Emma Goldman, textes inédits traduits en français

La Tragédie des Exilés Politiques

Messagede digger » 14 Nov 2014, 12:12

The Nation, 10 octobre 1934.

Texte original The Tragedy of the Political Exiles - Emma Goldman http://sunsite.berkeley.edu/Goldman/Writings/Essays/exiles.html

Durant mes quatre-vingt dix jours passés aux États-Unis 1, des vieux amis ainsi que des nouveaux, y compris des gens que je n’avais jamais rencontré auparavant, ont beaucoup parlé de mes années d’exil. Il leur semblait incroyable que j’avais été capable de supporter les vicissitudes du bannissement et de revenir inchangée, physiquement et moralement, avec mon idéal intact. J’avoue avoir été émue profondément par leur hommage généreux. Mais j’étais aussi embarrassée, non pas parce que je souffrais d’une fausse modestie ou que je croyais que ce genre de choses ne devaient être dites des gens qu’après leur mort, mais parce que la détresse des exilés politiques éparpillés à travers l’Europe est si tragique que mon combat pour la survie ne valait pas la peine d’être mentionné.

Le lot des réfugiés politiques, même avant la guerre, n’a jamais été exempt de stress et de pauvreté. Mais ils pouvaient au moins trouver l’asile dans un certain nombre de pays, la France, la Belgique, la Suisse leur étaient ouvertes. La Scandinavie et les Pays Bas les recevaient avec bienveillance. Même les États-Unis étaient assez hospitaliers pour en admettre quelques-uns. Le vrai refuge était cependant l’Angleterre où les rebelles politiques de tous les pays despotiques étaient les bienvenus.

Le carnage mondial a mis fin à l’âge d’or où un Bakounine ou un Herzen, un Marx et un Kropotkine, un Malatesta et un Lénine, Vera Sazulich, Louise Michel, et tous les autres pouvaient aller et venir sans entraves. Qui se préoccupaient alors de passeports ou de visas? qui s’inquiétait d’un point particulier sur terre ? Le monde entier n’était qu’un seul pays. Un endroit était aussi bon qu’un autre pour continuer son travail pour la libération de son pays natal autocratique. Ces révolutionnaires n’imaginaient pas non plus, dans leurs rêves les plus fous, que le temps viendrait où le monde serait transformé en un immense pénitencier ou que la situation politique deviendrait plus despotique et inhumaine que durant les pires moments du tsarisme. La guerre pour la démocratie et l’avènement des dictatures de droite et de gauche ont détruit toute liberté de mouvement dont avaient bénéficié auparavant les réfugiés politiques. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été transformées en de modernes Assuérus 2, obligés de errer sur terre, acceptés nulle part. Lorsqu’ils sont assez heureux pour trouver asile, ce n’est presque toujours que pour une courte période; ils sont toujours exposés aux ennuis et aux tracas, et leur vie est un véritable enfer.

Pendant un temps, les expatriés russes avait obtenu quelque protection grâce au passeport Nansen 3 et la Société des Nations .La plupart des pays étaient supposés reconnaître ce bout de papier, bien que très peu le faisait, encore moins dans le cas d’individus marqués politiquement.Mais le passeport Nansen était mieux que rien. Il a été aboli, lui aussi et les réfugiés russes sont totalement hors-la-loi. L’époque tsariste, aussi terrible fut-elle, permettait du moins de soudoyer quelqu’un pour traverser les frontières. Cela n’est plus possible, non pas parce que la police des frontières est devenue soudainement honnête, mais parce que tous les pays sont effrayés par le virus bolchevique ou fasciste et gardent leurs frontières hermétiquement closes, même pour ceux qui haïssent toutes les formes de dictature.

J’ai dit précédemment que les exilés politiques étaient parfois assez chanceux pour trouver un asile, mais cela ne comprends en aucune façon le droit de travailler. Tout ce qu’ils font pour gagner à peine de quoi vivre, tel que des cours, des traductions ou un quelconque travail physique, doit être fait en cachette. Si ils étaient pris, cela signifierait de recommencer l’épuisant parcours d’obstacles pour trouver un autre pays d’accueil. Les réfugiés politiques sont constamment à la disposition des autorités. Il est fréquent qu’on les interpelle soudainement à une heure matinale, qu’on les tire du lit, qu’on les conduise au commissariat et qu’on les expulse. Il n’est pas nécessaire d’avoir commis la moindre infraction telle que la participation aux affaires politiques internes du pays qui leur a offert l’hospitalité.

Un de mes amis en est l’exemple. Il a été expulsé d’un certain pays simplement pour avoir édité un bulletin en anglais afin de collecter des fonds pour les prisonniers politiques russes. Après que nous ayons réussi à le faire revenir, on lui a ordonné par trois fois de quitter le pays, et, lorsqu’il fut finalement autorisé à rester, c’était à la condition de renouveler son permis de résidence tous les trois mois. Pendant des jours et des semaines, il a dû poireauter au commissariat, perdant son temps et ruinant sa santé à courir de service en service. En attendant chaque renouvellement, il ne pouvait pas quitter sa ville de résidence. Chaque nouvel endroit où il souhaitait se rendre exigeait une nouvelle déclaration et comme il n’avait aucun document en sa possession pendant que son permis était en attente de renouvellement, il ne pouvait être déclaré nulle part. Autrement dit, mon ami était virtuellement prisonnier d’une ville jusqu’à ce que le permis soit renouvelé. Peu de personnes auraient survécu à un tel traitement. Mais mon ami avait été formé dans les prisons américaines pendant seize ans et il avait toujours une volonté indomptable. Mais son endurance fut tout de même à bout lorsque le délai pour le renouvellement passa de trois à six mois.

Néanmoins, ces misères ne sont en aucune manière les seules tragédies dans la situation de détresse quotidienne de la plupart des réfugiés politiques. Il en existe beaucoup d’autres qui mettent leur mental à l’épreuve et qui transforment leur vie en cauchemars affreux. Peu importe leurs grandes souffrances à l’époque de l’avant-guerre, ils avaient leur foi et leur travail comme exutoire. Ils vivaient, rêvaient et travaillaient pour la libération de leur terre natale. Ils pouvaient sensibiliser l’opinion publique là où ils s’étaient réfugiés quant à la tyrannie et à l’oppression dans leur pays, et aider leurs camarades en prison avec des sommes d’argent importantes versées par des ouvriers et des libéraux de différentes régions du monde. Ils pouvaient même expédier par bateaux des armes et des munitions vers la Russie tsariste et l’Italie et l’Espagne despotiques. Ils étaient certainement des éléments stimulant et utiles. la solidarité qui existait parmi les réfugiés politiques de toute tendance ne l’était pas moins. Quels que soient leurs divergences théoriques, il existait un respect mutuel et un climat de confiance. Et dans les moments importants, ils travaillaient ensemble, sans faux-semblant, mais dans un réel front uni.

Rien de tout cela ne subsiste. Tous les mouvements politiques se prennent à la gorge — plus acharnés, vindicatifs et féroces entre eux que envers leurs ennemis communs. A cet égard, le coupable le plus impardonnable est la soi disant Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Elle ne continue pas seulement un processus d’extermination de tous les opposants politiques à l’intérieur comme à l’extérieur de son territoire, mais aussi d’assassinats psychologiques. Les hommes et les femmes, au passé révolutionnaire héroïque, des personnes qui se sont consacrées à leurs idéaux, qui ont connu des souffrances indicibles sous les Romanov, sont calomniés, diffamés, insultés et pourchassés sans pitié. Ce n’est certainement pas une coïncidence si mon ami a été expulsé à cause d’un bulletin destiné à collecter de l’argent pour les prisonniers politiques russes.

Les Mussolini et Hitler sont bien sûr coupables des mêmes crimes. Eux et leur propagande éliminent tous les opposants politiques qui se dressent sur leur chemin. Eux aussi ont ajouté le meurtre psychologique au massacre de leurs victimes. La sensibilité humaine a été étouffée depuis la guerre.Si la souffrance des réfugiés autrichiens et allemands n’avaient pas réussi à raviver les braises mourantes de la sympathie, on aurait dû perdre toute foi en l’humanité. La réponse généreuse à leurs besoins est en réalité le seul rayon de soleil sur le sombre horizon social.

Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes ont été bien sûr oubliés. Ou bien est-ce l’ ignorance qui est la cause du silence mortelle quant à leur détresse? Ceux qui protestent contre les atrocités allemandes ne savent-ils pas que des anarchistes se trouvent aussi dans les camps de concentration de Göring, victimes des brutalités des barbares des Sections d’Assaut, et que certains d’entre eux ont subi des traitements plus atroces que la plupart des autres victimes des nazis? Erich Mühsam, par exemple, un poète et rebelle social, qui a payé son tribut à la république allemande après le soulèvement en Bavière. Il a été condamné à quinze ans de prison et en a effectué cinq. Dès sa libération, il s’est remis au travail pour dénoncer les conditions inhumaines dans les prisons sous le gouvernement socialiste et républicain. Juif et anarchiste, au passé révolutionnaire, Erich Mühsam a été parmi les premiers à être arrêté par les bandits SA. Il a été battu à maintes reprises, ses dents brisées, ses cheveux et sa barbe arrachés, et la swastika gravée dans sa chair au canif. Après sa mort en juillet, annoncée par les nazis comme un « suicide », on a montré à sa veuve son corps torturé, avec la peau du dos arraché comme si on l’avait traîné par terre, et avec des signes caractéristiques de strangulation.

L’indifférence face au martyre de Mühsam est un signe du sectarisme et de l’intolérance parmi les milieux radicaux et libéraux d’aujourd’hui. Mais ce que je veux surtout souligner, c’est que la barbarie du fascisme et du nazisme a été condamnée et combattue par les personnes qui sont restées totalement indifférentes au Golgotha des prisonniers politiques russes. Et pas que indifférentes; elles justifient aujourd’hui les barbaries de la dictature russe comme inévitables. Tous ces braves gens sont sous le charme du mythe soviétique. Ils ne sont pas conscients de l’incohérence et de l’absurdité de leurs protestations contre les brutalités commises dans les pays capitalistes lorsqu’ils cautionnent les mêmes brutalités en Union Soviétique. Un appel récent de l’Association Internationale des Travailleurs décrit de manière bouleversante les conditions des anarchistes et des anarcho-syndicalistes dans le bastion stalinien. De nouvelles arrestations ont eu lieu à Odessa, Tomsk, Archangel et dans d’autres régions de la Russie.Aucunes accusations ne sont retenues contre les victimes. Elles ont été déportées sans audition ni procès par « procédure administrative. » Ceux dont les peines, allant quelquefois jusqu’à dix ans, étaient terminées ont été à nouveau envoyés dans des régions isolées. Il n’existe pas d’espoir de libération dans l’expérience communiste si vantée.

Un de ces cas tragiques est celui de Nicholai Rogdayeve, anarchiste de longue date et combattant acharné pour l’émancipation du peuple russe. Durant le règne des Romanov, Rogdayeve a connu toutes les atrocités réservées aux dissidents politiques — la prison, l’exile et le katorga 4. Après la révolution de mars, Rogdayeve avait retrouvé la liberté et repris ses activités. Il a travaillé inlassablement avec des centaines d’autres de toutes tendances politiques – en enseignant, en écrivant, en parlant et en organisant les travailleurs. Il a continué sa tâche pendant un moment après la révolution d’octobre. Puis commença la répression bolchevique. Bien que Rogdayeve fut bien connu et apprécié de tout le monde, y compris des communistes, il n’échappa pas aux mains criminelles de la GPU. L’arrestation, l’exil et toutes les autres tortures subies par les prisonniers politiques russes ont miné sa santé. Son corps de géant fut peu à peu bris par la tuberculose qu’il avait contracté suite aux traitements subis. Il est mort il y a quelques mois. Quel était le crime de Rogdayeve et de centaines d’autres? C’était leur adhésion sans faille à leur idéal, leur foi dans la révolution et les masses russes. Pour cette foi inébranlable, ils ont vécu mille purgatoires; beaucoup d’entre eux, comme Rogdayeve, étaient lentement condamnés à mort. Ainsi, Katherine Breshkovsky, vient juste de finir ses jours, à quatre-vingt dix ans, dans un pays étranger. Maria Spiridonova 5, la santé, mais non la volonté, brisée ne partira pas à l’étranger soigner le scorbut contracté dans les prisons de la Tchéka; le sommeil de Staline pourrait en être perturbé. Et Angelica Balabonov, qu’en est-il? Même les sbires de Staline n’ont pas osé l’accuser d’avoir fait cause commune avec les ennemis de la révolution. En 1917, elle revint d’Italie pour regagner la Russie, adhéra au parti communiste et se consacra à la révolution russe. Mais plus tard, lorsqu’elle prit conscience des intrigues et de la corruption au sein de la Troisième Internationale, lorsqu’elle ne fut plus capable de supporter plus longtemps les agissements de la GPU, elle quitta la Russie et le parti communiste. Depuis, Angelica Balabonov a été la cible d’attaques diffamatoires et de dénonciations venues de Moscou et de ses satellites à l’étranger. Cela, ajouté aux années de malnutrition, l’a laissé malade et isolée.

Les réfugiés politiques russes ne sont pas les seul rebelles dont les rêves d’un monde nouveau ont été brisés. Enrico Malatesta, anarchiste, rebelle, et une des personnalités les plus attachantes dans les milieux révolutionnaires, ne fut pas épargné par les souffrances lors de l’avènement du fascisme. Il a consacré généreusement son intelligence et son grand cœur à la libération des ouvriers et paysans italiens pendant plus de soixante ans. La réalisation de son rêve était presque à portée de main lorsque la racaille de Mussolini se répandit comme la peste sur l’Italie, détruisant tout ce qui avait été si péniblement construit par des hommes comme Malatesta, Fabri, et les autres grands révolutionnaires italiens. Les derniers jours de Malatesta furent incontestablement amers.

Depuis un an et demi, les rebelles autrichiens et allemands sont venus s’ajouter à la liste des radicaux de Russie, d’Italie, de Pologne, de Hongrie, de Roumanie, de Yougoslavie et de pays plus petits. Tous ces pays sont devenus le tombeau des idéaux révolutionnaires et libertaires. Il ne reste que peu de pays où il est possible de s’accrocher à la vie. En réalité, rien de ce qu’a entraîné l’holocauste 6 et ses conséquences pour l’humanité ne peut être comparé au sort cruel des réfugiés politiques. Mais leur fois et leur espoir dans les masses subsistent. Aucune ombre d’un doute n’obscurcit leur conviction que les ouvriers se réveilleront de leur sommeil de plomb, qu’ils reprendront une fois de plus le combat pour la liberté et le bien-être.

NDT

1. Du 1er février au 30 avril 1934, période pendant laquelle Emma Goldman avait été autorisée à séjourner aux États-Unis, à la condition qu’elle ne s’exprime pas sur des sujets politiques.
2. Assuérus Un des noms du juif errant
3. Le passeport Nansen a été mis en place le 5 juillet 1922 à l’initiative de Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations. C’était une pièce d’identité reconnu officiellement par de nombreux états permettant aux apatrides de voyager.
4. Le bagne. Contrairement aux camps de concentration, extra-judiciaire, le katorga faisait partie de l’appareil juridique russe
5. Elle est exécutée le 11 septembre 1941,
6. Le pire était à venir, et le terme d’holocauste devait prendre son vrai sens.
digger
 
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Lettre à la presse sur le contrôle des naissances

Messagede digger » 14 Nov 2014, 14:05

Document original: Letter to the Press on Birth Control http://sunsite.berkeley.edu/goldman/Curricula/WomensRights/letter.html

Cher Monsieur,

Compte tenu du fait que la question de la régulation des naissances est maintenant prédominant auprès de l’opinion publique américaine, j’espère que vous ne permettrez pas à vos préjugés contre l’anarchisme et moi même, comme sa représentante, de me refuser le fair play. J’ai vécu et travaillé à New York City pendant vingt-cinq ans. A de multiples occasions, j’ai été présentée sous un faux jour dans la presse et l’anarchisme y est apparu comme hideux et ridicule. Je ne me plains pas ; j’expose seulement des faits que, j’en suis sûr, vous connaissez aussi bien que moi. 1

Mais actuellement, la question soulevée par mon arrestation survenue le vendredi 11 février, et pour laquelle je serai entendue le lundi 28 février, est le contrôle des naissances, un mouvement mondial parrainé et soutenu par les homme et les femmes les plus en vue en Europe et en Amérique tel que le professeur August Forel, Havelock Ellis, George Bernard Shaw, H. G. Wells, Dr. Drysdale en Europe et en Amérique, le professeur Jacobi, le Dr. Robinson et beaucoup d’autres. Un mouvement qui trouve ses origines dans l’esprit de personnalités à la fois scientifiques et humanistes et qui à présent est justifié par la science, la sociologie et les nécessités économiques. Vous ne me refuserez certainement pas de m’écouter sur un tel sujet.

J’ai fait des conférences sur le contrôle des naissances depuis de nombreuses années; de nombreuses fois à New York ainsi que dans d’autres villes, devant des foules importantes. Des policiers en civil étaient présents à presque chaque réunion publique, pour prendre d’abondantes notes. Ce n’était donc pas un secret que j’étais partisane du contrôle des naissances et de la nécessité de diffuser une information sur cette question des plus vitales.

Le vendredi 4 février, j’ai de nouveau donné une conférence à ce sujet au Forward Hall de New York, à laquelle trois mille personnes essayèrent d’obtenir une place. Étant donné cette demande populaire d’information sur le contrôle des naissances, une autre réunion publique fut organisée pour le mardi 8 février au New Star Casino. Une fois encore, une foule impatiente y assista. La conférence fut tranquille et tout se déroula de manière intelligente et pacifique, comme dans toutes les autres occasions où la police ne s’en mêle pas. Puis le vendredi 11 février, alors que je m’apprêtais à entrer au Forward Hall pour donner une conférence sur l’athéisme, un sujet qui ne portait aucunement sur le contrôle des naissances, je fus arrêtée, emmenée dans un commissariat immonde, poussée dans un panier à salade, enfermée à la prison de Clinton Street, où j’ai été fouillée de la manière la plus vulgaire par une matrone à la mine patibulaire en présence de deux policiers, ce qui aurait scandalisé le criminel le plus endurci. Puis j’ai été enfermée dans une cellule jusqu’à ce que mon garant me fasse libérer avec une caution de cinq cents dollars.

Tout cela était d’autant plus inutile que je suis bien trop connue dans ce pays pour m’enfuir. En outre, il est peu probable que quelqu’un qui a payé le prix pendant vingt-cinq ans pour son idéal cherche à s’enfuir. Une citation à comparaître aurait suffi. Mais parce qu’il s’avère que je suis Emma Goldman et la défenseuse de l’anarchisme, on devait me traiter avec toute la brutalité de la police de New York, ce qui prouve seulement que tout progresse dans la société sauf l’institution policière. J’avoue que j’étais assez naïve pour croire que des changements étaient survenus depuis ma dernière arrestation à New York City en 1906, mais j’ai découvert mon erreur.

Là n’est cependant pas l’essentiel, ce qui est important et ce que j’espère que vous soumettrez à vos chefs, est le fait que les méthodes de répression de la part des milieux réactionnaires de New York City face à toute idée moderne relative au contrôle des naissances n’ont pas pris fin avec la mort de Anthony Comstock 2. Son successeur, soucieux de jouer les lèche-bottes, ne laisse rien au hasard pour rendre impossible tout débat intelligent sur ce sujet vital. Malheureusement, lui et la police ne sont de toute évidence pas conscients que la question du contrôle des naissances a atteint une telle dimension qu’aucune répression et coup tordu mesquin ne peuvent arrêter sa progression.

Est-il nécessaire de souligner que, quelle que soit la loi sur le contrôle des naissances, ceux qui, comme moi, diffusent l’information ne le font pas par bénéfice personnel ou parce que nous la considérons comme paillarde ou obscène. Nous le faisons parce que nous connaissons la situation désespérée des masses ouvrières et même parmi des professions libérales, incapables de satisfaire les besoins d’une famille nombreuse. C’est sur ce terrain là que je souhaite mener mon combat devant le tribunal. A moins de me tromper lourdement, je suis renforcée dans ma conviction par les principes fondamentaux américains, à savoir que, quand une loi est dépassée par son époque et les besoins, elle doit disparaître, et la seule façon de se débarrasser d’une loi, est de faire prendre conscience à l’opinion publique qu’elle ne répond plus à ses besoins, ce que je fais précisément, et ce que j’ai l’intention de faire à l’avenir.

Je prépare une campagne de publicité à travers une grande réunion publique à Carnegie Hall et par tout autre moyen susceptible d’atteindre le public américain intelligent, tout en étant pas particulièrement désireuse d’aller en prison, J’en serai néanmoins heureuse, si je pouvais, de cette manière, contribuer à la question du contrôle de naissances et à la suppression d’une loi archaïque.

En espérant que vous ne refuserez pas d’informer vos lecteurs sur les faits exposés ici,

Sincèrement vôtre,

[Emma Goldman]

NDT
1. voir A travers la presse américaine http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/a-travers-la-presse-americaine/
2. Voir Le contrôle des naissances http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/le-controle-des-naissances

Emma mérite sa punition


Image

Quel scandale ! J’ai besoin de gosses pour travailler et elle prêche contre les enfants ! En prison !

Der Grosser Kunds


Voir, entre autres, sur ce sujet:
Aux sources du féminisme américain Howard Zinn Traduction par Frédéric Cotton Extrait de Une histoire populaire des États-Unis, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Agone, 2002 http://revueagone.revues.org/414
digger
 
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Ma vie valait-elle la peine d'être vécue ?

Messagede digger » 01 Fév 2015, 12:18

Texte inédit traduit
Texte original :Was My Life Worth Living? Emma Goldman Harper's Monthly Magazine, Vol. CLXX, Décembre 1934
http://sunsite.berkeley.edu/Goldman/Writings/Essays/lifework.html

"Il est étrange de voir ce que le temps fait subir aux causes politiques. Il y a une génération de cela, il semblait à de nombreux conservateurs américains que les opinions qu’exprimait Emma Goldman pourraient bouleverser le monde. Aujourd’hui, elle combat pratiquement seule pour ce qui apparaît comme une cause perdue ; les radicaux contemporains s’opposent à elle dans leur grande majorité; plus que cela, son dévouement à la liberté et sa haine envers l'ingérence du gouvernement pourraient être considérés comme la situant bizarrement sur le même plan du spectre politique que ces messieurs de la Liberty League, à sa frange la plus extrême.
Néanmoins, dans cet article, qui pourrait être considéré comme ses dernières volontés et son testament, elle dégaine encore. Inutile de dire que ses opinions ne sont pas les nôtres. Nous les présentons comme une manifestation de constance courageuse d’un individualisme vraiment robuste, resté intact malgré les opposition et un âge avancé.
" – Les Editeurs.

Jusqu'à quel point une philosophie personnelle est -elle une question de tempérament et jusqu'à quel point résulte t-elle de l'expérience est une question sans intérêt. Nous parvenons naturellement à des conclusions à la lumière de notre expérience, grâce à la mise en œuvre d'un processus que nous appelons la rationalisation des faits que nous observons au cours des épisodes de notre vie.L'enfant est enclin aux affabulations. En même temps, à certains égards, il appréhende la vie plus correctement que ses aînés alors qu'il prend conscience de son environnement. Il n'a pas encore assimilé les usages et les préjugés qui constituent la majeure partie de ce qui passe pour la pensée. Chaque enfant réagit différemment à son environnement. Certains deviennent des rebelles, refusant d'être aveuglés par des superstitions sociales. Ils sont révoltés par chaque injustice perpétrée contre eux ou les autres. Ils deviennent de plus en plus sensibles à la souffrance qui les entoure et aux restrictions contenues dans chaque convention et tabou qui leur sont imposés.

J'appartiens, de toute évidence, à la première catégorie. Depuis mes tous premiers souvenirs de mon enfance en Russie, je me suis rebellée contre toute l'orthodoxie sous toutes ses formes. Je n'ai jamais pu supporter d'être témoin de la cruauté et j'étais révoltée par la brutalité légale infligée aux paysans de notre voisinage.Je versais des larmes amères lorsque les jeunes gens étais enrôlés dans l'armée et arrachés à leurs proches et à leur foyer. J'éprouvais du ressentiment envers le traitement de nos serviteurs, qui faisaient le travail le plus dur et qui étaient néanmoins logés dans des dortoirs misérables et se nourrir des restes de notre table. Je fus indignée lorsque je découvris que l'amour entre des jeunes gens d'origine juive et non juive était considéré comme le crime des crimes et la naissance d'un enfant illégitime comme l'immoralité la plus dépravée.

