Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

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Messagede bipbip » 01 Oct 2017, 11:47

LA RÉVOLUTION RUSSE ET L’INSTITUTION RÉVOLUTIONNAIRE

René Berthier

Introduction

On n’en aura sans doute jamais fini de parler et d’écrire sur la révolution russe. Elle fut un des événements les plus marquants du XXe siècle. Bien qu’on puisse considérer que c’est de « l’histoire ancienne », et malgré la tendance regrettable de l’époque actuelle qui considère inutile de connaître le passé, les événements de 1917 en Russie constituent encore aujourd’hui un sujet de réflexion incontournable pour quiconque s’intéresse aux formes institutionnelles adoptées par le mouvement populaire, mais aussi aux formes qu’il pourrait adopter dans l’avenir.

La révolution russe a posé toutes les questions, soulevé tous les problèmes. Elle a mis en œuvre un ensemble étonnant d’instances dans lesquelles la classe ouvrière, mais aussi la paysannerie, a tenté à la fois de survivre et d’assurer son avenir :

• Les coopératives, dont on ne parle jamais mais dont un important réseau s’étendait sur le pays ;

• Les soviets, une institution totalement étrangère au projet social-démocrate, et que les bolcheviks ont tout d’abord tenté d’occulter parce qu’ils faisaient concurrence au parti ;

• Les comités d’usine ;

• Les syndicats ;

• Et évidemment les partis politiques.

A l’exception des partis, qui sont des structures affinitaires, toutes les autres institutions constituent, peu ou prou, des structures de classes constituées naturellement par le mouvement populaire pour répondre à des objectifs concrets qui ne relèvent pas de l’opinion.

Or, l’examen des événements montre que les partis politiques se sont évertués à assujettir systématiquement ces structures de classe qu’ils n’ont pas créées, se comportant ainsi comme de véritables parasites.
La domination d’un seul parti sur l’Etat qui s’est créé à la suite du coup d’Etat d’Octobre – à laquelle quelques bolcheviks se sont opposés – a conduit très rapidement à la mise en place d’un système totalitaire au sein duquel très rapidement aucune voix discordante n’était permise.

Ceux des militants syndicalistes ou politiques européens qui ont donné leur soutien à ce régime ont feint d’oublier que la Tchéka fut créée en décembre 1917 et que dès la fin de 1918 le mouvement ouvrier russe était écrasé et que toutes les institutions qu’il avait créées avaient été détruites ou se trouvaient contrôlées par des fonctionnaires nommés par l’Etat.

doc PDF : http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/L_inst ... nnaire.pdf

http://monde-nouveau.net/spip.php?article363
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 02 Oct 2017, 19:46

La troisième révolution ? Résistance paysanne au gouvernement bolchevique

Nick Heath

Durant la guerre civile en Russie, le gouvernement de Lénine fit face à un grand nombre de soulèvements, principalement paysans, qui menacèrent d’abattre le régime. Peut-on justifier l’accusation selon laquelle ils furent menés par des koulaks (paysans riches), appuyés par la réaction blanche, avec le soutien des paysans les plus pauvres, inconscients de leurs réels intérêts de classe ? Ou bien, comme certains opposants à la gauche du bolchevisme le déclarent, furent-ils le début de la « Troisième Révolution » ?

D’après le marxiste allemand Karl Kautsky, les petits paysans étaient condamnés. Il était tactiquement utile de mobiliser les masses paysannes. Dans son texte « La Question Agraire » il déclare que les objectifs à court terme des paysans et de la classe moyenne inférieure, pour ne pas mentionner la bourgeoisie, étaient en opposition aux intérêts de toute l’humanité, incarnés dans l’idée de la société socialiste. « Quand le prolétariat [c’est à dire la classe ouvrière industrielle] en viendra à tenter et à exploiter les réalisations de la révolution, ses alliés – la paysannerie – se tourneront certainement contre lui… la composition politique de la paysannerie l’exclut de tout rôle actif ou indépendant et l’empêche d’atteindre sa propre représentation de classe… Par nature elle est bourgeoise et montre clairement son essence révolutionnaire dans certains domaines… C’est pourquoi la proposition devant le Congrès parle de la seule dictature du prolétariat, soutenu par la paysannerie… La paysannerie doit assister le prolétariat, et pas le contraire, dans la réalisation des souhaits de ce dernier ». Leo Jogiches parlait de « la dictature du prolétariat appuyée par la paysannerie », au sixième Congrès du Parti Social-Démocrate Polonais en 1908 (et la discussion qui suivit au Congrès décida que « la paysannerie ne peut jouer le rôle autonome aux cotés du prolétariat que les bolcheviques lui ont attribué »). Rosa Luxembourg partageait la méfiance de Jogiches envers la paysannerie, et ne pouvait la voir que comme une force réactionnaire.

Lénine lui-même, extrêmement flexible sur un plan tactique et extrêmement rigide sur un plan idéologique, était conscient de ce qu’il faisait quand son parti avançait le slogan de la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Après le triomphe bolchevique ; « alors il sera ridicule de parler de l’unité de la volonté du prolétariat et de la paysannerie, de règle démocratique… Alors nous devrons penser à la dictature socialiste, prolétarienne » (« Deux tactiques de la Social-démocratie dans la Révolution Démocratique, 1905 »).

Pour sa part, Trotski avait une attitude encore plus dure envers la paysannerie, et n’était pas convaincu par une alliance même temporaire avec elle : « Le prolétariat entrera en conflit pas seulement avec les groupes bourgeois qui soutenaient le prolétariat lors de la première étape de la lutte révolutionnaire, mais également avec les larges masses paysannes » (1905, écrit en 1922).

doc PDF : http://monde-nouveau.net/spip.php?article417
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 04 Oct 2017, 22:44

Saint-Étienne les 6, 7 et 8 octobre 2017

Livres en marge : 1917 - 2017 - Comprendre hier pour agir aujourd’hui

Révoltes et révolution
Cette année pour le centenaire de la Révolution russe, la bibliothèque de la Dérive vous propose des conférences, des lectures, des rencontres-débats avec des auteurs, une exposition, des projections, une pièce de théâtre, une table de presse et de librairie...

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VENDREDI 6 OCTOBRE

19h30 La Dérive - 91 , rue Antoine Durafour
- 20h00 Conférence-débat "Il y’a 100 ans, la révolte des soldats russes en France"
Par Rémi Adam, historien, spécialiste de l’histoire du corps expéditionnaire russe en France, auteur de "Histoire des soldats russes en France. Les damnés de la guerre", L’Harmattan, 1996
Le 16 septembre 1917, à dix heures, les premiers obus tirés par une partie des troupes russes qui avaient combattu depuis un an sur le sol français restées fidèles au gouvernement provisoire de Kérenski, tombaient sur le camp militaire de La Courtine (département de la Creuse), où dix mille autres soldats russes, qui s’étaient mutinés, se trouvaient retranchés depuis le mois de juin. Appuyé par plusieurs milliers de soldats français, cet assaut mené trois jours durant à coups de canons et de mitrailleuses allait briser la plus longue et la plus profonde mutinerie survenue sur le front occidental au cours de la Première Guerre mondiale. Mais il n’enraya pas la « décomposition » des troupes. La révolution continua son œuvre de sape, y compris parmi l’unité qui avait participé à la répression. Contraints dès l’automne 1917 à travailler dans de dures conditions et sous une stricte surveillance, déportés pour plusieurs milliers d’entre eux en Algérie, en prison ou dans des camps, ils continuèrent à défendre les idéaux d’Octobre et le pouvoir bolchevik malgré la censure et la propagande dont ils furent l’objet, témoignant ainsi, à des milliers de kilomètres, de la puissance émancipatrice de cette révolution.

BAR ET PETITE RESTAURATION


SAMEDI 7 OCTOBRE

10h00 Bourse du Travail - 4, cours Victor Hugo
- 10h30 JEAN-PAUL GADY, de l’association ’La Courtine 1917’, présentera :
• l’exposition "1915-1920, le corps expéditionnaire russe en France"
• le livre "1917, le Limousin et la Révolution Russe"

- 12h00 Apéro musical avec La Barricade et chorales associées, la fanfare Les potes âgés

- 15h00 Conférence-débat : "1917-2017, d’une révolution sociale à son effacement"
Par Éric Aunoble, historien, auteur de :
• "La Révolution russe, une histoire française. Lectures et représentations depuis 1917", La Fabrique, 2016
• "Le Communisme, tout de suite ! . Le mouvement des Communes en Ukraine soviétique (1919-1920)", Paris, Les Nuits rouges
En France, la révolution russe est devenue un repoussoir, le moment fondateur d’un totalitarisme aussi terrifiant que le nazisme. Elle n’est plus envisagée que sous l’angle de ses victimes, aussi bien dans le discours public que dans les manuels scolaires. Éric Aunoble retrace la réception de l’événement en France depuis 1917 – comment L’Humanité, aux mains des socialistes d’Union sacrée, vilipende la révolution bolchevique ; comment le Parti communiste, créé dans la foulée d’Octobre, impose une lecture de plus en plus stalinienne, se mariant après la Seconde Guerre mondiale avec le discours déterministe de l’Université. Ainsi sont étouffées les voix dissidentes, celles des premiers communistes français, familiers de Lénine et Trotsky. L’usage politique de 1917 se dessèche et Mai 68 ne voit réémerger que des clichés du bolchevisme (qui témoignent toutefois de l’importance de l’événement dans la culture populaire). Au long d’un siècle, la révolution russe a été lue en fonction du contexte politique français. Ainsi s’explique le retournement qui s’est joué, de l’engouement au dénigrement et à l’effacement d’aujourd’hui, quand triomphe le conservatisme et son rejet de toute "culture révolutionnaire".

- 19h00 Fermeture de la Bourse du Travail

20h30 Chok Théâtre - 24, rue Bernard Palissy
- La Bourlingue Théâtre présente "La ville qui allait ébranler le monde"
La ville qui allait ébranler le monde est une création collective de la compagnie, d’après Les jours qui ébranlèrent le monde, montée à l’hiver 2017 et inspiré de l’œuvre de John Reed. Nous sommes partis de 6 personnages que nous avons plongés dans le bain de la journée du dimanche 22 octobre 1917 (dîte "journée des soviets")...
La création de la pièce a été réalisée par Aude Ollier, Valérie Mastrangelo et Pascal Turbé.
En savoir +++

- "Ecoutez Marcel Body ", documentaire de BERNARD BAISSAT et ALEXANDRE SKIRDA
Marcel Body est né à Limoges en 1894, dans une famille de céramistes. Il choisit le métier de typographe. En 1916, il fait partie de la mission militaire française en Russie. D’abord spectateur de la révolution, puis entraîné par les événements, il se rallie aux bolcheviks et milite dans leurs rangs. C’est là qu’il côtoie Lénine, Trotski, Zinoviev, Staline... Devenu citoyen soviétique, il occupe un poste diplomatique en Norvège aux côtés d’Alexandra Kollontai. Hostile à l’évolution du régime, il réussit à regagner la France en 1927 et se consacre à des travaux de traduction des œuvres de Boukharine, Trotski, et surtout Bakounine. Il a 90 ans quand il évoque les principales étapes de sa vie avec Alexandre Skirda.

BAR ET PETITE RESTAURATION


DIMANCHE 8 OCTOBRE

10h00 Bourse du Travail - 4, cours Victor Hugo
- 11h00 Lecture par SABRINA LORRE du texte "Révoltée" de Evguénia Laroslavskaïa-Markon
Voici le récit d’une vie brûlante, écrit à la hâte dans sa cellule par une jeune femme de vingt-neuf ans qui se doute qu’elle va mourir : « Si je raconte tout cela avec tant de franchise, c’est parce que je m’attends de toute manière à être fusillée. » Elle le sera en effet, en juin 1931, au « camp à destination spéciale » des îles Solovki, quelques mois après son mari le poète Alexandre Iaroslavski.
« Étudiante pleine de rêves », ainsi qu’elle se définit elle-même, Evguénia, vite dégoûtée par la dictature des bolchéviks, se convainc que le monde des voyous forme la seule classe vraiment révolutionnaire. Elle décide de vivre dans la rue et de devenir une voleuse, à la fois par conviction politique et aussi par un goût du risque qu’elle confesse. Loin de l’imagerie héroïque de la « construction du socialisme », c’est le Moscou et le Léningrad des marginaux, enfants des rues, ivrognes, prostituées, vagabonds, qu’elle nous fait découvrir dans une langue sans fioritures.
• Traduit du russe par Valéry Kislov.
• Avant-propos d’Olivier Rolin et postface d’Irina Fligué
• Voir aussi l’article de Ballast consacré à E. Iaroslavskaïa et à son récit.

- 14h00 "20000 moujiks sans importance", film de PATRICK LE GALL
Ce film retrace, à travers les témoignages posthumes de deux soldats, l’odyssée de ces 20000 soldats russes qui furent "prêtés" aux Alliés en échange d’armements. Après un an de durs combats en Champagne, ils apprennent, en mars 1917, la nouvelle de la Révolution dans leur pays et, aussitôt, réclament leur rapatriement. Devant le refus des autorités russes et françaises, ils forment des comités élus de soldats et chassent leurs officiers, au moment même où des mouvements de rébellion se produisent chez les Poilus. L’État major, craignant la contagion, les expédie dans la Creuse, au camp de La Courtine. Là, 12000 hommes armés, fonctionnant en autogestion démocratique, tiendront tête pendant trois mois aux injonctions et menaces du commandement militaire. Finalement, l’assaut sera donné et la répression, impitoyable. Les survivants ne regagneront la Russie qu’à la fin de l’année 1919.

- 16h30 Clôture "Livres en Marge 2017"

BAR ET PETITE RESTAURATION

TABLE DE PRESSE, LIBRAIRIE, PROJECTION DE COURTS MÉTRAGES
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 08 Oct 2017, 17:07

Sur le parti bolchevik

Extrait de Octobre 1917, le Thermidor de la révolution russe, René Berthier, Editions CNT–Région parisienne. 2003.

Il est convenu que les gagnants modèlent l’histoire à leur convenance. C’est particulièrement vrai pour la révolution russe. L’histoire revue et corrigée par les successeurs de Lénine occulte complètement les autres forces politiques et le rôle du prolétariat et de la paysannerie dans leur action spontanée contre le pouvoir.

Le rôle qu’a pu jouer le parti bolchevik ne peut se comprendre que si on se réfère aux conditions particulières de la société russe sous le tsarisme. Ces conditions rendaient nécessaires le surgissement d’un certain type d’organisation révolutionnaire. La lutte économique des travailleurs pour de meilleures conditions de vie se heurtait à une farouche répression. Toute revendication était impossible. Les ouvriers se trouvaient devant l’alternative suivante : se résigner ou lutter contre le tsarisme, c’est-à-dire devenir révolutionnaires. La dure réalité des voyages en Sibérie rendait le réformisme difficile.

Il ne faut cependant pas surestimer le rôle de ce contexte dans la formation d’un appareil clandestin, hiérarchisé et centralisé du type bolchevik. Les anarchistes espagnols ont vécu des conditions de clandestinité non moins difficiles que les révolutionnaires russes – avant l’arrivée du Front populaire en Espagne, 30 000 militants libertaires étaient en prison – et n’ont pas développé d’idéologie avant-gardiste et hiérarchisée. Une telle idéologie est à mettre bien plus sur le compte de la nature de classe de la direction bolchevik et de son projet que des conditions dites « objectives ». Le parti bolchevik n’était qu’une des alternatives possibles. Sa direction était composée essentiellement d’intellectuels d’origine petite-bourgeoise. La femme de Lénine, Kroupskaïa, indique qu’il n’y avait presque pas d’ouvrier dans les comités bolcheviks et au congrès. Elle écrit : « Le membre du comité était d’ordinaire un homme plein d’assurance, il voyait l’énorme influence que l’activité du comité avait sur les masses, en général le comitard n’acceptait aucune démocratie à l’intérieur du parti . »

doc PDF : http://monde-nouveau.net/spip.php?article307
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 10 Oct 2017, 20:10

Dossier dans CQFD n°158 (octobre 2017)

Dossier 1917-2017 : on ne mélange pas les bolchos et les soviets !

