéologique. À vrai dire, les causes de ces phénomènes tragiques viennent de plus loin : ils sont les conséquences d'un système qui ne pouvait logiquement amener un autre état de choses.
Si on l'a jusqu'à présent aussi peu compris, c'est principalement parce qu'on a toujours voulu, dans toutes les considérations sur la révolution russe, unir deux choses, qu'il est en fait absolument impossible d'unir : les conseils et la «dictature du prolétariat». Il y a en effet contradiction essentielle entre la dictature et l'idée constructive du système des conseils, si bien que leur union forcée ne pouvait engendrer autre chose que la désespérante monstruosité qu'est aujourd'hui la commissariocratie bolchevique, fatale à la révolution russe. Il ne pouvait en être autrement, car le système des conseils ne supporte aucune dictature, partant lui-même de présuppositions totalement différentes. En lui s'incarne la volonté de la base, créatrice, du peuple, alors que dans la dictature règnent la contrainte d'en haut et l'aveugle soumission aux schémas sans esprit d'un diktat : les deux ne peuvent coexister. C'est la dictature qui l'a emporté en Russie et c'est pourquoi il n'y a plus de soviets aujourd'hui dans ce pays. Ce qu'il en reste n'est plus qu'une cruelle caricature de l'idée des soviets, un dérisoire et risible produit.
L'idée des conseils, qui embrasse tout l'aspect constructif du socialisme, est l'expression la plus précise de ce que nous entendons par révolution sociale. L'idée de dictature, en revanche, est d'origine bourgeoise et n'a absolument rien de commun avec le socialisme. La première n'est pas du tout une idée neuve, qui ne nous aurait été transmise qu'avec la révolution russe, comme beaucoup le pensent. Elle s'est développée au sein de la fraction la plus avancée du mouvement ouvrier européen, lorsque la classe ouvrière organisée s'apprêtait à dépouiller les derniers restes et scories du radicalisme bourgeois et à voler de ses propres ailes, à savoir lorsque l'«Association internationale des travailleurs» fit la grande tentative de réunir les prolétaires des différents pays pour préparer et amener leur libération du joug de l'esclavage salarié.
La 1re Internationale et l'idée de dictature
Bien que l'Internationale ait eu principalement le caractère d'une grande organisation syndicale, ses statuts n'en furent pas moins rédigés de manière que toutes les tendances socialistes de l'époque puissent trouver place dans ses rangs, dans la mesure où elles se déclaraient d'accord avec le but final de l'association. Que la clarté de conception et la précision dans l'expression des idées ait tout d'abord laissé beaucoup à désirer n'était que très naturel, comme on put s'en rendre compte aux congrès de Genève (1866) et de Lausanne (1867). Mais plus l'Internationale mûrissait intérieurement et s'affirmait en tant qu'organisation de combat, plus rapidement se clarifiaient les conceptions de ses adhérents. La participation pratique à la lutte quotidienne entre le capitalisme et le travail menait tout naturellement à une compréhension plus profonde des problèmes sociaux.
Au congrès de Bâle en 1869, l'évolution interne de la grande union des travailleurs connut son apogée intellectuelle. Outre la question du sol et des biens-fonds qui l'occupa encore une fois, ce fut surtout celle des syndicats qui suscita le plus d'intérêt. Dans le rapport que le Belge HINS et ses amis présentèrent aux délégués, la question des tâches propres et de la signification des organisations syndicales était pour la première fois traitée d'un point de vue tout nouveau, qui n'était pas sans présenter toutefois quelque ressemblance avec les idées de Robert OWEN, lorsqu'il avait fondé, dans les années trente du siècle dernier, sa Grand National Consolidated Trade Union. On déclara clairement et sans équivoque que les syndicats n'étaient pas de simples organes provisoires, dont l'existence ne se justifiait qu'à l'intérieur de la société capitaliste et qui devraient en conséquence disparaître avec elle. Le point de vue des socialistes d'État, selon lequel l'activité syndicale ne pouvait aller au-delà de la lutte pour l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du système salarial, lutte ou elle trouvait sa fin, subit une correction essentielle. Le rapport de HINS et des camarades belges disait en effet que les organisations économiques de combat des travailleurs devaient être considérées comme les cellules de la future société socialiste et qu'il était du devoir de l'Internationale de former les syndicats dans ce but. C'est en ce sens que fut adoptée la résolution suivante :
«Le Congrès déclare que tous les travailleurs doivent s'efforcer de créer des caisses de résistance dans les différents métiers. Dès qu'un syndicat s'est créé, il convient d'en prévenir les unions du métier en question, afin que puisse être entreprise la formation d'unions nationales d'industries. Ces unions seront chargées de rassembler tout le matériel concernant leur industrie, de délibérer sur les mesures à prendre en commun et d'œuvrer pour leur réalisation, afin que l'actuel système salarial puisse être remplacé par une fédération des libres producteurs.
» Le congrès charge le conseil général d'organiser la liaison entre les syndicats des différents pays.»
Dans l'exposé des motifs du projet de résolution de la commission, HINS déclarait que «de cette double forme d'organisation en unions locales des travailleurs et unions générales d'industries naîtraient, d'une part, l'administration politique des communes et, de l'autre, la représentation générale du travail — et ce, au niveau régional, national et international. Les conseils des organisations de métiers et d'industries remplaceront le gouvernement actuel et cette représentation du travail remplacera une fois pour toutes les vieux systèmes politiques du passé.»
