The Nation, 10 octobre 1934.
Texte original The Tragedy of the Political Exiles - Emma Goldman http://sunsite.berkeley.edu/Goldman/Writings/Essays/exiles.html
Durant mes quatre-vingt dix jours passés aux États-Unis 1, des vieux amis ainsi que des nouveaux, y compris des gens que je n’avais jamais rencontré auparavant, ont beaucoup parlé de mes années d’exil. Il leur semblait incroyable que j’avais été capable de supporter les vicissitudes du bannissement et de revenir inchangée, physiquement et moralement, avec mon idéal intact. J’avoue avoir été émue profondément par leur hommage généreux. Mais j’étais aussi embarrassée, non pas parce que je souffrais d’une fausse modestie ou que je croyais que ce genre de choses ne devaient être dites des gens qu’après leur mort, mais parce que la détresse des exilés politiques éparpillés à travers l’Europe est si tragique que mon combat pour la survie ne valait pas la peine d’être mentionné.
Le lot des réfugiés politiques, même avant la guerre, n’a jamais été exempt de stress et de pauvreté. Mais ils pouvaient au moins trouver l’asile dans un certain nombre de pays, la France, la Belgique, la Suisse leur étaient ouvertes. La Scandinavie et les Pays Bas les recevaient avec bienveillance. Même les États-Unis étaient assez hospitaliers pour en admettre quelques-uns. Le vrai refuge était cependant l’Angleterre où les rebelles politiques de tous les pays despotiques étaient les bienvenus.
Le carnage mondial a mis fin à l’âge d’or où un Bakounine ou un Herzen, un Marx et un Kropotkine, un Malatesta et un Lénine, Vera Sazulich, Louise Michel, et tous les autres pouvaient aller et venir sans entraves. Qui se préoccupaient alors de passeports ou de visas? qui s’inquiétait d’un point particulier sur terre ? Le monde entier n’était qu’un seul pays. Un endroit était aussi bon qu’un autre pour continuer son travail pour la libération de son pays natal autocratique. Ces révolutionnaires n’imaginaient pas non plus, dans leurs rêves les plus fous, que le temps viendrait où le monde serait transformé en un immense pénitencier ou que la situation politique deviendrait plus despotique et inhumaine que durant les pires moments du tsarisme. La guerre pour la démocratie et l’avènement des dictatures de droite et de gauche ont détruit toute liberté de mouvement dont avaient bénéficié auparavant les réfugiés politiques. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été transformées en de modernes Assuérus 2, obligés de errer sur terre, acceptés nulle part. Lorsqu’ils sont assez heureux pour trouver asile, ce n’est presque toujours que pour une courte période; ils sont toujours exposés aux ennuis et aux tracas, et leur vie est un véritable enfer.
Pendant un temps, les expatriés russes avait obtenu quelque protection grâce au passeport Nansen 3 et la Société des Nations .La plupart des pays étaient supposés reconnaître ce bout de papier, bien que très peu le faisait, encore moins dans le cas d’individus marqués politiquement.Mais le passeport Nansen était mieux que rien. Il a été aboli, lui aussi et les réfugiés russes sont totalement hors-la-loi. L’époque tsariste, aussi terrible fut-elle, permettait du moins de soudoyer quelqu’un pour traverser les frontières. Cela n’est plus possible, non pas parce que la police des frontières est devenue soudainement honnête, mais parce que tous les pays sont effrayés par le virus bolchevique ou fasciste et gardent leurs frontières hermétiquement closes, même pour ceux qui haïssent toutes les formes de dictature.