En venant en Amérique, j'ai partagé le même espoir que la plupart des immigrants européens et la même désillusion, bien que cette dernière m'ait affectée plus profondément. On n'autorise pas l'immigrant sans argent et sans relation à caresser l'illusion confortable que l'Amérique est un oncle bienveillant qui assure la garde affectueuse et impartiale de ses neveux et nièces. J'ai bientôt appris que, au sein de la république, il existe une multitude de façons par lesquelles les forts, les malins, les riches peuvent s'emparer du pouvoir et le garder. J'ai vu tant de travail pour de petits salaires, qui maintenaient juste à la limite de la misère, au profit de quelques-uns qui faisaient d'énormes profits. J'ai vu les tribunaux, les chambres de législateurs, la presse et les écoles -- en fait, tous les lieux d'éducation et de protection -- utilisés, en réalité, comme instruments pour la survie d'une minorité, alors que les masses se voyaient refuser tous les droits. J'ai découvert comment les politiciens savaient embrouiller toutes les questions, comment ils contrôlaient l'opinion publique et manipulaient les votes pour leur propre bénéfice et ceux de leurs alliés industriels et financiers. Voilà l'image de la démocratie que j'ai bientôt découverte à mon arrivé aux États-Unis. Il n'y a eu foncièrement que peu de changements depuis cette époque.

Cette situation, en substance la vie quotidienne, s'est imposée à moi avec une force qui a balayé les faux-semblants et fait apparaître crûment et clairement la réalité à travers un événement survenu peu après mon arrivée en Amérique. Ce fut la soi-disant émeute de Haymarket, suivie par le procès et la condamnation de huit hommes, parmi lesquels cinq anarchistes. Leur crime était un amour englobant tous leurs semblables et leur détermination à émanciper les masses opprimées et déshéritées. L'état de l'Illinois n'avait réussi en aucune manière à prouver leur lien avec la bombe qui avait été jetée lors d'un rassemblement en plein air sur Haymarket Square à Chicago. Ce fut leur anarchisme qui provoqua leur condamnation et leur exécution le 11 novembre 1887. Ce crime légal a laissé une marque indélébile dans mon esprit et mon cœur et m'a décidé de me familiariser avec l'idéal pour lequel ces hommes étaient morts si héroïquement. Je me suis dévouée à leur cause.

Cela demande quelque chose de plus que l'expérience personnelle pour acquérir une philosophie ou une opinion sur un quelconque événement précis. C'est la qualité de notre réponse devant l'événement et notre capacité à pénétrer dans la vie des autres qui nous aident à faire nôtres leurs vies et leurs expériences. Dans mon cas, mes convictions proviennent et se sont développés à partir d'événements vécus par d'autres aussi bien que de ma propre expérience. Ce que j'ai vu infligé aux autres par l'autorité et la répression, par l'économie et la politique, transcende tout ce que j'ai pu endurer moi-même.

On m'a souvent demandé pourquoi je maintenais une telle attitude intransigeante envers le gouvernement et de quelle manière,moi-même, j'avais été opprimée par celui-ci. Selon moi, il contrarie tout le monde. Il exige des impôts sur la production. Il fixe des prix qui empêche le libre échange. Il défend toujours le statut quo et les comportements et croyances conformistes. Il s'ingère dans la vie privée et les relations personnelles les plus intimes, permettant aux superstitieux, aux puritains et aux pervertis d'imposer leurs préjugés ignorants et leur servitude morale aux esprits libres, imaginatifs et sensibles. Le gouvernement fait cela à travers ses lois sur le divorce, sa censure morale, et un milliers de petites tracasseries envers ceux qui sont trop honnêtes pour porter le masque de la respectabilité. En outre, le gouvernement protège le fort au détriment du faible, institue des tribunaux et des lois que le riche peut enfreindre et que le pauvre doit respecter. Il permet au prédateur riche de faire la guerre afin de conquérir des marchés pour les privilégiés, d'apporter la prospérité aux gouvernants et la mort à la masse des gouvernés. Mais ce n'est pas seulement le gouvernement, au sens de l'état, qui est destructeur de toutes les valeurs et qualités individuelles.C'est tout l'ensemble de l'autorité et de la domination institutionnelle qui étrangle la vie. Ce sont les superstitions, les mythes, les faux-semblants, les faux-fuyants et la servilité qui soutiennent l'autorité et la domination. C'est l'obédience à ces institutions inculquée par l'école, l'église et la famille afin que l'individu croit et obéit sans protester. Un tel processus de dévitalisation et de distorsion de la personnalité des individus et des communautés dans leur ensemble peut avoir correspondu à une période de l'évolution historique; mais il doit être combattu énergiquement par tous les esprits honnêtes et indépendants à une époque qui prétend au progrès.

On m'a souvent suggéré que la Constitution des États-Unis était une garantie suffisante pour la liberté de ses citoyens. Il est évident que même la liberté qu'elle prétend garantir est très limitée. Je n'ai pas été impressionnée par la qualité de la garantie. Les nations du monde, avec des siècles de lois internationales derrière elles, n'ont jamais hésité à s'engager dans des destructions de masse tout en jurant solennellement vouloir préserver la paix; et les documents légaux en Amérique n'ont jamais empêché les États-Unis de faire de même. Ceux qui détiennent l'autorité ont abusé, et abuseront toujours, de leur pouvoir. Et les exemples contraires sont aussi rares que des roses poussant sur les icebergs. La Constitution, loin de jouer un quelconque rôle libérateur dans la vie du peuple américain, leur a volé la capacité de dépendre de ses propres ressources et de penser par lui-même. Les américains sont si facilement dupés par la sanctification de la loi et de l'autorité. En fait, le mode de vie a été standardisé, banalisé et mécanisé comme de la nourriture en boîte et les sermons du dimanche. Tout le monde gobe les informations officielle et les croyances et idées prêtes--à-porter. On se nourrit de la sagesse que lui apportent, à travers la radio et les magazines bon marché, les grandes sociétés dont le but philanthropique est de vendre l'Amérique. On accepte les normes de conduite et celles artistiques de la même manière que la publicité pour le chewing-gum la pâte dentifrice et le cirage à chaussure. Même les chansons sont fabriquées comme des boutons ou des pneus d'automobiles -- toutes coulées dans le même moule.

II


Néanmoins, je ne désespère pas de la vie américaine. Au contraire, je pense que la fraîcheur de l'approche américaine, les réserves intellectuelles et d'énergie émotionnelle qui résident inexploitées dans le pays, offrent beaucoup de promesses pour l'avenir. La guerre a laissé dans son sillage une génération déboussolée. La folie et la brutalité dont ils ont été témoins la cruauté et le gâchis inutiles qui a presque ruiné le monde, les ont fait douter des valeurs que leur avaient transmis leurs aînés. Certains, ne sachant rien du passé du monde, ont essayé de créer de nouvelles formes d'art et de vie à partir de rien. D'autres ont fait l'expérience de la décadence et du désespoir. Beaucoup d'entre eux, même révoltés, étaient pathétiques. Ils furent replongés dans la soumission et la futilité, parce qu'ils manquaient d'un idéal et entravés davantage par un sens du pêché et un fardeau d'idées mortes auxquelles ils ne pouvaient plus croire plus.

Ces derniers temps, un nouvel esprit s'est manifesté dans la jeunesse et se développe avec la dépression. ces esprit est plus raisonné, bien que encore confus. Il veut créer un monde nouveau mais ne sait pas très bien comment il veut y parvenir. C'est pour cette raison que la jeune génération réclame des sauveurs. Elle a tendance à croire dans les dictateurs et à acclamer chaque nouveau aspirant à cet honneur comme un messie. Elle veut des méthodes de salut pures et dures, avec une petite minorité dirigeant la société dans quelque voie unique vers l'utopie. Elle n'a pas encore pris conscience qu'elle devait se sauver par elle-même. La jeune génération n'a pas encore appris que les problème auxquels elle est confrontée ne peuvent être résolus que par elle-même et qu'ils devront être réglés sur la base de la liberté sociale et économique en coopération avec les masses qui luttent pour le droit à l'accès à la table et aux joies de la vie.

Comme je l'ai déjà dit, mon insoumission envers toute forme d'autorité provient d'une vision sociale beaucoup plus vaste, plutôt que de quelque chose dont j'aurais souffert moi-même. Le gouvernement a, bien sûr, interféré avec ma pleine expression, comme il l'a fait avec d'autres. Les puissants ne m'ont certainement pas épargnée. Les descentes de police lors de mes conférences pendant mes trente-cinq années d'activité aux États-Unis étaient fréquentes, suivies par d'innombrables arrestations et trois condamnations à des peines de prison. S'ensuivit la privation de ma citoyenneté et mon expulsion. La main de l'autorité s'est toujours mêlée de ma vie. Si je ne m'en suis pas moins exprimée, ce fut en dépit de toutes les restrictions et les difficultés mises sur mon chemin et non à cause d'elles. Je n'étais en aucune manière la seule dans ce cas. Le monde entier a donné des figures héroïques à l'humanité, qui, face aux persécutions et à l'opprobre, ont vécu et combattu pour leur droit et le droit de l'humanité à une expression libre. L'Amérique s'est distingué en contribuant par un large quota de ses enfants qui n'étaient assurément pas à la traîne. Walt Whitman, Henry David Thoreau, Voltairine de Cleyre, une des grandes anarchistes américaines, Moses Harman, le pionnier de l'émancipation des femmes envers l'esclavage sexuel, Horace Traubel, l'adorable chanteur de la liberté, et tout un éventail d'autres esprits braves se sont exprimés en conservant leur vision d'un nouvel ordre social fondé sur la liberté envers toute forme de coercition. Il est vrai qu'ils en payèrent chèrement le prix. Ils furent privé d'une grande partie du confort qu'offre la société au don et au talent, mais qu'elle refuse lorsqu'ils ne se soumettent pas. Mais, quel que soit le prix, leurs vies furent enrichies plus que la moyenne. Je me sens, moi aussi, enrichie au-delà de toute mesure. Mais cela est dû à la découverte de l'anarchisme, qui, plus que toute autre chose, a renforcé ma conviction que l'autorité bloque l'évolution humaine alors que la pleine liberté la garanti.

Je considère l'anarchisme comme la plus belle et la plus utile des philosophies qui ait été élaborée jusqu'à ce jour pour l'exercice de l'expression individuelle et les relations qu'il établit entre l'individu et la société.En outre, je suis certaine que l'anarchisme est trop vital et trop proche de la nature humaine pour mourir un jour. Je suis convaincue que la dictature, de droite comme de gauche, ne peut jamais réussir -- qu'elle n'a jamais réussi, et notre époque le prouvera une fois de plus, comme cela a été prouvé auparavant. Lorsque l'échec de la dictature moderne et des philosophies autoritaires seront plus évidentes et la prise de conscience de cet échec plus général, l'anarchisme sera disculpé. Considéré sous cet angle, une recrudescence des idées anarchistes dans un futur proche est très probable. Lorsque cela arrivera, je crois que l'humanité quittera enfin le labyrinthe dans lequel elle est aujourd'hui perdue et s'engagera sur le chemin d'une vie saine et de la renaissance à travers la liberté.

Nombreux sont ceux qui nient la possibilité d'une telle renaissance pour la raison que la nature humaine ne peut pas changer.1 Ceux qui insistent sur le fait que la nature humaine ne change à aucun moment n'ont rien appris et rien oublié. Ils n'ont certainement pas la moindre idée des immenses progrès faits par la sociologie et la psychologie, prouvant sans l'ombre d'un doute que la nature humaine est malléable et peut être changée. Elle n'est en aucun cas une quantité. Au lieu de cela, elle est fluide et réactive à des conditions nouvelles. Si, par exemple, le soi-disant instinct de conservation était si fondamental qu'il est supposé l'être, les guerres auraient été éliminées, ainsi que tous les occupations risquées et dangereuses.

Je veux souligner ici qu'il n'y aurait pas besoin de grands changements, comme on le suppose souvent, pour garantir le succès d'un nouvel ordre social tel que le conçoivent les anarchistes. Je pense que nos équipements actuels seraient appropriés si les oppressions et les inégalités artificielles ainsi que la force organisée et la violence qui les soutiennent, étaient supprimées.

On fait remarquer de nouveau que si la nature humaine peut être changée, l'amour de la liberté ne pourrait-il pas être ôté du cœur humain ? L'amour de la liberté est un trait universel et aucune tyrannie n'a donc réussi jusqu'à maintenant à l'éradiquer. Quelques dictateurs modernes pourrait essayer, et, en réalité, essaient, avec tous les moyens de cruauté dont ils disposent. Même si ils duraient assez longtemps pour mener à bien un tel projet -- ce qui est difficilement concevable -- il existe d'autres difficultés. D'abord, les peuples que les dictateurs essaieraient de former devraient être coupés de toutes leurs traditions qui pourraient leur suggérer les avantages de la liberté. Ils devraient aussi être isolés de tout contact avec d'autres peuples auprès desquels ils pourraient s'inspirer d'idées libertaires. Mais, le fait même qu'une personne a conscience d'être différente des autres crée le désir d'agir librement. L'envie de liberté et d'expression libre constitue un trait fondamental et dominant.

Comme il est habituel lorsque les gens essaient de sortir de situation embarrassante, j'ai souvent entendu l'argument selon lequel l'homme ordinaire ne veut pas la liberté; que cet amour de la liberté ne se trouve que chez très peu de gens: que le peuple américain, par exemple, s'en désintéresse complètement. Sa résistance à la récente loi de la prohibition, qui a été si efficace que les politiciens ont finalement répondu à la demande populaire et ont abrogé l'amendement, montre que celui-ci n'est pas totalement dénué du désir de liberté. Si les masses américaines avaient été aussi déterminées pour aborder des questions plus importantes, elles auraient pu accomplir beaucoup plus. Il est vrai, cependant, que le peuple américain est tout juste prêt à s'ouvrir à des idées progressistes. Cela est dû à l'évolution historique du pays. En fin de compte, la montée du capitalisme et l'apparition d'un état très puissant sont récents aux États-Unis, Beaucoup se croient encore bêtement au temps des pionniers, lorsque le succès était facile, les opportunités plus nombreuses qu'aujourd'hui et que la situation économique des individus n'était pas susceptible de devenir statique et sans espoir.

Il est néanmoins vrai que l'américain moyen est encore enraciné dans ces traditions, convaincu que la prospérité sera bientôt de retour. Mais, parce qu'un certain nombre d'individus n'ont pas la personnalité et les capacités de penser par eux-mêmes, je ne pense pas que la société, pour cette raison, doive ouvrir une nursery spéciale pour les revitaliser. J'insiste sur le fait que la liberté, la vraie liberté, une société plus libre et plus flexible, est le seul moyen pour le développement des meilleures potentialités de l'individu.

Je reconnais que quelques individus ont acquis une grande stature à travers leur révolte contre les conditions existantes. Je ne suis que trop consciente du fait que ma propre évolution s'est faite en grande partie à travers la révolte. Mais je considère qu'il est absurde de prétendre que les injustices sociales doivent exister pour rendre nécessaire la révolte contre elles. Un tel argument serait la reproduction de la vieille idée religieuse de purification. C'est manquer d'imagination de supposer que quelqu'un qui montre des qualités supérieures à la moyenne ne pourrait les développer que de cette seule façon. La personne qui, au sein de ce système, a évolué dans un contexte de révolte, pourrait facilement, dans une autre situation sociale, évoluer dans une direction artistique, scientifique ou tout autre domaine créatif et intellectuel .

III


Mais, je ne prétend pas que le triomphe de mes idées élimineraient à jamais tous les problèmes possibles de la vie des hommes. Ce que je crois, c'est que la suppression des obstacles artificiels actuels au progrès préparerait le terrain pour de nouvelles conquêtes et joies de vivre. La nature et nos propres complexes sont susceptibles de continuer à nous apporter assez de peine et de d'épreuves. Pourquoi, alors, garder les souffrances inutiles imposées par nos structures sociales actuelles, fondées sur le mythe qu'elles renforceraient nos caractères, alors que des vies prisées démentent quotidiennement une telle notion ?

Le scepticisme concernant l'adoucissement du caractère humain dans un contexte de liberté sont émises principalement par des gens prospères. Il serait difficile de convaincre un homme qui meurt de faim que le fait d'avoir à manger en abondance ruinerait son caractère. Tout comme pour le développement individuel au sein de la société que j'attends avec impatience, je pense que, avec la liberté et l'abondance, des sources insoupçonnées d'initiatives individuels jailliraient. Nous pourrions faire confiance à l'intérêt et à la curiosité humaine envers le monde pour le développement de l'individu dans tous les domaines imaginables.

Bien sûr, ceux enracinés dans le présent ne parviendront pas à prendre conscience que le profit comme incitation pourrait être remplacer par un autre moteur qui motiverait les gens à donner le meilleur d'eux-mêmes. Il est certain que le profit et le gain sont des facteurs déterminants dans notre système actuel. C'est obligé. Même les riches ont un sentiment d'insécurité. Ils veulent protéger et consolider ce qu'ils ont. Les motivations du gain et du profit sont néanmoins liés à d'autres moteurs plus essentiels. Quand un homme s'assure d'un toit et de vêtements, si il est du type à aimer l'argent, il continue à travailler pour obtenir un statut -- un prestige admiré par ses semblables. Dans des conditions sociales différentes et plus justes, ces motivations plus fondamentales deviendraient l'exception et le moteur du profit, qui n'en est que la manifestation, disparaîtrait. Même de nos jours, le scientifique, l'inventeur, le poète, ne sont pas motivés en premier lieu par le gain et le profit. C'est l'envie de créer qui constitue la première incitation. Il n'est pas surprenant que cette envie soit absente parmi la masse des travailleurs, parce que leurs activités sont mortellement routinières. Sans aucun rapport avec leurs vies ou leurs besoins, leur travail s'effectue dans des environnements des plus épouvantables, sous les ordres de ceux qui ont le pouvoir de vie et de mort sur les masses. Pourquoi seraient-ils incités à donner plus d'eux -mêmes que ce qui est strictement nécessaire pour assurer leur misérable existence?

En matière d'art, de science, de littérature et dans les domaines de la vie que nous considérons comme quelque peu éloignés de notre vie quotidienne, nous sommes ouverts à la recherche, à l'expérimentation et à l'innovation. Mais notre obédience traditionnelle à l'autorité est si grande que la suggestion d'expérimenter suscite une peur irrationnelle chez la plupart des gens. Il existe certainement de plus grandes raisons d'expérimenter dans le domaine social que dans la science. Il faut espérer, par conséquent, que l'humanité, ou une partie d'entre elle, aura l'occasion dans un avenir pas trop lointain, de tenter de vivre et d'évoluer dans des conditions de liberté correspondant aux premiers stades de la société anarchiste. La croyance dans la liberté affirme que les êtres humains sont capables de coopérer. Ils le font aujourd'hui même, à un degré surprenant, sinon une société organisée serait impossible. Si les systèmes par lesquels les hommes peuvent se nuire les uns-les autres, telle que la propriété privée, étaient supprimés, et si le culte de l'autorité pouvait être rejeté, la coopération serait spontanée et inévitable et l'individu considérerait sa contribution à l'amélioration du bien-être social comme sa plus haute vocation.

Seul l'anarchisme souligne l'importance de l'individu, ses possibilités et ses besoin dans une société libre. Au lieu de lui dire qu'il doit se prosterner devant les institution et les vénérer, vivre et mourir pour des abstractions, vendre son âme et entraver sa vie à des tabous, l'anarchisme insiste sur le fait que le centre de gravité de la société est l'individu -- qui doit penser par lui-même, agir librement et vivre pleinement. Le but de l'anarchisme est que chaque individu, partout dans le monde, soit capable de faire ainsi. Pour se développer librement et pleinement, il doit se libérer de l'interférence et de l'oppression des autres. La liberté est, par conséquent, la clé d voûte de la philosophie anarchiste. Cela n'a rien en commun, bien sur, avec "l'individualisme acharné" si vanté. Un tel individualisme prédateur est en réalité flasque. Au moindre danger menaçant sa sécurité, il court sous l'aile de l'état, hurle pour la protection de son armée, de sa marine ou de tout autre moyen d'étranglement qu'il a à sa disposition. Leur "individualisme acharné" n'est qu'un des nombreux faux-semblant qu'utilise la classe dirigeante pour laisser libre cours à leurs affaires et à leurs escroqueries politiques.

Indépendamment du penchant actuel pour les gros bras, les états totalitaires ou la dictature de gauche, mes idées sont restées inébranlées. En fait, elles ont été renforcées par mes expériences personnelles et les événements à travers le monde au cours des années. Je ne vois aucune raison de changer, tout comme je ne crois pas que le penchant pour la dictature puisse un jour résoudre nos problèmes de société. Comme par le passé, j'insiste sur le fait que la liberté est l'âme du progrès et qu'elle est essentielle dans tous les domaines de la vie. Je considère cela comme une loi de l'évolution sociale que nous pouvons poser comme postulat. Ma foi est dans l'individu et dans la capacité des individus libres à l'effort collectif. 2

Le fait que le mouvement anarchiste pour lequel j'ai œuvré depuis si longtemps est, dans une certaine mesure, en sommeil et éclipsé par des philosophies autoritaires et coercitives, me préoccupe mais ne me désespère pas. Il me semble particulièrement significatif que de nombreux pays se refusent à reconnaître l'anarchisme. Tous les gouvernements considèrent que, si les partis politiques de droite comme de gauche prônent le changement social, ils gardent l'idée d'un gouvernement et d'une autorité. L'anarchisme, seul, refuse les deux et propage l'idée de la rébellion sans compromis. A terme, par conséquent, l'anarchisme est considéré comme plus mortel pour les régimes actuels que toute autre théorie sociale qui revendique le pouvoir.

Considérée sous cet angle, je pense que ma vie et mon travail ont été réussis. Je considère ce qui regardé généralement comme le succès -- l'acquisition de richesse, la prise du pouvoir ou le prestige social -- comme des échecs des plus macabres . Quand on dit d'un homme qu'il est arrivé, je comprends qu'il est fini -- que son développement s'est arrêté à ce stade. J'ai toujours essayé de me rester dans un état de flux et de croissance continuelle, et non de me pétrifier dans une niche d'auto-satisfaction. Si je devais à nouveau vivre ma vie, comme tout à chacun, j'aimerais en changer quelques détails mineurs. Mais en ce qui concerne mes principaux actes et attitudes, je referais ma vie comme je l'ai vécue. Je travaillerai à coup sûr pour l'anarchisme avec le même dévouement et la même confiance dans sa victoire finale.

NDT:

1. La question de la nature humaine serait trop longue à aborder ici, mais l'argumentation de Goldman qui se fonde sur l'existence d'une nature humaine, est non seulement fort discutable, mais inutile à l'anarchisme. "L’homme n’a pas de nature, il n’a qu’une histoire" disait J.P Sartre. Une condition et une histoire, non déterminées à l'avance, sur lesquelles il est possible d'agir individuellement et collectivement
2. Ce passage répond en partie, aux critiques "d'individualisme" couramment émises envers Emma Goldman. Voir Critiques de Emma Goldman https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/critiques-de-emma-goldman/
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Le droit de vote des femmes

Messagede digger » 05 Fév 2015, 14:19

Titre original : Woman Suffrage – Emma Goldman Publié dans Anarchism and Other Essays. Second Revised Edition. New York & London: Mother Earth Publishing Association, 1911. pp. 201-217. http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/goldman/aando/suffrage.html

Nous nous vantons de l’état d’avancement des sciences et du progrès. N’est-ce pas étrange alors que nous soyons encore dans l’adoration de fétiches ? Ils ont une substance et une forme différentes, il est vrai, mais leurs pouvoirs sur l’esprit humain sont tout aussi désastreux que ne l’étaient ceux du passé.

Notre fétiche moderne est le suffrage universel. Ceux qui n’en jouissent pas encore mènent des révolutions sanglantes pour l’obtenir, et ceux qui ceux qui en jouissent font de lourds sacrifices à l’autel de cette divinité omnipotente. Malheur aux hérétiques qui osent en douter!

La femme, plus encore que l’homme, est adoratrice des fétiches, et quoique ses idoles puissent changer, elle est toujours à genoux, toujours levant ses mains, toujours aveugle au fait que son Dieu a des pieds d’argile. Ainsi elle a été le plus grand soutien de toutes les déités depuis les temps immémoriaux. Elle a eu à payer le prix que seuls les dieux peuvent exiger : sa liberté, le sang de son cœur, sa vie même.