Entretien avec l’historien Éric Aunoble : 1917-2017 : Que lire ? > « Marine Le Pen souhaite une révolution de la proximité », « Mélenchon appelle à une révolution citoyenne » ; « Révolution, le livre-programme de Macron se hisse dans le top des ventes », « La droite doit faire sa révolution populaire, explique Guillaume Peltier », etc. Si le mot « révolution » peut être ainsi mis à toutes les sauces de la politicaillerie, c’est sans doute qu’il a été complètement désamorcé.
Longtemps, la Révolution russe a servi de référent absolu au bouleversement du monde. Cela ne semble plus être le cas. Éric Aunoble est l’auteur d’un petit bouquin synthétique, La révolution russe, une histoire française : lectures et représentations depuis 1917 [2], qui parcourt la réception dans le champ éditorial et politique français de cet événement majeur. Rencontre avec un historien bolchevik autour d’un café chaud et d’un objet (presque) froid.

Anarchistes vs bolcheviks : Comment il ne faut pas faire la révolution ! > Peu avant sa mort en 1920, Kropotkine écrivait : « Nous apprenons à connaître en Russie comment le communisme ne doit pas être introduit. » Le vieux théoricien anarchiste se gardait d’attaquer trop ouvertement les nouveaux maîtres de Russie pour ne pas alimenter la réaction. Les anarchistes comptèrent néanmoins parmi les premiers critiques – et les premiers persécutés – du bolchevisme.

Chayanov, en défense des paysans : À la lueur du moujik > Pour Lénine comme pour Staline, le paysan était potentiellement soit un bourgeois, propriétaire terrien (koulak), soit un ouvrier prolétarisé bon à suer dans les usines à aliments que furent les kolkhozes et les sovkhozes. L’intellectuel Alexandre Chayanov (1888-1937) s’est opposé à cette vision binaire. En vain. Retour sur un martyr de la collectivisation.

Lénine face aux moujiks : L’électrification contre les soviets > Nos copains des éditions La Lenteur ont réédité le passionnant Lénine face aux moujiks [3], par Chantal de Crisenoy. On y prend la mesure de la véritable aversion du théoricien et leader de la Révolution russe pour les paysans. Depuis ses premiers écrits jusqu’à la fin de son règne, Lénine ne voyait en eux que des êtres « intrinsèquement petit-bourgeois ». Au mieux, des alliés de circonstance. Mais en définitive, des ennemis mortels. CQFD a pris le temps de s’entretenir avec Nicolas Eyguesier, l’un des éditeurs de La Lenteur.

En couple au cœur de la Révolution : Deux Américains au pays des soviets
> Lorsqu’ils arrivent en Russie en septembre 1917, Louise Bryant et John Reed ont la trentaine. Ils se lancent dans une longue équipée journalistique et amoureuse, qui donnera deux livres revenant sur les événements ayant mené à Octobre 1917 : le classique Dix jours qui ébranlèrent le monde (1919), réédité dans son intégralité, et Six mois rouges en Russie (1918) de Louise Bryant, publié pour la première fois en français. Deux témoignages à chaud au cœur de l’action.

http://cqfd-journal.org/Au-sommaire-du-no158
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 19 Oct 2017, 18:12

Anarchistes vs bolcheviks

Comment il ne faut pas faire la révolution !

Peu avant sa mort en 1920, Kropotkine écrivait : « Nous apprenons à connaître en Russie comment le communisme ne doit pas être introduit. » Le vieux théoricien anarchiste se gardait d’attaquer trop ouvertement les nouveaux maîtres de Russie pour ne pas alimenter la réaction. Les anarchistes comptèrent néanmoins parmi les premiers critiques – et les premiers persécutés – du bolchevisme.


20 décembre 1917. Moins de deux mois après le « coup d’État d’octobre » (selon la formule de Rosa Luxemburg) est créée la Commission extraordinaire de lutte contre le sabotage et la contre‑­révolution –­ en russe Vetchéka. Voilà lancée la sinistre Tchéka, organe de répression du nouveau pouvoir indépendant de la justice. « Au nombre des facteurs qui ont assuré la victoire des bolcheviks, écrit l’historien Michel Heller, il faut compter […] une découverte géniale de Lénine : l’utilisation de la police politique et de la terreur pour qui veut garder le pouvoir. »

11‑­12 avril 1918. Des détachements armés de la Tchéka attaquent les vingt‑­six locaux anarchistes de Moscou. Dans deux lieux, de violents combats opposent tchékistes et anarchistes. Bilan : une quarantaine de morts et plus de cinq cents arrestations parmi les anarchistes, ainsi que le démantèlement des organisations libertaires de la nouvelle capitale russe. Désormais, les bolcheviks qualifient les anarchistes de « bandits ». Dans la novlangue qui s’invente, il s’agit d’éliminer par la force brute une opposition qui prétend défendre une autre conception de la révolution par en bas – les soviets (ou conseils) contre la dictature d’un parti – la décrivant comme portée par de simples délinquants de droit commun.

Critique du despotisme

Jusqu’à la fin de la guerre civile, les bolcheviks alterneront cette accusation avec une reconnaissance des mérites des combattants anarchistes quand la réaction les menace et qu’ils ont besoin d’alliés pour la combattre. Mais d’une manière générique, tous ceux en désaccord avec eux sont qualifiés de « contre‑­révolutionnaires » Il est donc logique de lire dans une brochure anarchiste publiée cette même année 1918 : « Jour après jour et petit à petit, le bolchevisme fait la preuve que le pouvoir étatique possède des caractéristiques inaliénables ; il peut changer d’étiquette, de “ théorie ”et de “ serviteurs ”, le fond reste le même : pouvoir et despotisme sous d’autres formes. »

Les premières critiques révolutionnaires de Lénine et du bolchevisme viennent donc très tôt des anarchistes russes, puis des autres courants révolutionnaires, comme les socialistes‑­révolutionnaires de gauche. Aucune « commémoration » sérieuse de 1917 ne peut donc faire l’impasse sur les écrits et témoignages de ses acteurs (Archinov, Makhno, Voline) comme de ses historiens (Paul Avrich, Alexandre Skirda). En Europe pourtant, de nombreux anarchistes observent dans un premier temps une grande retenue dans leur critique du nouveau pouvoir russe, afin de ne pas donner d’arguments aux partisans de l’Ancien Régime. La « première critique globale des principes du bolchevisme » d’un point de vue anarchiste, selon l’historien Arthur Lehning, est publiée en 1921 par l’anarcho‑­syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873‑­1958). Le titre original de sa brochure résume à lui seul le propos : La Faillite du communisme d’État russe [1]. L’année précédente, il avait écrit un article qui dénonçait la dictature du prolétariat. Pour lui, « la dictature d’une classe ne peut pas exister comme telle, car il s’agit toujours, en fin de compte, de la dictature d’un certain parti qui s’arroge le droit de parler au nom d’une classe ».

Sus à la « commissariocratie » !

Après l’insurrection de Cronstadt en mars 1921, Rudolf Rocker reprend et développe son propos, opposant terme à terme les principes de la révolution inspirés par l’Association internationale des travailleurs (1864) à son dévoiement par les nouveaux maîtres de l’URSS : les conseils sont incompatibles avec la domination exclusive d’un parti ; la liberté s’oppose à la dictature, le socialisme au capitalisme d’État. Il pointe également sous la prétendue « dictature du prolétariat », l’apparition d’« une nouvelle classe » : « Les membres de cette commissariocratie que la majorité de la population considère et subit aujourd’hui comme d’aussi évidents oppresseurs qu’autrefois les représentants de l’Ancien Régime. » Il souligne aussi l’influence délétère du bolchevisme sur le mouvement ouvrier international et considère l’idée de dictature comme « un héritage de la bourgeoisie ».

Un siècle après, en a‑­t‑­on fini avec le « mythe d’Octobre » et avec les resucées post‑modernes du léninisme ? Rien n’est moins sûr ! D’où l’impérieuse nécessité de faire connaître le plus largement possible la critique anarchiste du bolchevisme. Il y a des décennies, Voline avait déjà tiré son « vrai sens historique », reprenant l’intuition du vieux Kropotkine : « La seule “ utilité ” du bolchevisme est d’avoir donné aux masses de tous les pays […] cette leçon pratique, indispensable […] : comment il ne faut pas faire la révolution. » Puisse‑­t‑­il être enfin entendu.


Anthologie de l’avenir radieux

Cronstadt


« Le 17 mars, le gouvernement communiste annonça sa “ victoire ” sur le prolétariat de Cronstadt, et le 18, il commémora les martyrs de la Commune de Paris. Il était évident, aux yeux de tous ceux qui assistèrent, muets, aux forfaits commis par les bolcheviques, que ce crime était bien plus monstrueux que le massacre des communards de 1871, car il avait été accompli au nom de la révolution sociale, au nom d’une république socialiste. L’histoire ne s’y trompera pas. Dans les annales de la Révolution russe, les noms de Trotski, Zinoviev et Dybenko rejoindront ceux de Thiers et Galifet.

Dix‑­sept affreuses journées, plus affreuses que toutes celles que j’avais connues en Russie. Des journées de supplice, à cause de mon impuissance totale devant les terribles événements qui se déroulaient sous nos yeux. Je rendais visite ce jour‑­là à un ami qui était soigné dans un hôpital depuis des mois. Il était effondré. Beaucoup de ceux qui avaient été blessés au cours de l’assaut contre Cronstadt avaient été transportés dans ce même hôpital ; c’étaient surtout des koursantis [2]. J’eus la possibilité de parler à l’un d’entre eux. Les souffrances physiques, me confia‑­t‑­il, n’étaient rien à côté de ses souffrances morales. Il se rendait compte qu’il avait été trompé par les accusateurs hystériques de la “ contre‑­révolution ”. Il n’y avait pas de généraux tsaristes à Cronstadt, pas de gardes blancs : il n’y avait vu que des camarades, des marins et des soldats qui s’étaient battus héroïquement pour la révolution.

[…] Cronstadt brisa le dernier lien qui me rattachait aux bolcheviques. Le massacre gratuit qu’ils avaient perpétré parlait de façon plus éloquente contre eux que tout le reste. Quelles qu’aient été leurs intentions par le passé, ils se révélaient maintenant comme les ennemis les plus pernicieux de la révolution. Je n’avais plus rien à faire avec eux. »

Emma Goldman, L’Agonie de la Révolution – Mes deux années en Russie (1920‑­1921), Les nuits rouges, 2017.

Dictature du parti

« La dictature d’une petite poignée de dirigeants communistes – qui formaient un petit noyau du Comité exécutif du Parti communiste – se maintint. Les bolcheviks craignaient en effet d’accorder la liberté au peuple, car cela pouvait mettre en danger leur monopole exclusif de l’État. La devise de Lénine et de son Parti était : “ Nous accordons n’importe quoi, sauf la moindre parcelle de notre pouvoir. ” La dictature qui est maintenant entre les mains du triumvirat (Staline, Zinoviev, Kamenev) est aussi totale qu’elle l’était du temps de Lénine. »

Àlexander Berkman, Le Mythe bolchevik - Journal 1920-1922, Klincksierk, 2017.

Notes
[1] En France, le livre a été publié en 1998 chez Spartacus sous le titre Les soviets trahis par les bolcheviks.
[2] Aspirants officiers.


http://cqfd-journal.org/Comment-il-ne-faut-pas-faire-la
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede Pïérô » 22 Oct 2017, 00:34

Le Goulag, la chair et les chiffres

20 millions de détenus, 4 millions de morts : dans leur ouvrage, Luba Jurgenson et Nicolas Werth entremêlent témoignages d’internés et rapports de l’administration. Ce rapprochement inédit apporte une compréhension aussi sensible qu’historique.

Il y a cent ans a eu lieu la révolution d’Octobre 1917 (1). Avant de célébrer la date, il faut ouvrir le Goulag, l’ouvrage que viennent de publier Luba Jurgenson et Nicolas Werth. L’ouvrir à n’importe laquelle de ses 1 120 pages, et lire les témoignages des «zeks», les détenus de l’immense système concentrationnaire soviétique. Lire aussi, comme en miroir, les rapports de l’administration qui s’intercalent. Les uns sont faits d’émotions, les autres d’informations. Mais cette frontière se brouille quand on rapproche les uns et les autres. Le trouble saisit autant à lire les textes dépouillés de l’écrivain rescapé Varlam Chalamov que les rapports dans leur brutalité asséchée. On dira que l’histoire du Goulag est connue, mais ce collage entre littérature et textes administratifs, ce frottement de deux regards radicalement différents sur une entreprise dont le but affiché était de «changer l’homme» fait surgir une réalité bouleversante.

... http://www.liberation.fr/debats/2017/10 ... es_1604025
Image------------ Demain Le Grand Soir --------- --------- C’est dans la rue qu'çà s'passe --------
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 23 Oct 2017, 20:01

ANTON CILIGA : LENINE ET LA RÉVOLUTION.

Les « Maitres » du pays. Qui commande en U.R.S.S. ?

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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede Pïérô » 25 Oct 2017, 22:52

Hommage N° 7 à la révolution des soviets libres Pour le centenaire de la révolution russe de 1917

Introduction d’Alexandre Skirda à sa traduction d’un texte inédit en français d’Efim Yartchouk Kronstadt dans la révolution russe (suivi du dossier de l’insurrection de 1921) à paraître aux Éditions Noir et Rouge.

À 80 jours de la création de la tchéka créée par Vladimir Ilitch Lénine, le 20 décembre 1917, pour arrêter, anéantir moralement, physiquement les ennemis contre révolutionnaires et les révolutionnaires prolétaires critiques des bolcheviks. Et Lénine stimula des dizaines de milliers de fusillades, des dizaines de camp de concentration sanglante pour les tolstoïens, les socialistes révolutionnaires, les libertaires déclarés et spontanés, les indépendantistes, les bolcheviks dissidents, etc.
« Le bon communiste est en même temps un bon tchékiste »
« хороший коммунист в то же время есть и хороший чекист »
Discours de Lénine sur les coopératives, 3 avril 1920, IX Congrès du Parti communiste (29 mars - 5-avril 1920, Œuvres en russe ; tome 40, p. 279.

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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 26 Oct 2017, 06:14

Paris jeudi 26 octobre 2017

Débat « Ce qui ne fut pas »

Boris Savinkov

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A l'occasion de la parution de Ce qui ne fut pas de Boris Savinkov et du Bestiaire de Guillaume Apollinaire, venez rencontrer l'éditeur du mois, les éditions Prairial // dès 20h00 à la librairie (23 rue Voltaire Paris XIe, m° Rue des Boulets ou Nation).

« Ce qui ne fut pas », c'est la révolution russe de 1905 - répétition générale de celle de 1917 matée par un mélange de violences, de trahisons et de concessions du régime tsariste. Boris Savinkov, fascinant auteur-aventurier qui y prit part en tant que terroriste au sein du parti socialiste-révolutionnaire, la raconte à travers l'histoire de trois frères dans ce second roman, ici donné dans une traduction entièrement revue et corrigée par Michel Niqueux.