J’ai dit précédemment que les exilés politiques étaient parfois assez chanceux pour trouver un asile, mais cela ne comprends en aucune façon le droit de travailler. Tout ce qu’ils font pour gagner à peine de quoi vivre, tel que des cours, des traductions ou un quelconque travail physique, doit être fait en cachette. Si ils étaient pris, cela signifierait de recommencer l’épuisant parcours d’obstacles pour trouver un autre pays d’accueil. Les réfugiés politiques sont constamment à la disposition des autorités. Il est fréquent qu’on les interpelle soudainement à une heure matinale, qu’on les tire du lit, qu’on les conduise au commissariat et qu’on les expulse. Il n’est pas nécessaire d’avoir commis la moindre infraction telle que la participation aux affaires politiques internes du pays qui leur a offert l’hospitalité.
Un de mes amis en est l’exemple. Il a été expulsé d’un certain pays simplement pour avoir édité un bulletin en anglais afin de collecter des fonds pour les prisonniers politiques russes. Après que nous ayons réussi à le faire revenir, on lui a ordonné par trois fois de quitter le pays, et, lorsqu’il fut finalement autorisé à rester, c’était à la condition de renouveler son permis de résidence tous les trois mois. Pendant des jours et des semaines, il a dû poireauter au commissariat, perdant son temps et ruinant sa santé à courir de service en service. En attendant chaque renouvellement, il ne pouvait pas quitter sa ville de résidence. Chaque nouvel endroit où il souhaitait se rendre exigeait une nouvelle déclaration et comme il n’avait aucun document en sa possession pendant que son permis était en attente de renouvellement, il ne pouvait être déclaré nulle part. Autrement dit, mon ami était virtuellement prisonnier d’une ville jusqu’à ce que le permis soit renouvelé. Peu de personnes auraient survécu à un tel traitement. Mais mon ami avait été formé dans les prisons américaines pendant seize ans et il avait toujours une volonté indomptable. Mais son endurance fut tout de même à bout lorsque le délai pour le renouvellement passa de trois à six mois.
Néanmoins, ces misères ne sont en aucune manière les seules tragédies dans la situation de détresse quotidienne de la plupart des réfugiés politiques. Il en existe beaucoup d’autres qui mettent leur mental à l’épreuve et qui transforment leur vie en cauchemars affreux. Peu importe leurs grandes souffrances à l’époque de l’avant-guerre, ils avaient leur foi et leur travail comme exutoire. Ils vivaient, rêvaient et travaillaient pour la libération de leur terre natale. Ils pouvaient sensibiliser l’opinion publique là où ils s’étaient réfugiés quant à la tyrannie et à l’oppression dans leur pays, et aider leurs camarades en prison avec des sommes d’argent importantes versées par des ouvriers et des libéraux de différentes régions du monde. Ils pouvaient même expédier par bateaux des armes et des munitions vers la Russie tsariste et l’Italie et l’Espagne despotiques. Ils étaient certainement des éléments stimulant et utiles. la solidarité qui existait parmi les réfugiés politiques de toute tendance ne l’était pas moins. Quels que soient leurs divergences théoriques, il existait un respect mutuel et un climat de confiance. Et dans les moments importants, ils travaillaient ensemble, sans faux-semblant, mais dans un réel front uni.
Rien de tout cela ne subsiste. Tous les mouvements politiques se prennent à la gorge — plus acharnés, vindicatifs et féroces entre eux que envers leurs ennemis communs. A cet égard, le coupable le plus impardonnable est la soi disant Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Elle ne continue pas seulement un processus d’extermination de tous les opposants politiques à l’intérieur comme à l’extérieur de son territoire, mais aussi d’assassinats psychologiques. Les hommes et les femmes, au passé révolutionnaire héroïque, des personnes qui se sont consacrées à leurs idéaux, qui ont connu des souffrances indicibles sous les Romanov, sont calomniés, diffamés, insultés et pourchassés sans pitié. Ce n’est certainement pas une coïncidence si mon ami a été expulsé à cause d’un bulletin destiné à collecter de l’argent pour les prisonniers politiques russes.