La maxime mémorable de Nietzsche: « Quand vous allez à la femme, prenez le fouet », est considérée comme très brutale. Cependant, Nietzsche exprime dans cette phrase l’attitude de la femme envers ses dieux.
La religion, spécialement la religion chrétienne, a condamné la femme à une vie inférieure, à celle de l’esclave. Elle a contrecarré sa nature et enchaîné son âme et, malgré cela, cette religion n’a pas de plus grand soutien, pas de plus dévoué partisan que la femme. En réalité, on peut dire avec certitude que la religion aurait depuis longtemps cessé d’être un facteur dans la vie des peuples sans l’appui qu’elle reçoit de la femme. Les plus ardents ouvriers de l’Église, les plus infatigables missionnaires dans le monde entier sont les femmes, faisant toujours des sacrifices sur l’autel des dieux qui ont enchaîné leur esprit et asservi leur corps.

Ce monstre insatiable, la guerre, dépouille la femme de tout ce qui lui est cher et précieux. Il exige ses frères, ses amants et ses fils, et en retour lui donne une vie de désespoir et de solitude . Et pourtant, le plus grand défenseur et adorateur de la guerre est la femme. C’est elle qui inculque l’amour de la conquête et du pouvoir à ses enfants, c’est elle qui berce son bébé pour l’endormir au son des trompettes et des canons de la guerre. Oui c’est la femme qui paie le prix le plus élevé à ce monstre insatiable.

Puis il y a le foyer. Quel terrible fétiche ! Combien cette prison moderne avec des barreaux dorés sape l’énergie vitale de la femme ! Son aspect brillant l’empêchent de voir le prix qu’elle aura à payer comme épouse, mère et ménagère. Pourtant, elle se cramponne avec ténacité au foyer, au pouvoir marital qui la tient en esclavage.

On peut penser que la femme désire le droit de vote pour se libérer, parce qu’elle a conscience du terrible prix qu’elle doit payer à l’Église, à l’État et au foyer. Ce peut être vrai pour quelques-unes; mais la majorité des suffragettes répudie entièrement un tel blasphème. Au contraire, elles affirment toujours sur le fait que c’est le le droit de vote des femmes qui fera d’elles de meilleures chrétiennes et femmes d’intérieur, de dévouées citoyennes de l’État. Ainsi, le droit de vote est seulement un moyen de fortifier l’omnipotence des dieux mêmes que la femme a servi depuis des temps immémoriaux.

Il ne faut pas s’étonner alors qu’elle soit aussi dévote, aussi zélée, aussi prosternée devant la nouvelle idole: le droit de vote des femmes. Comme jadis, elle endure persécutions, emprisonnements, tortures et toutes sortes de condamnations avec le sourire aux lèvres. Comme autrefois, même les plus éclairées espèrent un miracle de la divinité du XXe siècle : le droit de vote. La vie, le bonheur, la joie, la liberté,l’indépendance, tout cela et davantage doit émaner de ce droit. Dans sa dévotion aveugle, la femme ne voit pas ce que les gens éclairés ont perçu il y a cinquante ans : que le droit de vote est un leurre, qu’il leur a fermé les yeux pour qu’ils ne voient pas avec quelle habileté on les a amenés à se soumettre.

La revendication de l’égalité devant le droit de vote des femmes est basée en grande partie sur le principe qu’elle doivent avoir des droits égaux à ceux de l’homme dans toutes les affaires de la société. Personne ne pourrait réfuter cela si le suffrage était un droit. Hélas ! seul un esprit ignorant peut voir un droit dans un abus de pouvoir. Qu’un groupe de personnes fassent des lois auxquels les autres sont contraints d’obéir, n’est-ce pas une forme d’abus de pouvoir des plus brutales ? Malgré cela, les femmes réclament à cors et à cris cette « chance en or » qui a été la cause de tant de misère à travers le monde et qui a volé aux hommes son intégrité et sa confiance en soi ; un abus de pouvoir qui a totalement corrompu les gens et qui les ont transformé en proies entre les mains de politiciens sans scrupules.

Le pauvre, stupide et libre citoyen américain§ Libre de mourir de faim, de sillonner les autoroutes de ce grand pays. Il bénéficie du suffrage universel et, grâce à ce droit, il s’est forgé des chaînes. Il reçoit pour récompense des lois rigoureuses sur le travail qui lui interdisent le boycott, l’organisation de piquet de grève, tous les droits, excepté celui d’être volé des fruits de son travail. Néanmoins, toutes les conséquences désastreuse de ce fétiche du vingtième siècle n’ont rien appris aux femmes. Car on nous assure que la femme purifiera la politique.

Inutile de dire que je ne m’oppose pas au suffrage des femmes pour la raison qu’elles ne seraient pas égale devant ce droit. Je ne vois pas de raisons physiques, psychiques pour lesquelles elle ne le serait pas. Mais l’idée absurde que les femmes réussiront là où les hommes ont échoué n’arrive pas pas à me convaincre. Si elle ne ferait pas pire qu’eux, elles ne feraient pas mieux non plus. Affirmer, par conséquent, qu’elles réussiraient à purifier quelque chose qui ne peut pas être purifié, c’est leur attribuer des pouvoirs surnaturels. Puisque le plus grand malheur de la femme est d’avoir été considérée comme un ange ou comme un diable, son véritable salut repose sur le fait d’être resituée sur terre; en un mot, d’être considérée comme un être humain et, par conséquent, sujettes à toutes les folies et les erreurs humaines. Allons-nous croire alors que deux erreurs établiront un droit? Pouvons-nous affirmer que le poison déjà inhérent à la politique sera diminué si les femmes entrent dans l’arène ? Les plus ardentes suffragettes soutiendront difficilement une telle baliverne.

En fait, ceux qui ont étudié le plus attentivement le suffrage universel sont parvenus à la conclusion que tous les systèmes de pouvoir politique sont absurdes et totalement impuissants à répondre aux problèmes urgents de la vie quotidienne. Ce point de vue est également corroborée par une déclaration d’une fervente partisane du suffrage universelle, le Dr. Helen L. Sumner. Dans son remarquable ouvrage Equal Suffrage, 1 elle écrit: « Dans le Colorado, nous constatons que l’égalité devant le droit de vote sert à démontré de manière la plus frappante le caractère fondamental corrompu et déshonorant du système actuel. » Bien sûr, le Dr. Sumner pense à un système de vote précis, mais la même chose s’applique de la même manière à tout l’appareil du système représentatif. Sur cette base, il est difficile d’imaginer comment, en tant qu’actrices politiques, les femmes en tireraient un quelconque bénéfice, pour elles ou pour le reste de l’humanité.

Mais, diront nos inconditionnelles du droit de vote, regardez les pays ou les états où ce droit existe pour les femmes. Regardez ce que les femmes ont accompli–en Australie, Nouvelle Zélande, Finlande, dans les pays scandinaves et dans nos quatre états, l’Idaho, le Colorado, le Wyoming et l’Utah. L’éloignement favorise l’envoûtement — ou pour citer une formule polonaise — » c’est bien là où nous ne sommes pas. » On soutiendrait donc que ces pays et états ne ressemblent pas aux autres pays et états, qu’ils bénéficient d’une plus grande liberté, d’une plus grande égalité sociale et économique, une meilleure appréhension de la vie humaine, une plus grande compréhension envers les luttes sociales et toutes les questions vitales pour l’espèce humaine.

Les femmes d’Australie et de Nouvelle Zélande ont le droit de vote et contribuent à édicter les lois. Les conditions de travail y sont-elles meilleures qu’en Grande Bretagne, où les suffragettes mènent un combat si héroïque? Existe-t’il une meilleures condition pour les mères, les enfants sont-ils plus libres et heureux qu’en Angleterre? Les femmes ne sont-elles plus considérées comme des objets sexuels? Se sont-elles émancipées de la double norme de moralité entre les hommes et les femmes? Personne, sinon les femmes devenues elles-mêmes politiciennes ordinaires, n’osera répondre par l’affirmatif à ces questions. Si il en est ainsi, il semble ridicule de montrer l’Australie et la Nouvelle Zélande comme la Mecque des réalisations du droit de vote des femmes.

En outre, ceux qui connaissent la situation politique réelle en Australie savent que les syndicats ont été bâillonnés par l’adoption de lois des plus sévères, assimilant les grèves déclenchées sans l’accord d’un comité d’arbitrage, au crime de trahison.

Je n’essaie à aucun moment de rendre responsable le vote des femmes de cette situation. Mais je veux dire qu’il n’existe pas de raison de présenter l’Australie comme un modèle de réalisation puisque l’influence des femmes a été incapable de libérer le travail de la dictature patronale.

La Finlande a accordé le droit de vote aux femmes; voire même le droit de siéger au parlement. cela les a t elle aidé à démontrer un plus grand héroïsme, une plus grande ardeur que les femmes russes? La Finlande, comme la Russie, souffre sous le terrible fouet du tsar sanglant. Où sont les Perovskaia, Spiridonova, Figner, Breshkovskaia finlandaises? Où sont les innombrables jeunes filles finnoises se rendant gaillardement en Sibérie au nom de leur cause? La Finlande à tristement besoin de libérateurs héroïques. Est-ce les élections qui vont les fabriquer? Le seul vengeur du peuple finnois fut un homme et non une femme, et il a utilisé une arme plus efficace que le bulletin de vote.

Quant à nos états américains, où les femmes peuvent voter, et qui sont constamment montrés comme des merveilles d’exemples, qu’y a t il d’accompli par les urnes à travers le vote des femmes dont ne bénéficie pas la plupart des autres états; ou qu’elles n’auraient pas pu accomplir à travers des actions énergiques autre que le vote?

Il est vrai que dans les états où votent les femmes, elles ont une droit égal garanti de propriété; mais que vaut ce droit pour la masse des femmes sans propriété et les milliers de salariés qui vivent au jour le jour? Que le droit de vote des femmes n’influe pas, et ne peut pas influer, sur leur situation est admis même par le Dr. Sumner, qui est certainement bien placée pour le savoir. Étant une suffragette acharnée, et ayant été envoyée au Colorado par la Collegiate Equal Suffrage League de l’état de New York State pour rassembler des arguments en faveur du droit de vote, elle serait la dernière à dire quelque chose de dépréciatif ; néanmoins, elle écrit que « le droit de vote n’a que légèrement affecté la situation économique des femmes. Elles ne reçoivent pas un salaire égal à travail égal et, même si les femmes du Colorado ont obtenu le droit de vote dans les écoles depuis 1876, les enseignantes sont moins bien payées qu’en Californie. » 2 En outre, Miss Sumner oublie de dire que, si les femmes peuvent voter dans les écoles depuis trente quatre ans et si elles bénéficient du droit de vote aux élections générales depuis 1894, le seul recensement à Denver il y a quelques mois révèlent que quinze mille enfants ne sont pas scolarisés. Et cela aussi, avec principalement des femmes dans les services de l’éducation et malgré le fait que les femmes du Colorado ont adopté « les lois les plus strictes concernant la protection des enfants et des animaux ». Elles ont « a apporté une attention spéciale au sort des enfants dépendants, déscolarisés et délinquants. » 3 Quel terrible réquisitoire envers l’intérêt et l’attention des femmes, si une ville compte quinze mille enfants déscolarisés. Qu’en est-il de la glorification du droit de vote des femmes lorsque celui-ci a totalement échoué face à la question sociale la plus importante, les enfants? Et où est le sens supérieur de la justice des femmes qu’elle apportent en politique? Où était-il en 1903 lorsque les propriétaires des mines menèrent une guérilla contre la Western Miners’ Union?; lorsque General Bell a établi un règne de terreur, tirant les hommes de leurs lits la nuit, les enlevant à travers la frontière, les jetant dans des enclos à taureaux, déclarant « Au diable la constitution, le club est la constitution »? Où étaient les femmes politiciennes alors, et pourquoi n’ont-elles pas exercé le pouvoir de leur vote? Mais elles le firent. Elles aidèrent à vaincre l’homme le plus impartial et le plus libéral, le gouverneur Waite. Ce dernier a dû céder la place à l’homme de paille des rois de la mine, le gouverneur Peabody, l’ennemi des syndicats, le tsar du Colorado. « Un vote exclusivement masculin n’aurait pas pu faire pire. » Nous sommes d’accord. Qu’ont donc à gagner, alors, les femmes et la société de ce droit de vote? L’affirmation fréquemment répétée selon laquelle les femmes purifieront la vie politique n’est rien d’autre qu’un mythe. Elle n’est pas confirmé par les observateurs qui connaissent la situation politique dans l’Idaho, le Colorado, le Wyoming et l’Utah.

La femme, fondamentalement une puriste, est naturellement bigote et infatigable dans ses efforts pour rendre les autres aussi bons qu’elle pense qu’ils devraient être. Alors, dans l’Idaho, elle a privé de ses droits sa sœur de la rue et déclaré toutes les femmes au « caractère dissolu ». « Dissolu » n’étant pas interprété comme prostitution dans le mariage. Il va sans dire que la prostitution illégale et les jeux d’argent ont été interdits. Sous cette angle, la loi est nécessairement du genre féminin: elle interdit toujours. En cela, toutes les lois sont merveilleuses. Elles ne vont pas plus loi, mais leurs penchants mêmes ouvrent toutes les vannes de l’enfer. La prostitution et le jeu n’ont jamais été une affaire aussi florissante que depuis que la loi les interdit.

Au Colorado, le Puritanisme de la femme s’est exprimé de manière plus drastique encore. « Les hommes à la vie notoirement trouble et ceux fréquentant les saloons, ont été évincé de la vie politique depuis que les femmes ont le droit de vote » 4 Est-ce que le frère Comstock 5 ferait mieux? Les Pères Puritains feraient-ils mieux? Je me demande combien de femmes se rendent compte de la gravité de ce soi-disant exploit. Je me demande si elles comprennent que c’est le genre d’acte, qui, au lieu d’élever la femme, l’a transformé en espion politique, quelqu'un de méprisable qui fourre son nez dans les affaires privées d’autrui, pas tant pour le bien de la cause, que parce que, comme l’a dit une femme du Colorado, « elles aiment entrer dans les maisons où elles ne sont jamais entrées, et découvrir tout ce qu’elles peuvent, que cela soit politique ou autre. » 6 Oui, et dans l’âme humaine et ses moindres coins et recoins. Car rien ne satisfait davantage la frénésie de la plupart des femmes que le scandale. Et quand a t’elle pu profiter de telles occasions, sinon en tant que politiciennes?

« Des hommes à la vie notoirement trouble et fréquentant les saloons. » Les partisanes du droit de vote des femmes ne peuvent pas être accusées d’avoir le sens de la mesure. Étant donné que ces fouineuses peuvent décider qu’elles vies sont assez pures dans cette atmosphère politique éminemment épurée, doit-on en déduire que les propriétaires de saloons appartiennent à la même catégorie ? A moins qu’il ne s’agisse de l’hypocrisie et de la bigoterie américaines, si manifeste dans le principe de la Prohibition, qui sanctionne la propagation de l’ivresse parmi les femmes et les hommes de la classe aisée mais qui garde un œil vigilant sur le seul endroit qui reste pour l’homme pauvre. Pour cette seule raison, l’attitude étroite et puriste de la femme envers la vie, en fait un plus grand danger pour la liberté là où elle détient le pouvoir politique. Les hommes ont rejeté depuis longtemps les superstitions qui enchaînent encore les femmes. Dans le domaine de la compétition économique, les hommes ont été obligés de faire preuve d’efficacité, de jugement, d’habileté, de compétence. Ils n’ont, par conséquent, ni le temps, ni l’envie de mesurer la moralité de chacun avec un mètre ruban puritain. Ils ne se laissent pas non plus aveugler dans leur vie politique. Ils savent que la quantité et non la qualité est le matériau pour le moulin politique et que, à moins d’être un réformiste sentimental ou un vieux fossile, que la politique n’est rien d’autre qu’un marécage.

Les femmes qui sont parfaitement au courant des procédés politiques connaissent parfaitement la nature de la bête, mais, dans leur auto-suffisance et égoïsme, elles se figurent qu’elles vont la domestiquer et qu’elle deviendra aussi pure, douce et gentille qu’un agneau. Comme si les femmes n’avaient pas vendues leurs bulletins de vote, comme si les politiciennes ne pouvaient pas être achetées! Si leurs corps peut l’être contre rémunération, pourquoi pas leur vote? C’est ce qui s’est passé dans le Colorado et dans d’autres états et cela n’est pas nié par celles et ceux mêmes qui sont favorables au vote des femmes.
Comme je l’ai dit auparavant, la vision étriquée des femmes concernant les affaires humaines n’est pas le seul argument contraire à sa supériorité politicienne sur les hommes. Il en existe d’autres. Leur parasitisme économique continu a brouillé considérablement leur conception de la signification de l’égalité. Elles réclament à cors et à cris des droits égaux à ceux des hommes, mais nous apprenons que « peu de femmes prennent la peine de faire campagne dans des quartiers non convenables. » 7 Que cette notion de l’égalité recouvre bien peu de choses, comparée à celle des femmes russes qui vivent l’enfer au nom de leur idéal!

Les femmes revendiquent les mêmes droits que les hommes, mais elles s’indignent que leur présence ne les foudroie pas: ils fument, gardent leur chapeau sur la tête et ne sautent pas de leur siège comme des laquais. Cela peut sembler trivial, mais tout cela constitue néanmoins la caractéristique de la nature des suffragettes américaines. Il est vrai que leurs sœurs anglaises ont abandonné ces notions stupides. Elles se sont montrées à la hauteur de leurs plus importantes revendications par leur caractère et leur capacité d’endurance. Tout fait honneur à l’héroïsme et à la fermeté des suffragettes anglaises. Grâce à leurs méthodes énergiques et agressives, elles sont un exemple pour nos dames faibles et molles. Mais, malgré tout, ces suffragettes aussi échouent à concevoir une réelle égalité. Comment, sinon, interpréter l’effort immense, vraiment gigantesque, fourni par ces vaillantes combattantes pour un petit projet de loi misérable qui ne bénéficiera qu’à une poignée de femmes nanties, sans aucun avantage pour la vaste masse des travailleuses? En réalité, en tant que politiciennes, elles doivent être opportunistes, prendre des demi-mesures si elles ne peuvent pas tout obtenir. Mais en tant que femmes libérales et intelligentes, elles devraient prendre conscience que, si le bulletin de vote est une arme, les classes défavorisées en ont plus besoin que les classes économiques supérieures et que ces dernières jouissent déjà de trop de pouvoir en vertu de leur supériorité économique.

La brillante dirigeante des suffragettes anglaises, Mme. Emmeline Pankhurst, a elle-même admis, au cours de sa tournée de conférences américaine, qu’il ne pouvait pas y avoir d’égalité entre supérieurs et inférieurs politiques. Si il en est ainsi, comment les ouvrières anglaises, déjà économiquement inférieures aux femmes qui bénéficient de la loi Shackleton 8 pourront-elles travailler avec leurs supérieures politiques, si la loi était votée? N’est-il pas probable que la classe de Annie Keeney 9, si zélée, dévouée et prête au martyr, sera obligée de porter sur son dos leurs patrons politiques féminines , tout comme elle porte leurs maîtres économiques. Elle y sera obligée, même si le suffrage universel pour les hommes et les femmes était établi en Angleterre. Quoi que fassent les travailleurs, ils sont faits pour payer, toujours. Pourtant, ceux qui croient au pouvoir du bulletin de vote font preuve de bien peu de sens de la justice lorsqu’ils ne se préoccupent pas du tout de ceux qu’ils devraient servir le plus, comme ils prétendent le faire.

Le mouvement américain pour le vote des femmes a été, jusqu’à très récemment, entièrement une affaire de salon où on cause, totalement détaché des besoin économique des gens. Ce qui fait que Susan B. Anthony, une femmes exceptionnelles sans aucun doute, n’a pas été seulement indifférente mais également hostile envers les syndicats ; ainsi, elle n’a pas hésité à montrer cette hostilité lorsqu’en 1869, elle a conseillé aux femmes de prendre la place des imprimeurs en grève à New York. Je ne sais pas si elle avait changé d’attitude avant sa mort.

Il existe, bien sûr, quelques suffragettes associées avec les ouvrières — la Women’s Trade Union League, par exemple; mais elles représentent une infime minorité et leurs activités sont essentiellement économiques. Les autres considère le travail comme un bienfait de la Providence. Que deviendraient les riches si il n’y avait pas de pauvres? que deviendraient ces dames, parasites oisives, qui dépensent plus en une semaine que ce que gagnent leurs victimes en une année,si il n’y avait pas ces quatre-vingt millions d’ouvriers salariés? L’égalité, qui a entendu parler d’une telle chose?

Peu de pays font preuve d’autant d’arrogance et de snobisme que l’Amérique. Cela est particulièrement vrai de la part des femmes de la classe moyenne américaine. Elles ne se considèrent pas seulement comme les égales des hommes, mais comme supérieures, notamment par leur pureté, leur bonté et leur moralité. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les suffragettes américaines présentent leurs bulletins de vote comme des remèdes miraculeux. Enfermées dans leur suffisance exaltée, elles ne voient pas combien elles sont asservies, non pas tant par les hommes que par leurs idées et traditions stupides. Le droit de vote ne peut pas remédier à ce triste constat; il ne peut que l’aggraver, ce qui est le cas, en réalité.

L’une des grandes dirigeantes du mouvement féministe américain affirme que les femmes ont non seulement le droit d’avoir un salaire égal à celui des hommes, mais qu’elles devraient être également autorisées à percevoir la rémunération de leurs maris. Ceux qui refusent se verraient attribuer une tenue rayée et leurs salaires de prisonniers seraient touchés par leurs égales. N’est-ce pas là une autre exposé brillant de l’affirmation soutenue par les femmes selon laquelle leurs bulletins de vote aboliront l’injustice sociale, combattue en vain à travers les efforts collectifs des esprits les plus illustres à travers le monde? Il est en réalité regrettable que le prétendu créateur de l’univers nous ait déjà fait cadeau de son merveilleux agencement des choses, sinon le vote des femmes leur aurait certainement permis de le surpasser aisément.
Rien n’est plus dangereux que l’analyse critique d’un fétiche. Si l’époque où une telle hérésie était punie par le bûcher est terminée, nous n’en avons pas terminé avec l’étroitesse d’esprit qui condamne celles et ceux qui osent se distinguer des idées admises. Par conséquent, je serai sans doute cataloguée comme ennemie des femmes. Mais cela ne me dissuadera pas de traiter la question honnêtement. Je répète ce que j’ai dit au début: Je ne crois pas que les femmes rendront la politique pire qu’elle ne l’est; mais je ne crois pas non plus qu’elles la rendront meilleure. Alors, si elles ne peuvent pas corriger les erreurs des hommes, pourquoi en commettre d’autres?

L’histoire a beau être une compilation de mensonges, elle n’en contient pas moins quelques vérités, et celles-ci représentent le seul guide dont nous disposons pour l’avenir. L’histoire politique des hommes prouve qu’absolument rien tout ce qu’ils ont réalisé aurait pu être fait de manière plus directe, moins coûteuse et plus durable. En fait, chaque pouce de terrain gagné l’a été à travers un combat perpétuel, une lutte incessante pour l’affirmation de soi et non à travers le suffrage. Il n’y a aucune raison de penser que le droit de vote des femmes a été, ou sera, d’une aide quelconque sur le chemin de leur émancipation.
Dans le plus sombre de tous les pays, la Russie, avec son despotisme absolu, les femmes sont devenues les égales des hommes, non pas par le droit de vote, mais par leur volonté de le devenir. Elles n’ont pas seulement conquis le droit d’accéder à tous les enseignements et les métiers; elles ont également gagné l’estime des hommes, leur respect, leur camaraderie; Oui, et même plus que cela: elles ont gagné l’admiration et le respect du monde entier. Cela aussi, non pas à travers le droit de vote, mais par leur formidable héroïsme, leur force d’âme, leurs capacités, leur volonté et leur endurance dans leur combat pour la liberté. Où sont les femmes de n’importe quel pays ou état américain où elles jouissent du droit de vote qui peuvent revendiquer une telle victoire? Lorsque nous examinons les avancées des femmes en Amérique, nous nous rendons compte que des facteurs plus profonds et plus puissants que le bulletin de vote ont contribué à leur marche vers l’émancipation.

