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Dans son petit appartement d'un premier étage de la carrer Verdi aux murs recouverts d'affiches, catalanes, anarchistes, et de bibliothèques rustiques parfois boiteuses mais toujours surchargées de bouquins, il évoque la politique de la République au Maroc, le sujet de son dernier livre paru.
La cuestion de Marruecos y la Republica espanola raconte en effet un épisode peu connu de la guerre d'Espagne dont les conséquences auraient pu être majeures:
Dès juillet 36, la CNT avait l'intention de permettre aux Marocains de la zone espagnole (Ceuta, Mellilla, une partie du Rif) de déclarer leur indépendance. Cette initiative aurait eu le triple avantage: un, d'ouvrir un front à l'arrière des troupes franquistes ; deux, de les priver de leurs régiments de soldats maures et surtout de répandre le bon exemple, celui de la décolonisation en Afrique. Ce qu'Aurelio Fernandez, un des cénetistes chargés à l'époque de négocier ce nouveau cours, qualifiait vingt-cinq ans plus tard de "blessure mortelle infligée aux puissances colonisatrices" fut acceptée par le pouvoir catalan, dominé il est vrai par les anarcho-syndicalistes. Mais fut rejeté par les gouvernements de Madrid et plus personnellement par Largo Caballero (à droite).
"Objectivement le gouvernement républicain se fit complice des franquistes" dit Paz. "Et encore, Franco fut plus intelligent que les républicains. Dès qu'il comprit ce qui se tramait, il s'empressa de permettre aux élites marocaines de publier un journal en arabe, le premier jamais autorisé dans ces colonies. Et comme le Comité d'action marocain était des plus timorés, et qu'il avait compris qu'il fallait mieux collaborer avec ce camp qui savait ce qu'il voulait, cela lui suffit. Le gouvernement dirigé par les socialistes avait eu l'occasion, il l'avait laissé passer."
D'après Paz, les anarchistes étaient conscients de ce qui se pouvait se jouer là-bas. Ils se méfiaient depuis toujours de la France et de l'Italie. De ces classes ouvrières qui s'étaient laissés traitées en mineures par des partis marxistes. La stratégie des anarchistes espagnols était plus orientée vers l'Afrique du nord, vers Tetouan, Mellilla. Dès 1931, dès l'instauration de la république, la CNT avait facilité l'entrée des Maures dans les syndicats, en se battant sur le mot d'ordre à travail égal salaire égal entre immigrés et espagnols.
"La France n'était pas d'accord avec cette indépendance du Maroc. Elle avait peur que la liberté laissée au Maroc espagnol s'étende à son Maroc à elle puis à l'Algérie. