Russie : Le mouvement anarchiste de 1905 et 1917 à nos jours

Re: Russie : Le mouvement anarchiste de 1905 et 1917 à nos j

Messagede bipbip » 20 Jan 2018, 13:39

Anarchistes vs bolcheviks

Comment il ne faut pas faire la révolution !

paru dans CQFD n°158 (octobre 2017)

Peu avant sa mort en 1920, Kropotkine écrivait : « Nous apprenons à connaître en Russie comment le communisme ne doit pas être introduit. » Le vieux théoricien anarchiste se gardait d’attaquer trop ouvertement les nouveaux maîtres de Russie pour ne pas alimenter la réaction. Les anarchistes comptèrent néanmoins parmi les premiers critiques – et les premiers persécutés – du bolchevisme

20 décembre 1917. Moins de deux mois après le « coup d’État d’octobre » (selon la formule de Rosa Luxemburg) est créée la Commission extraordinaire de lutte contre le sabotage et la contre‑révolution –- en russe Vetchéka. Voilà lancée la sinistre Tchéka, organe de répression du nouveau pouvoir indépendant de la justice. « Au nombre des facteurs qui ont assuré la victoire des bolcheviks, écrit l’historien Michel Heller, il faut compter […] une découverte géniale de Lénine : l’utilisation de la police politique et de la terreur pour qui veut garder le pouvoir. »

11‑12 avril 1918. Des détachements armés de la Tchéka attaquent les vingt‑six locaux anarchistes de Moscou. Dans deux lieux, de violents combats opposent tchékistes et anarchistes. Bilan : une quarantaine de morts et plus de cinq cents arrestations parmi les anarchistes, ainsi que le démantèlement des organisations libertaires de la nouvelle capitale russe. Désormais, les bolcheviks qualifient les anarchistes de « bandits ». Dans la novlangue qui s’invente, il s’agit d’éliminer par la force brute une opposition qui prétend défendre une autre conception de la révolution par en bas – les soviets (ou conseils) contre la dictature d’un parti – la décrivant comme portée par de simples délinquants de droit commun.

Critique du despotisme

Jusqu’à la fin de la guerre civile, les bolcheviks alterneront cette accusation avec une reconnaissance des mérites des combattants anarchistes quand la réaction les menace et qu’ils ont besoin d’alliés pour la combattre. Mais d’une manière générique, tous ceux en désaccord avec eux sont qualifiés de « contre‑révolutionnaires » Il est donc logique de lire dans une brochure anarchiste publiée cette même année 1918 : « Jour après jour et petit à petit, le bolchevisme fait la preuve que le pouvoir étatique possède des caractéristiques inaliénables ; il peut changer d’étiquette, de “ théorie ”et de “ serviteurs ”, le fond reste le même : pouvoir et despotisme sous d’autres formes. »

Les premières critiques révolutionnaires de Lénine et du bolchevisme viennent donc très tôt des anarchistes russes, puis des autres courants révolutionnaires, comme les socialistes-révolutionnaires de gauche. Aucune « commémoration » sérieuse de 1917 ne peut donc faire l’impasse sur les écrits et témoignages de ses acteurs (Archinov, Makhno, Voline) comme de ses historiens (Paul Avrich, Alexandre Skirda). En Europe pourtant, de nombreux anarchistes observent dans un premier temps une grande retenue dans leur critique du nouveau pouvoir russe, afin de ne pas donner d’arguments aux partisans de l’Ancien Régime. La « première critique globale des principes du bolchevisme » d’un point de vue anarchiste, selon l’historien Arthur Lehning, est publiée en 1921 par l’anarcho‑syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873‑1958). Le titre original de sa brochure résume à lui seul le propos : La Faillite du communisme d’État russe [1]. L’année précédente, il avait écrit un article qui dénonçait la dictature du prolétariat. Pour lui, « la dictature d’une classe ne peut pas exister comme telle, car il s’agit toujours, en fin de compte, de la dictature d’un certain parti qui s’arroge le droit de parler au nom d’une classe ».

Sus à la « commissariocratie » !

Après l’insurrection de Cronstadt en mars 1921, Rudolf Rocker reprend et développe son propos, opposant terme à terme les principes de la révolution inspirés par l’Association internationale des travailleurs (1864) à son dévoiement par les nouveaux maîtres de l’URSS : les conseils sont incompatibles avec la domination exclusive d’un parti ; la liberté s’oppose à la dictature, le socialisme au capitalisme d’État. Il pointe également sous la prétendue « dictature du prolétariat », l’apparition d’« une nouvelle classe » : « Les membres de cette commissariocratie que la majorité de la population considère et subit aujourd’hui comme d’aussi évidents oppresseurs qu’autrefois les représentants de l’Ancien Régime. » Il souligne aussi l’influence délétère du bolchevisme sur le mouvement ouvrier international et considère l’idée de dictature comme « un héritage de la bourgeoisie ».

Un siècle après, en a-t-on fini avec le « mythe d’Octobre » et avec les resucées post‑modernes du léninisme ? Rien n’est moins sûr ! D’où l’impérieuse nécessité de faire connaître le plus largement possible la critique anarchiste du bolchevisme. Il y a des décennies, Voline avait déjà tiré son « vrai sens historique », reprenant l’intuition du vieux Kropotkine : « La seule “ utilité ” du bolchevisme est d’avoir donné aux masses de tous les pays […] cette leçon pratique, indispensable […] : comment il ne faut pas faire la révolution. » Puisse‑t-il être enfin entendu.


Notes

[1] En France, le livre a été publié en 1998 chez Spartacus sous le titre Les soviets trahis par les bolcheviks.


http://cqfd-journal.org/Comment-il-ne-f ... re-la-1908
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Messagede bipbip » 15 Mar 2018, 02:05

Les anarchistes russes, les soviets et l'autogestion

Spartakus série B - n°52
février-mars 1973
Autogestion et socialisme - n° 18 et 19

Les anarchistes russes, les soviets et l'autogestion

Les anarchistes russes et l’autogestion...

L’histoire officielle du mouvement ouvrier et révolutionnaire repose sur une certaine mythologie, liée
au dogmatisme et au fixisme idéologique de la plupart des groupes, partis ou organisations censés
représenter ledit mouvement. Il en est ainsi avec le rôle joué par le Parti Bolchévik dans la Révolution
russe de 1917; beaucoup croient ou veulent croire trop souvent, que ce grand bouleversement social, le
fait révolutionnaire majeur de notre siècle jusqu à présent, s’est accompli uniquement à l’instigation et
par l’action élaborée et conséquente des bolchéviks. Et pourtant, c’est par les journées insurrectionnelles
de Février et de Juillet 17, par la création, à la même époque, de tout un réseau de comités d’usine et de
soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats, que la volonté révolutionnaire des masses s’affirma
spontanément de manière décisive.

Les anarchistes furent parmi les rares à propager et à agir pour la révolution sociale avant Octobre
17, alors que tous les autres partis «révolutionnaires», y compris les bolchéviks, limitaient leurs ambitions
à l’instauration d’une république démocratique bourgeoise. Ce n’est que lorsque Lénine força le Comité
Central à accepter ses thèses d’Avril, que les bolchéviks s’identifièrent soudainement à la volonté
radicalisatrice des travailleurs et reprirent les mots d’ordre libertaires de «Tout le Pouvoir aux Soviets» -
«La terre aux paysans, l’usine aux ouvriers» - grâce auxquels ils furent portés au pouvoir. L’exclusive
bolchévique jetée sur cette époque commence à peine à être levée; on découvre maintenant ce qu’on
ne voulait pas voir alors; on passait sur beaucoup de choses, considérées comme des péripéties de
parcours ou des erreurs momentanées; de toute façon, tout était justifié par le sacro-saint principe du
«devenir historique». Les événements ont montré depuis ce qu’avait de tragique cette démission de la
critique révolutionnaire.

La parution récente de plusieurs ouvrages (1) a attiré l’attention sur la participation active de certains
anarchistes à la révolution russe. Après l’échec de la révolution sociale, et en particulier de ses dernières
tentatives insurrectionnelles: la Makhnovchtchina en Ukraine 1918-1921, et la Commune de Kronstadt
en Mars 1921, quelques rares survivants réussirent à échapper à la Tchéka et gagnèrent l’étranger, où
ils s’efforceront ensuite de faire connaître leurs expériences et de tirer les leçons de leur insuccès.
C’est dans ce contexte que se situent les articles et études présentés ici. Tous ces textes, à l’exception
de celui de Rocker, sont restés inédits en français à ce jour. Ils apportent indiscutablement un nouvel
éclairage sur le processus révolutionnaire de la Révolution russe d’une part, et une importante contribution
à la théorie et à la pratique d’une réelle autogestion des travailleurs, d’autre part. Il est évident que ces
textes ne suffisent pas à donner une vision globale soit de l’influence libertaire, soit d’une critique
prolétarienne de la révolution russe ; ils en constituent quelques éléments de compréhension et doivent
inciter le lecteur à chercher plus avant pour compléter sa connaissance des expériences révolutionnaires
passées, afin de pouvoir mieux agir sur la réalité d’aujourd’hui.