Il y a tout juste soixante-deux ans de cela, une poignée de femmes, lors de la Convention de Seneca Falls 10 ont exprimé quelques revendications pour leur droit à l’égalité devant l’éducation et l’accès aux différentes professions, activités commerciales, etc. Quelle merveilleuse réalisation, quelle victoire fantastique! Qui, sinon les plus ignorants, osent encore parler des femmes comme de simples bêtes de somme domestiques? qui ose encore suggérer que telle ou telle profession ne devrait pas leur être ouverte? Depuis plus de soixante ans, elles ont engendré une nouvelle atmosphère et se sont ouvertes une nouvelle vie. Elles sont devenues un pouvoir à l’échelle du monde dans tous les domaines de la pensée et de l’activité humaines. Et cela sans droit de vote, sans le droit à édicter des lois, sans le « privilège » de devenir juge, gardienne de prison ou bourreau.

Oui, je peux être considérée comme une ennemie des femmes; mais si je peux les aider à voir la lumière, je ne me plaindrai pas.

Le malheur des femmes ne vient pas du fait qu’elles sont incapables de faire le même travail que les hommes, mais qu’elles gaspillent leurs forces vitales à essayer de les surpasser, malgré une histoire de plusieurs siècles qui les a rendue physiquement incapables de suivre leur rythme. Oh, je sais que certaines ont réussi à le faire, mais à quel prix, quel terrible prix! L’important n’est pas le genre de travail que font les femmes, mais la qualité du travail qu’elle fournissent. Elles ne peuvent apporter aucune qualité nouvelle au droit de vote ou au bulletin de vote, ni ne recevoir d’eux quoi que ce soit qui améliorera leurs propres qualités. Leur évolution, leur liberté, leur indépendance, doivent venir d’elles-mêmes. D’abord en s’affirmant comme une personne et non comme un objet sexuel. Deuxièmement, en refusant à quiconque un droit sur leur propre corps; en refusant de porter des enfants, à moins qu’elles ne le souhaitent; en refusant d’être les servantes de Dieu, de l’État, de la société, du mari, de la famille, etc., en rendant sa vie plus simple, mais plus profonde et plus riche. C’est à dire en essayant d’apprendre le sens et la substance de la vie dans toute sa complexité, en se libérant de la crainte du qu’en-dira-t’on et de la condamnation. C’est seulement cela, et non un bulletin de vote, qui libérera les femmes, qui fera d’elles une force jusque là inconnue, une vraie force d’amour, de paix, d’harmonie; une force de feu divin, de don de la vie; une créatrice d’hommes et de femmes.

Notes d’Emma Goldman (E.G) et du traducteur (NDT)

1. EG: Dr. Helen A. Sumner Equal suffrage; the results of an investigation league in Colorado made for the Collegiate equal suffrage league of New York state Harper & brothers,1909 https://archive.org/stream/equalsuffragere00sumngoog#page/n8/mode/2up
2. ibid
3. ibid
4. ibid
5. NDT Voir Le contrôle des naissances https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/la-condition-feminine/le-controle-des-naissances/
6. Equal Suffrage. Op.citée
7. ibid
8. E.G: Mr. Shackleton était un dirigeant syndical. Il est donc évident qu’il proposait une loi excluant ses pairs. Le parlement britannique est rempli de Judas semblables.
NDT David Shackleton avait déposé un projet de loi très réducteur, visant à autoriser l’entrée au parlement des femmes propriétaires ou détentrices de locaux commerciaux qui bénéficiaient déjà du droit de vote dans les élections locales.
9. NDT Annie Kenney, 1879 – 1953 Suffragette anglaise issue de la classe ouvrière
10. NDT La convention de Seneca Falls s’est tenue les 19 et 20 juillet 1848. Voir, par exemple, Report of the Women’s Rights Convention http://www.nps.gov/wori/historyculture/report-of-the-womans-rights-convention.htm et Declaration of Sentiments and Resolutions http://www.mccarter.org/Education/mrs-packard/html/MRS.%20PACKARD%20The%20Declaration%20of%20Sentiments,%20Seneca%20Falls%20Hyperlink.pdf
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Ce que je crois

Messagede digger » 03 Mar 2015, 19:20

Texte original : What I Believe Emma Goldman New York World, 19 juillet 1908.

“Ce que je crois” a été de nombreuses fois la cible d'écrivaillons. Tant d'histoires incohérentes à vous glacer le sang ont circulé à mon sujet qu'il n'est pas étonnant que l'être humain ordinaire a des palpitations cardiaques à la seule mention du nom de Emma Goldman. Il est bien dommage que nous ne vivions plus à l'époque où l'on brûlait les sorcières sur le bûcher ou qu'on les torturait pour extirper l'esprit du mal. Car, en réalité, Emma Goldman est une sorcière! Certes, elle ne mange pas les petits enfants mais elle fait des choses bien pires. Elle fabrique des bombes et défie les têtes couronnées. B-r-r-r!

Tel est l'impression que l'opinion publique a de moi et de mes opinions. C'est donc tout à l'honneur de The World que de donner enfin à ses lecteurs l'occasion d'apprendre ce que je crois réellement.

L'étudiant en histoire de la pensée progressiste est bien conscient que chaque idée, à ses débuts, a été dénaturée et que les partisans de telles idées ont été dénigrés et persécutés. Il n'est pas besoin de retourner deux mille ans en arrière à l'époque où ceux qui croyaient en l'évangile de Jésus étaient jetés dans l'arène ou dans des cachots pour se rendre compte que les grandes croyances ou les premiers croyants sont très peu compris. L'histoire du progrès est écrite avec le sang des hommes et des femmes qui ont osé épouser une cause impopulaire, comme, par exemple, le droit de l'homme noire à disposer de son corps ou celui de la femme à disposer de son âme. Si, donc, depuis les temps immémoriaux, le Nouveau s'est heurté à la résistance et à la condamnation, pourquoi mes croyances seraient-elles exemptes d'une couronne d'épines?

“Ce que je crois” est un processus plus qu'une finalité. Les finalités sont pour les dieux et les gouvernements, pas pour l'intellect humain. Même si il est peut-être vrai que la formulation de la liberté de Herbert Spencer est la plus influente sur le sujet, comme base politique d'une société, la vie n'en est pas moins quelque chose de plus que des formules. Dans la lutte pour la liberté, comme l'a si bien souligné Ibsen, c'est la lutte pour, non pas la réalisation de, la liberté, qui génère tout ce qu'il y a de plus fort, robuste et beau dans la nature humaine.

Mais l'anarchisme n'est pas seulement un processus, qui marche avec une sombre détermination, coloriant tout ce qui est positif et constructive dans le développement biologique 1. C'est une protestation bien visible du type le plus militant. Il est donc totalement intransigeant, revendicatif, et imprégné d'une force qui lui permet de repousser les assauts les plus acharnés et les critiques de ceux qui représentent les derniers hérauts d'une époque déclinante.

Les anarchistes ne sont en aucune manière des spectateurs passifs dans le théâtre de l'évolution sociale; au contraire, ils ont quelques idées très constructives en ce qui concerne les buts et les méthodes.

Pour que je puisse être la plus claire possible sans utiliser trop de place, permettez-moi d'utiliser le mode à thèmes pour traiter de "Ce que je crois":

I. En ce qui concerne la propriété

“Propriété” signifie la maîtrise sur des choses et le refus que les autres les utilisent. Aussi longtemps que la production n'était pas équivalente à la demande moyenne, la propriété institutionnelle pouvait avoir quelque raison d’être. Mais il suffit de consulter les statistiques économiques pour s'apercevoir que la productivité du travail durant ces quelques dernières décennies a si prodigieusement progressé, jusqu'à dépasser une centaine de fois la demande moyenne, et que la propriété est devenue non seulement un obstacle au bien-être des humains, mais aussi une barrière fatale pour tout progrès. C'est la propriété privés sur les choses qui condamne des millions de personnes à n'être que insignifiantes, des corps vivants sans originalité ni pouvoir d'initiative, des machines humaines de sang et de chair, qui entassent des montagnes de richesses pour les autres et qui le paient d'une existence grise, ennuyeuse et misérable pour eux-mêmes. Je crois qu'il ne peut y avoir de vraie richesse, de richesse sociale, aussi longtemps qu'elle reposera sur des vies humaines - jeunes vies, vieilles vies ou vies en devenir.

Il est admis par tous les théoriciens radicaux que la cause fondamentale de cette terrible situation est :

1. que l'homme doit vendre son travail;
2. que ses envies et jugements sont subordonnés à la volonté d'un maître.

L'anarchisme est la seule philosophie qui peut faire, et fera, disparaître cette situation humiliante et dégradante. Elle est différente de toutes les autres théories dans la mesure où elle souligne que l'évolution humaine, son bien-être physique, ses qualités latentes et ses dispositions innées seuls, doivent déterminer la nature et les conditions de son travail. De la même manière, l'évaluation de ses besoins physiques et de ses envies détermineront sa consommation. Concrétiser cela n'est possible, je pense, que dans une société basée sur la coopération volontaire de groupes, de communautés et de sociétés productives librement fédérées entre elles, évoluant plus tard en communisme libre, motivé par une solidarité d'intérêts. Il ne peut y avoir de liberté, au sens large du terme, aucun développement harmonieux, aussi longtemps que des considérations mercenaires et commerciales jouent un rôle important dans la détermination du comportement humain.

II. En ce qui concerne le gouvernement

Je pense que le gouvernement, autorité institutionnelle ou État, est utile uniquement pour perpétuer et protéger la propriété et le monopole. Il ne s'est révélé efficace que dans cette fonction. Le gouvernement, comme promoteur de la liberté individuelle, du bien-être humain et de l'harmonie sociale, qui seuls constituent un ordre réel, a été condamné par tous les grands hommes dans le monde entier.

Je pense donc, avec mes camarades anarchistes, que les réglementations statutaires, les textes de loi législatifs et les dispositions constitutionnelles sont invasives. Ils n'ont jamais décidé l'homme à faire tout ce qu'il pouvait, ou ne voulait pas faire, en vertu de son intelligence et de son tempérament, ni d'empêcher quoi que ce soit que l'homme était décidé à faire selon ces mêmes aptitudes. Le tableau de Millet, L'Homme à la Houe 2, les chefs d’œuvres de Meunier 3 sur les mineurs qui ont aidé à sortir le travail de sa condition dégradante, les descriptions de la pègre de Gorki, les analyse psychologiques de la vie humaine de Ibsen, n'auraient jamais pu être induits par un gouvernement, pas plus que l'état d'esprit qui pousse un homme à sauver un enfant de la noyade ou une femme invalide dans un bâtiment en feu n'a jamais été suscité par des réglementations statutaires ou la matraque d'un policier. Je crois — je sais, en réalité — que tout ce qui est bien et beau dans l'être humain s'exprime et s'affirme malgré le gouvernement et non grâce à lui.

Les anarchistes ont donc raison d'affirmer que l'anarchisme — l'absence de gouvernement — fournira le cadre le plus étendu pour un développement sans entrave de l'être humain, pierre angulaire d'un progrès et d'une harmonie sociale.

Quant à l'argument stéréotypé selon lequel le gouvernement agit comme rempart contre le crime et le vice, même les législateurs n'y croient plus. Ce pays dépense des millions de dollars pour garder ses "criminels" derrière les barreaux, et pourtant les crimes augmentent. Cet état de fait n'est certainement pas dû à une insuffisance de lois! Quatre-vint dix pour cent des crimes sont commis contre la propriété, et ont leurs racines dans les inégalités économiques. Aussi longtemps que celles-ci existeront , nous pourrons transformer chaque réverbère en gibet sans obtenir le moindre résultat sur le crime dans notre société. Les crimes résultant de la génétique ne peuvent certainement pas pas être guéris par la loi. Nous découvrons encore aujourd'hui de manière indiscutable que de tels crimes peuvent être efficacement soignés par les meilleurs méthodes médicales modernes à notre disposition, et, avant tout, par un plus grand sens de la camaraderie, de l'altruisme et de la tolérance.

III. En ce qui concerne le militarisme

Je ne traiterais pas de ce sujet séparément, puisqu'il appartient à l'attirail du gouvernement, si il n'y avait pas le fait que ceux qui sont le plus vigoureusement opposés à mes opinions le font au nom de la force et prônent le militarisme.

Le fait est que les anarchistes sont les vrais défenseurs de la paix, les seuls qui appellent à l'arrêt de la tendance croissante au militarisme, qui transforme ce pays, jadis libre, en une puissance impérialiste et despotique.

L'esprit militaire est le plus impitoyable, cruel et brutal qui existe. Il nourrit une institution pour laquelle il n'existe même pas un semblant de justification. Le soldat, pour citer Tolstoï, est un tueur professionnel. Il ne tue pas par plaisir, comme un sauvage, ou par passion, comme dans un homicide. Il est un outil obéissant de ses supérieurs militaires, mécanique, dépourvu de sentiments. Il est prêt à couper des gorges ou à couler un navire sur les ordres de son officier, sans savoir, ou peut-être en ne se préoccupant pas, du comment et du pourquoi. Mon opinion est confortée par l'éminent militaire, le général Funston. Je cite sa dernière communication au New York Evening Post le 3 juin concernant le cas du soldat William Buwalda, 4 qui a causé tant d'émoi dans le nord-ouest. “Le premier devoir d'un officier ou d'un simple soldat,” déclare notre noble guerrier, “est l'obéissance et la loyauté inconditionnelles au gouvernement à qui il a prêté allégeance. Qu'il approuve ou non ce gouvernement n'y change rien.”

Comment pouvons-nous concilier le principe "d'obéissance inconditionnelle" avec celui de "la vie, la liberté et la poursuite du bonheur"? Le pouvoir mortel du militarisme n'a jamais été aussi démontré dans les faits dans ce pays que lors de la récente condamnation par une cour martiale de William Buwalda,, Compagnie A, du Génie à San Francisco, à cinq ans de prison. Voici un homme avec un passé de quinze années de service sans interruption. “Son caractère et sa conduite ont été irréprochables” nous a dit le général Funston, qui, tenant compte de cela, a réduit la peine de Buwalda à trois ans. Cependant, cet homme est renvoyé brutalement de l'armée, déshonoré, privés de sa pension militaire et envoyé en prison. Que était son crime? Juste écouter, citoyens libres américains! William Buwalda a assisté à une réunion publique et, après la conférence, il a serré la main de l'oratrice. Le général Funston, dans sa lettre au Post, que j'ai déjà mentionné, affirme que l'acte de Buwalda était “une grave infraction militaire, infiniment pire que la désertion.”Dans une autre déclaration publique, faite à Portland, dans l'Oregon.il a dit que “le crime de Buwalda était grave, semblable à une trahison.”

Il est tout à fait vrai que cette réunion publique avait été organisée par des anarchistes. Si elle l'avait été par des socialistes, nous informe le général Funston, il n'y aurait eu aucune objection à la présence de Buwalda. En fait, le général déclare , “Je n'aurais, moi-même, pas eu la moindre hésitation à assister à une réunion publique socialiste”. Mais assister à une réunion anarchiste avec Emma Goldman pouvait -il être autre chose que "l'acte d'un traître"?

Pour cet horrible crime, un homme, un citoyen américain libre, qui a donné ses quinze année les plus belles de sa vie à ce pays; et dont le caractère et la conduite durant ce temps ont été "irréprochables" croupit aujourd'hui en prison, déshonoré, disgracié et privé de ses moyens de subsistance.

Peut-il exister quelque chose de plus destructif envers le vrai génie de la liberté que cet esprit qui a rendu possible la condamnation de Buwalda — l'esprit d'obéissance inconditionnelle? Est-ce pour cela que le peuple américain a sacrifié ces quelques dernières années, quatre cent millions de dollars et leur sang?

Je crois que le militarisme — une armée et une marine permanentes dans n'importe quel pays — porte le signe du déclin de la liberté et de la destruction de tout ce qui constitue le meilleur et le plus beau dans notre nation. La clameur toujours plsu forte pour plus de navires de guerre et une armée plus nombreuse sous le prétexte que cela nous garantit la paix est aussi absurde que l'argument selon lequel l'homme pacifique est celui le mieux armé.

On retrouve le même manque de cohérence chez ces pacifistes imposteurs qui s'opposent à l'anarchisme sous le prétexte qu'il prône la violence, et qui se réjouissent de l'éventualité que la nation américaine puissent bientôt lâcher des bombes à partir d'avions sur des ennemis sans défense.

Je crois que ce militarisme prendra fin lorsque les amoureux de la liberté à travers le monde diront à leurs maîtres: “Allez commettre vos carnages vous-mêmes. Nous nous sommes sacrifiés, nous et ceux que nous aimons, assez longtemps dans vos guerres. En contrepartie, vous nous avez traité comme des parasites et des criminels en temps de paix et nous avez brutalisé en temps de guerre. Vous nous avez séparé de nos frères et transformé le monde en boucherie humaine. Non, nous ne tuerons pas ni ne combattrons au nom du pays que vous nous avez volé.”

Oh, je crois de tout mon cœur que la fraternité et la solidarité humaine feront disparaître de l'horizon la terrible marque sanglante de la guerre et de la destruction.

IV. En ce qui concerne la liberté d'expression et de la presse

Le cas Buwalda n'est qu'un volet de la question plus vaste de la liberté d'expression, de la presse et d'assemblée.

Beaucoup de personnes bien pensantes imaginent que les principes de la liberté d'expression ou de la presse peuvent s'exercer sainement et en toute sécurité dans le cadre des limites garanties par la constitution. C'est la seule explication, me semble-t'il, de l'effrayante l'apathie et indifférence à l'offensive sur la liberté d'expression et de la presse dont nous avons été les témoins dans ce pays ces derniers mois.

Je crois que la liberté d'expression et de la presse signifie que nous pouvons dire et écrie ce qui nous plaît. Ce droit, lorsqu'il est régulé par des dispositions constitutionnelles, des textes de lois législatifs, des décisions toutes-puissantes du ministre des postes ou la matraque des policiers, devient une farce. Je suis bien consciente que l'on va me mettre en garde contre les conséquences si nous enlevons le garde-fou de l'expression et de la presse. Mais je pense cependant que le remède à ces conséquences résultant d'une liberté illimitée d'expression est de permettre plus d'expression. Les entraves morales n'ont jamais endigué le flux du progrès, alors que des explosions sociales ont été souvent provoquées par une vague de répression.

Nos gouvernants n'ont-ils jamais appris que des pays comme l'Angleterre,, la Hollande, la Norvège, la Suède et le Danemark , avec la plus large liberté d'expression, ont été les plus épargnés par les "conséquences" ? Alors que la Russie, l'Espagne, l'Italie, la France et, hélas, même l'Amérique, ont présenté ces conséquences comme le facteur politique le plus impératif. Notre pays est supposé être gouverné par la loi de la majorité, mais chaque policier qui n'est pas investi de son pouvoir par celle-ci, peut arrêter une réunion publique, éjecter l'orateur de l'estrade et matraquer l'assistance en dehors de la salle de la même manière qu'en Russie. Le ministre des Postes, qui n'est pas un représentant élu, détient le pouvoir d'interdire des publications et de confisquer le courrier. Il n'existe pas plus de recours contre ses décisions que contre celles du tsar de Russie. Je crois vraiment que nous avons besoin d'une nouvelle Déclaration d'Indépendance. Existe- t'il un Jefferson ou Adams moderne?

V. En ce qui concerne l’Église

Lors d'un récent congrès des vestiges d'une idée autrefois révolutionnaire, il a été voté que la religion et le vote n'avaient rien à voir l'un avec l'autre. Pourquoi cela serait-il le cas? Tant que l'homme est prêt à déléguer au démon le soin de son âme, il doit, avec la même cohérence, déléguer aux politiciens le soin de ses droits. Que la religion est une affaire privée a été depuis longtemps établi par les socialistes marxistes d'Allemagne. Nos marxistes américains, qui manquent d'énergie et d'originalité, doivent avoir besoin de s'y rendre pour acquérir la sagesse. Elle a servi comme un fouet épatant pour flageller les quelques millions de personnes de l'armée bien disciplinée du socialisme. Cela pourrait être la même chose ici. Bon sang, n'offensons pas la respectabilité, ne heurtons pas les sentiments religieux du peuple.

La religion est une superstition qui a son origine dans l'incapacité mentale de l'homme pour expliquer les phénomènes naturels. L’Église, en tant que institution organisée, a toujours été un obstacle au progrès.

Elle a dépouillé la religion de sa naïveté et de sa nature originelle. Elle l'a transformé en un cauchemar qui opprime l'âme des hommes et maintient son esprit en esclavage. “La Puissance des Ténèbres", comme le dernier vrai chrétien, Léon Tolstoï appelle l’Église, a été l'ennemie héréditaire de l'évolution de l'humanité et de la libre pensée, et, en tant que telle, elle n'a pas place dans la vie des individus réellement libres.

VI. En ce qui concerne le mariage et l'amour

Je crois qu'il s'agit probablement des sujets les plus tabous dans ce pays. Il est pratiquement impossible de parler d'eux sans scandaliser la précieuse bienséance de nombreuses personnes bien-pensantes. Il n'est pas surprenant qu'une telle ignorance prévaut quant à ces questions. Rien, sinon un débat ouvert, franc et intelligent ne purifiera l'air des âneries sentimentales et hystériques qui entourent ces sujets vitaux, pour l'individu comme pour le bien-être social.

Le mariage et l'amour ne sont pas synonymes; au contraire, ils sont souvent antagonistes. Je suis consciente du fait que quelques mariages sont motivés par l'amour, mais les limites matérielles étroites du mariage ont tôt fait d'écraser la fragile fleur de l'affection.

Le mariage est une institution qui apporte à l’État et à l’Église des revenus énormes et l'occasion de mettre leur nez dans un épisode de la vie que les personnes sensées ont longtemps considéré comme ne regardant qu'elles, leur affaire intime la plus sacrée. L'amour est le plus puissant facteur des relations humaines, qui, depuis des temps immémoriaux, a toujours défié toutes les lois édictées par les hommes et brisé les barreaux des conventions de l’Église et de la morale. Le mariage est souvent un arrangement purement économique offrant à la femme une police d'assurances à vie et à l'homme une reproductrice de son espèce ou un joli jouet. Car le mariage, ou l'éducation en vue du mariage, prépare la femme à une vie de parasite, une servante dépendante, sans ressource, alors qu'il qu'il offre à l'homme une hypothèque mobilière sur une vie humaine.

Comment un tel état de fait pourrait-il avoir quelque chose en commun avec l'amour? — avec la part de soi qui résisterait à toutes les richesses et pouvoirs pour vivre dans son propre monde sans entraves? Mais nous ne vivons pas à l'âge du romantisme, de Roméo et Juliette, de Faust et Marguerite, des extases au clair de lune , des fleurs et des chants. Nous vivons une époque pratique. Notre première considération est le bénéfice. Tant pis pour nous si nous sommes arrivés à l'époque où les plus hautes aspirations de l'esprit doivent être monnayées. Aucune espèce ne peut évoluer sans le facteur de l'amour.

Mais si deux personnes s'adorent dans le sanctuaire de l'amour, que va-t'il advenir du veau d'or, le mariage? “C'est la seule sécurité pour la femme, pour l'enfant, la famille, l’État". Mais ce n'est pas la sécurité pour l'amour; et sans amour, aucun vrai foyer ne peu exister ni n'existe. Sans amour, aucun enfant ne serait né; sans amour, aucune vraie femme ne peut se lier à un homme. La crainte que l'amour n'est ps une garantie matérielle suffisante pour un enfant est dépassée. Je crois que lorsque la femme s'émancipera, sa première déclaration d'indépendance consistera à admirer et à aimer un homme pour ses qualités de cœur et d'esprit et non pour la quantité de ce qu'il a en poches. La seconde déclaration stipulera son droit à vivre cet amour sans ingérence du monde extérieur. La troisième déclaration, et la plus importante, sera son droit absolu à vivre librement sa maternité.

C'est sur une mère et un père tous les deux libres que repose la sécurité de l'enfant. Ils possèdent la force, la solidité et l'harmonie pour créer une atmosphère indispensable à la croissance de la jeune plante humaine en une fleur magnifique.

VII. En ce qui concerne les actes de violence

Et maintenant j'arrive à cet aspect de mes opinions sujet à la plus grande des incompréhensions de la part de l'opinion publique américaine. “Oui, parlons-en, n'avez-vous pas prôné la violence, le meurtre des têtes couronnées et des présidents?” Qui a dit cela? M'avez-vous entendu le dire, quelqu'un m'at-il entendu le dire? Quelqu'un l'a t'il vu publié dans nos ouvrages? Non, mais les journaux le disent; donc cela doit être vrai Oh, pour la vérité due à la chère opinion publique!