S'il développe les mêmes motifs que Le cheval blême - et notamment le problème de la justification morale du terrorisme -, le journal intime fait cette fois place à une épopée à travers Moscou insurgé, la campagne russe immobile et les caches des conspirateurs à Saint-Pétersbourg.

http://www.librairie-quilombo.org/ce-qui-ne-fut-pas
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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 27 Oct 2017, 00:04

Staline : pourquoi et comment

IL y a déjà bon nombre d’ouvrages sur Staline et son régime, plusieurs n’étant pas sans de réels mérites, mais aucun ne répond explicitement à la question que se pose tout lecteur attentif : pourquoi et comment Staline a-t-il pu s’imposer comme seul maître de l’Empire pseudo-soviétique, envers et contre les autres dirigeants du Parti unique et de l’Etat prétendu prolétarien, lesquels dirigeants le surclassaient à tous égards, de l’avis unanime ? Car, à la mort de Lénine, en 1924, presque personne ne connaissait même le nom de Staline, sauf dans les hautes sphères du Parti entre révolutionnaires professionnels. Dans le document connu sous le nom de « testament », Lénine désigne cinq de ses plus proches compagnons comme appelés à lui succéder : Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine et Piatakov. Cinq ans après, Staline les avait tous évincés de la direction des affaires, en attendant de les exterminer. Pourquoi et comment ?

Dans ce fameux « testament » dont les communistes ont nié l’existence pendant plus de trente ans et qu’ils ont dénoncé comme un faux quand Max Eastman et le présent historiographe l’ont publié en 1927, mais dont Krouchtchev a enfin reconnu l’authenticité dans son rapport secret de 1956, Lénine dit, s’exprimant avec grande circonspection, que Staline, « en devenant Secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir immense, et je ne suis pas convaincu qu’il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence ». Il ne dit pas que Staline est « devenu » Secrétaire général avec la bénédiction de Lénine, ni en quoi consistait ce « pouvoir immense », comment s’exerçait ce pouvoir, pourquoi rien ni personne ne pouvait le limiter, encore moins s’y opposer.

Depuis quand le secrétaire d’un parti détient-il un tel pouvoir immense ? Il a été désigné pour exécuter les décisions de l’organe dirigeant, assurer la réception et l’expédition du courrier, classer la documentation, envoyer des circulaires, veiller au travail du personnel subalterne, etc. Successivement, Hélène Stassova, puis Sverdlov, puis Krestinski, puis le trio Krestinski, Préobrajenski et Sérébriakov, puis le trio Molotov, Iaroslavski et Mikhaïlov avaient assumé modestement les fonctions du Secrétariat sans empiéter sur l’autorité du Comité central. Tout va changer, au cours d’un processus qui prendra plusieurs années avec Staline comme Secrétaire général, ayant Molotov et Kouïbychev pour acolytes. La remarque de Lénine est donc très obscure, sauf à l’époque pour les initiés des cadres supérieurs du Parti et de l’Etat, lesquels se confondent.

Trotski, pour sa part, est un peu plus explicite, car il s’adresse à un large public qu’il voudrait informer, mais il n’explique pas non plus le « pouvoir immense », et irrésistible, du Secrétaire général. Il n’en décrit pas le mécanisme, ne renseigne pas sur le modus operandi de cette autorité contre laquelle toutes les objections, toutes les résistances, toutes les oppositions se sont avérées impuissantes et vaincues d’avance. Dans son livre sur Staline, il dit que la mainmise de celui-ci sur la « machine politique » (en russe, emprunté à l’allemand, apparat ; en français, l’appareil) en moins de deux années, « était devenue formidable ». Ce thème du pouvoir de « l’appareil » revient maintes fois dans les écrits de Trotski en exil. Mais pourquoi et comment l’appareil, en principe instrument du Parti, a-t-il en pratique transformé le Parti en son instrument ? That is the question.

Trotski a toujours laissé dans l’ombre ce qu’il s’agit précisément de mettre en lumière. Depuis son conflit déclaré avec la « troïka » dirigeante qui se posait en détentrice exclusive de la pensée de Lénine (1923), il n’a cessé de critiquer, puis de dénoncer et d’accuser la bureaucratie communiste, le fonctionnarisme, bref l’appareil. Or, le Parti s’étant identifié à l’Etat, tous ses membres ou presque étaient devenus fonctionnaires, donc bureaucrates, donc pièces de l’appareil. Par conséquent, la division principale du Parti en majorité et opposition divisait la bureaucratie, l’appareil. Toutes les tendances et fractions se composaient de fonctionnaires dans un système politique et économique très compliqué dont une description minutieuse prendrait la taille d’une thèse de doctorat. Il suffira ici d’une esquisse schématique, pour en venir aux « pourquoi et comment » de Staline.

LE HACHOIR À CHAIR HUMAINE

Dans un ouvrage publié en 1935, l’auteur[1] ayant exposé les conditions dans lesquelles Zinoviev et Kamenev, en 1922, ont placé Staline au secrétariat du Parti, avec le consentement de Lénine, écrit ce qui suit : « Staline avait commencé, au secrétariat du Parti, un travail invisible et sans précédent : un à un, il plaçait, déplaçait et remplaçait les fonctionnaires de l’appareil, selon des considérations mystérieuses dont il était seul dépositaire ». Et ensuite : « En règle générale, la discipline suffisait à motiver les nominations et les mutations ». Dans les pages qui suivent, l’auteur décrit et commente l’ascension de Staline au pouvoir absolu et ses procédés pour venir à bout de toute résistance. Mais, à cette date, début des années 30, et faute de recul suffisant, le secret de l’omnipotence stalinienne n’est pas encore mis en lumière avec la précision désirable, disons même : dans sa réalité vivante et prosaïque, dans sa vulgarité stupéfiante.

Il y a donc lieu de concrétiser ce que l’ouvrage susmentionné exprimait en ces termes : « Dans un pays si vaste, aux communications si rares, à la vie provinciale si morne, la disgrâce ou l’avancement tiennent à quelques kilomètres. Le transfert d’une institution à une autre peut comporter aussi des avantages d’ordre moral ou matériel. Enfin, à tel ou tel degré de la hiérarchie, la fonction implique plus ou moins de satisfactions présentes ou de promesses d’avenir ». A ces généralités reflétant un état des choses alors relativement supportable, mais qui allait très vite empirer, il faut ajouter des point sur les i pour rendre compte des conditions cruelles que Staline put mettre à profit pour mater les désobéissances, voir les simples réticences dans la « discipline du Parti ».

Après la mort de Lénine, le Parti s’incarnera, en peu d’années, dans son Secrétaire général, par la faute de ceux qui, comme Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine et autres, auront bientôt à s’en plaindre. Tous les dirigeants que Staline décidera de supprimer furent les artisans du « système » dont ils dénonceront la nocivité fatale trop tard, le dit système comportant l’ultima ratio que Krouchtchev désignera comme le « hachoir à viande », hachoir à chair humaine (Krushchev Remembers. The Last Testament, Boston, 1974).

C’est s’interdire de rien comprendre au monde soviétique, à son histoire et à ces institutions, que de recourir à des notions immuables, figées dès l’origine et une fois pour toutes. En fait, les hommes et les choses du communisme oriental ont évolué avec une rapidité déconcertante après le coup d’Octobre, sous la pression des circonstances, pour s’imposer à l’ensemble d’une population de plus en plus hostile au régime dit « soviétique ».

Le parti qui s’empare du pouvoir en 1917 est encore un parti social-démocrate : il changera de nom, et pas seulement de nom, quelques mois plus tard. Lénine au pouvoir n’est pas le même qu’avant d’exercer le pouvoir. Naguère apologiste de la démocratie, les textes sont là, il va réprouver ses compagnons qui, en bons socialistes, ont aboli la peine de mort (novembre 1917). Obsédé par ses réminiscences historiques, Jacobinisme et Commune de Paris, il préconisera la terreur. Lui et ses proches ont réclamé à grands cris la convocation de l’Assemblée Constituante ; ils la supprimeront d’un trait de plume, et manu militari. Etc. Staline aussi a bien changé en quelques années d’exercice du pouvoir.

Tout cela est exposé en six cents pages dans le livre déjà mentionné. Il s’agit à présent de combler une lacune, de mettre en évidence l’instrument qui a permis à Staline de s’identifier au Parti, détenteur définitif de la vérité historique, selon Lénine, et, selon ses disciples, encore et toujours guide infaillible de l’humanité en marche vers l’âge d’or après la révolution universelle.

LÉNINE JUSTIFIE LE POUVOIR DE STALINE

Au préalable, il importe de rappeler que Staline était à la fois membre du Comité central du Parti, de son Politbureau, de son Orgbureau (bureau d’organisation), et Commissaire du Peuple aux Nationalités, Commissaire du Peuple à l’Inspection ouvrière et paysanne, quand il est « devenu » (Lénine dixit) secrétaire général du Parti. Ce cumul abusif de fonctions suscitait de fortes critiques dans l’élite communiste et, au XIe Congrès du Parti, en 1922, Préobrajenski se fit leur interprète en disant : « Est-il concevable qu’un individu soit en mesure de répondre du travail de deux commissariats et, en outre, du Politbureau, de l’Orgbureau et d’une dizaine de commissions du Comité Central ? ». Lénine en personne donna la réplique à Préobrajenski, justifiant ainsi le « pouvoir immense » dévolu à Staline par suite du « manque d’hommes ». Sans doute avait-il oublié l’année suivante cet échange d’arguments, quand il dicta le « testament » si longtemps tenu sous le boisseau.

Comme si le cumul en question ne suffisait pas, Staline fut de plus investi de sa mission la plus « responsable », selon la terminologie du temps et du lieu, celle de représentant du Politbureau au « Collège » de la Guépéou, c’est-à-dire de l’instance suprême en matière de condamnations à mort. Sans le moindre scrupule, c’est lui qui accordait la sanction du Parti aux mesures de répression les plus extrêmes, voire injustes, dans lesquelles Lénine et Trotski voyaient une regrettable nécessité tout en préférant ne pas s’en occuper de trop près.

Les intellectuels du Politbureau étaient capables de théoriser la terreur ; mais il leur fallait un homme à poigne, insensible, pour la mettre en oeuvre. En Staline, ils trouvèrent le politicien apte aux besognes auxquelles ils répugnaient, en équipe avec Dzerjinski, technicien de la police et de la saignée. Mais cela ne rend pas compte encore du secret qui a transformé le parti « de Lénine et Trotski », comme on disait en son temps, en parti de Staline.

Ce secret gît dans une des commissions du Comité central auxquelles Préobrajenski faisait allusion dans ses remarques. Il s’agit d’une commission, ou section, qui n’est nullement passée inaperçue, puisque plusieurs auteurs très compétents la mentionnent, mais dont il reste à expliciter concrètement la fonction et à souligner le rôle déterminant dans la lutte intestine. Elle fut, aux mains de Staline, un rouage majeur de « l’appareil » qui enserrait le Parti avec l’Etat confondus et disposait du sort de chaque individu, de chaque famille, de chaque destin. Non pas dès le début du nouveau régime, mais au cours des années consécutives à la guerre civile, et avec une rigueur accrue pendant la maladie de Lénine, puis surtout après sa mort. Il ne suffit pas de la faire figurer dans une description de l’appareil du Secrétariat ; il importe de la montrer à l’oeuvre, au service du Secrétaire général, avec ce qui s’ensuit de conséquences morales et humaines, ainsi que de résultats politiques.

COMPLICES ET VICTIMES DE STALINE

Dans son important ouvrage : How Russia is ruled (Cambridge, Mass., 1953), qui n’a paru en français qu’en 1957, le professeur Merle Fainsod consacre avec raison plusieurs passages à l’un des organes du Secrétariat, passé inaperçu jusqu’alors : « En 1920, on créa une section spéciale du Secrétariat, l’Outchraspred (section de Comptabilité et d’Affectation), pour diriger les mobilisations, transferts et affectations des membres du Parti ». Plus tard, « l’Outchraspred se consacra d’abord à pourvoir les postes du Parti. Les nominations aux positions supérieures étaient de la compétence de l’Orgbureau (...). L’Outchraspred étendit bientôt son autorité jusqu’à l’échelon des goubernias, ou provinces. Au début de 1923, il atteignit l’ouïezd, ou arrondissement. Le rapport de l’Outchraspred au XIIe Congrès, en 1923, indiqua que plus de dix mille affectations avaient été faites l’année précédente. Dans son rapport au Congrès, Staline n’essaya pas de dissimuler l’étendue des opérations de l’Outchraspred. Il révéla même que sa compétence s’étendait au domaine de l’Etat ».

Plusieurs pages de Merle Fainsod seraient à citer. Ici, il faut nécessairement se borner. L’Orgraspred, successeur de l’Outchraspred, « fut également un puissant instrument de la domination sur les organisations locales du Parti. Lazare Kaganovitch, chef de cette section en 1922 et 1923, était un des plus fidèles disciples de Staline ». Un chapitre sur le Secrétariat explique : « La section-clef était l’Orgraspred, section d’organisation et d’affectation, créée en 1924 par la fusion de l’Outchraspred avec l’ancienne section d’Organisation-Instruction. L’Orgraspred était le bureau des cadres de la machine stalinienne (...). Entre les XIVe et XVe Congrès, l’Orgraspred s’occupa de l’affectation de 8.761 militants... Au XVIe Congrès, en 1930, Kaganovitch annonça que l’Orgraspred avait affecté environ 11.000 militants depuis deux ans ». Mais la description de la monstrueuse « machine » du Parti, de l’appareil central, tient environ vingt-cinq pages dans Fainsod[2].

Le professeur Leonard Schapiro, dans son livre désormais classique The Communist Party of the Soviet Union (London, 1960), s’exprime plus brièvement, avec une conclusion catégorique : « En 1924, fusion de la section d’affectation (Outchraspred) et de la section d’Organisation et d’Affectation (Orgraspred) ... Celle-ci devint aussitôt la section-clef du Secrétariat, concentra entre ses mains l’entière direction des organes subalternes du Parti et la fonction capitale de procéder aux nominations. Son histoire est celle du succès de Staline à dominer le Parti ». La dernière phrase est particulièrement à retenir, mais il faudra l’illustrer.

A. Avtorkhanov (Stalin and the Soviet Communist Party, New York, 1959) mentionne Kaganovitch à la tête de l’Organisation and Instruction Department, plus tard de la section d’Organisation and Allocation, sans plus (les sigles Outchraspred et Orgraspred ne se prêtent pas à de strictes traductions). Le professeur Robert C. Tucker signale brièvement l’Outchraspred, traduit par Records and Assignments, sans lui accorder d’importance majeure (Stalin, As Revolutionary, New York, 1973). Adam Ulam et d’autres biographes passent les deux raspred sous silence.

Dans un topo écrit en 1956, sous le titre Les complices de Staline, et qui sera publié dans Est et Ouest (Paris, n° 171 du 1er avril 1957), l’auteur du présent exposé posait la question : « Comment un seul homme absolument dénué de prestige d’aucune sorte à la mort de Lénine a-t-il pu s’approprier le pouvoir exorbitant de vie ou de mort sur une population de quelque deux cents millions d’âmes et singulièrement sur ses plus proches collègues en politique, ses supérieurs sur le plan intellectuel, outre le pouvoir de les avilir par la torture et de déshonorer les victimes ? ».

Réponse à cette question : « Staline ne s’est pas hissé tout seul sur le pavois : il a eu des complices ». Parmi ces derniers, « dans l’ordre de l’importance, c’est Lazare Kaganovicth qui sera le principal adjoint et complice de Staline, à partir de 1922, et l’artisan majeur de son extraordinaire fortune politique. On peut le considérer comme un prototype dans le stalinisme et, à ce titre, il mérite une attention exceptionnelle ».