Nous avons choisi ces textes en tenant compte principalement du thème central de ce numéro spécial
d’«Autogestion»; qu’on ne s’étonne donc pas de certaines lacunes (en particulier sur une pratique
autogestionnaire dans une période pré-révolutionnaire...). Donnons quelques indications sur les auteurs
de ces textes:

Rudolf Rocker est un des penseurs libertaires les plus intéressants et les plus méconnus. L’essentiel
de son oeuvre est resté inédit en français, en particulier sa remarquable étude «Nationalisme et culture».
L’article «Les soviets ou la dictature du prolétariat» a été publié dans un organe libertaire yiddish de New
York en 1920 et, parut dans la revue communiste libertaire française «les Temps Nouveaux» la même
année. Nous l’avons inclus dans l’ensemble des textes russes, car il contient une intéressante genèse
de l’idée des soviets.

Piotr Archinov est déjà connu par son «Histoire du mouvement makhnoviste». Il participa intensément
à l’activité révolutionnaire du mouvement révolutionnaire russe (précisons que c’était un ouvrier serrurier)
pendant la période 1905-1921. Son article «Les 2 Octobres» établit la dissociation de l’Octobre des
Travailleurs, fondé sur une pratique autogestionnaire des masses laborieuses, et l’Octobre Bolchévik,
marqué par l’instauration d’un nouveau pouvoir autocratique. L’étude sur les Problèmes constructifs de
la Révolution Sociale définit assez bien la conception communiste libertaire d’une autogestion révolutionnaire.

Valesky, libertaire polonais, participa au groupe anarchiste communiste russe Diélo Trouda (1925-32
à Paris), et en particulier à la rédaction de la Plate-forme organisationnelle de ce groupe, qui fit beaucoup
parler d’elle ... à l’époque,dans les milieux libertaires.

Efim Yartchuk fut aussi un militant très actif de la période révolutionnaire 1905-1921 mais c’est
surtout à Kronstadt qu’il se fit connaître, particulièrement en 1917 (il fut un des meneurs des journées
insurrectionnelles de Juillet). Nous avons traduit deux articles parus dans Rabotchyi Pouts (la voie
ouvrière) en 1922 et 23, que nous avons fait suivre de la description de la pratique autogestionnaire de
Kronstadt à laquelle il fut étroitement mêlé en 1917, extraite de sa brochure «Kronstadt dans la Révolution
russe». Ceci nous permet de mieux confronter la théorie de la pratique dont elle est issue.

Quant à Nestor Makhno, l’une des figures de proue de la révolution russe, il devient inutile de le
présenter. Cependant il était surtout connu jusqu’ici comme l’extraordinaire stratège de la guerre de
partisans; les deux articles publiés ici le révèlent aussi comme un militant communiste libertaire cohérent.
Les deux derniers documents: tract makhnoviste et la conception des soviets libres de Tchernoknijny
(instituteur de Goulai Polié, base de la makhnovchtchina) sont extraits du livre de Nikolaiev sur N.
Makhno: «Le premier parmi les égaux».

Alexandre SKIRDA

(1) Voline, La Révolution Inconnue; Archinov, Histoire du Mouvement makhnoviste; Nestor Makhno, La Révolution russe
en Ukraine; Les Izvestia de Kronstadt.


http://www.antimythes.fr/a_propos_du_mo ... cus_52.pdf
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Re: Russie : Le mouvement anarchiste de 1905 et 1917 à nos j

Messagede bipbip » 18 Mar 2018, 19:15

La Fédération Anarchiste de Petrograd

Document hectographié de la Petrogradskaja federacija anarchistov . Novembre 1924.
Texte original : Petrograd Anarchist Federation
Extrait des documents de Senya Fléchine et Mollie Steimer. Institut International d’Histoire Sociale, Amsterdam.

Ce compte rendu a pour but de fournir aux camarades un aperçu général du mouvement anarchiste à Petrograd. Il est très court et nullement exhaustif, faute de ne pas avoir accès à assez de matériaux historiques.

L’histoire du mouvement dans son ensemble peut être divisée en plusieurs périodes: 1) la période de la révolution de 1905-1907 ; 2) la période de la réaction; 3) la période de la guerre mondiale; 4) la période de la grande révolution [1917] – a) avant octobre et b) après octobre; et 5) la période post-révolutionnaire.

Les débuts du mouvement anarchiste à Petrograd pourraient être datés à partir de 1904-1905, bien avant les premiers mois de la révolution de 1905, lorsque les anarchistes russes revenus de l’étranger ont fondé les premiers cercles (dans le sud et le sud-ouest de la Russie, ce mouvement avait commencé avant). Deux groupes furent fondés à l’automne 1905 à Petrograd. L’un comprenait des anarchistes revenus de l’étranger. L’autre incluait des étudiants et des ouvriers. Nous noterons ici que les cercles ouvriers commencèrent à se former à partir de novembre et même de octobre 1905 au-delà du quartier central de Nevskaya Zastava, puis plus tard dans d’autres quartiers. L’ agent provocateur Vladimir Degayev, un étudiant, s’y joignit presque immédiatement. Cela entraînait des désaccords au sein du groupe et perturbait le travail. Ce groupe existait depuis environ un an; Certains de ses membres participaient encore au mouvement anarchiste. Il y eut un essai pour créer une imprimerie, mais sa réalisation fut aussi empêchée par Degayev.

Le second cercle était aussi organisé par un groupe d’exilés revenus de l’étranger (Petr surnommé “Tolstoï” [de son vrai nom Nikolay Divnogorsky, 1882 – 1909], sa femme Marusya, et Nikolay Romanov [alias Bidbey, 1876 – après 1934, aussi appelé Stepan Romanov]), ainsi que de plusieurs intellectuels qui s’étaient joints à aux en Russie. Ce cercle se consacrait principalement à la propagande par le fait,c’est à dire la terreur et les expropriations; ils éditaient des tracts en ce sens.Il n’a existé que pendant une courte période, infiltré par un agent provocateur, Dmitry Dobrolyubov (Yefimov). Après les avoir entraîné dans un projet d’expropriation, il s’était arrangé pour les faire arrêter lors de sa préparation. Quelques membres du groupe furent jugés et condamnés aux travaux forcés et emprisonnés à la forteresse de Shlisselburg, de laquelle ils furent libérés lors de la révolution de 1917 – Mergaling, N. Romanov, étudiant [Boris Fedorovich] Speransky. La femme de Petr “Tolstoï”, Marusya, devint folle lors de son incarcération précédant le procès dans la forteresse Pierre et Paul, fut transférée à l’Hôpital Saint Nicolas, puis relâchée sous caution. Tolstoï lui-même simula la folie alors qu’il était emprisonné à la forteresse Pierre et Paul et fut transféré à l’hôpital Saint Nicolas. Des camarades l’aidèrent à s’évader et il s’enfuit à l’étranger. Il organisa une attaque de banque à Genève, fut arrêté, passa en procès et fut condamné à la prison à vie. En prison, il s’aspergea de paraffine et se fit brûler vif.

Les membres du groupes qui ne furent pas arrêtés continuèrent à travailler. Les deux cercles avaient commencé à communiquer bien avant les arrestations mais n’avaient pas fusionné, du fait, en partie, de la défiance envers Degayev de la part de membres du cercles de Tolstoï. Peu à peu, de nouveaux membres commencèrent à se manifester – des ouvriers et des intellectuels. Un certain nombres de cercles composés d’ouvriers apparurent, et, à l’été 1906 , de tels cercles existaient dans presque tous les quartiers ouvriers. La demande pour de la documentation augmenta. Des tables furent installées à l’université de Bestuzhev pour y vendre de la littérature anarchiste. Ces tables devinrent des lieux où se rassemblaient des membres et des sympathisants et où des anarchistes n’habitant pas la ville se rendaient pour lier des contacts. Des tracts hectographiés étaient publiés; les efforts pour créer une imprimerie se poursuivaient; le nombre de membres continuaient à augmenter.