Les Mussolini et Hitler sont bien sûr coupables des mêmes crimes. Eux et leur propagande éliminent tous les opposants politiques qui se dressent sur leur chemin. Eux aussi ont ajouté le meurtre psychologique au massacre de leurs victimes. La sensibilité humaine a été étouffée depuis la guerre.Si la souffrance des réfugiés autrichiens et allemands n’avaient pas réussi à raviver les braises mourantes de la sympathie, on aurait dû perdre toute foi en l’humanité. La réponse généreuse à leurs besoins est en réalité le seul rayon de soleil sur le sombre horizon social.
Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes ont été bien sûr oubliés. Ou bien est-ce l’ ignorance qui est la cause du silence mortelle quant à leur détresse? Ceux qui protestent contre les atrocités allemandes ne savent-ils pas que des anarchistes se trouvent aussi dans les camps de concentration de Göring, victimes des brutalités des barbares des Sections d’Assaut, et que certains d’entre eux ont subi des traitements plus atroces que la plupart des autres victimes des nazis? Erich Mühsam, par exemple, un poète et rebelle social, qui a payé son tribut à la république allemande après le soulèvement en Bavière. Il a été condamné à quinze ans de prison et en a effectué cinq. Dès sa libération, il s’est remis au travail pour dénoncer les conditions inhumaines dans les prisons sous le gouvernement socialiste et républicain. Juif et anarchiste, au passé révolutionnaire, Erich Mühsam a été parmi les premiers à être arrêté par les bandits SA. Il a été battu à maintes reprises, ses dents brisées, ses cheveux et sa barbe arrachés, et la swastika gravée dans sa chair au canif. Après sa mort en juillet, annoncée par les nazis comme un « suicide », on a montré à sa veuve son corps torturé, avec la peau du dos arraché comme si on l’avait traîné par terre, et avec des signes caractéristiques de strangulation.
L’indifférence face au martyre de Mühsam est un signe du sectarisme et de l’intolérance parmi les milieux radicaux et libéraux d’aujourd’hui. Mais ce que je veux surtout souligner, c’est que la barbarie du fascisme et du nazisme a été condamnée et combattue par les personnes qui sont restées totalement indifférentes au Golgotha des prisonniers politiques russes. Et pas que indifférentes; elles justifient aujourd’hui les barbaries de la dictature russe comme inévitables. Tous ces braves gens sont sous le charme du mythe soviétique. Ils ne sont pas conscients de l’incohérence et de l’absurdité de leurs protestations contre les brutalités commises dans les pays capitalistes lorsqu’ils cautionnent les mêmes brutalités en Union Soviétique. Un appel récent de l’Association Internationale des Travailleurs décrit de manière bouleversante les conditions des anarchistes et des anarcho-syndicalistes dans le bastion stalinien. De nouvelles arrestations ont eu lieu à Odessa, Tomsk, Archangel et dans d’autres régions de la Russie.Aucunes accusations ne sont retenues contre les victimes. Elles ont été déportées sans audition ni procès par « procédure administrative. » Ceux dont les peines, allant quelquefois jusqu’à dix ans, étaient terminées ont été à nouveau envoyés dans des régions isolées. Il n’existe pas d’espoir de libération dans l’expérience communiste si vantée.