Cette féconde idée nouvelle était née de la compréhension de ce que chaque nouvelle forme économique de l'organisation sociale devait également engendrer une nouvelle forme de l'organisation politique, bien plus, qu'elle n'était vraiment réalisable que dans le cadre de cette dernière. C'est pour cette raison que le socialisme devait tendre à une forme d'expression propre, que l'on crut avoir trouvée dans le système des conseils du travail.
Les travailleurs des pays latins, où l'Internationale avait alors ses principaux soutiens, développèrent leur mouvement sur la base de l'organisation de combat économique et des groupes de propagande socialiste, œuvrant dans le sens des décisions du congrès de Bâle. Reconnaissant dans l'État l'agent politique et le défenseur des classes possédantes, ils ne recherchèrent pas la conquête du pouvoir politique, mais l'écrasement de l'État et la suppression du pouvoir politique sous toutes ses formes, dans lequel ils voyaient avec un instinct sûr la condition première de toute tyrannie et de toute exploitation. Aussi ne songèrent-ils pas à imiter la bourgeoisie et à fonder un parti politique, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle classe de politiciens de métier. Leur but était la conquête de l'atelier, de la terre et du sol, et ils se rendaient fort bien compte que ce but les séparait fondamentalement de l'activité politique (de la «politique») de la bourgeoisie radicale, toute entière axée sur la conquête du pouvoir gouvernemental. Ils comprenaient que le monopole du pouvoir devait tomber en même temps que celui de la propriété et que c'est l'ensemble de la vie sociale qui devait être construit sur de nouvelles bases. Ayant reconnu que la domination de l'homme sur l'homme avait fait son temps, ils cherchaient à se familiariser avec l'idée de l'administration des choses.
Ainsi opposait-on à la politique d'État des partis la politique économique du travail. On avait compris que c'est dans les entreprises et les industries elles-mêmes qu'une réorganisation de la société dans le sens socialiste devait être entreprise et c'est de l'assimilation de cette idée que naquit celle des conseils. Dans les réunions, les journaux et les brochures de l'aile libertaire de l'Internationale, rassemblée autour de Bakounine et de ses amis, ces idées trouvèrent clarification et approfondissement. Elles furent développées de manière particulièrement claire aux congrès de la Fédération espagnole où apparurent les termes de Juntas y consejos del trabajo (communes et conseils du travail).
Les conceptions opposées de Marx-Engels et de Bakounine
La tendance libertaire dans l'Internationale comprenait parfaitement que le socialisme ne peut être dicté par aucun gouvernement, qu'il doit au contraire se développer organiquement et de bas en haut à partir et au sein des masses travailleuses et que les travailleurs eux-mêmes doivent prendre en main l'administration de la production et de la distribution. C'est cette idée qu'ils opposèrent au socialisme d'État des politiciens socialistes de parti et ces contradictions internes entre centralisme et fédéralisme, ces deux conceptions opposées du rôle de l'État comme facteur de transition au socialisme, constituèrent le point central de la querelle entre BAKOUNINE et ses amis, et MARX et le conseil général de Londres, qui devait se terminer par la scission de la grande union des travailleurs. Il ne s'agissait pas là d'oppositions personnelles, bien que MARX et ENGELS n'aient presque uniquement employé contre les bakouninistes que les mises en suspicion personnelles les plus odieuses, mais de deux conceptions différentes du socialisme et, plus particulièrement, de deux voies d'accès différentes au socialisme. MARX et BAKOUNINE ne furent que les deux plus éminents représentants dans cette lutte pour des principes fondamentaux, le différend aurait surgi aussi sans eux. Ce n'est donc pas en tant qu'opposition de deux hommes, ou la question s'épuiserait, mais de deux courants d'idées, qu'il avait et conserve encore aujourd'hui son importance.
Pendant les cruelles persécutions du mouvement ouvrier dans les pays latins, qui commencèrent en France après la défaite de la Commune de Paris et s'étendirent à l'Espagne et à l'Italie au cours des années suivantes, l'idée des conseils dut par la force des choses passer à l'arrière-plan, toute propagande publique étant interdite et les travailleurs devant concentrer toutes leurs forces, dans leurs groupes illégaux, à la défense contre la réaction et au soutien de ses victimes. Mais elle connut un renouveau de vie avec le développement du syndicalisme révolutionnaire ; c'est surtout pendant la grande période d'activité des syndicalistes français de 1900 à 1907, que l'idée des conseils fut clarifiée, précisée et développée. Un coup d'œil sur les écrits de PELLOUTIER, POUGET, GRIFFUELHES, MONATTE, YVETOT et de beaucoup d'autres — je ne parle pas ici de purs théoriciens comme Lagardelle, qui ne participèrent jamais activement à la pratique du mouvement — suffit pour se convaincre que, pas plus en Russie que dans aucun autre pays, la conception du système conseilliste ne fut jamais enrichie d'une quelconque idée nouvelle que les porte-parole du syndicalisme révolutionnaire n'aient déjà développée 15 ou 20 ans auparavant.
On ne voulait d'ailleurs à cette époque, dans le camp des partis socialistes ouvriers, rien savoir de ce système et la grande majorité de ceux qui, aujourd'hui — principalement en Allemagne —, se prétendent partisans décidés de l'idée des conseils, n'avaient alors que dédain et mépris pour cette «dernière incarnation de l'utopie», les bolcheviks ne faisant pas le moins du monde exception à cette règle générale. Si l'on est aujourd'hui oblige de tirer sa révérence à l'idée socialiste libertaire et syndicaliste des conseils, c'est à la fois un signe important des temps et un nouveau point de départ du mouvement ouvrier international. L'«utopie» s'est avérée plus forte que la «science».