Un intérêt particulièrement grand envers l’anarchisme dans les cercles ouvriers et étudiants était suscité par les conférences de l’orateur Venin (de son vrai nom Olenchikov), qui était revenu de l’étranger en 1906. Kropotkinien dans sa vision, il était un grand conférencier et un homme très érudit. Malheureusement, ses activités ne durèrent pas longtemps. Le gouvernement menait un double jeu à cette époque : n’osant pas encore donner le coupe de grâce à la révolution, il utilisait tous les prétextes pour arrêter et condamner des militants. Le provocateur Degayev, qui avait été arrêté déjà plusieurs fois, était encore entouré d’étudiants qui le croyaient. Il avait organisé, avec ces jeunes, une expropriation réussie (24 000 roubles, autant que je m’en souvienne), et avit donné une toute petite partie de cet argent à Venin qui l’avait accepté,malgré les avertissements de quelques camarades qui se méfient énormément de Degayev. Les participants à l’expropriation furent rapidement arrêtés, ainsi que Venin. Il fut « épinglé » du fait de l’argent accepté; bien sûr, ce n’était qu’un prétexte, la raison principale était ses activités de propagande. Venin s’échappa du tribunal et s’enfuit à l’étranger. Il est maintenant de retour en Russie mais ne participe pas au mouvement.

Avant la fin de sa première année d’existence , l’organisation prit le nom de Fédération Anarchiste de Petrograd [En russe : Petrogradskaya Federatsiya Anarkhistov; un anachronisme évident puisque St Petersbourg ne fut pas appelé Petrograd avant 1914, donc, le groupe initial devait probablement s’appeler la Fédération Anarchiste de St Petersbourg, ou Peterburgskaya Federatsiya Anarkhistov]. Il est, bien sûr, impossible de dénombrer ses membres, puisqu’il était impossible d’en tenir un registre du fait de sa nature conspirationniste ; mais on peut avancer sans se tromper qu’il existait des cercles dans tous les principaux quartiers ouvriers. La demande de documentation était très importante; Il y avait toujours une nombreuse assistance aux conférences de Venin, qui soulevaient beaucoup d’enthousiasme. En 1907, une imprimerie manuelle fut installée pour imprimer des tracts.

A partir d’avril 1907, la réaction commença à s’accélérer et, par conséquent, les partis révolutionnaires à s’enfoncer davantage dans la clandestinité. En 1908 , toute trace d’un travail au plein jour avait disparu. Beaucoup de membres de la fédération avait alors été arrêtés et quelques-uns s’en allèrent, mais ceux qui restaient continuèrent à soutenir le mouvement du mieux possible et établissaient même de nouveau contact avec des ouvriers. De temps à autres, des tracts étaient publiés par hectographie (les caractères d’imprimerie avaient été en partie sauvegardés mais il n’y avait nulle part où installer l’imprimerie), et rencontraient un grand succès. “The God Pestilence” de [Johann] Most fut hectographié en de nombreux exemplaires et fut très populaire parmi les ouvriers. Avec l’aide d’un ouvrier lithographe, nous nous étions débrouillés pour publier une caricature de Nicolas [II] dépeint comme un clown manipulé par un prêtre, un général et un bureaucrate, avec le texte d’un poème humoristique. Trois numéros d’une petite revue furent aussi publiés, deux étaient hectographiés et un lithographié.

Le mouvement n’a jamais cessé de s’étendre, bien que très lentement, et de réunir de nouveaux membres. D’anciens contacts, rompus par les persécutions de la réaction, furent rétablis et maintenus. Des ouvriers des anciens cercles originels s’unirent de nouveau. Les liens avec les nouveaux cercles ne furent jamais rompus. Il y avait peu d’intellectuels dans le groupe initial, seulement quelques personnes; les ouvriers formaient le noyau dur de la fédération. Pendant tout ce temps, Roman Bergold prit une part active dans le mouvement, lui qui fut récemment exécuté par un peloton d’exécution sur ordre des autorités soviétiques pour ses activités comme agent provocateur. Etait-il un agent provocateur alors, ou l’est-il devenu par la suite, pendant la guerre contre l’Allemagne, ce n’est pas clair aujourd’hui; mais, à l’époque, on lui faisait entièrement confiance. De temps en temps, des individus, ou même des groupes de personnes, étaient arrêtés mais il n’était en aucune manière possible de porter ces arrestations au crédit de Bergold. Il fut lui-même arrêté plusieurs fois.

Telle était la situation lorsque éclata la guerre mondiale [en 1914]. Comme on le sait, peu après son déclenchement, le mouvement révolutionnaire commença à s’étendre au sein des masses prolétaires. Le milieu anarchiste fut aussi rajeuni : il y avait plus de cercles, des tracts étaient publiés plus fréquemment. Peu à peu, une imprimerie manuelle entièrement clandestine fut installée. Elle était utilisée pour imprimer des proclamations, des tracts, “Faim – ignorance – mort”, une petite brochure sur l’anarchisme, extraite de « La Conquête du Pain » [de Pierre Kropotkine] et actualisée par un camarade. Les cercles ouvriers se développèrent de manière significative en 1916, ainsi que le travail de propagande, mais Bergold passa alors à l’Okhrana, et, en mars 1916, il trahit le mouvement. Un grand nombre de camarades fut arrêté, à la fois du groupe initial et dans les cercles ouvriers. Les caractères d’imprimerie furent sauvés, car très bien cachés. L’ Okhrana ne saisit que le cadre de la machine à imprimer, durant l’arrestation d’un camarade ouvrier. Après ce coup dur, le travail cessa pratiquement. Les camarades restant essayèrent de rétablir les contacts interrompus et de recommencer la propagande, mais Bergold étant à l’origine de l’affaire, rien ne fonctionnait. Lorsque un des camarades du groupe initial essaya de travailler seul à l’automne 1916, il fut arrêté en même temps qu’une camarade ouvrière avec laquelle il avait l’intention de créer un cercle. Les camarades arrêtés au printemps 1916, furent détenus rue Shpalernaya, en attendant un procès qui, comme cela était alors certain, les condamnerait au moins à être exilés dans le sud de la Sibérie, et pour quelques-uns, aux travaux forcés. Mais la révolution se déclencha en février 1917. Les camarades relâchés commencèrent aussitôt à reconstruire la fédération sur de nouvelles bases.

La revue Commune 1 [En russe : Kommuna] fut créée, une vraie imprimerie fut installée, une librairie fut ouverte et des armes furent distribuées. Plus tard, le manoir Durnovo 2 fut occupé et abrita le quartier général de la fédération. Une masse d’émigrés arrivant d’Europe de l’ouest et d’Amérique rejoignit ses rangs. Tous les membres du groupe anarcho-syndicaliste de Golos Truda 3 arrivés d’Amérique commencèrent à publier le journal du même nom, qui était auparavant édité à New York. Malheureusement, ils restèrent quelque peu à l’écart du travail anarcho-communiste quotidien, désapprouvant les manifestations révolutionnaires radicales et, de ce fait, suscitèrent quelques discordes au sein des rangs serrés des anarchistes. L’influence des anarchistes sur les masses ouvrières était importante à l’époque; les rassemblements où Voline prenait la parole étaient très suivis; le matériel de propagande circulait bien; des piles de livres avaient été emportés sur le front et dans les provinces. En même temps que ces succès, un grand choc atteignit le moral de la Fédération, en avril. A partir de document de Okhrana, il fut établi que Bergold, éditeur de Commune, était un agent provocateur. Des camarades voulaient le tuer, mais il s’échappa, fut découvert en province, arrêté et condamné à la privation de ses droits civiques. Ce fut un choc moral pour la Fédération. Des journaux bourgeois, qui avaient toujours calomnié notre mouvement, se servirent de cette situation pour des attaques diffamatoires avec une joie malveillante. Mais la Fédération s’en remit rapidement, et Commune fut publié par une autre équipe d’éditeurs. Des contacts avec les provinces furent établis et un certain nombre d’organisations et d’imprimeries s’y établirent. D’autres contacts solides furent établis avec l’armée et notamment avec la flotte de la Baltique. Un journal anarchiste spécifique vit même le jour à Kronstadt [Vol’nyi Kronshtadt ( Kronstadt Libre) selon Avrich, The Russian anarchists p.126].

La période de la grande révolution.