Suit un résumé de la carrière du personnage. Puis, en 1922, Kaganovitch « est choisi comme chef de la “section d’Organisation et d’Instruction” du Comité central, qui succède à l’Outchraspred (section d’Enregistrement et de Répartition) et deviendra l’Orgraspred, section d’Organisation et de Répartition. En cette qualité invisible aux profanes, que connaissent les initiés seulement dans l’Etat soviétique et dont personne au dehors ne soupçonne l’existence, encore moins l’importance, il sera l’instrument décisif de la “volonté de puissance” de Staline. »

« En effet, ladite section du Comité central dispose du sort de tous les fonctionnaires du Parti, elle les place, les déplace et les remplace selon des considérations que la discipline ne permet pas de mettre en question. La position de chacun dans la hiérarchie en dépend, et aussi la proximité ou l’éloignement par rapport à la capitale ou aux grands centres urbains. Ainsi, Staline, secondé par Molotov, servi par Kaganovicth, peut, par mutations, rétrogradations et promotions, mettre hors d’état de lui nuire des hommes d’élite qui le gênent et favoriser des médiocrités dociles, aveuglément prêtes à le suivre. Il compose ainsi à son gré les comités dirigeants locaux et régionaux, puis les conférences et congrès du Parti qui évincent successivement Trotski et ses partisans, Zinoviev et Kamenev et leurs partisans, Boukharine et Rykov, et leurs partisans pour les livrer à l’arbitraire de la Guépéou implacable ». Etc.

Ainsi, Staline, fort de ses fonctions multiples et au moyen apparemment légal de l’Outchraspred, puis de l’Orgraspred, disposait des conditions d’existence de chaque communiste et de sa famille. Dans Terrorisme et Communisme (Paris, 1920), Trotski, justifiant la militarisation du travail, avait écrit : « Il ne peut y avoir chez nous d’autre moyen pour aller au socialisme qu’une direction autoritaire des forces et des ressources économiques du pays, qu’une répartition centralisée de la classe ouvrière conformément au plan général. L’Etat ouvrier se considère en droit d’envoyer le travailleur là où son travail est nécessaire ».

A plus forte raison, le Parti s’arrogeait-il le pouvoir d’assigner à ses membres, assujettis à une soumission supplémentaire, le lieu, la nature et les conditions de leur vie... et de leur mort. Et, s’il est vrai, selon le mot connu, que « n’importe quel imbécile peut gouverner avec l’état de siège », d’autant plus aisément Staline, complètement dénué de scrupules, a-t-il pu imposer le culte idolâtre de sa sinistre personne, avec les prérogatives monstrueuses que lui conférait le Parti-Etat de Lénine.

VERS LE POUVOIR « IMMENSE »

Dès 1920, donc sous Lénine, des militants lucides et courageux avaient protesté contre les procédés autoritaires consistant à pratiquer « l’exil par voie administrative » pour se débarrasser des indociles. Au IXe Congrès du Parti (1920), P. Iouréniev déclarait : « L’un est envoyé à Christiania, l’autre dans l’Oural, le troisième en Sibérie ». Et I. Iakovlev témoignait : « L’Ukraine est devenue un lieu d’exil. On y déporte les camarades indésirables pour une raison quelconque à Moscou... » (Op. cit., pp. 251-252).

En 1921, Riazanov et Tomski ayant fait adopter au Congrès des Syndicats une motion non-conformiste, ils furent aussitôt destitués. Tomski expédié au Turkestan, Riazanov envoyé en mission à l’étranger (op. cit., p. 278). La liste serait longue des personnalités ainsi mises à l’écart au cours des années 20. Encore était-il alors tenu compte de la qualité des hommes, des services rendus, des capacités à utiliser. Mais dans la guerre au couteau engagée par Staline contre tous les gêneurs, après la mort de Lénine et surtout après le dixième anniversaire d’Octobre, il n’était plus question de ménagements envers les communistes les plus respectables. L’Outchraspred, puis l’Orgraspred, aux ordres de Staline, opéraient sur une grande échelle avec de moins en moins d’égards, de plus en plus de rigueurs.

En peu d’années, ce fut la fin des exils dorés : ambassades, missions diverses à l’étranger. On ne pouvait plus parler de l’Ukraine comme « lieu d’exil », ni même de l’Oural. La perspective de mutation en Sibérie, fût-elle statutaire, donnait à réfléchir aux opposants les plus sincères, mais peu enclins au sacrifice inutile. Car il y a Sibérie et Sibérie, des lieux habitables et des régions déshéritées, où le séjour, pour des Européens civilisés, équivaut à la mort lente.

Outch-ras-pred... Org-ras-pred... Les trois syllabes se chargeaient d’une force de dissuasion et de persuasion que nul argument de gauche ou de droite ne pouvait compenser, du moins pour la majorité des cadres moyens, lesquels ne comprenaient d’ailleurs pas pourquoi leurs leaders traditionnels devenaient indignes d’assumer les précédentes responsabilités, se trouvaient soudain rétrogradés, remplacés, enfin honnis, punis, et au besoin livrés au bras séculier. L’exclusion du Parti, au terme d’une persécution apparemment statutaire, équivalait à l’inclusion dans le domaine de la Guépéou, c’est-à-dire d’un arbitraire sans limites.

Ce fut un processus étendu sur plusieurs années, lié à l’histoire intime du régime que masquaient des polémiques criardes et de vaines controverses pseudo-doctrinales à coups de citations puisées dans Marx et dans Lénine. Processus qui ne se laisse pas résumer en quelques lignes. Les opérations patientes et multiples de Staline se déroulaient sur plusieurs plans et sous divers prétextes pour réaliser un dessein unique : transformer l’oligarchie léninienne en oligarchie staliniste, composée de parvenus redevables personnellement à Staline de leur avancement dans l’appareil, de leurs chances d’accéder aux plus hauts étages de la hiérarchie dans la nouvelle élite sociale, la nouvelle classe des exploiteurs, des privilégiés, des profiteurs.

En plus du « pouvoir immense » qu’il tenait de Lénine et dont celui-ci s’est inquiété trop peu et trop tard, Staline était doué d’un « cerveau policier », comme dit Trotski, munissant sa mémoire rancunière d’un véritable fichier du personnel politique et administratif ayant quelque influence. Il pouvait en user et abuser au gré de ses calculs les plus sordides, sans avoir à compter avec le moindre des checks and balances dont se prévaut le système démocratique de l’Amérique du Nord. Ce fichier enregistrait toutes les données, toutes les tares, les faiblesses, les dénonciations, les ragots, les liaisons dangereuses, les relations compromettantes des membres du Parti « à nul autre pareil » (Staline dixit à peu près). Avec un organe comme l’Orgraspred, il était possible d’influencer et de manoeuvrer les non-conformistes avérés ou éventuels, au nom de la discipline du Parti à laquelle, par définition, chacun est engagé à se soumettre.

Pendant plusieurs années, Staline a dû opérer sous le couvert de la légalité du Parti, en vertu des décisions des deux raspred disposant du sort de tous les récalcitrants. Le détail de ces manigances exigerait un trop long récit, d’ailleurs fastidieux. A partir d’un certain point, le « père des peuples » n’a plus besoin d’aucune couverture, l’Orgraspred perd la partie occulte de sa raison d’être, la police secrète fonctionne sur les instructions orales ou écrites de Staline ou de sa mafia, parfois sur un coup de téléphone (Svetlana Allilouieva en donne un exemple saisissant). Mais dans la phase de transition vers l’autocratie absolutiste, c’est l’Orgraspred qui est censé traduire la sagesse et la volonté du Parti omniscient, lequel sait de science infuse où et à quoi chaque communiste doit s’astreindre pour servir la nouvelle idole, l’Etat pseudo-prolétarien incarné en Staline.

COMMENT ON BRISE LES BUREAUCRATES

Malgré les textes cités plus haut, notamment ceux de Merle Fainsod et Leonard Schapiro, le rôle décisif des deux raspred a passé inaperçu d’écrivains appliqués à déchiffrer « l’énigme Staline ». Aussi ont-ils expliqué l’ascension et l’omnipotence du personnage en lui prêtant divers talents imaginaires, sans voir qu’il avait surtout pratiqué le « tout est permis » qui épouvantait d’avance Dostoïevski. Dépourvu d’aucune des qualités « charismatiques » propres à conférer du prestige à un despote, Staline a surpassé tous ses rivaux par ses capacités les plus basses, par la ruse, l’intrigue, le mensonge, la cruauté, la perversion intrinsèque, l’absence totale de principes et de sens moral. Sa force résidait aussi dans le mépris absolu de la doctrine officielle, à laquelle se cramponnaient les contradicteurs. « Sans scrupule conscient » par excellence, il a pu se servir de l’appareil hérité de Lénine et a su le perfectionner pour le soumettre à son ambition strictement personnelle avec l’aide de l’instrument irrésistible qu’entre ses mains devint l’Orgraspred, dont il temps de montrer l’efficacité autrement qu’en notions abstraites.

Supposons un militant fonctionnaire moyen, Ivanov, suspect de mal penser, et dont le cas typique permettra de révéler les réalités vécues que ne montre pas la sécheresse d’un organigramme. Il est marié, père d’un ou deux enfants. Il a survécu à la guerre civile, il aspire au repos, il a mis des années à obtenir enfin une chambre pour lui et sa famille (la crise du logement dans les années 20 et 30 est inimaginable). Pour une raison quelconque ou même sans raison, l’Orgraspred le mute à Touroukhansk, dans l’extrême nord sibérien, là où le sol ne dégèle jamais, où le thermomètre descend à – 40° en hiver. Il n’y a pas à discuter. Le Parti, hypostase de l’Histoire divinisée, a besoin d’Ivanov à Touroukhansk. Il faut partir, rompre les attaches familiales et amicales, emmener femme et enfants pour végéter ensemble misérablement près du cercle polaire, privés du moindre confort, de relations, de ressources intellectuelles. C’est à peu près l’équivalent de la plus rigoureuse des déportations sous l’ancien régime.

Qu’on imagine l’état d’âme de cet Ivanov. Il se demande à quoi servira son infortune. Il pense au strict sort de sa femme, de ses enfants, peut-être de ses parents séparés de leurs proches. De toute façon, il ne pourra rien changer à des faits qui le dépassent. Les leaders de l’opposition critiquent Staline à propos d’une grève des houillères en Angleterre, du mouvement révolutionnaire en Chine. Le rank and file du Parti n’y comprend rien. Ivanov à Touroukhansk, en quoi cela aidera-t-il les mineurs britanniques, les coolies de Shangai ? Ne vaut-il pas mieux faire semblant d’approuver l’équipe dirigeante, reconnaitre la sagesse de Staline, en attendant des jours meilleurs ?

De telles réflexions amères hantent l’esprit de chaque exilé politique. La plupart des dissidents finiront par « capituler » (c’était l’expression du moment). D’ailleurs Trotski n’avait-il pas dit à la 15e Conférence du Parti, en 1926 : « Staline est l’homme le plus éminent de notre parti, le militant le plus important ; sans lui, on ne saurait constituer le Politbureau » ? Ivanov sent ses convictions faiblir. Bientôt les leaders de l’opposition vont se rallier l’un après l’autre à la « ligne » officielle, au nom de la précellence du Parti. On sait la suite. Ce sera l’unité du Parti à cent pour cent. Ce qui n’empêchera pas Staline d’exterminer, à ses heures, presque tous les membres du parti de Lénine.

A cet aperçu très schématique, il y a bien des variantes. Les lieux d’exil ne manquent pas, sous tous les climats, dans l’immensité soviétique, où la nature offrait à l’Orgraspred une gamme infinie de moyens de pression sur ses ouailles. Une relégation au Tadjikistan est préférable au séjour dans l’Altai. Parfois de bons camarades s’entremettent pour négocier une soumission d’apparence honorable. Un petit nombre d’irréductibles ont tenu bon, surtout des célibataires. On pourrait citer quantité d’exemples qui nuancent le tableau. Mais le résultat est là : on a vu Staline « élu » au Soviet suprême avec plus de cent pour cent des suffrages. Plus de cent pour cent...

De par la logique du système combinée avec la rage homicide de Staline, la Guépéou se substituait progressivement à l’Orgraspred et l’ultima ratio fut le « hachoir », surtout après l’assassinat de Kirov en 1934 et les horreurs qui s’ensuivirent. Mais Roy Medvediev nous apprend que dès 1930, Iéjov fut nommé chef de l’Orgraspred, ce qui en dit long sur ce qu’a pu accomplir cet organe déjà façonné par Kaganovitch. Succédant à Iagoda comme chef de la police secrète en 1936, Iéjov surpassa toutes les atrocités antérieures avant d’être « liquidé » à son tour, et Staline eut le cynisme de dire à A.S. Iakovlev, le constructeur d’avions : « Iéjov était une crapule ; en 1938, il a tué beaucoup d’innocents. Nous l’avons fusillé, pour cette raison » (cité par A.S. Iakovlev, par Michel Heller et par Roy Medvediev). Il va de soi que Iéjov n’était qu’un servile instrument de Staline, comme son prédécesseur et son successeur.

LÉNINE ET TROTSKY ONT FORGÉ LE STALINISME

L’Etat soviétique, combinant le Parti et l’Administration, forme une gigantesque pyramide de cellules variées et de bureaux multiples sous des comités exécutifs locaux et régionaux étagés selon une hiérarchie minutieuse de la base au sommet et soumis à l’autorité suprême d’un centre unique, le Comité central du Parti dont le Politbureau et le Secrétariat sont, en principe, les organes permanents. Mais comme l’a dit Bernard Shaw, à un certain moment, Staline s’avéra le secrétaire général d’un comité dont il avait lui-même nommé tous les membres pour qu’ils le nomment Secrétaire général.

Sous la structure dominatrice du Parti s’additionnent et s’entre-croisent plusieurs structures parallèles, celles des pseudo-Soviets, des pseudo-Syndicats, des Jeunesses communistes, des institutions économiques, des organisations policières. Ces structures diverses s’emboîtent et s’enchevêtrent comme dans un labyrinthe apparemment inextricable, mais dont le Secrétariat, son Orgbureau et son Orgraspred (s’il existe encore) détiennent le fil d’Ariane. A tous les niveaux de ces réseaux bureaucratiques correspondent des avantages de tout ordre, notamment des privilèges matériels qui incitent aux rivalités intestines, à l’arrivisme et à la corruption déclarée (conditions de logement, voitures, villégiatures, « enveloppes », magasins spéciaux interdits au peuple, réservés aux bénéficiaires de la « nomenclature », sic). Une invraisemblable mais réelle superposition de kom (comités) maintient tant bien que mal le système, à savoir, de bas en haut de l’échelle, la pléthore des kom (de lieux, de districts, de villes, de provinces, de régions) et des ispolkom (comités exécutifs) subordonnés à maints kom supérieurs que surplombe l’oligarchie dont parlait Lénine en veine de franchise.

Telle est l’oeuvre empirique de celui qui, dans l’Etat et la Révolution, en 1917, avait affirmé que l’Etat doit commencer à dépérir dès le lendemain de la révolution socialiste. Elle a été réalisée par étapes pour encadrer et soumettre la population réfractaire au nouveau régime ; car même la minorité d’électeurs qui votèrent pour les bolchéviks à la Constituante n’avaient pas voté pour la Tchéka et la terreur, ni pour le communisme ; elle crut voter pour la paix, pour la distribution des terres, pour des soviets libres. A cette construction étatique monstrueuse correspond une idéologie aberrante, un pseudo-marxisme verbal, simpliste et caricatural, dont Lénine fut également le créateur théorique et pratique. Staline n’a fait qu’avilir à l’extrême ce que Lénine avait inventé, celui-ci sincère dans ses intentions socialistes, ce dont ses épigones n’ont cure.