Je crois que l'anarchisme est la seule philosophie pacifique, la seule théorie des relations sociales qui respecte la vie humaine plus que tout autre chose. Je sais que quelques anarchistes ont commis des actes de violence, mis ce sont les terribles inégalités économiques et les grandes injustices politiques qui ont provoqué de tels actes, pas l'anarchisme. Chaque institution, aujourd'hui, repose sur la violence; l'air même que nous respirons en est saturé. Aussi longtemps qu'une telle situation existera,, nous pourrions tout aussi bien essayer d'arrêter les chutes du Niagara que d'espérer en finir avec la violence. J'ai déjà dit que les pays qui ont adopté quelques mesure en faveur de la liberté n'ont été victimes que de peu d'actes de violence, voire d'aucun. Quelle est la morale? Simplement cela : Aucun acte commis par un anarchiste ne l'a été pour un intérêt personnel, autoglorification ou profit, mais comme une protestation délibérée contre des mesures répressives, arbitraires et tyranniques venus d'au-dessus.

Le président Carnot, en France, a été tué par Caserio en réponse au refus de Carnot de commuer la peine de mort de Vaillant, grâce pour laquelle a plaidé tout le monde littéraire scientifique et humanitaire français.

Bresci s'est rendu en Italie, sur ses propres fonds, gagnées dans les usines de tissage de soie de Paterson, pour appeler le roi Humbert à la barre des tribunaux pour avoir donner l'ordre de tirer sur des femmes et des enfants sans défense durant une émeute du pain. Angelino a exécuté le premier ministre Canovas pour avoir ressuscité l'Inquisition espagnole à la prison de Montjuich . Alexandre Berkman a attenté à la vie de Henry C. Frick pendant la grève de Homestead seulement par sympathie envers les onze grévistes tués par les agents de Pinkerton et les veuves et les enfants expulsés par Frick de leurs misérables petites maisons possédées par Mr. Carnegie.

Tous ces hommes ont fait savoir leurs raisons qui les a conduit à ces actes au monde entier dans des déclarations orales ou écrites, démontrant que les pressions politiques et économiques insupportables, la souffrance et le désespoir de leurs semblables, des femmes et des enfants, étaient à l'origine de leurs actes, et non la philosophie de l'anarchisme. Ils l'ont fait ouvertement, avec franchise et prêts à en assumer les conséquences, à donner leur propre vie.

En diagnostiquant la vraie nature de nos maux sociaux, je ne peux pas condamner ceux qui, sans aucune faute de leur part, souffrent d'une maladie répandue.

Je ne crois pas que ces actes peuvent, ou même espèrent, engendrer une reconstruction sociale. Cela ne peut se faire, premièrement, que grâce à une vaste et large éducation concernant la place de l'homme dans la société et ses relations avec ses semblables; et, deuxièmement, à travers l'exemple. Je pense, par exemple, à une vérité reconnue et vécue, plutôt que seulement théorisée. Enfin, il existe la revendication économique des masses, consciente, intelligente, organisée, l'arme la plus puissante, à travers l'action directe et la grève générale.

L'affirmation habituelle selon laquelle les anarchistes sont opposés à l'organisation et qu'ils sont donc partisans du chaos, est absolument sans fondement. Certes, nous ne croyons pas dans l'aspect obligatoire, arbitraire, de l'organisation qui rassembleraient , par coercition, des personnes aux goûts et intérêts contradictoires dans un même groupe. Les anarchistes, non seulement ne s'opposent pas , mais croient en une organisation qui résulte du regroupement d'intérêts communs, fondée sur l'adhésion volontaire, comme étant la seule base possible à toute vie sociale.

C'est l'harmonie d'une croissance naturelle qui produit les variétés de formes et de couleur — l'ensemble de ce que nous admirons dans une fleur. De manière analogique, la perfection de l'harmonie sociale - que représente l'anarchisme - résultera de l'activité organisée des êtres humains libres, dotés d'un esprit de solidarité. En réalité, seul l'anarchisme rend possible l'organisation anti-autoritaire puisqu'il abolit l'antagonisme actuel entre individus et classes.

NDT

1. "Anarchism is not only a process, however, that marches on with "sombre steps," coloring all that is positive and constructive in organic development." L'occasion ici de mentionner le forum de traduction Wordreference.com, un outil de collaboration multilingue, en plus d'un dictionnaire en ligne, où ont été discutés notamment ces "sombre steps" de Goldman.
2. "Ses paysans sont des pédants qui ont d'eux même une trop haute opinion..." dira Baudelaire
3. Probablement Constantin Meunier 1831 - 1905. peintre et sculpteur réaliste belge de la vie ouvrière.
4. William Buwalda avait assisté, en uniforme à une conférence de Emma Goldman au Walton's Pavilion à San Francisco le 26 avril 1908. A la fin de la conférence, il était allé lui serrer la main. Il est passé en cour martiale et condamné à 3 ans de travaux forcés à Alcatraz. Amnistié par Théodore Roosevelt au bout de 10 mois de prison, il collabore ensuite au mouvement anarchiste en publiant une lettre au gouvernement américain dans Mother Earth (Wm. Buwalda's Letter to the United States Government Vol 4, no. 3 Mai 1909) expliquant pourquoi il renvoie ses médailles militaires, et en organisant plusieurs conférences de Goldman à Grand Rapids dans le Michigan.
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Le broyeur politique soviétique

Messagede digger » 03 Mar 2015, 19:25

Texte original : The political Soviet grinding machine – Emma Goldman
Un écrit non publié jusqu’à maintenant de Emma Goldman sur la persécution des opposant-es politiques en Union Soviétique.
[Article dactylographié avec des corrections à la main. Dossier 18, Documents de G.P. Maksimov (Maximoff) , Institut International d’Histoire Sociale, Amsterdam. Il s’agit d’une annexe inutilisée pour le livre de Maximoff, The Guillotine at Work.]


Quinze ans ont passé depuis que le camarade A Chapiro [Schapiro], mon vieil ami Alexandrer Berkman, qui m’a maintenant quitté, et moi même, avons quitté la Russie pour révéler à l’opinion mondiale le broyeur politique que nous y avons découvert. Ce ne fut qu’après un long débat 1 que nous avons décidé de le faire. Car nous savions parfaitement le prix que nous allions devoir payer pour parler ouvertement des terribles persécutions politiques qui étaient le lot quotidien dans la prétendue République Socialiste. Le prix que nous avons payé pour notre détermination a été assez élevé mais il ne fut rien comparé à l’avalanche d’insultes et de calomnies déversées contre moi, lorsque mes dix premiers articles apparurent publiquement dans la presse. Puisque je l’avais prévu ainsi, je n’ai pas été choquée plus que cela du fait que mes propres camarades interprétèrent mal ce que j’avais à dire et la motivation qui m’avait conduite à publier dans le New York World. Je me préoccupais encore moins du poison distillé contre moi par les communistes de Russie, d’Amérique et d’ailleurs. 2

Alors même que nous étions encore en Russie , nous avions protesté contre le broyeur dont nous constations la sinistre puissance. En ce qui me concerne, et en ce qui concerne mon camarade Alexandre Berkman, nous avons saisi toutes les occasions pour nous adresser à chaque dirigeant bolchevique; pour plaider en faveur des malheureuses victimes de la Tcheka. Invariablement, on nous disait “attendez jusqu’à ce que la situation sur les fronts soit réglée et vous verrez que la plus grande liberté politique sera instituée en Russie Soviétique.” Cette assurance nous fut répétée tant et tant de manière si convaincante que nous avons commencé à nous demander si nous avions réalisé les effets de la révolution sur les droits des individus en ce qui concerne les opinions politiques. Nous avons décidé d’attendre. Mais les semaines et les mois passèrent et il n’y avait aucun répit dans l’extermination inexorable de tous ceux qui osaient exprimer leur désaccord, même le plus infime, avec les méthodes de l’État Communiste. Ce ne fut qu’après le massacre de Kronstadt, que nous, nos camarades Alexandre Berkman et Alexander Chapiro [Schapiro], avons pensé que nous n’avions pas le droit d’attendre plus longtemps, qu’il devenait impératif pour nous, vieux révolutionnaires, de crier la vérité publiquement. Nous avons attendu néanmoins que la situation sur les fronts soit réglée, bien que cela ait été plutôt difficile de rester silencieux après que 400 prisonniers politiques aient été transférés de force de la prison de Boutirka et envoyés dans des endroits reculés, et lorsque que Fanny Baron 3 et Tcherny [Lev Cherny] furent assassinés. Le jour tant attendu arriva enfin, les fronts étaient victorieux. Mais l’engrenage du broyeur tournait encore et des milliers de personnes étaient écrasées dans ses rouages.

C’est alors que nous sommes parvenus à la conclusion que les promesses soviétiques qui nous avaient été réitérées encore et encore, étaient semblables à toutes les promesses émises par le Kremlin – une coquille vide. Nous avons conclu, par conséquent, que notre devoir envers nos camarades, envers toutes les victimes politiques révolutionnaires persécutées, ouvriers et paysans de Russie, était de partir à l’étranger et de rendre publiques nos découvertes devant l’opinion mondiale. A partir de ce moment, jusqu’en 1930, le camarade Berkman a travaillé infatigablement en faveur des prisonniers politiques et en collectant des fonds pour les maintenir en vie dans les tombes où ils étaient enterrés vivants. Après cela, les camarades [Rudolf] Rocker, [Senya] Fleschin, Mollie Alperine [Steimer], Dobinski [Jacques Doubinsky] et de nombreux autres ont repris le travail que notre cher Alexandre avait été obligé d’abandonner. Je peux affirmer que, jusqu’à ce jour, les efforts dévoués pour apporter à nos malheureux camarades en Union Soviétique un peu de joie et de réconfort, n’ont jamais cessé, et démontrent simplement ce qu’est capable de réaliser le dévouement, l’amour et la solidarité.

Pour être juste avec les dirigeants du gouvernement soviétique, on doit dire qu’il y avait encore un semblant de fair play du temps où Lénine était encore en vie. Certes, c’est lui qui a dit que les anarcho-syndicalistes et les anarchistes n’étaient rien d’autre que des petits-bourgeois, et qu’ils devaient être exterminés. Néanmoins, il est vrai que ses victimes politiques étaient condamnées pour des durées définies et qu’on leur laissait l’espoir qu’elles seraient libérées une fois leur peine purgée. Depuis l’arrivée au pouvoir de Staline, cette lueur d’espoir, si essentielle aux personnes emprisonnées pour un idéal, et si nécessaire pour soutenir leur moral, a été supprimée.

Staline, fidèle à la signification de son nom 4, ne pouvait pas supporter l’idée que, des gens condamnés à cinq ou dix ans de prison, pouvaient garder l’espoir qu’ils retrouveraient un jour la liberté. Sous sa poigne de fer, ceux dont les peines expirent sont condamnés à nouveau et expédiés dans un autre camp de concentration. Nous avons donc aujourd’hui de nombreux camarades qui ont été poussés d’exil en exil depuis 15 ans. Et il n’y a aucune fin en vue. Mais devrions-nous être surpris par le broyage permanent que Staline a inauguré pour des opposants tels que les anarchistes et les révolutionnaires socialistes? Il a prouvé qu’il était aussi cruel envers ses anciens camarades qu’avec les autres qui osent douter de sa sagesse. La dernière purge, semblable en tout point avec celle de Hitler [écrit à la main ajouté en marge] et la dernière victime arrêtée et peut-être exilée, Zensl Muehsam, devrait démontrer à tous ceux encore capables de réfléchir, que Staline est déterminé à exterminer tous ceux qui ont regardé dans son jeu. Nous ne devons pas espérer, par conséquent, que nos camarades anarchistes et tous les autres révolutionnaires de gauche soient épargnés.

J’écris de Barcelone, le siège de la révolution espagnole. Si j’avais jamais cru, même un instant, l’explication des dirigeants soviétiques que la liberté politique était impossible pendant une période révolutionnaire, mon séjour en Espagne, m’aurait totalement détrompée! L’Espagne aussi est au prise avec une guerre civile sanglante, elle est entourée d’ennemis, à l’intérieur et à l’extérieur. Non, pas seulement par des ennemis fascistes, mais par toutes sortes d’adversaires politiques, qui sont plus acharnés contre l’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme, sous le nom de la CNT et de la FAI, qu’ils ne le sont contre le fascisme. Néanmoins, malgré le danger qui menace la révolution espagnole, qui rôde à chaque coins de rue de chaque ville, malgré l’impérative nécessité de concentrer toutes les forces pour gagner la guerre contre le fascisme, il est surprenant de trouver ici plus de liberté politique que n’en ont jamais rêvé Lénine et ses camarades.

Bien au contraire, la CNT-FAI, les organisations les plus puissantes en Catalogne, représente l’extrême opposé.Les républicains, les socialistes, les communistes, les trotskistes, tous, en fait, défilent quotidiennement dans les rues, lourdement armés et leurs bannières au vent. Ils ont pris possession des maisons les plus confortables de l’ancienne bourgeoisie. Ils publient allègrement leurs journaux et organisent d’imposants rassemblements, Et pourtant la CNT-FAI n’a pas une seule fois suggéré que ses alliés profitent trop de la tolérance des anarchistes en Catalogne. Autrement dit, nos camarades démontrent qu’ils préféreraient accorder à leurs alliés le même droit à la liberté qu’ils s’accordent à eux-mêmes plutôt que d’établir une dictature et un engrenage politique qui broierait tous leurs opposants.

Oui, 15 années ont passé. D’après les bonnes nouvelles de Russie entendues à la radio, dans la presse communiste et à chaque occasion: “La vie est joueuse et splendide” dans la République. Staline n’a t-il pas inventé ce slogan et n’a t-il pas été répété encore et encore. “La vie est joueuse et splendide”. Pas pour les dizaines de milliers de victimes politiques dans les prisons et les camps de concentration. Des anarchistes, des socialistes, des communistes, des intellectuels, des quantités d’ouvriers et des dizaines de milliers de paysans ignorent tout de la joie et de la splendeur nouvelle proclamée par le Torquemada sur le trône communiste. Leur vie, lorsqu’ils sont encore en vie, s’écoule sans espoir, terne, comme un purgatoire quotidien sans fin.

Une raison de plus pour nous, camarades, et pour tous les libertaires sincères, de continuer à travailler pour les prisonniers politiques en Union Soviétique. Je ne fais pas appel aux libertaires qui crient d’une voix enrouée contre le fascisme et les violences politiques dans leurs propres pays mais qui restent silencieux devant les persécutions continuelles et l’extermination des vrais révolutionnaires en Russie. Leurs sens se sont émoussée. Ils n’entendent donc pas les voix qui s’élèvent vers le ciel venant du cœur et des gorges étouffées des victimes du broyeur politique. Ils ne réalisent pas que leur silence est une sorte de consentement et qu’ils sont donc responsables des agissements de Staline. Ils sont irrécupérables. Mais les libertaires, qui s’opposent à toutes les formes de fascisme et de dictature, peu importe sous quel drapeau, doivent continuer à susciter l’intérêt et la sympathie de l’opinion envers le destin tragique des prisonniers politiques russes.
[Écrit à la main]
Barcelone 9 Dec 36 Emma Goldman

NDT

1. It was only after a long conflict La traduction aurait pu être « désaccord ». Alexandre Berkman fut certainement plus réticent que Emma Goldman à accepter de voir la nature de la révolution bolchevique. Ce fut la répression de Kronstadt qui lui a ouvert définitivement les yeux. Mais il y eut probablement conflit avec Goldman, au sens premier du terme, comme le montre une lettre de cette dernière à Berkman
… »Ne l’ai-je pas vu en Russie, lorsque tu m’a combattu becs et ongles parce que je ne voulais pas tout encaisser au nom de la révolution ? Combien de fois m’as tu jeté à travers la figure que je n’étais qu’une révolutionnaire de salon ? Que la fin justifie les moyens, que l’individu ne compte pas, etc., » Emma Goldman à Alexander Berkman, 23 novembre 1928,
2. Voir Emma Goldman (Un Éditorial) Publié dans Workers’ Challenge [New York], vol. 1, no. 2 1er avril 1922).https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/critiques-de-emma-goldman/emma-goldman-un-editorial
3. Fanya Baron 1887-1921. Militante d’origine russe, au sein du mouvement anarchiste américain à Chicago et des Industrial Workers of the World (IWW) . Elle retourna en Russie avec Aron Baron et Boris Yelensky in 1917. Elle y a milité au sein de la Confédération Anarchiste Nabat en Ukraine entre 1919 et 1920. Elle a été arrêtée avec de nombreux autres anarchistes lors d’une conférence de Nabat à Kharkhov, le 25 novembre 1920. Emprisonnée, elle s’est échappée de la prison de Ryazan au printemps 1921, avant que d’être arrêtée de nouveau le 17 août. Elle est fusillée le 29 septembre 1921 en même temps que le poète Lev Tcherny .
4. Acier, en Russe
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Liberté d'expression à Chicago

Messagede digger » 03 Mar 2015, 19:43

Texte original : Free Speech in Chicago

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Source Berkeley Digital Library

La lettre de Goldman au directeur de publication a été publié le 11 décembre 1902, dans le journal anarchiste Lucifer the Light-bearer. Il alerte les lecteurs sur le harcèlement policier incessant autour de ses conférences et tire des conclusions pessimistes sur l'avenir des droits garantis par le Premier Amendement aux États-Unis.

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Lettre de Emma Goldman au directeur de publication

(Lucifer the Light-bearer, 11 décembre 1902)


A l'intention de certains de vos lecteurs qui croiraient encore que la liberté d'expression est une réalité et que l'Amérique est le pays le plus libre sur terre, je me permet de vous apporter quelques détails de mon expérience avec la police de Chicago.

J'étais venue dans cette ville pour informer les américains sur la situation en Russie et pour collecter des fonds pour les malheureuses victimes du knout russe, beaucoup d'entre elles ayant été flagellées à mort, alors que d'autres ont été condamnées à de longues peines de prison, simplement parce qu'ils avaient osé demander du pain pour les paysans russes affamés.

A mon étonnement, j'ai trouvé deux cent policiers - certains d'entre eux des officiers de rang très élevé, à ma première réunion publique; des hommes qui n'étaient pas venus par sympathie pour les russes qui meurent de faim mais pour m'emmener au poste de police le plus proche, si je ne correspondais pas à leur propre conception de la liberté.

O Liberté! pauvre Liberté outragée, avilie. Tu es tombée de ton ancien piédestal maintenant que le moindre policier insignifiant peut souiller ton corps pur de ses mains sales et piétiner dans la boue des rues de Chicago ton beau visage.

Depuis cette première réunion, la police m'a suivi de salle en salle, me menaçant d'arrestation si j'osais dire quelque chose contre le gouvernement américain. "Dites ce que vous voulez au sujet de la Russie mais n'attaquez pas NOS institutions," m'a dit le capitaine Campbell lors d'une réunion publique dans les quartiers ouest.

Un autre petit tsar, le capitaine Wheeler, alla plus loin que son collègue: "Je ne laisserai pas Miss Goldman parler dans mon quartiers." et il a interdit la réunion qui devait avoir lieu au Aurora Turn Hall, aux coins de la Ashland Avenue et de Division Street.

Il doit certainement y avoir quelque chose qui ne va pas dans les Institutions américaines d'aujourd'hui ; quelque chose de terriblement sombre et corrompu, si ils ne peuvent pas supporter la lumière de la critique; si ils ne peuvent bien se porter que lorsqu'ils utilisent la force pour se défendre contre la lumière de la libre expression.

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Emma Goldman, la trublionne et la liberté d’expression en Amérique

Source: Jewish Women's Archive


Ce n'est pas la première fois que des réunions publiques sont interdites ici; ni la première fois que des orateurs ont été suivis de place en place. Lors de précédentes fois, les autorités de Chicago avaient dû fournir des prétextes pour de telles ingérences. Elles avaient dû mettre en avant soit l'excitation du public en réponse aux propos radicaux de l'orateur, soit des prétextes similaires comme justification de leurs agissements.

Quels prétextes vont-ils trouver maintenant?

Quel prétexte donnera le maire de Chicago qui se décrit lui-même comme dans le plus pur style de Jefferson, pour justifier les acte de ses subordonnés?

Il n'existe aujourd'hui aucune excitation du public; aucuns propos radicaux tenus - en tout cas, pas en référence à "notre propre gouvernement sacré".

Quelle autre conclusion tirer, sinon que l'Amérique est en train de se russifier rapidement, et que, à moins que le peuple américain ne se réveille du rêve agréable dans lequel il a été plongé par les "My Country `tis of Thee," etc. 1, nous serons bientôt obligés de nous rencontrer dans des cellules, ou dans des arrières-boutiques sombres aux portes closes, et parler à voix basses, de peur que nos voisins entendent ce que des citoyens américains nés libres n'osent pas dire ouvertement; qu'ils ont vendu leurs droits à la naissance au tsar russe déguisé en policier américain ?

N'est-il pas temps de FAIRE QUELQUE CHOSE?

N'est-il pas temps que tous les progressistes s'unissent pour protester contre une telle ingérence brutale? Tous ceux qui, du moins, ont assez d'américain encore en eux pour préserver le droit à la liberté d'expression, de presse et de réunion?

Ou vont-ils attendre que le nombre de victimes de la répression devienne légions -- comme en Russie aujourd'hui?

Chicago, 30 novembre 1902. EMMA GOLDMAN.

NDT

1. My Country, 'Tis of Thee. Chanson patriotique américaine "Mon pays c'est toi "
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Dans les prisons de Russie

Messagede digger » 03 Mar 2015, 19:50

Texte original : In the Prisons of Russia Alexander Berkman, Emma Goldman Alexander Schapiro Freedom Février 1922.

Ayant quitté tout récemment la Russie, nous pensons que notre premier devoir, et le plus urgent, est de parler au nom de nos prisonniers politiques en Russie.

C'est un triste et déchirant constat de la situation en Russie que de parler des prisonniers politiques dans le pays de la Révolution Sociale! Pourtant, tel est le cas malheureusement. Nous ne faisons pas référence aux contre-révolutionnaires qui pourraient être, de manière concevable, prisonniers de la Révolution. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les prisons de Russie sont aujourd'hui surpeuplées par les meilleurs éléments révolutionnaires du pays, par des hommes et des femmes aux idéaux et aux aspirations les plus élevés. A travers tout le vaste pays, en Russie même comme en Sibérie, dans les prisons de l'ancien régime comme du nouveau, dans les cachots secrets de la Ossoby Otdell (Section Spéciale) de la Tcheka , croupissent des révolutionnaires de tous les partis et les mouvements : révolutionnaires sociaux de gauche, maximalistes, sympathisant communistes de "l'opposition syndicale”, anarchistes, anarcho-syndicalistes et universalistes - adhérents de différentes écoles de philosophie sociale, mais tous, vrais révolutionnaires, et, pour la plupart d'entre eux, participants enthousiastes à la révolution de novembre 1917.

La situation de ces prisonniers politiques est pitoyable à l'extrême. Sans parler de leur anxiété et souffrances psychologiques. Du fait des conditions générales en Russie, le manque de matériau de construction et d'ouvriers qualifiés, la rénovation des prisons est pratiquement hors de question. Les conditions sanitaires sont, donc, dans la plupart des cas, des plus précaires. Mais le pire de tout est le problème alimentaire. A aucun moment, le gouvernement bolchevique n'a été capable d'assurer une alimentation suffisante pour ses prisonniers. Leurs rations ne couvrent pas le stricte minimum pour la survie. L'aide réelle envers les prisonniers reposent sur les épaules de leurs amis, proches et camarades. Mais aujourd'hui, la situation empire encore. Avec seulement cinquante deux pour cent des taxes sur les produits alimentaires collectés et pratiquement aucune chance de faire mieux, avec la famine épouvantable dans la région de la Volga, et avec l'effondrement général de l'appareil économique gouvernemental, la situation de la population carcérale est, en réalité, sans espoir.

C'est la Croix Rouge Politique qui pourvoient au besoins des prisonniers politiques en Russie, selon ses moyens très limités, une organisation très dévouée et efficace, dont est membre active Vera Figner, 1 la révolutionnaire de longue date. Cette organisation, qui dépend entièrement de la coopération bénévole, a réussi remarquablement sa mission, étant donné les difficultés pour tout le monde en Russie de partager ses propres très maigres rations. Dans l'ensemble, néanmoins, la Croix Rouge Politique a été capable d'assurer le minimum vital des prisonniers politiques.