Comme nous le savons, le gouvernement de [Alexander] Kerensky glissait de plus en plus vite vers la droite, dans les bras de la bourgeoisie et de la réaction. Les ouvriers répondaient en protestant par des manifestations, dirigées à la fois contre la guerre qui traînait en longueur et contre la politique perfide de la droite. Les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes y prenaient une part active; leurs drapeaux noirs flottaient aux premiers rangs. Près au combat, les rangs serrés, chantant des hymnes anarchistes, ils marchaient dans les rues de Petrograd. Naturellement, le gouvernement de [Viktor] Chernov et de Kerensky n’était d’aucun secours, mais ne pouvait que s’inquiéter de la croissance et du développement du mouvement anarchiste, qui unissait des masses toujours plus grandes d’ouvriers, et il décida de les contrer par tous les moyens. A cette fin, les cosaques et les cadets de l’école militaire furent envoyé en juin 1917 pour prendre d’assaut le manoir Durnovo . Celui-ci fut envahi et dévasté. Pendant le siège du manoir, le camarade [Sh. A.] Asin [son nom est également donné comme Asnin ou Askin], qui s’était retranché pendant un long moment dans une pièce barricadée au côté du marin Anatoli Zhelezniakov, fut tué. La presse bourgeoise et menchevique déversait depuis longtemps de la boue sur Asin, le décrivant comme un ancien criminel converti à l’anarchisme alors qu’il purgeait une peine de travaux forcés. Après sa mort, les viles calomnies s’amplifièrent – deux camarades furent obligés de se rendre dans les locaux du journal ô combien socialiste Novaya Zhizn, qui n’avait pas honte de publier toutes sortes de calomnies sur nos camarades décédés, d’appeler son co-directeur Maxim Gorky et de dénoncer les coups bas du journal. Alors seulement, les insinuations cessèrent, du moins celles venant de ce journal.

Aussitôt après la destruction du manoir Durnovo, les cadets de l’école militaires dévastèrent l’imprimerie anarchiste sur les berges du canal Obvodny. Le mouvement redevint alors semi-clandestin mais les manifestations continuaient, rassemblant des masses d’ouvriers, de soldats et de marins.

Puis ce furent les célèbres journées de juillet. Bien sûr, les bolcheviques oublient aujourd’hui de mentionner que les anarchistes se battaient à leurs côtés à l’époque, entraînant des soldats [dans la contestation] et prenaient la parole contre les bandes de Kerensky, puis qu’ils payèrent cela en années de prison. Et seulement les anarchistes, parmi toutes les organisations révolutionnaires. La défaite de juillet contraignit les anarchistes et les bolcheviques à la clandestinité. Commune fut publié clandestinement. Mais Voline continuait à donner ses conférences dans le quartier de Vyborg devant d’immenses audiences d’ouvriers; il était encore possible d’organiser des rassemblements.

Puis arriva octobre. De nouveau, les anarchistes furent aux côtés des communistes, partout, sur la Place du Palais, lors de la mise à sac de l’École Militaire. L’anarchiste Anatoli Zhelezniakov fut l’un des principaux acteurs de la prise de l’assemblée constituante de Chernov, les anarchistes étaient à Tsarskoye Selo, où Kerensky fut finalement repoussé. L’anarchiste [Iustin] Zhuk – un prisonnier politique qui avait purgé une peine de travaux forcés à Shlisselburg – y conduisit un détachement d’ouvriers pour garder le Smolny [quartier général des soviets] puis à Tsarskoye Selo pour rencontrer Kerensky. Puis les communistes furent aimables et attentionnés: les anarchistes obtinrent les locaux d’imprimerie bien équipés de Novoye Slovo;plus tard, ils héritèrent de ceux du journal de droite Zhivoye Slovo [fermé en octobre 1917]. Un nouveau quotidien, Burevestnik, fut publié. Commune cessa de paraître en septembre.

Plusieurs clubs furent ouverts. Sur la Première Ligne sur l’île Vasilyevsky, la maison du baron [David] Ginzburg fut occupée pour héberger le quartier général et le club anarchiste. Le comité directeur [Soviet] nous demanda de fournir des hommes armés pour fouiller les maisons des Gardes Blancs, ou pour organiser des tours de garde dans les quartiers durant les nuits agitées. De tels souvenirs sont aujourd’hui fort déplaisants pour les communistes.

A la même époque, se déclenche la guerre civile, le front militaire encercle la révolution en Russie.Les anarchistes formèrent leurs propres détachements, se joignirent aux rangs communistes et nous devons souligner que nous n’avons pas à avoir honte de nos camarades. Ieronim Zhuk laissa sa vie de manière si héroïque sur le front sud que les communistes eux-mêmes, par la plume de [Grigory] Zinoviev, furent obligés de lui écrire un éloge funèbre honorable [peut-être se réfère t-il à Iustin Zhuk, tué en 1919 sur le front de Carélie]. Anatoly Zhelezniakov, combattit près de la frontière roumaine, dans un train blindé et y fut tué. Marusya Nikiforova conduisit un détachement dans le sud et les soldats qui servirent à ses côtés ont parlé de sa bravoure avec admiration. Elle rejoignit plus tard notre détachement à Petrograd qui était principalement composé d’ouvriers du quartier de Vasileostrovsky.

En même temps, les activités littéraires et de publication de la Fédération de Petrograd continuaient à se développer. Burevestnik était publié quotidiennement. Étaient également publiés des tracts et des pamphlets. L’équipe éditoriale de Burevestnik changea plusieurs fois, ce qui eut naturellement une mauvaise influence sur son activité. Les problèmes financiers étaient fréquents mais n’empêchaient pas le journal d’avoir une grande popularité et audience parmi les ouvriers, les marins et les soldats. L’exemple suivant montre combien la popularité du journal était grande. Les typographes devaient être payés 8 000 roubles, mais il restait rarement de l’argent dans les caisses. Les typographes – qui étaient pour la plupart sans conscience politique, issus de l’ancienne imprimerie de Zhivoye Slovo – refusèrent de travailler une seule minute. Alors, un de nos camarades commença à parcourir Petrograd, un quartier après l’autre, en appelant à des réunions d’urgence – et, à la fin de la journée, l’argent avait été réuni.

Le premier éditeur de Burevestnik fut le camarade [Vladimir] Gordin mais les ouvriers furent bientôt insatisfaits des articles quelque peu étranges et incompréhensibles de ce camarade sans aucun doute talentueux. Une autre équipe éditoriale fut élue et fut dirigée par le camarade Ge [Alexandre Golberg (1879 – 1919)], écrivain et ancien émigré. Peu après, Ge s’aliéna de nombreux camarades du fait de son attitude despotique et, surtout, en attirant dans l’équipe éditoriale et dans l’ organisation quelques personnes totalement inadaptées, tel que l’acteur Mamont Dalsky [1865-1918] et plusieurs journalistes de tabloïdes, qui n’avaient naturellement rien en commun avec les ouvriers et les anarchistes, et qui ne faisaient que discréditer le mouvement. Lors d’une réunion en 1918, Ge fut démis de son poste et une nouvelle équipe éditoriale fut élue, dirigée de nouveau par Gordin avec plusieurs autres camarades.

Mais les jours de Burevestnik étaient déjà comptés. A la mi-mai [1918, les événements commencèrent en réalité en avril], les bolcheviques, de plus en plus forts, décidèrent d’arrêter de soutenir leurs frères d’armes d’hier. Le glissement vers un centralisme d’état extrême et l’intolérance envers toute critique avait alors commencé, qui avait conduit peu à peu les bolcheviques à l’état de pétrification, de bureaucratisation et de capitalisme soviétique, que nous observons en ce moment et les avait poussé à embrasser la Nouvelle Politique Économique. les organisations et la presse anarchiste étaient considérées avec méfiance.

En mai [en réalité en avril] 1918, dans de nombreuses villes (Smolensk, Vologda, Moscou), des clubs, des hôtels et des locaux de journaux anarchistes furent attaqués. Ces attaques, par leur abomination et leur violence, pouvaient être souvent comparées à celles des cadets de l’école militaire de l’ère Kerensky. Aucun incident majeur ne survint à Petrograd, mais un détachement letton expulsa néanmoins les anarchistes de la maison de Ginzburg début mai, et, peu après, Burevestnik fut fermé. Les rassemblements et l’organisation furent interdits et, donc, les anarchistes poussés à la clandestinité. L’organisation à Petrograd avait alors perdu une grande partie de ses membres, qui y avaient joué un rôle important. Beaucoup étaient partis au front, d’autres voyageaient en province pour y mener la propagande, et, enfin, un certain nombres de camarades s’étaient rangés du côté des communistes, où ils occupaient des postes importants ([Vladimir] Shatov [alias Bill Shatov, 1887-1943] avait été nommé commissaire du peuple de la compagnie de chemin de fer de Nikolayevskaya), et s’était détourné totalement de ses camarades.

Le plus gros problème était, bien sûr, le manque d’auto-discipline, qui n’avait pas permis à la Fédération de s’unir dans une entité unique capable de résister aux camarades d’hier devenus les exploiteurs d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, en fin 1918 et début 1919, les anarchistes à Petrograd n’avaient ni journal ni d’actions politiques visibles. En 1919, les prises de paroles d’orateurs anarchistes dans des réunions d’usines, déjà rares auparavant, cessèrent complètement. Le club anarchiste de la rue Zhukovskogo survécut petitement pendant quelques temps mais fut aussi fermé plus tard.