Quant à Trotski, soucieux d’effacer ses désaccords du temps jadis avec Lénine, reculant devant la suspicion perfide de « bonapartisme », hanté par le précédent historique de « Thermidor », il a dû rivaliser d’orthodoxie dite « bolchévique-léniniste » avec ses adversaires, tout en dénonçant in extremis et à juste titre « le système de la terreur par l’appareil », mais dans des conditions où cet appareil, dont il avait fait partie, était désormais capable d’étouffer toute voix discordante et de punir sans rémission toute velléité de dissidence.

Trotski a contribué à forger avec Lénine le mythe néfaste de la « dictature du prolétariat » et le dogme funeste de l’infaillibilité du Parti, au mépris des idées réelles de Marx invoquées à tort et à travers. Tous deux, ivres de leurs certitudes doctrinales, juchés au sommet de la pyramide bureaucratico-soviétique, ont méconnu ce qui s’élaborait aux niveaux inférieurs, faisant preuve d’une inconscience qui a livré à Staline tous les leviers de commande.

Tels sont, en esquisse hâtive, nécessairement dépouillée, le pourquoi et le comment de la carrière énigmatique de Staline. Résumé qui ne permet pas d’identifier, comme trop de gens y inclinent, le fondateur de l’Etat prétendu soviétique à son héritier, si différents de natures et par leurs mobiles, sans parler du reste. Plekhanov, à Victor Adler qui lui avait dit pour le taquiner : « Lénine est votre fils », répondit du tac au tac : « Si c’est mon fils, c’est un fils illégitime ». Lénine aurait pu en dire autant de Staline. Car ce dernier n’était pas un autre Lénine. Ceux qui le croient sincèrement se trompent. Mais ceci est une autre histoire.

Boris SOUVARINE

NOTES

1. B. Souvarine : Staline. Aperçu historique du bolchévisme. Paris 1935, Nouvelle édition : 1940. Réédition augmentée : 1977.

2. Les deux sigles sont la contraction des désignations suivantes, qui se prêtent mal à une traduction précise : Outchotno-raspredelitelnyi otdiel (idée de recensement, de comptabilité, et d’affectations, de nominations) ; et Organizatsionno-raspredelitelnyi otdiel (idée d’organisation et de répartition, d’affectations) ; otdiel = section.
Nous citons et citerons la traduction des éditions françaises, mais en corrigeant l’erreur courante de franciser control, qui en anglais a un sens de pouvoir, d’autorité, de domination ou de possession, alors qu’en français contrôle signifie vérification.

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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 27 Oct 2017, 00:09

Lénine ou l’utopie au pouvoir

« Se transformer en son contraire, aboutir finalement à un point diamétralement opposé au point de départ, c’est le sort fatal de tous les mouvements historiques qui ignorent leur genèse et leurs conditions d’existence et qui, pour cette raison même, s’orientent vers des buts purement illusoires. Ils sont corrigés inexorablement par l’ironie de l’histoire. » (Engels, 1890.)

L’UTOPIE est redevenue à la mode. « L’utopie, c’est le désir », nous dit-on en oubliant d’ajouter que si le désir n’était qu’utopique l’humanité se serait éteinte dès la première génération. « L’esprit de l’utopie, c’est le principe espérance », nous assure tel naufragé du millenium, en omettant de rappeler que, si l’espérance ne portait que sur des chimères, on en serait encore à l’âge des cavernes. « L’espérance, ajoute un autre, est un mirage qu’aucune caravane n’a jamais atteint, mais, sans elle, aucune caravane jamais ne partirait ». Rien de plus faux ! Toutes sortes de caravanes, guerrières ou pacifiques, civilisatrices ou dévastatrices, se sont mises en marche au long de l’histoire, mais dans l’immense majorité des cas, les bonnes ou mauvaises espérances qui les guidaient étaient tout ce qu’ont veut, sauf des mirages. Contrairement aux fabulations révolutionnaires, issues d’on ne sait de quel christianisme perverti, toute espérance n’est pas nécessairement bonne, et c’est précisément en tournant le dos aux mirages et en combattant meurs propres mauvaises espérances que les hommes ont pu remporter quelques insignes victoires sur l’ignorance et la servitude. Ce n’est pas par le voyage en Icarie (pour ne rien dire des festins fouriéristes...), c’est en explorant le « champ du possible » que la classe ouvrière, par exemple, a pu, peu à peu, conquérir des droits et des pouvoirs qui, hier inconcevables, paraissent aujourd’hui naturels, donc limités, insatisfaisants, extensibles, perfectibles, dépassés. Chaque fois, au contraire, que les individus, les masses ou les nations se sont pris au piège de l’utopie, le résultat fut toujours le même : l’échec, le mensonge et le meurtre.

« Il faut utopianiser l’univers », disait le pauvre Cabet. Mais ce qui n’était alors qu’une phrase creuse d’orateur de club, a été « scientifiquement » expérimenté par notre siècle de fanatiques et d’assassins travestis en agents d’exécutions du Jugement dernier : prophètes de la « lutte finale » et administrateurs de la « solution » également « finale ». Nous avons aujourd’hui que le seul moyen d’ « utopianiser » quoi que ce soit, c’est de l’anéantir. L’espoir de purger le monde des races impures et autres « sous-hommes » a bien failli se réaliser dans la nuit et le brouillard, tandis que l’utopie d’une humanité purgée des classes « historiquement condamnées » a donné le Goulag et sert toujours à légitimer la tyrannie.

Aussi, est-ce avec un véritable soulagement que nous retournerons aux temps bénis où le mot « utopie » avait un sens nettement péjoratif. Relisons Lénine : « L’utopie est un mot grec : “u” en grec signifie “non”, “topos” signifie “lieu”. L’utopie est un lieu inexistant, un fruit de l’imagination, un conte de fées. L’utopie en politique, c’est le genre de souhait qui ne peut être réalisé ni maintenant ni jamais » [1]. Même si à la place de « jamais » (mot qu’il ne faut jamais prononcer), on lit « dans un avenir humainement prévisible », il est manifeste que la définition léninienne ne vaut que pour les « bonnes » utopies : en effet, contrairement aux « mauvaises » utopies qui, elles, relèvent d’un art simple et tout d’exécution, la « bonne » utopie n’est qu’un projet purement et simplement irréalisable, et l’unique question qui se pose est comment faire pour que le conte de fées ne tourne pas au cauchemar.

Pareille question n’a jamais frôlé l’esprit de Lénine. C’est qu’il était absolument sûr que le temps de l’utopie était définitivement révolu et que l’humanité disposait enfin d’une clé « scientifique » pour ouvrir les portes de l’avenir. Cette clé était le marxisme ou « socialisme scientifique ». « Nous nous plaçons entièrement sur le terrain de la théorie de Marx : elle a été la première à faire du socialisme, d’utopie qu’il était, une science », affirmait-il dans un écrit de 1899 intitulé « Notre programme » (4, p. 216) ? [2] Vingt ans plus tard, lors de la mémorable discussion sur ce monument d’utopisme livresque que fut le premier programme du parti bolchévik en tant que Parti communiste au pouvoir, Lénine déclarera avec la même tranquille assurance : « Nous sommes tenus de partir de cette idée marxiste, reconnue de tous, qu’un programme doit être édifié sur une base scientifique » (29, p. 190). Emporté par l’enthousiasme « scientifique », il ira même jusqu’à dire : « Engels qui, avec Marx, a jeté les bases du marxisme scientifique » (29, p. 205)...

« Marxisme scientifique » ! Pourquoi pas « marxisme marxiste » ou « science scientifique » ? Quand on sait que dans l’esprit de Lénine « scientifique » signifie tout simplement : conforme aux citations disponibles de Marx et d’Engels (je souligne le mot disponibles parce qu’une grande partie de l’oeuvre de Marx était inconnue à l’époque de Lénine), on ne s’étonnera pas de cette apparente tautologie... Fin mars 1920, alors que la Russie et l’Ukraine étaient ravagées par le typhus et la famine, Lénine déclarait avec toujours la même tranquille assurance : « Notre révolution se distingue des précédentes en ce qu’elle est exempte d’utopisme » (30, p. 468). En fait, la révolution léniniste se distingue de toutes les précédentes en ce qu’elle fut la première qui ait voulu se fonder sur la « science » marxiste, c’est-à-dire sur des citations. Comme le dit Nadejda Mandelstam avec sa profondeur coutumière, « les hommes qui ont proclamé le moteur de l’histoire, c’est l’infrastructure, le facteur économique, ont démontré par toute leur pratique que l’histoire était le développement et l’incarnation d’une idée – l’idée qu’il existe une vérité scientifique absolue, connue des hommes, et que les hommes qui la possèdent peuvent prévoir l’avenir et modifier selon leur entendement le cours de l’histoire. De là provient l’autorité de ceux qui détiennent cette science : prioritas dignitis. Cette religion (que ses adeptes qualifient modestement de science) élève l’homme imparti d’autorité au niveau de Dieu » [3]. C’est ces hommes-dieux que nous verrons en action. Et nous verrons aussi comment l’inexorable « ironie de l’histoire » les a amenés à faire le contraire de ce qu’ils imaginaient faire.

LA CRISE RÉVOLUTIONNAIRE

Depuis la révolution de février, la Russie était devenue, au dire de Lénine, « le pays le plus libre du monde » (36, p. 449) ; La guerre, qui avait balayé l’autocratie, sapait chaque jour davantage ce qui restait de l’autorité. Saignées à blanc, conduites de défaite en défaite, les armées russes disparaissaient dans la tourmente, tandis qu’à l’intérieur la disette, la pénurie de matières premières, la paralysie des transports, l’avilissement de la monnaie achevaient de démanteler et de discréditer les institutions. La guerre, c’est-à-dire l’armée allemande avait fait plus de la moitié de la révolution ; la révolte des nationalités, les jacqueries paysannes, l’opposition croissante entre la ville et la campagne, l’efferverscence anarcho-maximaliste dans les deux capitales et les soviets feraient le reste.

Tout compte fait, les soviets de 1917 (de même que les soviets hongros pendant la révolution antitotalitaire de 1956) étaient des instruments de dissolution de l’Etat, plutôt que de véritables organes de gouvernement : expression chaotique de toutes les forces centrifuges que recélait l’Empire des tsars et sa « prison des peuples », poussée paroxystique de l’anarchisme russe, ils avaient quelques chances de subsister comme formes d’auto-administration locale, mais devaient fatalement s’effacer dès que le besoin de reconstituer un Etat moderne se ferait sentir.

C’est pourtant cet état, pour ainsi dire colloïdal, de la matière politique et sociale, que Lénine et les bolcheviks érigèrent en idéal et en critère exclusif du « démocratisme » pendant les mois qui précédèrent l’insurrection d’Octobre. Les soviets leur apparaissaieent comme la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat, qui permettrait de réaliser un Etat du type de la Commune de Paris, c’est-à-dire un Etat sans armée permanente, sans police, sans bureaucratie, où la fonction gouvernementale cesserait d’être le privilège d’un groupe spécialisé incontrôlable et deviendrait l’affaire quotidienne de tous les citoyens.

Le moment était venu de mettre en application le programme socialiste, les enseignements que Marx tira de la Commune de Paris et que ses disciples, devenus réformistes, opportunistes, « social-traîtres », avaient oubliés, enterrés, bafoués, falsifiés. Ces termes – et les anathèmes de rigueur – reviennent sans cesse comme un leitmotiv obsédant dans tous les écrits de Lénine de cette période. Et c’est précisément pour défendre la vraie doctrine de Marx contre la « diffusion inouïe des déformations du marxisme » (25, p. 418) que Lénine écrivit en août-septembre 1917, alors qu’il était traqué par la police comme agent de l’ennemi, l’ouvrage fondamentl qu’il tenait en quelque sorte pour son testament spirituel : l’Etat et la Révolution [4].

Le propos de Lénine était apparemment modeste : il s’agissait de « reconstituer la véritable doctrine marxiste de l’Etat » à l’aide d’une longue série de citations minutieusement choisies et commentées. En fait, il s’agissait de démontrer la « trahison » de la social-démocratie officielle et de fonder la légitimité « marxiste » d’une révolution que les menchéviks ainsi que bon nombre de bolchéviks tenaient pour prématurée et vouée à l’échec : si, un mois avant le coup d’Etat, Lénine s’est mis à collectionner les citations de Marx et d’Engels, c’est parce qu’il croyait que les soviets allaient exterminer le « monstre le plus froid » et mettre fin pour toujours à l’oppression du citoyen par l’Etat aussi bien que celle du producteur par le capital.

« On nous confondra avec les anarchistes », dit ironiquement Lénine (24, p. 80). Mais il fallait surtout craindre d’être confondus avec les « traîtres du prolétariat » qui ont passé sous silence « la similitude du marxisme avec l’anarchisme, avec Proudhon comme avec Bakounine ». (ER, p. 494).

C’est au nom de l’idéal libertaire que Lénine mènera sa grande bataille contre la démocratie bourgeoise et ses « libertés formelles ».

« La république parlementaire bourgeoise », répète inlassablement Lénine, « entrave, étouffe la vie politique autonome des masses, leur participation directe à l’organisation démocratique de toute la vie de l’Etat, de bas en haut » (24, p. 61). La démocratie parlementaire constitue, certes, un « progrès par rapport au moyen âge » ; elle n’en est pas moins une démocratie « étroite, tronquée, fausse, hypocrite ». En théorie, le pouvoir appartient à la représentation populaire. En réalité, la liberté du citoyen est réduite à une simple apparence par l’appareil administratif de l’Etat moderne, « par l’armée permanente, la police, la bureaucratie ».

« Considérez, dit Lénine, n’importe quel pays parlementaire, depuis l’Amérique jusqu’à la Suisse, depuis la France jusqu’à l’Angleterre, la Norvège, etc. Les vraies affaires de l’Etat sont réglées dans la coulisse, par les bureaux, les chancelleries, les états-majors » (ER, p. 457). « L’Angleterre et l’Amérique elles-mêmes, les plus grands représentants de la “ liberté ” anglo-saxonne, ont glissé entièrement dans le marais fangeux et sanglant des institutions militaires et bureaucratiques, qui se subordonnent tout et écrasent tout de leur poids » (ER, p. 449).

La démocratie suisse était l’ombre d’un rêve par rapport à l’avenir que promettaient les soviets. A la démocratie « châtrée » du parlementarisme, les soviets opposaient des institutions où « la liberté d’opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie ». Il s’agissait de dépasser le parlementarisme, non en supprimant les institutions représentatives (« Nous ne pouvons imaginer une démocratie sans institutions représentatives »), mais en donnant à celles-ci le maximum d’efficience et de pouvoir. Suivant l’exemple de la Commune de Paris, les soviets devaient supprimer la séparation du travail législatif et exécutif et commencer « sans délai » à construire une nouvelle machine administrative permettant de supprimer graduellement toute bureaucratie.

« Nous ne sommes pas utopistes », répète Lénine (ER, p. 460). « Cela n’est pas une utopie ; c’est l’expérience de la Commune, c’est la tâche directe, immédiate du prolétariat révolutionnaire ». Le remplacement de l’armée et de la police par une milice populaire, l’éligibilié et la révocabilité complètes de tous les fonctionnaires sans exception étaient les « moyens infaillibles » qui permettraient au prolétariat victorieux de domestiquer sa propre administration et de l’empêcher de redevenir un corps « séparé du peuple ».