De tous, excepté ceux des anarchistes. Non pas par volonté de discrimination de la part de la Croix Rouge, au contraire. Cette est organisation est totalement non- partisane bien que très influencée par des éléments droitiers. Les anarchistes russes, par conséquent, ont depuis longtemps initié par eux-mêmes l'aide à leurs camarades emprisonnés et depuis des années, la Croix Rouge Anarchiste (plus tard connue sous le nom de Croix Noire), prend soin d'eux dans les prisons russes.Pendant tout ce temps, cela a représenté une tâche herculéenne pour les anarchistes russes en liberté que de répondre aux besoins de leurs camarades arrêtés. Beaucoup e militants les plus actifs ont sacrifié leur vie à la révolution, un grand nombre d'entre eux sont morts sur le front pour la défendre, alors que d'autres ont été fusillés ou croupissent dans les prisons bolcheviques. La plupart de ceux qui sont restés en vie et en liberté sont eux-mêmes en permanence au bord de la famine : La Croix Noire doit fournir des efforts surhumains pour éviter aux camarades incarcérés de mourir de faim. Elle a accompli un travail noble, plein d'abnégation. 2

Mais si sa tâche a été jusqu'à maintenant pénible et difficile, elle l'est devenue aujourd'hui infiniment plus encore. La nouvelle politique des bolcheviques de persécution systématique des anarchistes s'avère être un handicap insurmontable pour le travail de la Croix Noire. La plupart de ses membres ayant été arrêtés, l'organisation a été récemment réorganisée et est maintenant connue sous le nom de Société pour l'Aide aux Anarchistes dans les Prisons Russes. Elle continue héroïquement la tâche d'apporter aux camarades emprisonnés toute l'aide matériel qu'elle peut rassembler. Malheureusement, ses moyens sont des plus limités. Les camarades en liberté se privent eux-mêmes de besoins de première nécessité afin d'envoyer quelques kilos de pain et de pommes de terre de plus aux prisonniers. Oui, ils sont prêts, et heureux, à partager jusqu'à leur dernière ressource. Mais ils disposent de si peu, et leurs camarades emprisonnés sont si nombreux et leurs besoins si importants! Il arrive des nouvelles terribles des prisons de Moscou, de Petrograd, de Orel et Vladimir, des provinces lointaines de l'Est, et des camarades exilés dans le nord glacial. Le fléau terrible de la famine, le redoutable tzinga (scorbut), les frappent! Leurs mains et leurs pieds enflent, leurs gencives se relâchent, leurs dents tombent. Le pourrissement à l’œuvre dans des corps vivants!

L'ensemble de nos camarades écoutera t-il cet appel à l'aide ? Les anarchistes de Russie sont aujourd'hui totalement incapables de répondre aux besoins les plus élémentaires de leurs prisonniers sans l' assistance des camarades et amis de l'étranger. Au nom de la Société pour l'Aide aux Anarchistes dans les Prisons Russes, au nom de nos camarades martyrisés, qui meurent maintenant de faim et de froid dans les prisons bolcheviques, par loyauté à leur idéal élevé, nous faisons appel à vous, camarades et amis de partout. Seule, notre ide immédiate et généreuse peut sauver nos camarades emprisonnés de la mort par la faim.

Fraternellement,

Alexander Berkman, Représentant à titre particulier, Société pour l'Aide aux Anarchistes dans les Prisons Russes
Emma Goldman
A. Schapiro Secrétaire, Organisation Anarcho-Syndicaliste, “Golos Truda,” Moscou.

P.S.- Seul les dons en argent sont nécessaires.Etant donné le faible taux de change de la monnaie russe, même les dons les plus modestes de nos amis européens et américains seront les bienvenus . Les contributions doivent être envoyées à : Redaction, Brand, R.A.R.P., Olandsgatan 48, Stockholm 4, Sweden.

NOTE. - Nous demandons à toutes les publications anarchistes et syndicalistes de publier cet appel.
Stockholm, 12 janvier 1922.

[Nous espérons que tous les camarades, dans tous les pays, répondront à cet appel avec grande générosité. Ce récit des souffrances de nos camarades devrait tous nous toucher et nous pousser à les aider à les soulager et à leur montrer notre solidarité. Nous serons heureux de recevoir les donations et de les faire suivre à Stockholm. Nous savons que les temps sont durs actuellement, mais si nous essayons d'imaginer la situation atroce de nos camarades dans ses horribles prisons russes, même les plus démunis d'entre nous sera convaincu de donner quelque chose. Donnons tous et rapidement. Envoyez vos donations à Freedom Press, 127 Ossulston Street, London, N.W. 1.]

NDT :

1. Véra Nikolaïevna Figner (1852 1942) Militante socialiste russe, membre du groupe Narodnaïa Volia, qui assassina l’empereur Alexandre II en mars 1881. Condamnée à mort, sa peine est commué en prison à vie. Elle est libérée en 1905. Voir Résister à la prison par l’autobiographie : Véra Figner et les prisons tsaristes Philippe Artières et Denis Dabbadie Cultures & Conflits automne 2004 http://conflits.revues.org/1562?lang=fr
Autobiographie :Les Mémoires d'une révolutionnaire Véra Figner Trad. du russe par Victor Serge 1930 Collection Les Contemporains vus de près, Gallimard
2. Voir le site de la Anarchist Black Cross Federation http://www.abcf.net/
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Les bolcheviques tuent les anarchistes

Messagede digger » 07 Mar 2015, 09:11

Titre original : Bolsheviks shooting anarchists Emma Goldman et Alexander Berkman, Freedom 36, n°.391 (Janvier 1922).

Nous venons juste de recevoir la lettre ci-dessous de nos camarades Emma Goldman et Alexander Berkman, qui sont maintenant échoués à Stockholm. Cette lettre nous apprend la vérité sur la terrible persécution des anarchistes en Russie. Nous demandons à tous les journaux anarchistes et syndicalistes de republier cette lettre et nous espérons que les camarades de ce pays nous aiderons à augmenter la vente de ce numéro dont nous avons tiré un plus grand nombre d’exemplaires que d’habitude.

Chers camarades,

La persécution des factions révolutionnaires en Russie n’a pas diminué avec la nouvelle politique économique des bolcheviques. Au contraire, elle est s’est intensifiée et devenue plus systématique. Les prisons de Russie, d’Ukraine et de Sibérie sont remplies d’hommes et de femmes- oui, dans certains cas, de simples enfants — qui ont osé avoir des opinions différentes de celles du Parti Communiste au pouvoir. Nous disons intentionnellement « avoir des opinions ». Parce que , dans la Russie d’aujourd’hui, il n’est pas du tout nécessaire d’exprimer en paroles votre désaccord ou de faire quoi que ce soit, pour être susceptible d’être arrêté; le seul fait d’avoir une opinion contraire fait de vous une proie légitime pour le pouvoir suprême de facto du pays, la Tchéka, cette toute-puissante Okhrana bolchevique, qui ne connaît ni loi, ni contrôle.

Mais de toutes les factions révolutionnaires en Russie, ce sont les anarchistes qui ont souffert des persécutions les plus impitoyables et systématiques. Leur répression par les bolcheviques avait déjà commencé en 1918, lorsque — en avril de cette année-là — le gouvernement communiste avait attaqué, sans provocation ou avertissement, le Club anarchiste de Moscou et avait, à l’aide de mitrailleuses et d’artillerie, "liquidé" l’organisation entière. Cela marqua le début de la chasse aux anarchistes, mais elle était de nature sporadique, apparaissant ici ou là, presque au hasard et souvent auto-contradictoire. Ainsi, les publications anarchistes étaient tantôt autorisées, tantôt interdites; des anarchistes étaient arrêtés ici et libérés là; quelquefois tués dans un endroit et, dans un autre, harcelés pour accepter des postes de responsabilités plus importants.Mais le Dixième Congrès du Parti Communiste Russe a mis un terme à cette situation chaotique en avril 1921, au cours duquel Lénine a déclaré une guerre ouverte et sans merci non seulement contre les anarchistes mais contre “ toutes les tendances petites bourgeoises anarchistes et anarcho-syndicalistes, où qu’elles se trouvent. Ce fut à là et alors que se déclencha l’extermination systématique, organisée et des plus impitoyables des anarchistes dans la Russie bolchevique. Le jour-même du discours de Lénine, des vingtaines d’anarchistes, d’anarcho-syndicalistes, ainsi que leurs sympathisants furent arrêtés à Moscou et Petrograd,et, le lendemain, des arrestations massives de nos camarades eurent lieu à travers tout le pays. Depuis lors, les persécutions ont continué avec une violence toujours plus grande, et il est devenu tout à fait évident que, plus le régime communiste faisait de compromis au monde capitaliste, plus les persécutions contre les anarchistes étaient intenses.

La politique établie du gouvernement bolchevique est de masquer ses procédés barbares contre nos camarades sous l’accusation généralisée de banditisme. Cette accusation est aujourd’hui portée contre pratiquement tous les anarchistes arrêtés, et même fréquemment contre de simples sympathisants de notre mouvement. Une méthode super pratique, puisque que tout le monde peut être exécuté en secret par la Tchéka, sans audition, procès ou enquête.

La guerre de Lénine contre les tendances anarchistes a adopté les formes d’extermination les plus révoltantes.En septembre dernier, de nombreux camarades ont été arrêtés à Moscou et le 30 de ce mois, les Izvestia ont publié la déclaration selon laquelle dix des anarchistes arrêtés avaient été fusillés comme » bandits.” Aucun d’entre eux n’a bénéficié d’un procès ni même d’une audition, pas plus qu’on ne leur permit d’être représentés par un avocat ou recevoir des visites de leurs proches ou amis. Deux anarchistes russes parmi les plus connus étaient parmi les condamnés, dont l’idéalisme et le dévouement de toute une vie à la cause de l’humanité leur avaient valu les cachots tsaristes, l’exil et des persécutions et souffrances dans différents autres pays.C’était Fanny Baron, qui s’était évadée de la prison de Ryazan quelques mois auparavant et Lev Tchorny,l’écrivain et conférencier célèbre, qui avait passé plusieurs années de sa vie dans la katorga 1 sibérienne pour ses activités révolutionnaires sous le tsar.Les bolcheviques n’ont pas eu le courage de dire qu’ils avaient fusillé Lev Tchorny; dans la liste des personnes exécutées, il apparaît sous le nom de “Turchaninoff,” , qui,— bien qu’étant son vrai nom — était inconnu même de certains de ses amis les plus proches.

La politique d’extermination continue. Il y a quelques semaines de cela, des arrestations ont eu lieu à Moscou. Les victimes étaient, cette fois, les anarchistes universalistes — un groupe que même les bolcheviques avaient toujours considérés comme des plus amicaux. Parmi les personnes arrêtées se trouvaient Askaroff, Shapiro et Stitzenko, membres du secrétariat de la section universaliste de Moscou et bien connus en Russie. Ces arrestations, aussi scandaleuses fussent-elles, furent tout d’abord considérées par nos camarades comme dues à l’action sans autorisation par un quelconque agent de la Tchéka dans un excès de zèle. Mais les informations reçues depuis par nos camarades universalistes montrent qu’ils sont accusés officiellement d’être des faux-monnayeurs et des bandits ainsi que des « membres du « groupe clandestin Lev Tchorny”. Ceux familiers avec les méthodes bolcheviques ne savent que trop bien ce que signifient ces accusations. Elles signifient razstrel, une condamnation à être fusillé sans jugement ni délai.

Le satanisme de l’objectif de ces arrestations dépasse l’entendement. En accusant Askaroff, Shapiro, Stitzenko et d’autres d’être des membres du « groupe clandestin Lev Tchorny,” les bolcheviques cherchent à justifier le meurtre ignoble de Lev Tchorny, Fanny Baron et des autres camarades exécutés en septembre; et, d’un autre côté, ils créent un prétexte commode pour fusiller d’autres anarchistes. Nous pouvons affirmer aux lecteurs, formellement et sans réserve, qu’il n’existe pas de groupe clandestin Lev Tchorny. Prétendre le contraire est un odieux mensonge , un mensonge semblable aux nombreux autres répandus par les bolcheviques avec impunité contre les anarchistes.

Il est grand temps que le mouvement ouvrier révolutionnaire mondial prenne connaissance de la nature sanglante et meurtrière du régime bolchevique vis à vis de toutes les opinions politiques différentes. Et il est impératif, pour les anarchistes et les anarcho-syndicalistes en particulier, d’entreprendre des actions immédiates pour mettre fin à un tel barbarisme et de sauver, si cela est encore possible, nos camarades menacés de mort emprisonnés à Moscou. Certains des anarchistes arrêtés s’apprêtent à commencer une grève de la faim jusqu’à la mort, leur seul moyen de protester contre la tentative bolchevique de souiller la mémoire de Lev Tchorny qu’ils ont lâchement assassiné. Ils demandent le soutien moral massif de leurs camarades. Ils en ont la légitimité, et plus encore. Leur sacrifice sublime , leur dévouement de toute une vie à la grande cause, leur ténacité à toute épreuve, tout cela leur en donne le droit. Camarades, amis de partout! Il vous appartient de venger la mémoire de Lev Tchorny et, en même temps, de sauver les précieuses vies de Askaroff, Shapiro, Stitzenko,et des autres. Ne tardez pas ou il pourrait être trop tard. Demandez au gouvernement bolchevique les soi-disant documents qu’il prétend détenir sur Lev Tchorny, qui “impliquent Askaroff, etc., dans le groupe clandestin Lev Tchorny de bandits et de faux-monnayeurs.” De tels documents n’existent pas, à moins d’être des faux. Mettez les bolcheviques au défi de les présenter et faites entendre la voix de chaque révolutionnaire et ‘être humain honnête, dans une protestation mondiale contre la poursuite par le système bolchevique des assassinats ignobles de ses opposants politiques. Hâtez-vous, car le sang de nos camarades coule en Russie.

Alexandre Berkman
Emma Goldman.

Stockholm, 7 janvier 1922.

NDT

1. La Katorga désigne une partie du système pénal de l’empire russe, sous forme de camps de travail. Le système fut maintenu, et développé, après la révolution d’octobre 1917
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Re: Textes inédits d'Emma Goldman traduits en français

Messagede digger » 11 Mar 2015, 10:35

J'ai commencé un peu par hasard la traduction de textes de Emma Goldman et puis je me suis laissé surprendre à démêler toute la pelote.... La pelote, c'est Goldman, mais aussi les personnages connus ou moins connus qui l'ont croisés à un moment donné, et les événements qui ont marqué en particulier l'anarchisme américain de la fin du XIXème à la première guerre mondiale.
Le travail (juste) commencé, dont quelques textes partagés sur le FAR, comprend pour l'instant :

Goldman Emma, une introduction
Chronologie
---1. Les États-Unis 1869 - 1919
---2. L'Europe 1920 - 1940
Ebauche biographique
Emma Goldman et Alexandre Berkman
La condition féminine
—Le contrôle des naissances . Lettre à la presse sur le contrôle des naissances
—Le droit de vote des femmes
Emma Goldman et l’homosexualité
Mother Earth
Prise de parole devant les jurés
Expulsion
Exil
La révolution Russe
---Dans les prisons de Russie
---Le broyeur politique soviétique
---Les bolcheviques tuent les anarchistes
Emma Goldman et la Révolution Espagnole
--- Vision of Fire introduction
--- La société nouvelle
--- Le rôle des femmes dans la révolution espagnole
--- Le sabotage communiste de la révolution espagnole
--- Lettre à Vasquez et Herrera
--- Emma Goldman et Mujeres Libres
A travers la presse américaine
Documents en ligne
Critiques de Emma Goldman
— L’interprétation de l’anarchie : la vie de Emma Goldman
— Emma Goldman (un Éditorial)
Bilan et fin

Tous ces textes sont libres de reproduction, (en vérifiant les éventuels droits d'auteur, pour les traductions) sachant qu'elles nécessitent une relecture et des corrections. Je ne suis ni traducteur, ni historien, ni n'est la prétention de l'être. Si quelqu'un-e veut utiliser ces documents, existant et à venir, pour un travail plus cohérent et abouti, il/elle est le/la bienvenu-e.
Je ne travaille qu'avec des documents disponibles en ligne, je suis preneur d'autres documents éventuellement. (Ainsi que critiques et remarques)
Voilà pour l'esprit de la démarche.
Le site, c'est le petit bouton sous le pseudo et tout est, en menu déroulant, dans le chapitre Introduction à Emma Goldman :eler:
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Re: Textes inédits d'Emma Goldman traduits en français

Messagede digger » 14 Mar 2015, 07:35

Contrairement a ce qui est indiqué en préambule du texte Le broyeur politique soviétique de Emma Goldman, ce texte a été publié dans Spain and the World Vol.1 n° 13 du 4 juin 1937, sous le titre The Soviet Political Machine. Its design on Spain
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Lettres de prison

Messagede digger » 16 Mar 2015, 09:48

Il s'agit ici d'une compilation de lettres de Emma Goldman publiées dans le Mother Earth Bulletin lors de sa dernière incarcération et avant son expulsion des États-Unis.

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Pénitencier d'État du Missouri Source : Missouri State Penitentiary



Texte original : Farewell, Friends and Comrades!
Mother Earth Bulletin Vol I n°4 Janvier 1918
http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/goldman/ME/mebulv1n4.html

Adieu, Amis et Camarades!

La Cour Suprême des États-Unis a tranché. Repose en paix chère Patrie! La sentinelle de Washington reste inflexible.

La loi sur le service militaire a été déclarée constitutionnelle. Le bon citoyen n'a plus à s'inquiéter au sujet de la justice d'un service militaire obligatoire: il est constitutionnel. La servitude involontaire ne causera plus d'inquiétude à la libre souveraineté: elle est constitutionnelle et démocratique. Le sentiment humain qui oblige les hommes à porter des armes en violation de leur conscience ne pourra plus être remis en cause : il est constitutionnel, il est démocratique, il est définitif.

La plus haute instance judiciaire des États-Unis a appuyé L'ENSEMBLE des verdicts des tribunaux des différents états. Sans perdre son temps sur des faits ou des arguments, la Cour Suprême des États-Unis a décidé, concrètement, que le gouvernement a le droit de faire tout ce qui lui plaît, et qu'il n'y a rien à y redire.

La décision confirme également les cas de soi disant complot dont il a été fait appel à les états de New York, de l'Ohio,et autres et les peines prononcées contre Emma Goldman, Alexander Berkman, Morris Becker et Louis Kramer 1, condamnés pour propagande contre le service militaire.

La décision de la Cour ne nous surprend pas. Nous l'attendions. Mais nous ne pouvons pas nous abstenir d'exprimer la tristesse que nous avons ressentis devant la vision sociale limitée d'amis bien intentionnés qui avaient si naïvement espoir dans la justice, malgré les trop nombreuses leçons contraires.

Ne soyez pas tristes, chers amis et camarades. Nous allons en prison le cœur léger. Pour nous, il est plus satisfaisant d'être derrière les barreaux que d'être muselés en liberté. Notre état d'esprit ne sera pas changé et notre volonté ne sera pas brisée. Nous reprendrons notre travail le moment venu.

Cette lettre est notre adieu. La lumière de la liberté brille faiblement en ce moment. Mais ne désespérez pas, amis. Gardez l'étincelle en vie. La nuit ne peut pas être éternelle. Bientôt viendra une lueur dans l'obscurité et un jour nouveau se lèvera même ici. Puisse chacun d'entre nous avoir le sentiment d'avoir apporté son écot au grand Réveil.

Le BULLETIN continuera, avec votre aide, même en notre absence. Il va connaître une passe délicate mais nous savons que nous pouvons compter sur votre intérêt et votre coopération, de manière aussi généreuse et fidèle que celle avec laquelle vous nous avez aidé par le passé. A travers le BULLETIN, nous resterons en contact avec vous le temps de notre isolement et vous entendrez les voix qui ne peuvent pas être étouffées par des murs de pierres. Au revoir, un jour,

EMMA GOLDMAN
ALEXANDER BERKMAN

NDT

1. Morris Becker 1893 - ?
Une des deux premières personnes à être jugées aux États-Unis, conformément à la loi sur le service militaire de mai 1917. Becker a été actif dans le mouvement anarchiste de New York depuis au moins 1916. Il a été arrêté avec Louis Kramer le 31 Mai 1917 lors d'une conférence pour la paix au Madison Square Garden alors qu'ils distribuaient des tracts de la No-Conscription League annonçant une réunion publique organisée par Emma Goldman et Alexandre Berkman au Hunt's Point Palace, le 4 juin 1917. Becker a déclaré durant son procès qu'il était "un homme sans patrie" et qu'il préférait être fusillé plutôt que de partir à la guerre. Déclaré coupable, il a purgé sa peine de vingt mois au Pénitencier fédéral de Atlanta, en compagnie de Alexandre Berkman, jusqu'à sa libération le 27 décembre 1918. Il a été expulsé en même temps que Goldman et Berkman en décembre 1919.
Louis Kramer a été condamné à deux ans de prison, également purgées au pénitencier fédéral de Atlanta.

Image

Cellules. Source : Missouri State Penitentiary


Texte original : Dear Faithful Friends
Mother Earth Bulletin Vol I n°5 Février 1918
http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/goldman/ME/mebv1n5.html

6 février 1918.

Chers fidèles amis

Nombreux sont ceux qui ont pris le chemin de Golgatha, et combien devront -il encore le prendre? Seul Le Temps, le Grand Rédempteur de tous ceux qui doivent souffrir pour leurs idéaux peut le dire. Le temps pèse lourdement sur les épaules de ceux qui chérissent de grands espoirs mais il se meut avec une rapidité surprenante bien au-delà de nos rêves les plus fous.

La Russie en est une démonstration éclatante. En 1905, les troupes du tsar inondaient les rue de Petrograd et d'autres villes du sang des révolutionnaires. En 1917, les troupes révolutionnaires, plus humaines que celles qui avaient causé la boucherie, ont chassé le tsar hors de Russie.

Cette pensée m'est venue à l'esprit lorsque je suis passée rapidement dans la Cinquième Avenue en route pour Pennsylvania Station dans une voiture de patrouille de la police le lundi 5 février.

l'avenue et les rues étaient bordées d'une foule curieuse, attendant le défilé des soldats de Camp Upton. Comme les soldats du tsar avant 1905 qui voyaient dans chaque révolutionnaire un ennemi de leur pays, les soldats américains m'auraient accueilli avec mépris et ricanements, et, au commandement de leur Tsar, m'auraient ôté la vie, croyant naïvement sauver leur pays d'une dangereuse ennemie.

Le Temps fera -t'il pour l'Amérique ce qu'il a fait en Russie? Ses soldats feront-ils un jour cause commune avec le peuple? Qui peut dire de quoi l'avenir sera fait?

L'idéaliste n'est peut-être pas un prophète mais il sait néanmoins que l'avenir apportera des changements et, sachant qu'il vit pour le futur, il consacre une force infinie pour supporter le présent.

Moi aussi, Chers Amis, je serai confortée en prison par la foi ardente en l'avenir,par l'espoir que ces deux années prises sur ma vie pourraient aider à hâter de grands événements que le Temps garde en réserve pour l'espèce humaine. Avec cela comme guide, l'isolement, l'uniforme de prisonnière, et les autres indignités que font peser la mauvaise conscience de la société sur ceux qu'elle n'ose pas affronter, n'auront aucun effet sur moi .

Je sais que vous voudrez m'aider pendant mon séjour en prison. Vous pouvez le faire de différentes façons. D'abord en prenant soin de mon enfant chéri, le Mother Earth Bulletin. Je vous le laisse à vos bons soins. Je sais que vous veillerez sur lui tendrement, afin que je puisse le trouver plus grand, plus fort et en meilleure santé financière à mon retour de Jefferson. Deuxièmement, en diffusant mon pamphlet sur les bolcheviques en hommage à leur grand courage et à leur merveilleuse vision et pour éclairer l'opinion américaine. Troisièmement, en rejoignant la League for the Amnesty of Political Prisoners qui travaille pour la libération de tous les prisonniers politiques. Et enfin, en écrivant à Berkman et à moi-même. Adressez-vous toujours à nous comme prisonniers politiques. Signez toujours de votre nom entier.

Au revoir, chers amis, mais pas pour longtemps -- si l'esprit des bolcheviques l'emporte. Vivent les bolcheviques! Puissent leurs flammes se répandre dans le monde entier et libérer l'humanité de son esclavage!

Affectueusement,

EMMA GOLDMAN,
U. S. Political Prisoner,
Jefferson Prison,
Jefferson City, Mo.