De 1919 à aujourd’hui, c’est à dire durant les cinq dernières années, l’histoire de la Fédération Anarchiste de Petrograd est celle de persécutions non-stop qui font partir les camarades les plus énergiques. Peu après le soulèvement de Kronstadt [en 1921], débuta un procès intenté au camarade [Pavel] Kolobushkin [Victor Serge l’a désigné sous le nom de Kalabushkin,] et à quelques autres, dans une tentative pour les impliquer dans le soulèvement, mais les bolcheviques échouèrent. Après un long emprisonnement, le camarade Kolobushkin fut exilé dans la province de Orenburg, et les autres relâchés peu à peu.

Un autre procès contre des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes eut lieu au printemps 1923. Plusieurs personnes furent condamnées à la peine de mort, commuée en exil dans les îles Solovetsky. A chaque fois que des troubles se déclenchent à Petrograd, des anarchistes sont couverts d’insultes, arrêtés et bannis. Un grand nombre de camarades ont fait beaucoup de tort en se rangeant aux côtés des bolcheviques et en annonçant leur « épiphanie » dans les journaux. Alors qu’une personne qui ne réussit pas à supporter les persécutions et qui baisse les bras peut être éventuellement pardonnée, les gentlemen qui cachent leurs intérêts personnels sous de belles phrases et qui crachent sur leurs camarades d’hier qui croupissent en prison et en exil, ne méritent rien de moins que le mépris.

Les autorités communistes se sont donc débrouillées, grâce à une terreur injustifiée contre les vieux combattants anarchistes, pour détruire la Fédération comme organisation légale; elles se sont arrangées pour écarter les camarades anarchistes les meilleurs, les plus énergiques, de toute vie sociale, mais ces fous ne devraient pas penser qu’ils ont étranglé l’anarchisme. La graine, semée par les mains des vieux anarchistes compétents et expérimentés, a trouvé un terrain favorable chez les représentant de la génération prochaine, et quelques-uns d’entre eux sont partis en exil et dans les camps de concentration aussi bravement, sans plus de crainte et d’inquiétude que leurs pères spirituels.Les autres, remerciant les vieux combattants pour la graine semée, forgent leurs nouvelles épées en vu de nouvelles batailles et de nouvelles luttes en ces temps de réaction communiste.

NDT : Les notes entre [ ] du texte sont de Szarapow, le traducteur russe/anglais du texte. Seules les plus longues ont été reportées en notes de bas de pages. Certaines notes avec des liens sur des sites en langue russe ont été supprimés. Se reporter au texte original.

Notes de Szarapow :

1. Publication de la Fédération Anarchiste-Communiste de Petrograd, édité par I. Bleykhman. Le N°1 a paru 17 mars 1917.Après le soulèvement de juillet, le journal a été interdit par le Gouvernement Provisoire et l’imprimerie de la Fédération des anarchistes-communistes de Petrograd fut saccagée par la troupe. En septembre 1917, fut publié le dernier numéro, le N° 6, et Svobodnaya Kommuna le remplaça – note de A. Dubovik,
2. Ancien manoir aristocratique, propriété pendant un temps, au dix-huitième siècle, de membres de la famille Bakounine
3. Golos Truda, publié par les anarcho-syndicalistes en 1917-1918. Le journal succédait à la publication du même nom publié aux USA de 1911 à 1917. Le N° 1 parut le 11 août 1917, édité par V. Rayevsky. Du N° 2 jusqu’en mars 1918 il fut édité par V. Voline. Il parut à l’origine comme un hebdomadaire, puis à partir du 11 novembre 1917, comme un quotidien avec un tirage entre 10 000 et 15 000 exemplaires. 24 numéros ont été publiés avant la fin 1917. Au début avril 1918, la publication fut transféré à Moscou, où le journal fut fermé par la Tchéka le 12 avril 1918. Fin avril 1918, la publication reprit . Le journal fut définitivement fermé le 9 juillet 1918. – note de A. Dubovik


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Re: Russie : Le mouvement anarchiste de 1905 et 1917 à nos j

Messagede bipbip » 22 Avr 2018, 10:54

Chamechaude, Davranche, « 1917, les anarchistes, leur rôle, leurs choix »

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Un petit livre tiré du dossier d’été 2017 d’Alternative libertaire sur l’anarchisme dans la première séquence de la Révolution russe, en 1917-1918. Avec des articles supplémentaires et des informations inédites.

On a enfin identifié les six anarchistes qui étaient membres du Comité militaire révolutionnaire, organisme dominé par les bolcheviks qui fut l’architecte du putsch d’octobre 1917 à Petrograd.

Cette information, et d’autres inédites, figure dans le petit livre qui vient de paraître aux éditons d’AL, version revue et augmentée du dossier de l’été 2017 du mensuel éponyme. On y trouvera également deux portraits inédits : « Konstantin Akachev, l’as noir de l’aviation rouge » et « Nestor Kalandarischvili, le Makhno de la taïga sibérienne ».

De la Révolution russe, les libertaires ne retiennent souvent que deux épisodes épiques et signifiants : la Makhnovchtchina ; Cronstadt 1921.

La séquence initiale de 1917-1918 est plus mal connue. C’est pourtant là que l’essentiel de la partie s’est joué pour le mouvement anarchiste.

En février 1917, l’anarchisme était la composante la plus minoritaire du socialisme russe. Quelle était alors sa consistance, quel fut son rôle, quels choix opéra-t-il ? Certes, la politisation fulgurante du prolétariat et des conscrits entraîna une croissance pléthorique des partis et des syndicats, jusque-là clandestins. Mais comment transformer ce flot de convertis volatils en une force collective, capable de peser sur le cours des événements ? Comment créer la surprise ?

Ce livre raconte comment le mouvement libertaire joua sa partition et tenta de rattraper son retard, avant d’être brutalement étranglé par le nouveau pouvoir.

• Pierre Chamechaude, Guillaume Davranche, 1917, les anarchistes, leur rôle, leurs choix, éd. Alternative libertaire, 2018, 120 pages.
5 euros

http://www.alternativelibertaire.org/?C ... eurs-choix
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Re: Russie : Le mouvement anarchiste de 1905 et 1917 à nos j

Messagede bipbip » 03 Mai 2018, 18:39

L’anarchisme en URSS

Avertissement

Cet article a été fait à partir de documents sur l’anarchisme en URSS parus essentiellement en France : articles de journaux, livres de dissidents, interview, etc... Il ne repose pas sur une documentation soigneusement rassemblée et exhaustive, mais sur une série d’informations rassemblées presque par hasard, et que j’ai jugé suffisante pour écrire cet article. Ce ne sont d’ailleurs que des notes car il s’agit plus de quelques cas particuliers et de quelques anecdotes publiées ensembles que d’une étude complète utilisant toutes les sources disponibles. De toute façon il manque pour écrire une vraie histoire de l’anarchisme soviétique les documents précieux qui doivent se trouver dans les archives de la Tcheka, du GPU, du NKVD et du KGB, et qu’on ne peut malheureusement pas consulter librement. Cet article incomplet et bâtard a pour but de montrer la continuité des idées anarchistes en URSS de l’écrasement de la Révolution à nos jours, et de fournir à ceux qui s’intéressent à ce sujet une base de départ pour d’éventuelles recherches. En effet de nombreuses informations sont à confirmer, à compléter ou à découvrir.

De 1921 à 1937

L’écrasement définitif des anarchistes russes est communément daté de 1921. Cette année-là, le mouvement makhnoviste est définitivement écrasé par l’armée rouge, et la Commune de Cronstadt, dernier sursaut de l’esprit de 1917, est noyée dans le sang par Trotsky et consort. Les ouvrages traitant de l’anarchisme en Russie s’arrêtent bien souvent à cette date. Mais l’activité des révolutionnaires anarchistes continuera encore longtemps, bien que très faible et bien qu’elle soit un combat d’arrière garde (elle se déroulera bien souvent dans les camps et les prisons).