Elus au suffrage universel, responsables et révocables « à tout instant » par leurs mandants, les fonctionnaires cesseraient d’être une caste de « prêtres à l’Etat » pour devenir les serviteurs de la collectivité. Et pour leur enlever toute possibilité de s’élever de nouveau au-dessus de la société, il fallait « supprimer tous frais de représentation, tous privilèges pécuniaires attachés aux fonctionnaires, réduire les traitements de tous les fonctionnaires au niveau du salaire ouvrier normal » [5].

« C’est la justement, dit Lénine, qu’apparaît avec le plus de relief le tournant qui s’opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie ouvrière... Et c’est sur ce point particulièrement évident – et en ce qui concerne la question de l’Etat le plus important entre tous – que les enseignements de Marx sont les plus oubliés ! Les commentaires de vulgarisation – ils sont innombrables – n’en soufflent mot. Il est admis de taire cela comme une chose puérile qui a fait son temps, exactement comme les chrétiens ont oublié les “ puérilités ” du christianisme primitif » (ER, p. 454).

Cette mesure « particulièrement évidente », « peut-être la plus importante » en ce qui concerne l’organisation politique de la société nouvelle, devait naturellement se compléter par une série de mesures tendant à démocratiser le processus même de la production et à introduire le socialisme dans la « base écnomique » de la société. L’égalité n’aurait de sens que dans la mesure où elle se conjuguerait avec la démocratie à l’usine.

L’AUTOGESTION OUVRIÈRE

Sur ce point aussi les « opportunistes » avaient complètement falsifié l’idée marxienne de l’« auto-gouvernement des producteurs ». D’après ces « traîtres », la complexité des techniques modernes nécessite le maintien d’un appareil bureaucratique spécialisé ; pour Kautsky par exemple, les ouvriers devraient renoncer aux fonctions de direction et se contenter d’un simple contrôle de la gestion bureaucratique. Ce programme minimal de « contrôle ouvrier » provoque de nouveau les foudres de Lénine. Il fallait débureaucratiser complètement l’appareil de gestion et adopter « immediatement » des mesures « afin que tous remplissent les fonctions administratives, que tous deviennent pour un temps “bureaucrates” et que, de ce fait, personne ne puisse être bureaucrate » (ER, p. 520). Il fallait passer directement à la gestion ouvrière de la production et « extirper pour toujours l’ivraie bureaucratique ». « L’organisation de la production incombe entièrement à la classe ouvrière », disait Lénine en décembre 1917. « Rompons une fois pour toutes avec le préjugé qui veut que les affaires de l’Etat, la gestion des banques, des usines, etc., soit une tâche inaccessible au ouvriers » (26 p. 382). La dénonciation de ce préjugé « absurde, barbare, infâme et odieux » est un thème constant de la littérature bolchéviste pendant la courte période où le mot dictature du prolétariat conservait encore quelque sens. Aussi le paragraphe 5 de la partie économique du programme du parti (adopté en 1919) proclamera que « les syndicats doivent aboutir à concentrer pratiquement entre leurs mains toute la direction de l’ensemble de l’économie nationale en faisant participer les masses à la gestion de l’économie. »

« L’essentiel », disait Lénine en octobre 1917, « c’est d’inspirer aux travailleurs la confiance dans leur propre force. L’essentiel, c’est de rompre avec le préjugé des intellectuels bourgeois d’après lequel seuls de spécialistes peuvent organiser la société socialiste » (26, p. 110).

Répétées à satiété, avec une ferveur toute religieuse, pendant les mois qui précédèrent et suivirent octobre, ces formules débordantes de « confiance », où se résume la mythologie spécifique de la phase ouvrière de la révolution russe, autorisaient un optimisme fortement teinté de messianisme, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il servait à masquer plutôt qu’à résoudre les vrais problèmes. Aussi Lénine était-il fermement persuadé que son programme d’autogestion totale et universelle n’était pas un idéal relégué dans un avenir lointain, mais le fruit des tendances les plus profondes de l’économie moderne. C’est du moins la thèse qu’il expose avec force détails dans une des pages les plus étonnantes de l’Etat et la Révolution. A l’en croire, le capitalisme moderne avait « réduit » les fonctions de gestion et d’administration « à de si simples opérations d’enregistrement, d’inscription et de contrôle, qu’elles seront parfaitement à la portée de tous les hommes pourvus d’un minimum d’instruction ». « Recensement et contrôle, voilà », disait-il, « l’essentiel, et pour l’organisation et pour le fonctionnement régulier de la société communiste dans sa première phase ». Il ne lui venait pas à l’esprit que l’Etat révolutionnaire allait planifier la quasi-totalité de la production et de la distribution et cela dans un pays où une écrasante majorité de paysans illettrés employaient encore la charrue de bois. Et trois fois plutôt qu’une, il proclamera que le recensement et le contrôle ont été « simplifiés à l’extrême par le capitalisme, qui les a réduits aux opérations les plus simples de surveillance, d’enregistrement et de délivrance de reçus correspondants (sic) – toutes choses à la portée de quiconque sait lire et écrire et connâit les quatre règles d’arithmétique. » [6]

Simpicité, facilité... Le premier contact avec les réalités du pouvoir suffira pour dissiper ces pieuses fantasmagories. Comme le personnage de Dostoïevski, Lénine découvrira à son tour que le meilleur moyen pour aboutir au despotisme illimité c’est de partir de la liberté illimitée.

DU RÊVE À LA RÉALITÉ

Lénine avait jusqu’alors fondé toute son action sur l’axiome de l’incapacité politique des masses et la primauté de l’élite des « révolutionnaires professionnels ». Voilà qu’il semblait subitement acquis aux idées quasi anarchistes de la démocratie intégrale et mettait une sourdine à ses conceptions si peu démocratiques sur le « principe bureaucratique » et le primat du parti. De cela, on ne trouve pas la moindre trace dans l’abondante littérature léninienne traitant des institutions soviétiques durant l’année 1917. En revanche, les précisions abondent en ce qui concerne la vie des partis sous la « dictature du prolétariat ». Le système des soviets était censé représenter une forme supérieure de démocratie parce que, entre autres, il serait seul capable « d’assurer le développement pacifique de la révolution, l’élection pacifique par le peuple de ses députés, la concurrence pacifique des partis au sein des soviets, l’expérimentation du programme des différents partis, le passage du pouvoir d’un parti à l’autre » (26, p. 62).

Personne ne pensait alors que la dictature du prolétariat pouvait passer par le règne du parti unique. Il n’est pas question du « rôle dirigeant du parti » dans l’Etat et la Révolution ; de même, la première Constitution soviétique (10 juillet 1918) passait encore sous silence l’hégémonie réelle – considérée comme provisoir – qu’exerçait le parti. Même après la prise du pouvoir, Lénine se plaisait à évoquer l’éventualité d’un changement gouvernemental au profit d’un autre parti que le parti bolchévik : « Même si les paysans élisent à l’Assemblée constituante une majorité socialiste-révolutionnaire (les socialistes-révolutionnaires étaient le parti auquel Kerensky était « apparenté » à la Douma) nous dirons encore : soit ! Nous devons laisser pleine liberté au génie créateur des masses populaires » (26, p. 269). Tout devait être mis en oeuvre pour permettre à la représentation nationale de refléter le plus fidèlement possible les fluctuations de l’opinion populaire. Il fallait, par exemple, accorder aux électeurs le droit de rappeler leurs députés. Ainsi, disait Lénine, « le passage du pouvoir d’un parti à l’autre s’effectuera pacifiquement, simplement par de nouvelles élections » (26, p. 355).

En effet, les élections eurent lieu dans une relative liberté. Les bolchéviks recueillirent moins d’un quart des 41 millions de suffrages exprimés, 62 % allèrent aux socialistes modérés de diverses nuances, les socialistes-révolutionnaires – le parti paysan par excellence – ayant réuni le plus grand nombre de voix : plus de 15 millions. On connaît la suite : l’Assemblée constituante, rêve de plusieurs générations de révolutionnaires, se dispersa le premier jour (janvier 1918) sur sommation d’un marin anarchiste fraîchement converti au bolchévisme.

Cela n’a nullement ébranlé la foi millénariste de Lénine dans le « dépérissement » imminent de l’Etat. « Maintenant, oui, nous pouvons dire que nous possédons une organisation du pouvoir qui indique clairement le passage vers l’abolition complète de tout pouvoir, de tout Etat », disait-il au IIIe congrès des soviets en janvier 1918 (26, p. 487). Traçant un parallèle entre l’anarchisme et le bolchévisme, il se félicitait même de « voir les idées anarchistes prendre enfin des contours vivants » (26, p. 497).

Trois mois plus tard, des mesures policières décimèrent ces mêmes anarchistes, inaugurant ainsi la persécution générale qui devait amener le règne du parti unique. Puis (juillet 1918) vint le tour des socialistes révolutionnaires de gauche : leurs délégués au Ve congrès des soviets de Russie, où ils occupaient environ le tiers des sièges, furent arrêtés, et leurs journaux interdits. En même temps, les références rituelles au « dépérissement de l’Etat » se firent de plus en plus rares et imprécises. L’Etat et la Révolution venait juste de sortir en librairie lorsqu’au VIIe congrès du Parti (mars 1918), Boukharine, le principal théoricien du bolchévisme, proposa d’ajouter au programme une clause concernant le dépérissement de l’Etat. Lénine l’écarta froidement : « En ce moment, nous sommes absolument pour l’Etat (...). Proclamer à l’avance l’extinction de l’Etat, ce serait forcer la perspective historique » (27, p. 149).

C’est dans ce contexte que Rosa Luxembourg écrivit dans sa prison son admirable essai sur la Révolution russe. « La liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres d’un parti, ce n’est pas la liberté », disait-elle. « En étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une pure apparence et la bureaucratie reste le seul élément actif. »

Trois ans plus tard les insurgés de Cronstadt demanderont, dans l’esprit de la Constitution soviétique et du programme d’Octobre, des élections libres aux soviets, la liberté de parole et de presse pour les ouvriers et les paysans, l’abolition des privilèges du parti et le retour à un gouvernement normal des soviets. Lénine et Trotsky ordonneront de bombarder ceux qu’ils appelaient naguère « l’orgueil de la révolution ».

Quelques mois après la prise du pouvoir, il ne restait plus grand chose des « moyens infaillibles » et des « mesures simples et allant de soi » dont il est question dans la rhétorique de 1917. Le « peuple armé » qui devait constituer une armée de volontaires « édifiés par en bas sur le principe de l’élection des officiers » (décret du 12 janvier 1918), va se transformer, avec Trotsky, en une armée aux méthodes de commandement traditionnelles. La police « amputée de ses attributs politiques » et remplacée par une milice populaire englobant hommes et femmes valides de 15 à 65 ans, n’a jamais existé que sur le papier.

Dès le mois de décembre 1917, deux mois après le coup d’octobre, Lénine songeait déjà au Goulag : de toutes les mesures « simples et allant de soi » qu’ils avaient imaginées pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, ce sera la seule qui survivra à l’épreuve des faits pour connaître un développement prodigieux. Le régime qui avait promis d’abolir la police finira par la transformer en l’un des plus grands entrepreneurs de tous les temps. Quant à l’abolition de la bureaucratie, il suffit de rappelet qu’en trois ans de « socialisme scientifique », l’effectif de l’appareil administratif a été multiplié par cinq passant d’un peu plus d’un million en 1947 à 5.880.000 fonctonnaires vers la fin de l’année 1920. et loin de s’avérer « un corps agissant, législatif et exécutif à la fois », les Soviets se sont bientôt transformés en Chambres passives d’enregistrement. Comme dira Lénine en avril 1920 : « Dans notre République, il n’est pas une question importante, politique ou d’organisation, qui soit tranchée par une institution de l’Etat sans que le Comité Central du Parti ait donné ses directives (...). Les dix-neuf membres du Comité central dirigent le Parti ; le travail courant est confié à des collèges encore plus restreints appelés Bureau d’organisation et Bureau politique (...) Il en résulte donc la plus authentique “oligarchie” » (31, p. 42)

Des neuf personnes qui, aux côtés de Lénine, formaient cette « authentique oligarchie », huit on été exécutées comme traîtres, renégats et « monstres » par le neuvième, lequel fut à son tour dénoncé par ses héritier comme un tyran débile et sanguinaire...

Ce n’est pas exactement à ce genre de « démocratie avancée » que pensait Lénine lorsqu’il exaltait la supériorité du système soviétique sur le « parlementarisme vénal et pourri de la société bourgeoise » (ER, p. 459). Si, dans son imagination, le pouvoir soviétique était « des millions de fois plus démocratique des républiques bourgeoises » (28, p. 257), c’est qu’il était absolument persuadé que les bolcheviks allaient inaugurer l’« auto-gouvernement des producteurs » qu’annonçait la prédication marxiste.

DE LA COMMUNE DE PARIS AU « CAPITALISME D’ETAT ALLEMAND »

Dès les premiers pas de la Révolution, il devint manifeste que la gestion ouvrière était irréalisable dans un pays arriéré, ravagé par la guerre civile et la famine. L’epérience du contrôle ouvrier ne fit que démontrer avec éclat l’impossibilité de réaliser la socialistion dans un pays dont les bolcheviks avaient été unanimes – jusqu’en avril 1917 – à reconnaître le manque de maturité pour le socialisme. Dès avril 1918, Lénine se prononça pour le remplacement du contrôle ouvruer par la discipline du travail et l’emploi des spécialistes non communistes pour administrer les entreprises que les interventions « anarchiques » des ouvriers avaient complètement désorganisées. Voici le nouveau langage tenu aux ouvriers qui voulaient gérer eux-mêmes leur usine : « Vous désirez que votre fabrique soit confisquée ? Très bien, les textes des décrets sont prêts, nous pouvons les signer à l’instant même. Mais dites-moi : avez-vous su prendre la production en main, avez-vous calculé ce que vous produisez, connaissez-vous la liaison entre votre production et le marché russe et international ? » (27, p. 308)

Pas plus que les Communeux de 1871, les ouvriers ne connaissaient le rapport de leur production (qui périclitait faute de stocks et de transports) avec le marché russe (qui était en train de disparaître), et encore moins avec le marché international, complètement inexistant à l’époque... « Nous devons nous débarasser des vieux préjugés », disait Lénine (36, p. 536). Il ne s’agissait plus des « préjugés infâmes et absurdes » qu’il dénonçait autrement, mais de l’idée – universellement admise jusqu’à cette date – que la « dictature du prolétariat » signifiait aussi, et surtout, le self-government des ouvriers dans les usines, ce que niait Lénine : « La domination de la classe ouvrière est dans la Constitution, dans le régime de propriété et dans le fait que c’est nous qui mettons les choses en train ; mais l’administration, c’est autre chose, c’est une question de savoir faire, de compétence... Croyez-vous qu’on puisse administrer sans compétence, sans connaissanxes approfondies, sans science administrative. Ce serait ridicule » (36, p. 536).

L’« incompétence » des masses devenait le mot clé du nouveau régime. Ce n’était plus la Commune de Paris qui devait servir d’exemple. Tournant le dos et aux « leçons » de la Commune et aux « enseignements » de Marx, Lénine conviera désormais les ouvriers à se mettre à l’école de l’économie de guerre allemande :

« Oui, mets-toi à l’école de l’Allemand. Il se trouve que c’est l’Allemand qui incarne aujourd’hui, en même temps qu’un impérialisme féroce, les principes de discipline, d’organisation, de collaboration harmonieuse sur la base de l’industrie moderne » (27, p. 64).
« Il faut se mettre à l’école du capitalisme d’Etat allemand, tendre tous les efforts pour se l’assimiler, prodiguer les méthodes dictatoriales pour accélerer cette assimilation de la civilisation occidentale par la Russie barbare, ne pas reculer devant les moyens barbares pour combattre la barbarie » (27, p. 355).