Image

Source : Missouri State Penitentiary


Texte original : To my Dear Ones
Mother Earth Bulletin Vol. I. n°6 Mars 1918,
http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/goldman/ME/mebv1n6.html

Missouri State Prison,
Jefferson City, 3 mars 1918

Mes chers:

Salut à tous ceux qui m'ont écrit des lettres si affectueuses, encourageantes et fidèles. J'aimerais pouvoir répondre à tous individuellement, mais on ne me permet d'écrire que une fois par semaine et d'utiliser seulement deux feuilles de papier. Beaucoup d'entre vous m'ont écrit dix-sept lettres qui m'ont été envoyées suite à une petite réunion dans ma ville de Rochester, et d'innombrables autres de tous les coins du pays, depuis mon incarcération. J'espère seulement que vous "rendrez un mal pour un bien" et que vous continuerez à m'écrire, même si je ne peux vous répondre que collectivement.

Cela fait presque un mois que je suis en prison, et pourtant cela ne m'a pas paru si long. Vous m'avez aidé chaque jour, mes chers, à oublier ce qui m'entoure et à me remmener dans mon monde d'activité, d'associations, de camaraderie avec vous et la grande armée des amis de Mother Earth. Oui, vos lettres pleines de chaleur et d'enthousiasme ont mis de la couleur et de l'intérêt à cet endroit que Oscar Wilde décrivait comme "construit de briques de honte", un endroit qui serait si morne, sinon. Seul ceux qui ont été eux-mêmes en prison auront conscience de l'importance de contacts quotidiens avec le monde extérieur, avec ses amis et ses camarades, à travers des lettres.

Vous voudrez savoir comment se déroule ma vie. On cesse d'être un être autonome , une fois en prison . On devient un automate, bougeant avec une régularité d'horloge, et ne changeant jamais la routine de chaque heure, de chaque jour, de chaque année que la prison impose.

Nous nous levons à 5H30, même si nous sommes réveillés à 5 heures. Ils ont de la chance ceux qui peuvent dormir toute la nuit malgré la cloche qui retentit chaque demie heure et les gardes dans les miradors signalant que "tout est en ordre", voulant dire bien sûr par là que Dieu est au Ciel et que ses enfants maudits sont en sécurité sous les verrous en Enfer. Nous descendons pour le petit-déjeuner à 6H15 environ et sommes dans les ateliers à 6H30. Je décrirai un jour ce qu'est un atelier; c'est un "cadeau" de la civilisation. Nous travaillons jusqu'à 11H30, puis nous nous rendons au déjeuner. Nous sommes dans nos cellules de 12H00 à 12H30, puis nous retournons dans les ateliers jusqu'à 4H30. Après quoi, nous sommes supposés disposer d'une heure et demie à l'air libre, mais, durant ce mois, nous n'avons été dehors que quatre fois, sans compter les dimanches, où moi, l'athée, je ne pouvais pas prendre part à la récréation puisque je ne me rendais pas à la chapelle. Comment les pécheurs seraient-ils conduits devant le Trône du Seigneur, sinon au moyen de punitions. J'ai toujours su que différentes méthodes étaient utilisées pour faire sentir au pécheur la colère divine de Dieu, mais que l'on soit privé de l'air extérieur si bénéfique, à moins de se rendre à l'église, est nouveau pour moi. Bien sûr, on manque encore plus d'air en prison qu'à l'extérieur. De toutes les manières, les prisons sont engagées dans une lutte contre l'air frais, qu'elles considèrent sans doute comme un ennemi extérieur.

Cela peut expliquer pourquoi nos récréations se sont déroulées à l'intérieur, en tournant en rond dans le couloir, parmi le bruit assourdissant des voix humaines,expulsant les émotions refoulées toute la journée dans un silence forcé. Alors, pendant un court moment je ne vois seulement que "une tache de bleu que les prisonniers appellent le ciel."

Notre plus grand cadeau nous a été offert hier. Nous avons passé plus de deux heures dans la cour. Ce fut une journée splendide. Le soleil béni, le vaste ciel bleu contemplant d'en haut avec mépris l'inhumanité de l'homme envers ses frères. Le soleil soigne tous les maux. Soignera-t'il aussi celles de la cruauté, de l'injustice et de l'ignorance? Pourra t'il faire fondre la glace du cœur humain?

Je mène une sorte de double vie, chers amis. L'une d'elle, la vie de prison, est purement mécanique. L'autre se déroule très loin d'ici; elle est trop libre,trop démesurée, trop haute en couleur et trop sereine pour que les lois, les règles ou la discipline de l'homme ne l'atteigne. Rien ne peut approcher cette vie, même de loin. Vous êtes dans cette vie avec moi, chers amis, ainsi que tous ceux qui sont imprégnés d'un grand idéal, qui travaillent pour un monde nouveau où la beauté, la camaraderie et la liberté remplaceront ce monde hideux qui est le nôtre.

Mes pensées vont toujours vers vous, et notre guerrier, le Mother Earth Bulletin. Je ne peux rien pour lui en ce moment, mais je dépends de vous tous. Gardez l'enfant Mother Earth en vie et continuez à le faire grandir. Je sais que vous m'aimez et que par égard envers moi, vous pourvoirez aux besoins du bulletin pendant que je serai en prison. A mon retour, je reprendrai notre travail avec un espoir nouveau et un zèle plus grand. Tout ce que je verrai et vivrai durant ces deux années m'aidera dans les grandes batailles à venir. Au revoir, mes chers. Continuez à écrire. Vos activités m'intéressent beaucoup, particulièrement celles pour la League for the Amnesty of Political Prisoners. 1

Affectueusement,

EMMA GOLDMAN.

NDT

1. Voir La Ligue pour l’Amnistie des Prisonniers Politiques; Son but et son programme
https://racinesetbranches.wordpress.com/lexique/league-for-the-amnesty-of-political-prisoners/

Image

L'unité 1 où était détenue Goldman Source : Missouri State Penitentiary


Texte original : To All My Dear Ones
Mother Earth Bulletin Vol I n°7 avril 1918
http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/goldman/ME/mebv1n7.html

Jefferson State Prison,
Dimanche 24 mars 1918.

A vous tous, mes chers,

Je suis si heureuse que mon message du 3 mars vous soit parvenu. Je voudrais être certaine que cette lettre aussi en fasse autant. Mais je n'en suis pas sûre. Depuis le 7 mars, tout le courrier qui m'est adressé et les courriers hebdomadaires que j'envoie ont été confisqués "sur ordre des autorités fédérales" m'a t'on dit. Il semble que la censure rigide que les autorités pénitentiaires exercent sur les prisonniers ici, sur chacun de leur mouvement, sur chaque ligne qu'ils écrivent ou chaque pensée qu'ils ont, ne satisfasse pas Washington dans mon cas. Alors si vous avez jamais douté de mon importance, vous en serez convaincus maintenant. Vous voyez, j'ai l'honneur d'être distinguée comme dangereuse et donc un officier fédéral lit maintenant mon courrier, après qu'il ait été lu soigneusement par les autorités pénitentiaires. Je n'y verrais pas d'objection si cet officier me faisait suivre mon courrier après l'avoir lu. Mais non, il le garde, par dessus le marché. Mais j'ai l'intention de continuer à occuper les autorités fédérales. Je continuerai à écrire et vous demande de faire de même. Si elles sont si inquiètes de savoir qui sont mes correspondants, ce qu'ils ressentent pour moi et moi pour eux, nous ne devons pas les décevoir. Cela serait vraiment comique, si ce n'était pas si pathétique, qu'un gouvernement tout-puissant représentant une centaine de million de citoyens, engagé dans une guerre mondiale pour la démocratie, poursuive de ses persécutions inutiles et cruelles ceux qu'il a placé derrière des barreaux. Mais je survivrai à cela aussi, sans aucun doute, mes chers.

Depuis que je vous ai écrit la dernière fois, j'ai progressé en vitesse. Je fais maintenant 36 pièces par jour. Cela représente un boulot incessant de neuf heures sans arrêter. C'est exactement comme la Katorga. C'est ce que le Tsar a l'habitude d'imposer aux prisonniers politiques, mais aussi étrange que cela puisse paraître, pas aux femmes prisonnières politiques.Je vois que même Babushka Breshkovsky, qui a passé tant d'années dans les prisons sibériennes et en exil, était exemptée de Katorga. A propos, vous devez lire les Reminiscences and Letters de Babushka édité par Alice Stone Blackwell. Quelle femme merveilleuse! quelle vie fantastique! Ses lettres sont des plus fascinantes même si elles font preuve d'une naïveté enfantine au sujet des Institutions américaines, si surprenante pour quelqu'un qui a vécu avec pendant trente ans. La description de Babushka de sa vie quotidienne en Sibérie est des plus impressionnante. C'est son association avec des âmes sœurs qui l'a soutenu pendant toutes ces années; des hommes et des femmes opposants politiques comme elle. Elle écrit que les conditions les plus dures n'étaient rien, comparées aux souffrances morales qu'elle endurait lorsqu'on la privait de voir ses camarades. Comme je la comprends! Depuis avril, les prisons américaines sont bondées de prisonniers politiques, et chose surprenante, tous des hommes.Est-ce que les femmes américaines n'ont pas encore appris à aimer assez la liberté pour en payer le prix? Il y a quelques exceptions; Louise Olivereau 1, qui, heureusement, a été envoyée au pénitencier du Colorado. J'aurais tant aimé son compagnonnage, mais je suis heureuse qu'elle ne soit pas ici. Je sais que l'air est meilleur dans le Colorado que dans le Missouri. Et puis il y a Kate Richards O'Hare 2, qui a écopé de cinq ans, mais elle est encore en liberté. J'espère qu'elle le restera.

Mes compagnes de misère, même si elles sont bienveillantes envers moi, en réalité, plus généreuses et humaines que la moyenne à l'extérieur des murs, sont néanmoins à mille lieux de moi. Elles sont victimes de mesures sociales cruelles, mais n'ont pas de vision sociale. Elles considèrent leurs ennuis comme une malchance qui leur est imposée par le destin, ou Dieu, ou un quelconque juge cruel, ou le résultat de leur propre turpitude. Elles ne savent pas qu'elle sont toutes, individuellement et collectivement, des rouages de la machine de l'injustice sociale. Mon cœur se serre pour chacune d'entre elles. Mon grand regret est de ne rien pouvoir pour améliorer leur triste sort. Elles sont comme des enfants, si avides de chaque petit geste de gentillesse et d'affection, tout le temps demandeuses de chose que la prison ne peut pas leur offrir. J'écoute leurs petites conversations qui tournent toujours autour du même sujet : le travail qui fait peur et comment le supporter, jour après jour. Mais aussi profonds que soient mes sentiments envers elles, il n'existe pas de camaraderie intellectuelle ou spirituelle, ce lien fort qui rassemble toujours les êtres humains dont l'âme est en souffrance. Qu'ils sont stupides ceux qui ergotent sur les tendances criminelles.Ce sont les circonstances et un manque cruel de compréhension qui les a conduites ici; il est probable aussi qu'elles ne retourneront pas dans la société avec un état d'esprit plus chaleureux lorsqu'elles auront purgé leur peine. Mais j'ai la chance d'avoir les Babushka, les Louise Michel et les autres pour m'inspirer. Je suis riche, après tout. Et puis il y a votre amitié, mes chers, et ma foi dans votre camaraderie. Rien en peut venir ébranler cela. Puis-je espérer que vous ressentez la même chose pour moi? Cet espoir me donne la force et me fera garder le moral jusqu'à ce que je puisse vous revoir et vous serre dans mes bras. C'est le mois de la Commune. Ils ont dit qu'elle était morte lorsqu'ils ont massacré trente mille personnes, mais elle vit pour toujours.

Affectueusement,
EMMA GOLDMAN.

NDT

1. Louise Olivereau (1883- 1963) En mars 1915 elle fonde avec H.C. Uthoff la Portland Birth Control League. La même année, elle déménage à Seattle dans les locaux des Industrial Workers of the World (IWW) où elle travaille comme sténo. Le 30 novembre 1917, elle est condamnée à 10 ans de prison pour violation de l'Espionage Act. Elle en purgera 28 mois à Cañon City, Colorado, avant de bénéficier d'une liberté conditionnelle. Les IWW ne lui apporteront aucun soutien, lui reprochant ses déclarations anarchistes durant son procès.

2. Kate Richards O'Hare sera condamnée à cinq ans de prison et incarcérée en 1919. Avec une autre militante anarchiste, Gabriella "Ella" Segata Antolini, emprisonnée en octobre 1918, les trois femmes du pénitencier d'État du Missouri seront surnommées "La trinité" et travailleront ensemble pour améliorer les conditions de détention.

Katherine "Kate" Richards O'Hare (1876–1948) était une militante du American Socialist Party, dont elle fut à plusieurs reprises la candidate aux élections. Après l'entrée en guerre des USA en 1917, elle a dirigé le Socialist Party's Committee on War and Militarism. Elle a été arrêtée pour un discours anti-militariste à Bowman, Dakota du Nord, et condamnée à cinq ans de prison au Missouri State Penitentiary en 1919. Seule (grosse) ombre au tableau, O'Hare était raciste et favorable à la ségrégation raciale. Voir à ce sujet "Nigger" Equality,http://www.marxisthistory.org/history/usa/parties/spusa/1912/0325-ohare-niggerequality.pdf%20
Voir également How I Became A Socialist Agitator Kate Richards O'Hare Socialist Woman, October 1908,https://archive.org/details/HowIBecameASocialistAgitator

Gabriella "Ella" Segata Antolini (1899-1984) a immigré aux États-Unis en 1907, venant de Ferrara, Italie. Le 17 janvier 1918, elle a été arrêtée avec une sacoche remplie de dynamite à la Union Station à Chicago, qui lui vaudra le surnom de Dynamite Girl. Condamnée à cinq ans de prison elle est incarcérée à la prison de Jefferson City dans le Missouri.
Voir Gabriella Antolini, the Dynamite Girl http://lakecountyhistory.blogspot.fr/2013/01/gabriella-antolini-dynamite-girl.html

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Ce sera le dernier numéro du Mother Earth Bulletin et donc la dernière lettre publiée de Emma Goldman.
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L’hystérie de la guerre et notre opposition

Messagede digger » 26 Avr 2015, 14:02

Une nouvelle rubrique concernant Emma Goldman Nationalisme, militarisme et guerre.
https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/nationalisme-militarisme-et-guerre/

La lutte contre le service militaire obligatoire, le nationalisme et la guerre sera le dernier combat mené par Emma Golden aux États-Unis.

Cette rubrique comprend un article de Leonard D. Abbott, dans Mother Earth Vol 12, no. 6 (Août 1917) L’hystérie de la guerre et notre opposition, ci-dessous
Seront ajoutés dans les jours où les semaines à venir deux textes de Emma Goldman :

Un "discours contre la Conscription et la guerre" prononcé au Forward Hall de New York City, le 14 juin 1917
Les promoteurs de la folie de la guerre, un article paru dans Mother Earth Vol 12 n°1 en mars 1917

Deux textes de Emma Goldman sur ce sujet ont été auparavant traduits en français sur le site de mondialisme.org :
Le patriotisme, une menace contre la liberté
http://www.mondialisme.org/spip.php?article1160
La préparation militaire nous conduit tout droit au massacre universel Mother Earth, vol. X, N° 10, décembre 1915.
http://mondialisme.org/spip.php?article29

A lire également, entre autre :

Reds, Labor, and the Great War: Antiwar Activism in the Pacific Northwest Rutger Ceballos
http://depts.washington.edu/antiwar/WW1_reds.shtml

L’hystérie de la guerre et notre opposition


Texte original : “The War Hysteria and Our Protest,” Leonard D. Abbott, Mother Earth Vol 12, no. 6 (Août 1917) 1 Les illustrations, extraites de journaux d’époque, sont de R&B.

Image


Si cela ne s’était pas réellement passé, nous aurions cru cela impossible – le retournement complet des idéaux américains durent ces derniers mois. Le noir est devenu le blanc et le blanc est maintenant le noir. « La Liberté », comme l’a si bien Bernard Shaw, “est un crime,et l’homicide une vertu.”

Sous la pression de l’hystérie de la guerre, pratiquement tous les principes auxquels prétendaient croire les américains sont passés par dessus bord.

Le caractère sacré de la vie des individus a été considérée comme la fondation même de chaque liberté que les américains possèdent. Mais en temps de guerre, semble t-il, la vie des individus ne compte pas. Ce n’est pas seulement vrai dans l’armée, mais aussi dans la vie civile. Le lynchage est devenu justifié et même méritoire. Le 31 juillet, Frank Little, un membre du Comité Directeur National des Industrial Workers of the World, a été enlevé dans sa chambre d’hôtel à Butte,dans le Montana,par six hommes masqués et pendu sur un pont de chemin de fer à proximité de la ville 2. Little était un traître. Son crime était son activité de militant syndical. Jamais on a commis un crime si monstrueux. Néanmoins, la presse de ce pays a applaudi et aucun effort n’a été fait pour arrêter les meurtriers.

La liberté d’expression est supposée être une des clés de voûte du gouvernement américain. La Constitution interdit expressément au Congrès d’adopter toute loi limitant la liberté d’expression. Cependant, Emma Goldman et Alexander Berkman ont été condamnés à deux ans d’emprisonnement et à une amende de 10 000$ pour s’être seulement opposés à la conscription.

La liberté d’assemblée et le droit d’interpeller pacifiquement le gouvernement pour la réparation d’injustices ont été admis comme des droits inaliénables des américains. Mais le 1er juillet, une manifestation pour la paix à Boston a été délibérément attaquée par des marins et des soldats. Ils ont arraché les banderoles des mains des femmes. Ils ont frappé et blessé les femmes et les hommes. Ils ont forcé l’entrée des locaux du Parti Socialiste, ont détruit du matériel et brûlé de nombreux documents de valeur ainsi que des livres. La police n’a rien fait tout au long de ces agissements pour protéger les droits des citoyens.

La liberté de la presse a été l’une des plus vénérée par les traditions américaines. Thomas Jefferson et Abraham Lincoln ont affirmé tous les deux qu’il était préférable de permettre les abus de la presse libre plutôt que sa suppression. Néanmoins, en l’espace de quelques semaines, quinze journaux socialistes et de nombreux journaux anarchistes et syndicalistes ont été déclarés interdits de distribution par la poste par le gouvernement.

Le droit des travailleurs de mener campagne pour de meilleures conditions de travail et de se mettre en grève a toujours été reconnu comme raisonnable jusqu’à l’apparition de l’hystérie guerrière. Aujourd’hui, il est considéré comme criminel. Depuis que Samuel Gompers a livré – ou a essayé de livrer – le mouvement syndical aux mains des capitalistes, l’ouvrier rebelle est à peu près dans la même position que ne l’était l’esclave rebelle avant la guerre de sécession. Le 19 août, James Rowan, meneur d’une grève des ouvriers du bois à Spokane, dans l’état de Washington, a été arrêté avec vingt six autres personnes et emprisonné sans aucune accusation d’avoir violé une quelconque loi. Quelques semaines auparavant, 1 500 ouvriers grévistes avaient été embarqués dans des bétaillères à Bisbee, dans l’Arizona, et conduit dans le désert où ils avaient été abandonnés sans eau ni nourriture.

La liste des violations des libertés fondamentales pourrait être prolongée indéfiniment. Nous n’en mentionnerons que quelques-unes :

A Philadelphie, treize personnes ont été arrêtées dernièrement et accusées de trahison pour avoir distribué un tract intitulé « Vive la Constitution des États-Unis ».

A Indianapolis, un arrêté municipal a été adopté, transformant en délit le fait de « parler de façon irrespectueuse du Président ou du Gouvernement des États-Unis.”

A Oakland, Californie, les locaux d’un club radical ont été envahis par des brutes en uniforme et son mobilier brisé et jeté dans la rue.

A San Francisco, l’acquittement de Rena Mooney 3, après avoir été soumise pendant des semaines aux calomnies du procureur, a servi à mettre en évidence une situation locale qui s’est envenimée presque jusqu’à une atmosphère de guerre civile du fait de l’hystérie guerrière. Et ce ne sont que les premiers fruits du militarisme!

La guerre entraîne inévitablement un retour sur le plan physique et cela est suffisant par lui-même pour la maudire. L’homme a lutté péniblement pour s’extirper de la terre et de la boue – une petite lueur brillante dans les yeux – et puis la guerre survient, comme Caliban, 4 et l’enfonce à nouveau dans la fange!

La guerre entraîne inévitablement un rouleau compresseur. Elle éteint toute lueur d’initiative, d’indépendance d’esprit. La quintessence de la psychologie guerrière a été rarement aussi intelligemment exprimée que dans le poème de Ernest Crosby 5, qui affiche comme un refrain les mots : “Je ne pense pas, j’obéis!” . Nous trouvons déjà dans une grande partie de la littérature guerrière d’aujourd’hui une glorification délibérée du militarisme au motif qu’il supprime l’individualité et la libre expression, et qu’il sacralise l’organisation coercitive, l’esprit qui assimile tout à l’organisation et rien à l’unité.. L’enrégimentement, l’uniformité, l’obéissance absolue à l’autorité sont les normes militaires admises.

Quelques socialistes de ce pays ont trahi leurs déclarations révolutionnaires jusqu’à courir à Washington pour informer les autorités des activités « traîtres » de leurs propres camarades. Mais comme l’a dit Morris Hillquit 6 à Allan Benson 7, il existe des choses pires que la trahison : et l’une de ces choses est la déloyauté envers un idéal.

Il est vrai qu’il existe un sens à travers lequel la gestion de la guerre peut être décrite comme l’apothéose du Socialisme d’État, mais la condamnation du socialisme réside dans ce fait même. La gestion de la guerre est le reductio ad absurdum du Socialisme. Elle montre jusqu’où une esprit obsédé par l’État peut aller. Il attire obligatoirement l’opposition de tout libertaire sincère simplement parce que le principe du Socialisme d’État porte en lui les possibilité de telles atteintes à la liberté, comme la conscription, simplement parce qu’il implique le pouvoir d’écraser impitoyablement la vie des individus.

Image

The Day Book (Chicago), 17 mai 1916


Les guerres modernes entraînent le massacre des jeunes. les vieux entretiennent des querelles entre nations, et les jeunes gens sont obligés, contre leur gré, de se battre pour ces bisbilles. Le principe qu’elles impliquent est hideux, inhumain et injustifiable. L’État n’a pas davantage le droit d’obliger les hommes à agir d’une seule manière que n’avait l’Église Romaine Catholique au Moyen-Age à obliger les homme à ne penser que d’une seule façon.

Elihu Root 8 et Charles Edward Russell 9 ont essayé d’utiliser même la Révolution Russe comme un bâton pour frapper les antimilitaristes et révolutionnaires américains. Ils n’ont saisi que très imparfaitement l’esprit profond de cette puissante révolte contre le militarisme et l’autocratie, de cette position hautement idéaliste! L’esprit de la Russie est un esprit stimulant et revitalisant dans un monde empestant la corruption. C’est un miracle pour ainsi dire que ce grand peuple ait réussi à rejeter le joug non seulement du gouvernement mais aussi de l’hégémonie militaire, et qu’il insiste sur le droit de décider de sa propre destinée à sa manière. L’accusation de pro-germanisme est futile. Seuls les esprits les plus superficiels pourraient assimiler le désir de paix, en Russie comme dans tous les pays impliqués, à une propagande pro-allemande.

Il existe une opportunité, à ce stade, pour deux sortes d’opposition au militarisme. Nous avons besoin d’une opposition individuelle et nous avons besoin d’une opposition sociale et collective. Honneur à ceux qui, en plein jour ou dans l’obscurité, font la guerre à la guerre! L’esprit de l’homme qui sait ce qu’il veut et s’en tient à l’intégrité de sa propre personnalité est plus forte que l’esprit des gouvernements, et, à terme, les vaincra. Les hommes qui, en tant que « objecteurs de conscience » dans ce pays et en Angleterre vont en prison pour s’opposer au militarisme, sont déjà innocentés dans l’esprit des multitudes de toutes les nationalités. La même chose pourrait être dite des rebelles de la classe ouvrière du genre des I.W.W. Ils sont faibles aujourd’hui, mais seront forts un jour. Déjà, ils sont prophétiques d’un mouvement de la classe ouvrière qui créera ses propres normes de vie et de pensées, qui partira à la guerre si, et seulement si, il le choisit.

N’oublions que ce pourquoi nous travaillons est :

(1) La liberté individuelle,
(2) L’antimilitarisme,
(3) L’Internationalisme,
(4) La solidarité de la classe ouvrière.

Il est concevable que l’engagement volontaire du côté pro-allié dans la guerre actuelle pourrait aider à promouvoir certains de ces buts. Mais l’engagement obligatoire promeut avant tout l’esprit de coercition et de gouvernement. C’est une violation des droits fondamentaux. Elle ne peut être toléré un instant par tout vrai libertaire.