L’activité en liberté

Après 1921, toute propagande anarchiste est sévèrement réprimée mis à part quelques exceptions tolérées par le régime pour se donner une image « libérale » : les librairies et les éditions « Golos Trouda » de Moscou et Petrograd, la « Croix Noire » et le musée Kropotkine . Mais il y a encore quelques tentatives d’activité clandestine qui seront rapidement découvertes par la Tcheka. Les dernières traces de groupes clandestins ne dépassent pas 1925. Quelques-uns ont agi en 1922 et en 1923 à Petrograd et Moscou. En 1924 un autre groupe anarchiste assez actif existe encore à Petrograd parmi les ouvriers, mais il doit cesser son activité quand son existence est découverte. Des groupes ont existé dans plusieurs villes d’Ukraine et des tracts ont été distribués ; il y a aussi une propagande clandestine menée parmi les paysans. En 1924, le « Groupe d’anarchistes du sud de la Russie » fait parvenir des nouvelles à leurs compagnons exilés. C’est sa seule activité connue. Dès 1925, la propagande clandestine est le fait d’individus et non de groupes. Cette très faible propagande semble avoir eu des résultats. La bague de grèves qui secoue Moscou et Petrograd en Aout et Septembre 1923 est due en grande partie aux mencheviks, mais dans plusieurs cas aux anarchistes [1].

Les institutions anarchistes officielles ont encore une petite activité légale. Les éditions « Golos Trouda » publient les œuvres complètes de Bakounine et un livre d’A. Borovoï sur l’anarchisme en Russie. Le musée Kropotkine ouvre ses portes en 1921 à Moscou. Une organisation, la « Croix Noire », qui a pour but d’aider les anarchistes emprisonnés est tolérée elle aussi. Mais si elles sont maintenues, c’est que le régime y trouve son intérêt. Elles n’existent qu’à Leningrad et Moscou, vitrines de l’URSS vers l’étranger. En province rien n’est possible, la littérature anarchiste tolérée à Moscou y est interdite. La Tcheka puis le GPU y trouvent aussi leur compte, en repérant plus facilement les sympathisants anarchistes. Il y a en permanence des indicateurs à la « Croix Noire », et tous les visiteurs du musée Kropotkine sont photographiés à leur insu. Mais ces institutions légales vont peu à peu, avec l’affermissement du pouvoir de Staline, devenir inutiles. La « Croix noire » est dissoute en 1925 et ses principaux animateurs sont emprisonnés. Les librairies de Moscou et Leningrad sont fermées en 1929, au cours d’une vague d’arrestation qui frappe les milieux anarchistes. Le musée Kropotkine ferme en 1938, à la mort de sa veuve [2]

Si l’activité légale et les groupes clandestins disparaissent,il y a toujours des actes individuels. Quand les communistes exploitent l’affaire Sacco et Vanzetti pour leur propagande anti-américaine, certains anarchistes russes dénoncent cette manoeuvre d’un régime qui défend deux anarchistes pour mieux en interner des milliers d’autres dans ses camps et ses prisons. L’anarchiste Warchavski est emprisonné car il possède des brochures éditées clandestinement à l’occasion de l’exécution des deux martyrs et qui dénonçaient l’exploitation de leur affaire par le régime soviétique. Nicolas Beliaief, anarchiste déporté au Turkestan se retrouve en Sibérie pour avoir protesté parce qu’un camp d’aviation militaire de la région avait été baptisé de leurs noms. Il a dû y avoir de nombreuses autres actions individuelles, comme celle d’Ivan Kologriv, un docker anarchiste condamné en 1930 pour agitation antimilitariste [3]

L’activité dans les prisons et dans les camps.

Du fait du système répressif mis en place par les communistes, la plus grande partie des anarchistes actifs s’est retrouvée en prison, en déportation ou en relégation. Et là ils ont continué à lutter. Ils vont participer, avec les courants socialistes de la Révolution, socialistes révolutionnaires et sociaux-démocrates, à la lutte pour conserver les avantages du statut de prisonnier politique hérité du tsarisme : pas de travail forcé, correspondance libre, circulation libre dans le camp à toute heure du jour et de la nuit.

A partir de 1921, les prisonniers politiques sont internés sur les îles Solovki, dans la mer Blanche, où se trouve un ancien couvent. En décembre 1923, alors que l’archipel est coupé du reste du monde par l’hiver, quelques avantages sont supprimés : limitation de la correspondance et d’autres petites choses et surtout interdiction de sortir des bâtiments après 6 heures du soir. En guise de protestation, des volontaires socialistes révolutionnaires et anarchistes doivent sortit dès le premier jour après 6h. Mais avant même l’heure du couvre-feu, les soldats tirent sur les prisonniers qaui se trouvent dehors. Il y a 6 morts et plusieurs blessés. Mais après cet « incident », le régime politique est maintenu. Fin 1924, de nouvelles menaces pèsent sur le statut politique. Toutes les fractions politiques s’entendent de nouveau pour demander l’évacuation de l’archipel avant l’arret de la navigation sinon une grève de la faim collective aura lieu. Moscou repousse l’ultimatum et la grève commence. Toutes les personnes valides la font. Des médecins choisis parmi les détenus surveillent chaque gréviste de la faim. Mais les autorités qui sont indifférentes à cette grève se contentent d’attendre. Après 15 jours, des dissensions se font sentir du fait du nombre important de participants et des courants politiques divers. Un vote secret se prononce pour l’arrêt de la grève. Ce n’est pas une victoire, mais ce n’est pas une défaite : le régime politique est maintenu.

Au printemps 1925, les Solovski sont évacuées. En fait, c’est une manœuvre des autorités pour briser la résistance. Les anciens (prisonniers élus par chaque fraction et chargé de parlementer avec les autorités) sont internés à l’isolateur de Verkhné-Ouralsk. Les attaques contre leurs « libertés » se font plus précises : la circulation entre les cellules est interdites, les anciens sont réélus mais ils ne peuvent plus entrer en contact avec les autres cellules. La lutte continue, mais le cloisonnement ne la favorise pas. Vers 1928, une autre grève de la faim a lieu. Mais l’atmosphère n’est plus la même que pour la précédente, et après un passage à tabac des grévistes par les gardiens, le mouvement s’arrête.

La dernière grève de la faim collective des prisonniers politiques des Solovski aura lieu début janvier 1937 à l’isolateur de Iaroslav. Les derniers rescapés présentent leurs revendications de toujours :élection d’anciens, libre circulation entre les cellules etc. Après 15 jours de grève, ils sont nourris artificiellement. Ils obtiennent quelques avantages qui leur seront repris en quelques mois. C’est la dernière manifestation collective des anarchistes, des socialistes révolutionnaires et des autres socialistes emprisonnés après la révolution. Les purges staliniennes décimeront ces vétérans [4].

La solidarité est très forte à cette époque entre les anarchistes, mais aussi entre tous les prisonniers politiques socialistes en général. Cette longue lutte menée collectivement pendant près de 15 ans en est une preuve. Mais il y a d’autres cas d’entraide : par exemple à Tchimkent, jusqu’au début des années 30, les relégués socialistes révolutionnaires, sociaux démocrates et anarchistes alimentent une caisse secrète d’entraide pour leurs camarades de Nord. En effet, si on trouve facilement du travail à Tchimkent même si on est relégué, ce n’est pas le cas dans le nord sibérien où de nombreux relégués n’ont aucun moyen de subsistance [5].

Les purges Staliniennes

En 1937-1938, Staline va exterminer tous ceux qui ont participé à la Révolution, bolchéviks ou autres. Des milliers de personnes sont fusillées, des millions disparaissent dans les camps en Sibérie. Les anarchistes rescapés de la Révolution sont durement touchés par cette vague d’arrestation. Des hommes connus comme Iartchouk et Archinof sont fusillés, des milliers d’autres inconnus, qui avaient été anarchistes avant ou pendant la Révolution, sont tués ou déportés dans les camps. Ces purges marquent l’extermination de la « vieille garde » anarchiste [6].

Le souvenir de quelques anarchistes persécutés à cette époque nous est parvenu. Le tailleur juif Aïzenberg par exemple : anarchiste individualiste et disciple de Kropotkine , il est arrêté à Kharkov en 1937. Il résiste aux coups et aux tortures employés pour lui faire avouer qu’il appartient à une organisation et pour qu’il dénonce ses membres. Il répond qu’il est anarchiste individualiste, et donc il ne reconnaît aucune organisation. Pendant 31 jours et 31 nuits il subit un interrogatoire interrompu seulement 2 fois par jour pour manger. Il a 55 ans et il ne cède pas. Ses tortionnaires se lasseront les premiers : il est envoyé dans un asile d’aliénés de Moscou [7]. En 1937 aussi, l’anarchiste Dimitri Venediktov relégué à Tobolsk est arrêté pour « propagation de bruits au sujet des emprunts » (c’étaient des emprunts d’Etat obligatoires) et « mécontentement à l’égard du pouvoir soviétique ». Il est condamné à mort et exécuté [8]. Le but des purges était entre autre chose de liquider tous ceux qui de près ou de loin ont eu un rapport avec les courants politiques qui ont participé à la Révolution. Staline voulait faire disparaître tous ceux qui ont cru que la Révolution pouvait amener la liberté.