Le « capitalisme d’Etat allemand », c’est-à-dire le système artificiel de direction centralisée de l’économie de guerre, qui devait disparaître dès la fin des hostilités, désignait désormais la quintessence de la civilisation occidentale... Il fallait imposer aux entreprises un « pouvoir fort et impitoyable », un régime de « dictature personnelle », assurant la « soumission de la volonté de milliers à celle d’un seul ». Une cinquantaine d’administrations centrales (glavki) correspondant aux différentes branches de la production et dirigées par des comités désignés par l’Etat concentrèrent entre leurs mains la gestion de l’économie : en outre, des traitements quatre à six fois supérieurs aux salaires ouvriers furent octroyés aux dirigeants des entreprises nationalisées : c’était, expliquait Lénine, la « taxe d’apprentissage » que la classe ouvrière devait payer pour sortir de son inculture et acquérir la « science administrative » qui lui manquait. Jamais Lénine n’a voulu dissimuler le caractère non socialiste de l’économie post-révolutionnaire. « Nous ne pouvons instituer immédiatement l’ordre socialiste », disait-il en décembre 1919. « Dieu veuille que nos enfants, et peut-être même nos petits-enfants, le voient s’établir chez nous » (30, p. 205). En attendant, il fallait renoncer à l’Etat – Commune, se soumettre à la dure discipline du « capitalisme d’Etat » et essayer de « tenir et ne pas mourir de faim ».

Trotsky alla encore plus loin. En réclamant en 1920-21 l’étatisation des syndicats et la militarisation de la main-d’oeuvre, en menaçant même de « démissionner » les dirigeants élus des syndicats et de les remplacer par des fonctionnaires dociles, Trotsky mérita pleinement le titre de « patriarche des bureaucrates » que, par une étrange ironie du sort, Staline lui décerna par la suite. Lénine qui, dans son Testament, lui reprochera un « engouement exagéré pour le côté administratif des choses », se désolidarisa de lui et appela le parti à lutter contre les « formes militarisées et bureaucratisées du travail ». L’Etat qu’exalte Trotsky est une « abstraction », déclara-t-il. « Notre Etat n’est pas ouvrier, mais ouvrier-paysan », et de plus « présentant une déformation bureaucratique » (32, p. 16-17). « Nous n’avons pas encore de fondement socialiste », dira-t-il un peu avant de mourir. « Ceux des communistes qui s’imaginent que ces fondements existent, commettent une très grande erreur » (33, p. 307).

Le régime économique étant un « capitalisme d’Etat » dépourvu de tout « fondement socialiste », les syndicats devraient rester autonomes pour « défendre les ouvriers contre leur Etat » : telle fut la dernière pensée de Lénine sur le rôle des organisations ouvrières dans l’édification de l’ordre économique nouveau.

L’OPPOSITION OUVRIÈRE

On a peine à imaginer contraste plus saisissant entre les promesses de la veille et les réalistes du lendemain, entre la théorie et la pratique. En 1921, les derniers bolcheviks à se rappeler le programme du parti étaient les membres de l’Opposition ouvrière, fraction qui était constituée par les principaux militants communistes du syndicat des ouvriers métallurgistes (le plus combatif des syndicats russes) et du syndicat des mineurs.

Conduite par A. Chliapnikov, premier commissaire du peuple au Travail, et Alexandra Kollontaï, l’Opposition ouvrière demandait l’administration de l’industrie par les syndicats, l’assainissement du parti et le rétablissement des moeurs démocratiques d’autrefois. « Les ouvriers demandent : qui sommes-nous ? », disait Kollontaï. « Sommes-nous réellement la base de la dictature de classe ou seulement un troupeau docile qui sert à soutenir ceux qui, après avoir coupé tous leurs liens avec les masses, appliquent leur propre politique et développent l’industrie sous le couvert assuré de la marque du parti sans se soucier de nos opinions ni de nos possibilités créatrices » [7]. Pour l’Opposition ouvrière, la bureaucratisation des institutions soviétiques était une conséquence fatale du rejet de la gestion ouvrière et de la bureaucratisation du parti lui-même. Si le Parti ajournait continuellement la réalisation de son programme (« dans “vingt-cinq siècles” », disair ironiquement Chliapnikov...), c’était parce qu’il avait perdu sa base prolétarienne (selon Kollontaï il n’y avait guère plus 17 % d’ouvriers aux postes-clés) et s’appuyait principalement sur les professionnels de la politique. De plus le Parti « faisait la chasse aux hérésies » et étouffait l’intitiative et la libre discussion. Pour combattre la « peste bureaucratique », il fallait montrer plus de « confiance en la force de la classe ouvrière », épurer le Parti de ses éléments non prolétariens et rétablir la démocratie au sein de ses organismes.

L’Opposition ouvrière accusait Lénine de « semer la terreur » avec le mot « syndicalisme ». En effet, pendant les années décisives 1920-1922, le « syndicalisme » prend la place du « trade-unionisme » dans le rôle du méchant de la fable. La gestion ouvrière, la démocratie économique, l’« auto-gouvernement des producteurs » dont parle Marx et l’Etat et la Révolution, désignent désormais une « déviation anarcho-syndicaliste petite-bourgeoise » ; pire : une « bourde », une « ineptie ». « Que signifie cela ? » dit Lénine. « Chaque ouvrier saurait-il administrer l’Etat ? Les gens pratiques savent que c’est une fable » (32, p. 56). « Les syndicats peuvent-ils assurer la gestion ? Tous ceux qui ont plus de trente ans et ont quelque expérience pratique de l’édification socialiste, éclateront de rire » (32, p. 61). Il fallait se débarasser des formules « quasi voluptueuses » sur la « démocratie de la production ». C’est « une fausse théorie, une vraie salade » (32, p. 19). « Rien à dire contre l’emploi de ce terme dans un discours, dans un article ». Autrement dit, on pouvait toujours se réclamer de la démocratie économique pour dénoncer la « démocratie formelle », mais non pour demander sa mise en application dans l’économie « socialiste » : « La production est toujours nécessaire, pas la démocratie. La démocratie de la production engendre une série d’idées radicalement fausses. Ce terme prête à confusion. On peut le comprendre comme une négation de la dictature » (32, p. 80). En effet, comment pourrait-on pratiquer à la fois la « démocratie de la production » et la dictature du parti unique ? Comment le parti pourrait-il continuer à refuser aux travailleurs leurs droits politiques et leur offrir en même temps le pouvoir économique dans les entreprises étatisées ?

Pendant que les idéologues dissertaient sur l’« autogestion » et le « capitalisme d’Etat », la Russie et l’Ukraine étaient ravagées par la famine la plus meurtrière qu’elles aient connue depuis le temps des invasions mongoles. Et ayant lu dans Le Monde du 15 févrirer 1977 un article de M. Jean Elleinstein sur cette question, je me suis empressé d’envoyer la lettre qu’on va lire (et qui ne fut pas publiée).

LA FAMINE DE 1921-22

M. Elleinstein écrit : « Soljenitsyne reste muet sur la grande famine de l’hiver 1921-1922 qui a causé la mort de plus de sept millions de personnes ». C’est le contraire qui est vrai. Relisons L’Archipel du Goulag, tome I, pages 247-248 :

« A la fin de la guerre civile et comme sa conséquence naturelle, une famine inouïe s’abattit sur le bassin de la Volga. Elle n’ajoute guère de lauriers aux vainqueurs de cette guère ; aussi l’expédie-t-on chez nous en deux lignes. Et pourtant quelle famine ce fut ! Jusqu’au cannibalisme, les parents mangeant leurs propres enfants – une famine comme la Russie n’en avait pas même connu au “Temps des troubles” (...) Un seul film sur cette famine jetterait sans doute un jour nouveau sur tout ce que nous avons vu, sur tout ce que nous savons de la révolution et de la guerre civile. Mais il n’y a ni films, ni romans, ni études statistiques – on cherche à oublier – ça gâte le tableau. »

En effet, on chercherait en vain la moindre étude approfondie de cette catastrophe dans les écrits de Lénine et dans les volumineux procès-verbaux des congrès et conférences du parti. Autrefois, Lénine avait retrouvé les accents de Jérémie pour fustiger la « famine » (insignifiante) de 1912 : « Tous les pays connaissent des mauvaises récoltes, mais il n’y a qu’en Russie qu’elles provoquent des calamités irréparables, qu’elles réduisent à la famine des millions de paysans » (17, p. 534). Tout autre est son langage durant le terrible hiver 1921-1922. « Notre situation économique s’améliore tous les jours », disait-il le 7 novembre. Aussi, en décembre 1921, au moment où, comme dit Soljentsyne, « dans le bassin de la Volga, on mangeait de l’herbe, des semelles de bottes, on rongeait les linteaux des portes » (p. 249), Vladimir Ilitch a trouvé le temps de se pencher sur les difficultés de l’électrification des campagnes... françaises : « Si le pouvoir des capitalistes se maintient, il est certain que l’électrification ne sera ni méthodique, ni rapide ; si tant est qu’elle se réalise, elle sera une nouvelle servitude pour les paysans français, un nouvel esclavage pour les paysans dépouillés par l’oligarchie financière » (33, p. 134).

En 1912, il parlait avec des accents vengeurs de « trente millions d’affamés » et prophétisait à tort : « La famine emportera des millions de vies » (17, p. 535) [8]. En 1921-1922, et bien qu’il ait souvent proclamé sa volonté d’« apporter la statistique au peuple » (27, p. 151), Lénine n’a nullement été tenté de chiffrer l’étendue de la catastrophe. Parlant en août 1921 des affamés de la région de la Volga (25 millions), il disait qu’ils « subissent un désastre à peine moins grand que l’effroyable désastre de 1891 » (32, p. 535). En fait, la famine de 1921-1922 fera dix fois plus de morts que ce que la famine et le choléra réunis de 1891 (700.000 morts), deux fois plus de morts que ce que les bolcheviks appelaient « le carnage » de la guerre de 14-18 (2,5 millions de tués plus 1,5 millions de décès de blessés et de grands invalides), sept fois plus de morts que la guerre civile (1 million), presque autant de victimes que la misère et la famine de 1918-1920 (7,5 millions).

Comment Lénine s’est-il aussi gravement trompé dans ses calculs ? Et comme dit Soljenitsyne (p. 249) : « Qui a conduit la Volga à la famine ? » A en croire l’Hérodote du P.C.F. , « malgré l’exceptionnelle sécheresse, la responsabilité incombe, dans une certaine mesure, aux armées blanches et à la politique de blocus et de cordon sanitaire des Etats capitalistes ».

« Dans une certaine mesure » ? « Quelle mesure » ? Dans quelle mesure le « blocus », levé le 16 janvier 1920, explique-t-il le fait qu’en 1920 la superficie des terres ensemencées représentait la moitié de celle 1917 ? Aux réquisitions et aux pillages (baptisés pompeusement « prélèvements socialistes ») les paysans répondaient par la grève des semences (forme élémentaire de la lutte de classes) et puis par l’insurrection armée, comme celle qui a été menée par des milliers de guérilleros paysans dans la région de Tambov (cf. L’Archipel du Goulag, I, pp. 31-32). Mais puisqu’il a été question du « blocus », il ne serait pas sans intérêt de rappeler l’attitude de Lénine envers ces « Etats capitalistes » auxquels il demandera du secours en 1921-1922. Pendant le terrible mois de décembre 1921, Lénine a trouvé le temps non seulement de s’inquiéter du sort de l’électrification dans les campagnes françaises, mais aussi d’évoquer « la guerre qui se prépare entre l’Amérique et le Japon ou l’Angleterre », guerre qu’il jugeait « inéluctable » et qui « entraînera forcément la France capitaliste, car celle-ci est mêlée à tous les crimes, atrocités et infamies perpétrés par l’impérialisme » (33, p. 130). Etant « scientifiquement » convaincu que l’Amérique ferait fatalement la guerre à l’Angleterre, à l’Europe et au Japon pour les dépouiller de leurs colonies, il avait posé comme principe d’« exploiter les antagonismes des Etats capitalistes en les excitant l’un contre l’autre » (discours du 6 déc. 1920). Et comme il croyait que l’Amérique ne faisait pas la guerre contre l’Angeleterre parce qu’elle n’avait pas encore assez de... pétrole, il ne pensait qu’à la manière d’accélérer ce processus « inéluctable ». Aussi en avril 1921, deux mois avant le début de la famine, il câbla un mémorandum à Tchitchérine, commissaire des Affaires Etrangères : « Nous pouvons accorder aux Américains d’IMMENSES champs pétrolifères (Bakou, Grozny, Emba, Oukhta) et l’Amérique battra par conséquent l’Angleterre. Téléphoner dès réception de ma lettre » (t. 52, 5e édition, p. 120). Mais ce n’est pas pour cette raison que l’American Relief Administration viendra en Russie en septembre 1921 pour sauver des dizaines de millions de vies. Revenons à Soljenitsyne et à son prétendu mutisme. « Pourquoi, dit-il (p. 248), les gens de la Volga mangeaient-ils leurs enfants ? ». « Dans ses Lettres à Lounatcharski (jamais publiées chez nous, au mépris des promesses faites par le destinataire), Korolenko nous explique les raisons qui précipitèrent le pays dans la famine et la misère généralisées. La production était tombée sur toute la ligne et les paysans avaient perdu toute confiance, en même temps que l’espoir de garder pour eux la moindre fraction de la récolte ».

Lénine aboutira à la même conclusion lorsque les révoltes paysannes, les grèves et l’insurrection de Cronstadt l’obligeront à renoncer au rêve insensé du pseudo-socialisme scientifique. « Les prélèvements à la campagne ont empêché l’essor des forces productives et ont été la cause majeure de la crise », dira-t-il le 17 octobre 1921. Mais il était trop tard pour les affamés, et personne n’avait plus l’envie de se fier aux miracles abondantistes annoncé par l’Etat et la Révolution (p. 506) : « L’expropriation des capitalistes rendra possible un essor gigantesque des forces productives. Et voyant comment le capitalisme, dès maintenant, entrave incroyablement cet essor, et combien de progrès l’on pourrait réaliser grâce à la technique déjà acquise, nous sommes en droit d’affirmer, avec une certitude absolue (sic), que l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société ».

LE « POLITIQUE » ET L’« ÉCONOMIQUE »

Critiqué avec acharnement par une fraction qui rassemblait une grande partie, sinon la majorité des éléments ouvriers du parti, placé devant l’échec irrémédiable de son propre programme, condamné à se renier pour conserver le pouvoir face aux grèves et aux émeutes qui se multipliaient dans les villes et dans les campagnes, Lénine se retrouva, au moment de la révolte de Cronstadt, dans le même isolement sectaire qu’à l’époqie où il rédigeait Que Faire ? La similitude des situations provoqua l’identité des réflexes. Mais en 1921, Lénine n’était plus l’animateur d’un groupuscule de révolutionnaires professionnels ; il était le maître d’un Etat dont les prétentions totalitaires et la structure bureaucratisée et militarisée semblaient réaliser, jusqu’à la caricature, les principes oligarchiques qu’il avait depuis toujours inculqués au parti. Cette fois, la contestation de la « spontanéité » du prolétariat s’élargira jusqu’à une négation totale, radicale de l’autonomie de la classe élue et à plus forte raison de la société tout entière. La gestion ouvrière, affirme-t-il, est un mot d’ordre « fallacieux » et « dangereux ». Il était dangereux de parler de démocratie industrielle « dans une conjoncture où la bureaucratie est devenue manifeste aux yeux des masses » (32, pp. 26-27) : Lénine voulait dire là qu’aux yeux des masses, le parti se réduisait à un appareil bureaucratico-militaire en butte à l’hostilité ouverte de l’immense majorité des paysans et de la plus grande partie de la classe ouvrière. Dans ces conditopns, la démocratie à l’usine serait la « fin de la dictature du prolétariat ». « S’engager dans cette voie, c’est en fait jeter le parti par-dessus bord. Si c’est aux syndicats, c’est-à-dire aux neuf dixièmes des ouvriers sans parti, qu’est confiée la direction de l’industrie, à quoi sert alors le parti ? » (32, p. 44).