Un de ces cas tragiques est celui de Nicholai Rogdayeve, anarchiste de longue date et combattant acharné pour l’émancipation du peuple russe. Durant le règne des Romanov, Rogdayeve a connu toutes les atrocités réservées aux dissidents politiques — la prison, l’exile et le katorga 4. Après la révolution de mars, Rogdayeve avait retrouvé la liberté et repris ses activités. Il a travaillé inlassablement avec des centaines d’autres de toutes tendances politiques – en enseignant, en écrivant, en parlant et en organisant les travailleurs. Il a continué sa tâche pendant un moment après la révolution d’octobre. Puis commença la répression bolchevique. Bien que Rogdayeve fut bien connu et apprécié de tout le monde, y compris des communistes, il n’échappa pas aux mains criminelles de la GPU. L’arrestation, l’exil et toutes les autres tortures subies par les prisonniers politiques russes ont miné sa santé. Son corps de géant fut peu à peu bris par la tuberculose qu’il avait contracté suite aux traitements subis. Il est mort il y a quelques mois. Quel était le crime de Rogdayeve et de centaines d’autres? C’était leur adhésion sans faille à leur idéal, leur foi dans la révolution et les masses russes. Pour cette foi inébranlable, ils ont vécu mille purgatoires; beaucoup d’entre eux, comme Rogdayeve, étaient lentement condamnés à mort. Ainsi, Katherine Breshkovsky, vient juste de finir ses jours, à quatre-vingt dix ans, dans un pays étranger. Maria Spiridonova 5, la santé, mais non la volonté, brisée ne partira pas à l’étranger soigner le scorbut contracté dans les prisons de la Tchéka; le sommeil de Staline pourrait en être perturbé. Et Angelica Balabonov, qu’en est-il? Même les sbires de Staline n’ont pas osé l’accuser d’avoir fait cause commune avec les ennemis de la révolution. En 1917, elle revint d’Italie pour regagner la Russie, adhéra au parti communiste et se consacra à la révolution russe. Mais plus tard, lorsqu’elle prit conscience des intrigues et de la corruption au sein de la Troisième Internationale, lorsqu’elle ne fut plus capable de supporter plus longtemps les agissements de la GPU, elle quitta la Russie et le parti communiste. Depuis, Angelica Balabonov a été la cible d’attaques diffamatoires et de dénonciations venues de Moscou et de ses satellites à l’étranger. Cela, ajouté aux années de malnutrition, l’a laissé malade et isolée.
Les réfugiés politiques russes ne sont pas les seul rebelles dont les rêves d’un monde nouveau ont été brisés. Enrico Malatesta, anarchiste, rebelle, et une des personnalités les plus attachantes dans les milieux révolutionnaires, ne fut pas épargné par les souffrances lors de l’avènement du fascisme. Il a consacré généreusement son intelligence et son grand cœur à la libération des ouvriers et paysans italiens pendant plus de soixante ans. La réalisation de son rêve était presque à portée de main lorsque la racaille de Mussolini se répandit comme la peste sur l’Italie, détruisant tout ce qui avait été si péniblement construit par des hommes comme Malatesta, Fabri, et les autres grands révolutionnaires italiens. Les derniers jours de Malatesta furent incontestablement amers.
Depuis un an et demi, les rebelles autrichiens et allemands sont venus s’ajouter à la liste des radicaux de Russie, d’Italie, de Pologne, de Hongrie, de Roumanie, de Yougoslavie et de pays plus petits. Tous ces pays sont devenus le tombeau des idéaux révolutionnaires et libertaires. Il ne reste que peu de pays où il est possible de s’accrocher à la vie. En réalité, rien de ce qu’a entraîné l’holocauste 6 et ses conséquences pour l’humanité ne peut être comparé au sort cruel des réfugiés politiques. Mais leur fois et leur espoir dans les masses subsistent. Aucune ombre d’un doute n’obscurcit leur conviction que les ouvriers se réveilleront de leur sommeil de plomb, qu’ils reprendront une fois de plus le combat pour la liberté et le bien-être.
NDT
1. Du 1er février au 30 avril 1934, période pendant laquelle Emma Goldman avait été autorisée à séjourner aux États-Unis, à la condition qu’elle ne s’exprime pas sur des sujets politiques.
2. Assuérus Un des noms du juif errant
3. Le passeport Nansen a été mis en place le 5 juillet 1922 à l’initiative de Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations. C’était une pièce d’identité reconnu officiellement par de nombreux états permettant aux apatrides de voyager.
4. Le bagne. Contrairement aux camps de concentration, extra-judiciaire, le katorga faisait partie de l’appareil juridique russe
5. Elle est exécutée le 11 septembre 1941,
6. Le pire était à venir, et le terme d’holocauste devait prendre son vrai sens.