Des Purges à la Déstalinisation.

Les purges marquent l’élimination physique de nombreux anarchistes issus de la Révolution. Ceux qui n’ont pas été fusillés sont dans les camps, et les rares qui restent en liberté n’osent plus rien faire. Pourtant l’anarchisme n’est pas mort en URSS. Dès 1937, il y a des jeunes qui s’étaient sentis anarchistes après l’anéantissement du mouvement [9]. Dans les camps staliniens ; seuls endroits où une activité anarchiste est perceptible, il y a donc maintenant, à côté des anarchistes russes, des anarchistes soviétiques.

En 1947, dans les camps de la Sibérie du nord, il y a de nombreux soldats qui, faits prisonniers par les allemands et libérés par la victoire russe, ont été déportés sur l’ordre de Staline. C’est dans ce milieu qu'apparaît le « Mouvement Démocratique de la Russie du nord ». Soutenu par des marxistes non staliniens et par les anarchistes (dont l’un des slogans est « pour les soviets, contre le parti »), ce mouvement organise une révolte. Elle éclate dans le camp de Jeleznodorojny, et elle touchera plus ou moins les camps de Promyshleny, Severny, Gornieki, Vorkhoute. Victorieuse au début, cette révolte sera finalement écrasée par l’armée, et ceux qui y ont participé seront impitoyablement pourchassés [10].

Les anarchistes participeront aussi aux révoltes qui secouent les camps en 1953-54, après la mort de Staline et l’exécution de Beria. Ces camps, dominés par les droits communs, sont repris en main peu à peu par les politiques à partir de 1949. A la mort de Staline, quand une fraction du Kremlin avec Krouchtchev joue la carte de la déstalinisation pour affermir son pouvoir, la situation est favorable à l’éclosion de révoltes dans les camps. A Norilsk, un camp situé dans l’extrême nord sibérien, des makhnovistes, 30 ans après l’écrasement de leur mouvement, participent activement à la révolte [11].

Le souvenir de Makhno n’est en effet pas mort dans les camps à cette époque. Mais la propagande soviétique qui l’assimile à un bandit a atteint ses objectifs. Pour certains, Makno n’était que le chef d’une troupe de bandits [12. Soljenitsine lui, cite les makhnovistes comme un des nombreux courants qui traverse le monde de la pègre internée dans les camps dans les années 47-52 [13].

La participation des anarchistes dans les révoltes des camps des années 1953-54 représente la dernière apparition connue d’anarchistes ayant participé à la Révolution. Ce qui serait intéressant de savoir, c’est si le terme makhnovistes ne recouvre que d’anciens membres de l’armée insurrectionnelle d’Ukraine, ou s’il comprend aussi d’autres anarchistes non makhnovistes et/ou nés après la révolution, du fait de leurs convictions communes.

Du XXème Congrès à 1979

Après le « rapport Khrouchtchev » s’ouvre en URSS une brève période d’une relative libéralisation, période qui voit l’éclosion d’un mouvement contestataire dont la dissidence actuelle est issue en ligne directe. Après plus de 30 ans de dictature absolue et étouffante de Staline, il y a une grande circulation des idées. « En 1957, en pleine période de déstalinisation, notre groupe, comme beaucoup d’autres, pensait que le pouvoir, face à cette sorte de printemps de Prague, n’oserait pas intervenir. Il n’y avait pas à l’époque de remise en cause du communisme, mais plutôt une attirance vers une démocratisation à la yougoslave. Nous étions des gens de tendance communiste-libertaire ne remettant en cause que l’aveuglement de l’Etat totalitaire et prônions une plus grande autonomie de l’individu dans notre société. Certains d’entre nous remettaient en cause l’Etat et se réclamaient de l’Anarchie. Il y avait aussi dans tous ces groupes des gens qui se réclamaient d’un nationalisme dur » [14]. c’est un émigré juif d’origine ouvrière qui parle. A l’époque, il est étudiant à Leningrad et co-fondateur en 1957 d’un groupe de discussions et de réflexions. Ainsi, malgré la répression staliniennes, l’anarchisme n’a pu être étouffé et il réapparaît hors des camps.

Mais Khrouchtchev ne peut pas tolérer longtemps une telle situation, et dès que son pouvoir est plus stable la répression va s’abattre sur tous ceux qui ne pensent pas dans la ligne. Un dissident russe exilé interné entre 1957 et 1965 dans les camps de concentration y a rencontré plusieurs anarchistes lors de sa détention. C’était des anarchistes de la nouvelle génération : « Ils avaient lu les livres de Kropotkine , et parfois de Bakounine (qu’il est très difficile de trouver dans les bibliothèques en URSS), ils étaient de même familiarisés avec les idées de Proudhon et avec la pensée occidentale contemporaine ». ainsi malgré l’étouffoir idéologique du régime soviétique, les idées parviennent tout de même à circuler. Il cite aussi l’exemple d’un camarade, E., qui après avoir passé une dizaine d’année dans les camps, à été libéré en 1971. Il a de nouveau été arrêté et condamné en 1974 pour « propagande anti-soviétique », ’accusation traditionnelle. E. se déclare défenseur des droits de l’homme car se déclarer anarchiste ouvertement en URSS est très dangereux [15].

Ce dissident a aussi rencontré des anarchistes hors des camps. En 1967, le camarade qui avait fondé le groupe de réflexion de Leningrad est arrêté pour avoir aidé Galanskof, un des dissidents les plus en vue de l’époque ; à écouler des devises étrangères. Il y a aussi le cas d’un docker anarchiste arrêté pour « propagande anti-soviétique » parmi ses collègues de travail. E. Kouznetsov a fait en 1971 une étude sur les détenus du camp de concentration où il se trouvait à l’époque. Il donne une série de chiffres très intéressants. Ainsi sur 90 prisonniers il y a 19 nationalistes démocrates, 7 démocrates internationalistes, 6 monarchistes et un anarchiste ; les autres n’ont pas d’opinion politique [16].

Enfin très récemment, il y a eu l’affaire de l’« opposition de gauche » de Leningrad. C’est une sorte d’organisation clandestine de gauche qui tentait de se créer, et il y avait un courant anarchiste.

L’Opposition de Gauche

En 1978 apparaît à Leningrad un groupe d’étudiants, l’« opposition de gauche ». Il est créé par des étudiants qui en 1976 avaient été liés à une affaire de distribution de tracts contre le parti à l’occasion du congrès du PCUS. A l’issu de cette affaire un étudiant, Andrei Reznikov, est condamné à deux ans de camp. Son ami Alexandre Skobov crée en juin 1978 une communauté à Leningrad qui est un point de rendez-vous pour la jeunesse marginale et pour les sympathisants du groupe. Le groupe édite aussi une revue qui aura 3 numéros durant l’été 78, et qui à côté de textes e grands classiques publie des articles actuels théoriques ou sur la dissidence. Un des projets de l’« opposition de gauche » est de rassembler dans une conférence des groupes de gauche de Leningrad, de Moscou, des pays baltes, d’Ukraine, du Caucase pour confronter les idées et au besoin s’organiser. La conférence prévue pour septembre est repoussée à cause de l’attitude d’un groupe « marxiste orthodoxe ». La répression qui va s’abattre sur le groupe empêchera finalement la tenue de cette conférence. Des délégués sont refoulés et le moscovite Bessov sera interné quelques temps. En août, la communauté est perquisitionnée et saccagée, ses habitués sont suivis. Début octobre ; le KGB interroge Skobov, à partir du 10 de nombreuses perquisitions ont lieu chez les gens proches de la communauté, qui sont aussi interrogés. Le 14 octobre Skobov est arrêté, le 31 c’est au tour de Tsourkov, un autre membre actif du groupe et vétéran de 1976. Pour protester contre ces arrestations, plus de 200 étudiants manifestent sur la place N.D. de Kazan de Leningrad le 5 décembre. Reznikov est attaqué dans la rue par des « inconnus », et il est plusieurs fois détenu quelques jours. Le 6 avril 79, Arkady Tsourkov est condamné à 5 ans de travail et 2 ans d’exil intérieur. Le 16 avril Skobov est condamné à l’internement psychiatrique de durée indéterminée. Alexis Khavine ; qui a refusé de déposer contre son ami Skobov, est accusé de trafic de drogue et il est condamné à 6 ans de camp en août. Cette répression systématique a anéanti l’« opposition de gauche » et la communauté de Skobov [17].