Poser la question de la gestion des usines en termes de « parti » et de « sans parti » était une nouveauté dans l’histoire de la pensée marxiste : l’économie – les « rapports de production » – cessait d’être la « base » de la société pour devenir une espèce d’épiphénomène de la politique au sens le plus étroit du terme. Aussi n’a-t-on pas manqué de reprocher à Lénine son « point de vue politique », son « attitude politique » envers le problème essentiellement économique de l’organisation de l’industrie. Mais cela n’était guère de nature à l’inquiéter. « La politique, répond-il, ne peut manquer d’avoir la primauté sur l’économie. Raisonner autrement, c’est oublier l’a b c du marxisme » (32, p. 82). La classe – phénmène économique – devait se soumettre au parti, détenteur exclusif de la vérité politique. « Le marxisme enseigne que seule l’avant-garde est en mesure de s’opposer aux inévitables oscillations petites bourgeoises des masses, aux inévitables traditions et récidives de l’étroitesse syndicaliste et des préjugés syndicalistes dans le prolétariat » (32, p. 257).

Sous le couvert du « marxisme » c’est Machiavel qui ressucitait. Le Parti – organisation fermée de l’« avant-garde » – agira désormais comme un « Prince collectif ».

LA FONDATION DU TOTALITARISME

Dans l’univers léniniste de 1920-1922, un doute radical est perpétuellement suspendu sur la véritable identité des classes et groupes qui manifestent la moindre « spontanéité », c’est-à-dire qui échappent au contrôle de l’avant-garde. Ayant catalogué la Russie paysanne comme « le pays le plus petit bourgeois d’Europe », absurdité manifeste, Lénine avait tendance à considérer toute la population avec méfiance et suspicion. Ouvriers et paysans n’étaient plus des classes ayant une structure en soi et des buts pour soi, mais une apparence trouble et confuse, derrière laquelle se cachait le Malin – le « capitalisme » – toujours prêt à reparaître à la surface. Les paysans n’étaient plus des paysans, mais des « petits patrons » et des capitalistes en herbe, incarnant la forme la plus subtile de l’« ennemi de classe » : « Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie que de vaincre les millions et les millions de petits patrons ; or ceux-ci, par leur activité quotidienne, invisible, insaisissable, dissolvante, accomplissent ce qui est nécessaire à la bourgeoisie, restaurent la bourgeoisie (...). Ils entourent de tous côtés le prolétariat d’une ambiance petite bourgeoise, ils l’en pénètrent, ils l’en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat les défauts propres à la petite bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme... » (31, p. 39).

L’adversaire n’était plus le « capitalisme », les gardes blancs, les corps expéditionnaires, mais la réalité toute entière : « L’ennemi, c’est la grisaille quotidienne de l’économie dans un pays de petits agriculteurs, où la grosse industrie est ruinée et où l’élément petit-bourgeois qui nous entoure comme l’air pénètre fortement dans les rangs du prolétariat » (33, p. 17). Si la réalité s’inscrivait en faux contre l’utopie, ce n’était pas parce que celle-ci était un rêve irréalisable, mais parce que celle-là était « petite-bourgeoise ». Tout ce qui ne cadrait pas avec l’orthodoxie du moment était taxé de « petit-bourgeois » et voué à l’anathème. C’est que rien de bon, rien de « véritablement prolétarien » ne pouvait émaner de cette « grisaille quotidienne », de cette société « petite-bourgeoise » où chaque paysan était « à moitié travailleur, à moitié spéculateur » (29, p. 37). Et le prolétariat lui-même n’était pas à l’abri de cet hermaphroditisme sociologique.

Encerclée par ces millions de moujiks métamorphosés en petits-bourgeois et en « restaurateurs du capitalisme », la classe ouvrière elle-même pouvait à tout instant perdre son identité et se laisser « corrompre » par l’ennemi, et cela d’autant plus facilement qu’elle était non seulement « particulièrement fatiguée, épuisée, excédée par trois ans et demi de misères sans précédent » (39, p. 284), mais aussi « affaiblie et jusqu’à un certain point déclassée par la destruction de sa base vitale : la grande industrie mécanisée » (32, p. 490). En effet, pendant la courte période où l’expression « dictature du prolétariat » avait eu quelque sens, l’activité industrielle (« condition objective du socialisme ») avait dû se réduire au cinquième de la normale et la classe ouvrière (« condition subjective ») avait perdu la moitié de ses effectifs. Le « déclassement » du prolétariat deviendra désormais l’argument de choix dans la lutte de Lénine contre la gestion ouvrière et le rétablissement de la démocratie soviétique.

Ayant cessé de représenter le prolétariat, le parti se mit à nier avec obstination l’existence même de la classe à laquelle il se substituait d’office. « Par suite des lamentables conditions de notre réalité », disait Lénine en 1921, « les prolétaires sont obligés de recourir à un gagne-pain non prolétarien, à des procédés petits-bourgeois de spéculation ; ils sont obligés de voler ou bien d’exécuter des travaux privés à l’usine socialiste pour se procurer des articles à échanger contre des denrées agricoles (...). C’est en qualité de spéculateur ou de petit producteur que le prolétaire agit dans la sphère économique » (32, p. 439). En procédant ainsi, expliquait Boukharine en 1920, les ouvriers « se déclassent d’eux-mêmes » et se transforment en « petits bourgeois » : « seuls les plus mauvais éléments de la classe sont restés dans les usines [9] », les meilleurs ayant été absorbés par le parti qui représentait désormais la « vraie » classe ouvrière. Mais c’est Lénine qui a donné la formule la plus extrême de cette étonnante résurrection du « substitutionnisme » que dénonçait Trotski en 1904 :

« Très souvent, quand on dit “ouvriers”, on pense que cela signifie prolétariat des usines. Pas du tout. Chez nous, depuis la guerre, des gens qui n’avaient rien de prolétaire (sic) sont venus aux fabriques et aux usines ; ils y sont venus pour s’embusquer. (C’étaient donc des « embusqués » qui avaient fait la Révolution d’Octobre...). Et aujourd’hui, les conditions sociales et économiques sont-elles, chez nous, de nature à pousser de vrais prolétaires (sic) dans les fabriques et les usines ? Non. C’est faux. C’est juste d’après Marx. Mais Marx ne parlait pas de la Russie : il parlait du capitalisme dans son ensemble, à dater du XVe siècle. Ç’a été juste pendant six cents ans, mais c’est faux pour la Russie d’aujourd’hui (sic). Bien souvent, ceux qui viennent à l’usine ne sont pas des prolétaires, mais toutes sortes d’éléments de rencontre » (33, p. 305).

Le marxisme constituait la « seule science véritable », mais ses critères étaient inapplicables au régime dont il était l’idéologie officielle... Face aux ouvriers frappés d’irréalité, « affaiblis par le déclassement et susceptibles de flottements menchévistes et anarchistes », c’est-à-dire nostalgiques des promesses de 1917, le parti représentait la seule « force réelle du prolétariat » (33, p. 17).

Ainsi Rome n’était plus dans Rome, le « vrai » prolétariat avait disparu des usines, les ouvriers réels n’étaient plus de « vrais prolétaires » : ceux-ci s’étaient réfugiés dans le parti, où les ouvriers réels étaient en minorité. Lorsque Lénine écrivait ses phrases hallucinantes, le nombre total de bolchéviks travaillant effectivement dans l’industrie n’était que de 90.000, soit 18 % des effectifs du parti : pour les trois quarts, celui-ci était un parti de fonctionnaires pour qui, comme dirait Marx, le maintien de la dictature était « une question de couteau et de fourchette ». C’est à eux que Lénine demandera de mener le grand combat contre la bureaucratie devenue entre temps un « fléau ».

Pour maintenir la pureté de l’utopie face à la réalité impure, il fallait tout d’abord institutionnaliser la terreur. L’abandon du « communisme de guerre », l’adoption de la N.E.P., le rétablissement de la liberté du commerce, à partir de 1921 semblaient donner raison aux menchéviks et aux socialistes révolutionnaires. La réponse de Lénine ne se fit pas attendre : « Permettez-nous, pour cela de vous coller au mur (...) Nos tribunaux révolutionnaires doivent fusiller ceux qui auront publiquement fait acte de menchévisme » (33, p. 288). Ensuite, il fallait accentuer le caractère fermé du parti : « le parti ne peut ouvrir largement ses portes, car à l’époque de la désagrégation du capitalisme il est absolument inévitable (sic) qu’il absorbe les pires éléments » ; « cerné par l’ennemi, notre parti doit resté étroit » (30, p. 428). Enfin, le Parti devait lui-même renoncer à la démocratie interne pour se soumettre à la discipline monolithique d’une colonne militaire marchant « au milieu des ennemis ». En effet, la vie politique étouffée dans le pays risquait de renaître à l’intérieur du parti unique : celui-ci ne pourrait conserver son monopole qu’en interdisant les « fractions » qui risquaient de lui transmettre les « flottements », les fièvres et les révoltes du monde extérieur. L’interdiction des fractions au lendemain de la révolte de Cronstadt rendait urgente la mise en application du « principe bureaucratique » d’organisation formulé en 1902. Le parti s’était déjà substitué à la classe ; l’appareil du parti allait bientôt se substituer au parti : chargé d’extirper l’opposition et de pousser au maximum la centralisation et la discipline, l’appareil devait prendre bientôt sous son contrôle la dernière force politique qui substituait dans le pays, le parti, et devenir le seul détenteur du pouvoir réel. Pour imposer sa domination, Staline n’aura pas besoin de se réclamer d’une nouvelle théorie ou de faire état de ses services plutôt médiocres. Il lui suffira d’utiliser à plein rendement et sans scrupule l’instrument que Lénine avait forgé.

Marx s’était refusé de donner des « recettes pour la cuisine de l’avenir ». Lénine lui, rêvait, en 1917, d’un monde radieux où « chaque cuisinière saurait gouverner l’Etat ». Il ne restera bientôt qu’un seul cuisinier : celui dont Lénine avait jadis vanté les « plats épicés » et contre lequel il mènera son « dernier combat ». Mais cela est une autre histoire.

Kostas PAPAÏOANNOU

NOTES

1. Lénine : Deux utopies, 1912. Oeuvres 4e éd. t. 18, p. 362.
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient au volume et à la page des Oeuvres de Lénine, 4e édition, Paris-Moscou, 1958 et suiv.
3. N. Mandelstam : Souvenirs, Gallimard 1972, t.1, p. 164.
4. Lénine : L’Etat et la Révolution, 1917 t. 25, pp. 413-531. Titre abrégé : ER.
5. Ibid., p. 454.
6. L’Etat et la Révolution XXV, p. 455, 460, 489, 511.
7. A. Kollontaï : L’opposition ouvrière.
8. Rappelons que par rapport à 1900 (= 100) l’indice de la population en 1913 était 121 et que celui de la production de grains était de 127 : la production augmentait plus vite que la population. Tel ne sera plus le cas après l’avènement du « socialisme ».
9. Article dans Die Rote Fahne, Vienne, 29 juin 1920.

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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 27 Oct 2017, 01:12

Bruxelles samedi 28 octobre 2017

Discussion : 1917, la révolution russe étranglée par les bolchéviks, ou la faillite de toute vision autoritaire de la révolution sociale

18h, Acrata, rue de la Grande Ile 32, 1000 Bruxelles

« Le soir du 25 septembre 1919, à l’assemblée du co­mité du parti bolchévik de Moscou, était examinée la question des moyens de lutte contre le peuple révolté. Les maîtres bolchéviks s’étaient prononcés à l’unanimi­té en faveur de l’adoption des mesures les plus extrêmes contre les ouvriers, les paysans et les soldats rouges in­surgés, les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires de gauche, jusqu’à vouloir instaurer un état d’urgence à Moscou, avec fusillades de masse. Les plans des bol­chéviks ont été déjoués.
Au moment précis du vote et de l’adoption de ces me­sures contre le peuple, les partisans-insurgés révolution­naires on fait sauter le bâtiment du comité moscovite du parti des communistes-bolchéviks. Les débris de ce bâti­ment sont l’abri adéquat pour les représentants du plus que sanglant parti réactionnaire des bolchéviks et des commissaires.
Telle est la vengeance des partisans-insurgés révolu­tionnaires à l’encontre des "tchékistes" et des "com­missaires", pour les dizaines de milliers de paysans, travailleurs et membres de l’intelligentsia laborieuse fu­sillés, pour la trahison des makhnovistes d’Ukraine, pour les exécutions et les arrestations d’anarchistes, pour la dissolution de leurs groupes et fédérations dans toutes les villes et villages, pour la fermeture de tous leurs jour­naux et revues. »
À l’heure où des autoritaires de tout bord organisent conférences, débats et commémorations pour célébrer le centième anniversaire du coup d’État bolchévik de 1917, tentant de redorer le blason de dictateurs, ennemis sanguinaires de l’auto-organisation révolutionnaire et de la liberté, et de ressusciter la conception autoritaire de la révolution sociale, totalement et définitivement désavouée par la longue histoire d’atrocités et d’en­terrements de véritables révolutions commis par ses adeptes et commissaires, nous aussi proposons de jeter un regard en arrière. Mais un regard totalement autre, qui tentera de scruter le panorama des événements de 1917 et les années qui ont suivis pour découvrir les aspi­rations révolutionnaires des paysans et des ouvriers, le bouleversement total pour lesquels elles et ils ont com­battu, les terrorismes bolchévik et blanc auxquels ils se sont heurtés. De nombreuses révoltes et insurrections, dans les villes, les forêts, les bases militaires, les usines et les campagnes, se sont opposées dans ces années révolutionnaires à la constitution de l’État bolchévik, l’étrangleur de toute tentative de se débarrasser défini­tivement de toute oppression et de toute exploitation.
Revenir sur ces années-là peut nous apporter une lu­cidité quant à la vision autoritaire sur la révolution, à la faillite de toute perspective étatiste pour transformer la société, aux dangers des « fronts communs » avec des partisans d’un nouvel Etat – aussi socialiste, commu­niste, prolétaire qu’il se prétende.
Présentation et débat, suivis d’une soirée-apéro à la mémoire de la révolutionnaire Fanny Kaplan, qui, après des années passées au katorga en Sibérie et constatant le tournant totalitaire que prennent les événements sous l’influence des bolchéviks, tenta en 1918 de mettre fin à la vie de Lénine.

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Re: Les Soviets en Russie 1905-1921, révolution russe

Messagede bipbip » 28 Oct 2017, 15:36

Le fascisme bolchevik en 10 secondes

17 mars. - Konstadt est tombée aujourd’hui. Des milliers de marins et d’ouvriers gisent morts dans les rues. L’exécution sommaire des prisonniers et des otages continue.

18 mars. - Les vainqueurs fêtent l’anniversaire de la Commune de 1871. Trotski et Zinoviev accusent Thiers et Galliffet d’avoir massacré les rebelles de Paris...

Alexander Berkman
Le mythe bolchevik - Journal 1920-1922

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