L’idée dominante chez le patriote aujourd’hui est qu’on ne peut mettre fin à la guerre qu’en amassant de l’armement jusqu’à ce que l’Allemagne soit « écrasée ». Mais il existe une bien meilleure façon de mettre fin à la guerre. Si les ouvriers retiraient leur soutien économique, la guerre cesserait. Si un centième du temps et de l’énergie, de l’argent, aujourd’hui dépensés à la militarisation de l’Amérique, avaient été dépensés à la propagande révolutionnaire et antimilitariste parmi les ouvriers et les soldats de tous les pays, parmi la jeunesse de toutes les nations, cette guerre aurait été étouffée dès les premières semaine de son existence, et une époque de liberté se serait ouverte.

N.D.T

1. Le site The Libertarian Labyrinth indique août 1916 comme date de parution, mais la mention du meurtre de Frank Little indique clairement qu’il s’agit bien de l’année 1917.
2. Concernant Frank Little, voir par exemple un article dans le New York Times du 2 août 1917 http://query.nytimes.com/mem/archive-free/pdf?res=9D06E3DA133AE433A25751C0A96E9C946696D6CF et Frank Little – A True American Hero http://www.iww.org/history/biography/FrankLittle/1
3. Rena Mooney 1878-1952 Femme de Thomas Mooney, accusé avec Warren K. Billings de l’attentat à la bombe lors de la Journée de Préparation à San Francisco, le 22 juillet 1916 . Le procureur a essayé de l’impliquer dans l’attentat, avec Alexandre Berkman. Elle a été déclarée innocente le 25 juillet 1917, mais maintenue en détention. Elle a été libérée le 20 mars 1918 avec une caution de 15 000$
4. Personnage monstrueux de la pièce La Tempête de William Shakespeare
5. Ernest Howard Crosby (1856–1907) Proche des idées de Tolstoï, dont il a largement diffusé les idées aux États-Unis, comme dans Tolstoy and his message https://ia600802.us.archive.org/19/items/tolstoyhismessa00cros/tolstoyhismessa00cros.pdf. Il a notamment écrit avec Elisée Reclus The Meat Fetish : Two Essays on Vegetarianism, https://archive.org/details/2917150.0001.001.umich.edu en 1905. Leonard D. Abbott, a écrit un essai sur Crosby : Ernest Howard Crosby A Valuation and a Tributehttps://ia600804.us.archive.org/9/items/2917148.0001.001.umich.edu/2917148.0001.001.umich.edu.pdf
6. Morris Hillquit (1869–1933) est un fondateur et dirigeant du Socialist Party of America. Il a été un coauteur de la résolution contre l’entrée en guerre des États-Unis votée par le Parti Socialiste.
7. Allan Louis Benson (1871 – 1940) Journaliste, membre du Socialist Party of America. Il a rompu avec la position du parti après l’entrée en guerre des États-Unis. En juin 1918, il publiera dans l’hebdomadaire socialiste Appeal to Reason, un article intitulé « What’s Wrong with the Socialist Party? » où il dénoncera comme « anarchiste » l’idée que « les travailleurs n’ont pas de pays ». Il dénoncera également l’infiltration du Parti par « des anarchistes considérés à tort comme socialistes, aidés et encouragés par certains étrangers dont les papiers de naturalisation devraient être annulés, eux-mêmes devant être expulsés dans les pays d’où ils viennent. » Début juillet, il rejoindra la Social Democratic League of America en dénonçant dans une lettre ouverte des « dirigeants nés à l’étranger » aidés par « une minorité anarchiste syndicaliste » au sein du Socialist Party of America.
8. Elihu Root (1845 -1937). Avocat, il a été secrétaire à la Guerre sous le président McKinley, puis secrétaire d’État sous Roosevelt. A partir de juin 1917, il est chargé d’établir les relation entre les États-Unis et le nouveau gouvernement révolutionnaire russe et part pour la Russie. Sa position était très claire « Pas de guerre [aux côtés des allés], pas de prêts"
9. Charles Edward Russell (1860 – 1941) était un journaliste américain qui accompagna Root en Russie. Membre du Socialist Party of America, il rompit avec celui-ci, comme Allan Benson et comme lui, rejoignit la Social Democratic League of America. Il travailla aussi avec la American Federation of Labor (AFL) pour créer la American Alliance for Labor and Democracy, une organisation qui militait en faveur de la participation américaine à la guerre au sein de la classe ouvrière.
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Les prolétaires intellectuels

Messagede digger » 09 Juil 2016, 07:53

Texte original Intellectual Proletarians Emma Goldman Mother Earth New York, février 1914 in Red Emma speaks p.222


La prolétarisation à notre époque se fait sentir bien au-delà du domaine du travail manuel ; en réalité, au sens large du terme, tous ceux qui travaillent pour gagner leur vie, que ce soit de leurs mains ou avec leur cerveau, tous ceux qui doivent vendre leurs talents, leurs connaissances, leurs expériences et leurs compétences sont des prolétaires. De ce point de vue, notre système entier, excepté une classe sociale très restreinte, a été prolétarisé.

Tout notre tissu social est maintenu par les efforts du travail physique et mental. En contrepartie de cela, les prolétaires intellectuels, de la même manière que les travailleurs dans les ateliers ou les mines, gagnent à peine de quoi vivre dans une existence misérable et précaire, tout en étant plus dépendant envers leurs maîtres que ne le sont ceux qui travaillent de leurs mains.

Il existe sans aucun doute une différence entre les revenus annuels d'un Brisbane *mineur et celui d'un mineur de Pennsylvanie. Le premier, dans les locaux du journal, au théâtre, au collège et à l'université, peut profiter du confort matériel et d'une position sociale, mais malgré tout cela, il est un prolétaire, dans la mesure où il est servilement dépendant des Hearst, Pulitzer, des trusts du théâtre, des éditeurs et par dessus tout, d'une opinion publique vulgaire et stupide. Cette terrible dépendance envers ceux qui peuvent fixer les prix et dicter les conditions des activités intellectuelles est plus dégradante que la situation de l'ouvrier dans n'importe quel corps de métier. Le pathétique de l'histoire c'est que ceux qui sont engagés dans des professions intellectuelles, quel que soit le degré de sensibilité qu'ils avaient en commençant, s'endurcissent, deviennent cyniques et indifférents à leur avilissement. C'est ce qui est certainement arrivé à Brisbane 1, dont les parents étaient des idéalistes travaillant avec Fourier dans les premières entreprises coopératives, qui lui même a commencé comme un homme avec des idéaux, mais qui est devenu si dépendant de la réussite matérielle, qu'il a renié et trahi tous les principes de sa jeunesse.

Par nature, le succès obtenu par les moyens les plus méprisables ne peut que détruire l'âme. Mais c'est néanmoins le but à notre époque. Il aide à cacher la corruption intérieure et étouffe progressivement les scrupules, si bien que ceux qui débutent avec de hautes ambitions ne peuvent, même si ils le veulent, créer quoi que ce soit d'eux mêmes.

En d'autres termes, ceux qui sont placés dans des situations qui demandent l'abandon de la personnalité, qui insistent sur la stricte conformité quant aux opinions et aux politiques définies, doivent s'altérer, doivent devenir plus mécaniques, doivent perdre toute capacité à offrir quoi que ce soit de vraiment vital. Le monde est plein de tel malheureux atrophiés. Leur rêve est "d'arriver" , peu importe le prix. Il nous suffirait de prendre du temps pour réfléchir à ce que signifie "arriver" pour que nous plaigions les pauvres victimes. Au lieu de cela, nous considérons l'artiste, le poète, l'écrivain, le dramaturge et l'intellectuel qui sont "arrivés" comme l'autorité suprême dans tous les domaines, bien qu'en réalité leur "réussite" est synonyme de médiocrité, de déni et de trahison de ce qui, au début, avait été quelque chose de vrai et d'idéaliste .

Les artistes "arrivés" sont les esprits morts de l'horizon intellectuel. Les esprits audacieux et qui refusent la compromission n'"arrivent" jamais. Leur vie représente un combat sans fin contre la stupidité et la grisaille de leur époque. Ils doivent rester ce que Nietzsche appelle "déplacés" parce que tout ce qui tend vers une forme nouvelle, vers une expression nouvelle de valeurs nouvelles est toujours voué à être déplacé.

Les réels pionniers dans le domaine des idées, en art en en littérature, sont restés étrangers à leur époque, incompris et répudiés. Et si, comme dans le cas de Zola, Ibsen et Tolstoï, ils obligent leur époque à les accepter, cela est du à leur extraordinaire génie et encore plus à l'éveil et à la curiosité d'une petite minorité envers des vérités nouvelles, pour qui ces hommes étaient une inspiration et un soutien intellectuel. Cependant, Ibsen est encore impopulaire aujourd'hui, alors que Poe, Whitman et Strindberg ne sont jamais "arrivés".

La conclusion logique de cela est celle-ci : Ceux qui ne sont pas en adoration devant l'autel de l'argent n'ont pas besoin d'espérer la reconnaissance. D'un autre côté, ils n'auront pas non plus à penser comme les autres ou à porter leurs vêtements politiques. Ils n'auront pas à proclamer comme vrai ce qui est faux, ni à vanter comme humaniste ce qui est brutal.J'ai conscience que ceux qui ont le courage d'affronter le fouet économique et social représentent une minorité et nous devons faire face à la majorité.

C'est un fait que les prolétaires intellectuels sont pris dans un engrenage économique et ont moins de liberté que ceux qui travaillent dans les usines et les mines. Au contraire de ces derniers, ils ne peuvent pas mettre un bleu de travail et se rendre dans la ville voisine à la recherche d'un travail. D'abord, ils ont passé toutes leur vie dans leur domaine, au détriment de toutes leurs autres facultés. Ils sont par conséquent inaptes à tout autre travail, excepté ce qu'ils ont appris à répéter, comme des perroquets. Nous savons tous combien il est cruellement difficile de trouver du travail dans n'importe quel domaine. Mais arriver dans une nouvelle ville sans relations et trouver une situation comme enseignant, écrivain, musicien, comptable, acteur ou infirmier est presque impossible.

Si, néanmoins, le prolétaire intellectuel a des relations, il doit se présenter à elle dans une tenue présentable ; il doit sauver les apparences. Et cela demande des moyens, dont beaucoup d'intellectuels ne disposent pas plus que les ouvriers, car même dans leurs "bons moments", ils gagner rarement assez pour joindre les deux bouts. Puis il y a les traditions, les habitudes des prolétaires intellectuels, le fait qu'ils doivent vivre dans un certain quartier, qu'ils doivent disposer d'un certain confort, qu'ils doivent acheter des vêtements d'une certaine qualité. Tout cela les a émasculé, les a rendu inaptes à la fatigue et au stress de la vie de bohème. Si il ou elle boit du café le soir, cela l'empêche de dormir. Si ils se cochent un peu plus tard que d'habitude, ils sont incapables de travailler le lendemain. Bref, ils n'ont aucune vitalité et ne peuvent pas, au contraire de l'ouvrier, faire face aux difficultés de la route. Par conséquent, ils sont prisonniers, de mille manières, de conditions vexatoires et humiliantes. Mais ils sont si aveugles vis à vis de leur sort qu'ils se considèrent supérieurs, meilleurs et plus chanceux que leurs semblables du monde ouvrier.

Puis il y a aussi les femmes, qui se vantent de leurs merveilleuses réussites économiques et qui peuvent désormais être indépendantes. Chaque année, nos écoles et universités fabriquent des milliers de compétiteurs sur le marché intellectuel et, partout, l'offre est supérieure à la demande. Pour exister, ils doivent ramper et mendier une situation. Les femmes des professions libérales restent à ne rien faire pendant des heures, s'épuisent à chercher un emploi lais se bercent encore d'illusions avec le sentiment d'être supérieures aux ouvrières, ou d'être indépendantes.

Leurs jeunes années sont englouties par la recherche d'une situation, pour finir dépendantes de l'inspection académique, du rédacteur en chef de la ville, du propriétaire ou du directeur du théâtre. La femme émancipée s'enfuit de l'atmosphère étouffante de la maison pour se précipiter à l'agence pour l'emploi, puis chez l'agent littéraire et retour. Elle regarde avec aversion la fille des quartiers chauds, sans se rendre compte qu'elle aussi doit chanter, danser, écrire ou jouer , autrement dit, se vendre un millier de fois en échange d'un revenu. En réalité, la seule différence qui existe entre l'ouvrière et la femme ou l'homme intellectuel est une question de quatre heures. La première se met en rang à quatre heures du matin en attendant d'être appelée pour un travail, souvent devant une pancarte indiquant "pas besoin de main d’œuvre". A neuf heure du matin la femme de profession libérale se trouve devant une pancarte "Pas besoin de cerveau."

Dans une telle situation, que devient la noble mission des intellectuels, poètes, écrivains, compositeurs ? Que font-ils pour se libérer de leurs chaînes et comment osent-ils se vanter d'aider les masses? Pourtant vous pensez qu'ils occupent une situation exaltante. Quelle farce! Eux, si pitoyables et méprisables dans leurs esclavage, si dépendants et impuissants! La vérité est que le peuple n'a rien à apprendre de cette classe intellectuelle et qu'il a tout à leur donner. Si seulement les intellectuelles descendaient de leur piédestal et se rendaient compte à quel point ils sont étroitement liés au peuple! Mais ils ne le feront pas, pas même mes intellectuels libéraux et radicaux.

Durant ces dix dernières années, les prolétaires intellectuels aux tendances progressistes, ont pénétré tous les milieux radicaux. Ils pourraient, si ils voulaient se révéler d'une importance extrême pour les ouvriers. Mais jusqu'à maintenant, ils sont restés sans vision claire, sans profondeur de convictions et sans réelle audace pour affronter le monde. Ce n'est pas parce qu'ils ne ressentent pas profondément les effets dévastateurs pour le corps et pour l'esprit des effets de la compromission, ou qu'ils ne se rendent pas compte de la corruption, de la dégradation de notre vie sociale, politique, économique et familiale. Parlez leur en petits comités, ou en privé et ils admettront qu'il n'existe pas une seule institution qui vaille la peine d'être gardée. Mais uniquement en privé. Publiquement, ils suivront la même ornière que leurs collègues conservateurs. Ils écrivent les trucs qui se vendent et n'outrepasseront pas d'un millimètre ce que permettent les goûts du public. Ils expriment leurs pensées prudemment pour n'offenser personne et vivent en suivant les conventions les plus stupides du jour.

Alors nous avons des hommes dans les professions juridiques, émancipés de la croyance dans le gouvernement, mais convoitant encore un poste de juge; des hommes conscients de la corruption du monde politique et qui soutiennent Mr. Roosevelt. Des hommes conscients de la prostitution de l'esprit dans les milieux journalistiques mais qui y occupent des postes de responsabilité. Des femmes qui ressentent profondément les chaînes de l'institution du mariage et l'indignité de nos préceptes moraux mais qui se soumettent aux deux ; qui, soit étouffe leur nature ou entretiennent des relations clandestines - mais interdites par Dieu - alors qu'elles devraient affronter le monde et lui dire "Occupez-vous de vos foutues affaires!"

Même dans leur sympathie pour le monde ouvrier - sympathie sincère chez certains d'entre eux - les intellectuels prolétaires ne cessent d'être classe moyenne, respectables et altiers. Cela peut sembler être une généralisation injuste mais ceux qui connaissent les différents groupes savent que je n'exagère pas. Des femmes de toutes professions ont afflué vers Lawrence, Little Falls, Paterson, dans les quartiers en grève de ces villes. En partie par curiosité, juste pour voir. Mais elles son toujours restées engluées dans leurs traditions des classes moyennes. Mais elles se sont dupées elles-mêmes et ont trompé les ouvriers avec l'idée qu'elles devaient apporter une image de respectabilité à la grève pour aider la cause.

Lors de la grève des couturières, on a demandé aux femmes des professions libérales de se parer de leurs plus belles fourrures et bijoux. Est-il nécessaire de préciser que, pendant que des tas de filles étaient maltraitées et jetées brutalement dans les paniers à salade, les femmes bien habillées du piquet de grève étaient traitées avec déférence et autorisées à rentrer chez elles ? Elles avaient obtenu leur dose d'adrénaline et seulement desservie la cause du monde ouvrier. La police est bien sûr stupide mais pas au point de ne pas savoir faire la différence, quant au danger que représentent pour elle-même et ses maîtres, celles qui sont acculées à la grève par nécessité et celles qui y viennent par jeu ou par "imitation". Cette différence ne vient pas d'un niveau de sensibilité, ni même de la coupe des vêtements, mais d'un niveau de motivation et de courage; et celles et ceux qui font encore des compromis avec les apparences ne font pas preuve de courage.

La police, les tribunaux les autorités pénitentiaires et les propriétaires de journaux savent très bien que les intellectuels libéraux, à l'image des intellectuels conservateurs, sont esclaves des apparences. C'est pourquoi leurs révélations, leurs enquêtes, leurs sympathies vis à vis des ouvriers ne sont jamais prises au sérieux. En réalité, ils sont bien considérés par la presse parce que ses lecteurs aiment les sensations et que le journaliste d'investigations représente un bon investissement. Mais pour ce qui est du danger qu'il représente pour la classe dirigeante, il est comparable au gazouillis d'un bébé.

Mr. Sinclair serait mort dans l'anonymat sans The Jungle, qui n'a pas bougé d'un pouce de sa ligne, mais qui l'a doté d'une belle réputation et somme d'argent. Il peut désormais écrire les trucs les plus stupides en étant sûr d'avoir un marché. Et il n'y a pas un ouvrier au monde aussi servile devant la respectabilité que Mr. Sinclair.

Mr. Kihht "Turner 2 serait resté un pigiste sans nos fouille-merde politiques qui l'a utilisé pour faire de l'argent avec Tammany Hall. Mais l'ouvrier le moins bien payé est plus indépendant que Mr.Turner et certainement plus honnête que lui.

Mr. HiIIquitt 3 serait resté le révolutionnaire combatif que j'ai connu il y a une vingtaine d'années sans les ouvriers qui l'ont aidé à obtenir le succès, mais il n'y a pas un seul ouvrier russe dans le East Side aussi attaché que lui à la respectabilité et aussi soucieux de l'opinion publique.

Je pourrais continuer à démontrer indéfiniment que, même si les intellectuels sont des prolétaires, ils sont si englués dans les traditions et conventions de la classe moyenne, si prisonniers et muselés par elles, qu'ils n'osent pas bouger d'un cheveu.

La cause doit en être recherchée, je pense, dans le fait que les intellectuels américains n'ont pas découvert leur lien avec les ouvriers, avec les éléments révolutionnaires qui, de tout temps et dans tous les pays, ont fourni l'inspiration aux hommes et aux femmes qui travaillaient avec leur cerveau. Ils semblent penser que c'est eux, et non les ouvriers, qui incarnent les créateurs de culture. Mais il s'agit d'une erreur désastreuse, comme cela a été démontré dans tous les pays. Ce n'est que lorsque le monde intellectuel européen a fait cause commune avec les masses en lutte, lorsqu'il qu'il s'est rapproché du cœur de la société, qu'il a offert au monde une vraie culture.

Vis à vis de nous, cette profondeur de l'esprit de nos intellectuels n'est qu'encanaillement, une imitation pour les journaux, ou, en de très rares occasions, une petite sympathie théorique. Cette dernière n'a jamais été assez forte ou profonde pour les faire sortie d'eux-mêmes, ou les faire rompre avec leurs traditions, leur environnement. Les grèves, les conflits, l'usage de la dynamite ou les efforts des IWW excitent l'imagination de nos prolétaires intellectuels mais ils les considèrent, en fin de compte d'un point de vue rationnel, en tant qu'observateurs gardant la tête froide, comme ridicules. Bien sûr, ils ressentent de la sympathie pour le gars des I .W.W. lorsqu'il est frappé ou maltraité ou avec les frères McNamara 4, qui ont nettoyé l'horizon de la croyance embrumée selon laquelle il n'était pas nécessaire d'utiliser la violence en Amérique. Les intellectuels sont trop exaspérés par leur propre dépendance pour ne pas comprendre de telles situations. Mais cette sympathie n'est jamais assez forte pour établir un lien, une solidarité entre eux et les déshérités. C'est une sympathie du détachement, expérimentale. En d'autres termes, c'est une sympathie théorique que ressentent tous ceux qui disposent encore d'une certaine dose de confort et ne voient pas par conséquent pourquoi quelqu'un devrait cambrioler un restaurant à la mode. C'est le genre de sympathie que ressentent les Osborne, Dotty et Watson lorsqu'ils se retrouvent en prison pour quelques jours. La sympathie d'un socialiste millionnaire lorsqu'il parle de "déterminisme économique".

Les prolétaires intellectuels radicaux et libéraux sont encore tellement impliqués dans le système bourgeois que leur sympathie pour les ouvriers est dilettante et ne dépasse pas le stade du discours, des prétendus salons ou de Greenwich Village. On peut comparer cela, dans une certaine mesure à la oremière période de l'éveil des intellectuels russes décrit par Turgenev dans Pères et Fils.

Les intellectuels de cette époque, bien que pas aussi superficiels que ceux dont je parle, qui encourageaient les idées révolutionnaires, coupaient les cheveux en quatre lors des premières heures, philosophaient sur toutes sortes de questions et apportaient leur sagesse supérieure au peuple, les pieds solidement ancrés dans le vieux monde. Bien sûr, ils échouèrent. Ils étaient indignés par Turgenev et le considéraient comme un traître à la Russie. Mais il avait raison. Ce ne fut que lorsque les intellectuels russes rompirent avec leurs traditions, seulement lorsqu'ils prirent conscience que la société reposait sur un mensonge et qu'ils devaient se consacrer entièrement et sans réserve à la nouvelle qu'ils devinrent un élément important dans la vie du peuple. Les Kropotkin, les Perovskaya, les Breshkovskayas, et des tas d'autres, renoncèrent à la richesse et aux situations, et refusèrent de servire le Roi Mammon. Ils se sont immergés dans le peuple, non pas pour l'élever mais pour être élever par lui, pour être instruits et, en retour, pour se donner entièrement au peuple. Cela a été important pour l'héroïsme, l'art, la littérature de la Russie, l'unité du peuple, le moujik et l'intellectuel. Cela explique en partie la littérature de tous les pays européens, le fait que les Strindberg , les Hauptmann, les Wedekind, les Brieux, les Mirbeaus, les Steinlins et les Rodins ne se sont jamais dissociés du peuple .

Cela arrivera t-il un jour en Amérique? Les prolétaires intellectuels aimeront-ils un jour davantage leur idéal que leur confort, souhaiteront-ils davantage abandonner le succès matériel au profit des questions essentielles pour la vie. Je le pense et ceci pour deux raisons. La première est que la prolétarisation des intellectuels les obligera à se rapprocher du monde ouvrier. La deuxième est que le système rigide du puritanisme provoque une extraordinaire réaction contre les conventions et les interdits moraux. Les artistes, écrivains et dramaturges combatifs qui cherchent à créer quelque chose qui en vaille la peine aident à briser les conventions dominantes. De nombreuses femmes qui souhaitent vivre leur vie aident à saper les lois morales d'aujourd'hui avec leur fière défi envers les lois de Mrs .Grundy. Seuls, ils ne peuvent pas accomplir grand chose. Ils ont besoins de l'impassibilité et du courage effronté des ouvriers , qui ont rompu avec toutes ces vielles âneries.

Par conséquent, c'est à travers la coopération entre les prolétaires intellectuels, qui essaient de trouver des moyens d'expression, et les prolétaires révolutionnaires, qui cherchent à remodeler la vie, que nous, en Amérique, établiront une réelle unité e, à travers elle, mèneront une guerre réussie contre la société actuelle.

1 Arthur Brisbane était un journaliste et directeur de journal influent du groupe de presse Hearst
2 George Kibbe Turner était un journaliste d'investigation qui dénonçait l'esclavage blanc et la corruption à Chicago pour le McClure's Magazine.
3 Morris Hillquit, était un dirigeant un Parti Socialiste, candidat au poste de maire de New York City en 1917.
4 Les frères J. J et J.B McNamara étaient des syndicalistes conservateurs qui avaient dynamité les locaux du Los Angeles Times en 1910. Goldman était parmi les rares radicaux qui avaient refusé de condamner leur acte en argumentant que la violence syndicale était la conséquence de la violence patronale.
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Re: Textes inédits d'Emma Goldman traduits en français

Messagede Lila » 18 Sep 2016, 19:51

"Feminist Frequency a sorti la 1ère vidéo de sa série #OrdinaryWomen ! Découvrez en 5 mn (et en anglais...) la vie de la militante anarchiste et féministe Emma Goldman, un sacré personnage !"

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