Le but du groupe était de confronter dans un débat les idées de gauche et de créer si besoin était une organisation. Sa revue, « Perspektivy », publie des auteurs de courants très différents : Kropotkine , Bakounine , trotsky, Marcuse, Cohn-Bendit pour donner des bases, il y a des textes pour et contre le coulèvement de Cronstadt, des textes repris d’autres samizdats, et le n°3 est composé d’articles programmatiques devant servir de base aux discussions lors de la Conférence. La revue contient aussi un reportage sur la manifestation du 4 juillet 1978 à Leningrad qui a réunis spontanément 15000 jeunes. Elle était très influente dans le milieu étudiant de Leningrad, et elle était diffusé dans d’autres régions d’URSS. Les idées exprimées dans le n°3 peuvent être qualifiées d’« ultra-gauches ». Il faut lutter contre le type d’Etat soviétique et non contre l’Etat en général. La classe ouvrière est en voie d’intégration et la seule classe révolutionnaire est celle des intellectuels et des étudiants. La preuve est faites que l’agriculture privée est supérieur à l’agriculture collectivisée. Pour certains, une fraction de la bureaucratie va jouer la carte de la démocratisation pour se maintenir, et la tache la plus importante est de renforcer l’opposition. Pour d’autres, il n’y aura pas de démocratisation, et il faudra utiliser la violence et l’illégalité : fabrication de fausse monnaie, éventuellement prises d’otages, lutte armée en s’inspirant des « anarchistes d’Allemagne Fédérale, particulièrement du groupe Baader-Meinhoff », etc... Enfin plusieurs propositions concrètes sont données comme programme : cela va de « liberté et autonomie des associations et organisations » à « pour les questions nationales, le droit à l’autodétermination devrait être appliqué » en passant par « liquidation de l’armée de conscription et son remplacement par une armée volontaire ». Toutes les autres propositions sont du même genre et peuvent être qualifiées de « réformistes » [18].

Mais à côté de ce courant représenté par ces textes, il y avait une influence anarchiste non négligeable. La publication dans la revue de Kropotkine et Bakounine en est une preuve. Dans la bibliothèque de la communauté, qui était celle de Skobov, la presse dissidente, Totsky, Marx jeune et Kropotkine voisinaient. Skobov lui-même considéré comme l’un des théoricien du groupe, « se définissait lui-même comme anarcho-socialiste, partisan du jeune Marx. Son programme comportait le pluralisme dans l’économie ; une émocratie complète en politique et idéologie ; le pacifisme » [19]. Il appartenait avec Tsourkov à la tendance non-violente du groupe qu’il voulait maintenir toujours ouvert : « l’autre aile du mouvement à laquelle appartient Arkady Tsourkov et Alexandre Skobov (qui sont ceux que j’ai le mieux connus personnellement) semble s’en tenir aux méthodes non violentes quelle que soit la politique adoptée par le gouvernement. Son souci est de maintenir la caractère ouvert du mouvement et d’éviter sa cristallisation prématurée et son compagnon naturel, le sectarisme. »« [20] Skobov n’est pas le seul à être influencé par les idées anarchistes. Aisin par exemple Alexis Khavine, son ami, avait été condamné en 1977 pour avoir diffusé des œuvres de Kropotkine alors qu’il était encore lycéen [21].

L’Anarchisme et les Autres

Il n’est pas besoin de faire de longues phrases pour donner la position du pouvoir soviétique vis à vis des anarchistes : ce sont des irresponsables et des bandits. Mais par contre il est intéressant de voir l’image de l’anarchisme que se font les dissidents. En général, et pour des raisons évidentes, l’anarchisme est mal connu, surtout au niveau de son histoire. Voilà ce que répondait Pliouchtch en 1976 lors d’une conférence de presse « A la question « le massacre anti-ouvrier de Kronstadt est-il resté dans les mémoires , », Pliouchtch répondit « il ne reste plus rien dans la mémoire des ouvriers, l’histoire est entièrement falsifiée ». Ainsi pour Makhno « ceux qui m’en ont parlé m’en ont dit du mal, mais ici je me rend compte qu’il a été calomnié par la presse russe. Non seulement il ne faisait pas de pogroms, mais il fusillait ceux qui en faisaient ». quand aux anarchistes espagnols internés en 1939 au camp de Karaganda, il ne connait pas de détails, mais fut au courant de l’affaire ». [22] Au point de vue des idées, si certains dissidents les connaissent apparemment correctement, d’autres, intentionnellement ou non, les déforment. Par exemple dans l’ouvrage collectif « Des voix sous les décombres », deux articles citent l’un Bakounine , l’autre Kropotkine . Pour Igor Chafarevitch, l’unique but de Bakounine était de détruire, il n’avait pas d’idéaux positifs. Par contre Malik Agoursky cite sans les déformer les conceptions de Kropotkine sur l’association travail intellectuel-travail manuel dans les communautés de la société future [23]. Il est à noter d’ailleurs que même parmi ceux qui sont influencés par l’anarchisme en union Soviétique, la pensée de Kropotkine leur est beaucoup plus familière que celle de Bakounine . Peut-être est-ce dû en partie au fait que Kropotkine , contrairement à Bakounine est connu aussi comme scientifique en URSS. Ainsi en 1976 le « Bulletin de la société de Moscou sur la nature expérimentale » a publié plusieurs articles sur Kropotkine et son activité scientifique où il n’y a pas d’attaques gratuites contre l’anarchisme [24]. Enfin l’image traditionnelle de l’anarchiste n’a pas l’air très différente de celle répandue en France. D’après Vadim Netchaev, Skobov a « l’allure à se faire mettre la main au collet et fouiller la sacoche par des flics eu quête de bombes d’anarchistes » parce qu’il porte la barbe et une capote de soldat. [25]

Ainsi malgré plus de 60 ans de dictature, le régime soviétique n’a pu étouffer totalement l’anarchisme. Ceux qui se réclament de la pensée libertaire à l’heure actuelle ont peu de points communs avec les anarchistes de 1917. La situation économique et politique a foncièrement changé, et leur nombre et leur influence sont infiniment moins importants. Mais il y a une continuité entre ces générations malgré la répression violente dès 1918, malgré le stalinisme et ses purges, malgré la difficile circulation des idées. La pensée anarchiste n’est pas encore morte en URSS.

NOTES

[1] « La situation actuelle en Russie », le Groupe d’anarchistes du sud de a Russie, Revue Anarchiste 1924. « Le mouvement anarchiste russe », J. W., Revue Anarchiste 1925

[2] « La situation actuelle en Russie »... « Les anarchistes russes » Paul Avrich..

[3] Le Libertaire, numéro spécial sur les anarchistes emprisonnés en Russie, février 1931.

[4] « L’archipel du Goulag » Alexandre Soljenitsine tome I. Le Libertaire numéro spécial.

[5] « L’archipel du goulag » tome III.

[6] « Les anarchistes russes » Paul Avrich.

[7] « L’accusé » A. Weissberg.

[8] « L’archipel du Goulag » tome III

[9] « L’archipel du goulag » tome I

[10] Dissenso Est-Oveste, janvier 1979

[11] « L’incrvable anarchisme » L.M. Vega

[12] « Le Blatnoï » M. Diomine

[13] « L’archipel du Goulag » tome III

[14] « Marginalité et débordements quotidiens en URSS », Matin d’un Blues N°2 (fin 78, début 79)

[15] « Les anarchistes en URSS », lettre d’un émigré au CIRA, Front Libertaire N°102, janvier 1979

[16] « Marginalité et débordements quotidiens en URSS »... « Journal d’un condamné à mort » E. Kouznetsov

[17] « Les tracts subversifs et la communauté de Skobov », « Leningrad : la « grande Maison » entreprend de détruire les communautés » et « La plate forme de l’opposition de gauche » de Vadim Netchaev, libération des 4, 5 et 10 avril 1979.

[18] « The leftist opposition » de Vadim Netchaev, Labour Focus on Eastern Europe, 1979, n°3. Les deux articles de Netchaev sont assez semblables sur le déroulement des événements mais ils se complètent au niveau des informations sur le programme du mouvement.

[19] « Les tracts subversifs... »

[20] La plate-forme de l’opposition de gauche »...

[21] Labour Focus on eastern Europe, 1979 n°5

[22] « L’URSS en 1976 vue par Pliouchtch », le Monde Libertaire juillet-août 76

[23] « passé et avenir du socialisme » I. Chafarevitch et « Les systèmes socio-économiques actuels » M. Agoursky, « des voix sous les décombres », collectif

[24] « Sur le centenaire de la publication d’études sur la période glacière, de Pierre Kropotkine » M. Zemliak, anarchives n°1 déc. 79

[25] « Les tracts subversifs... »


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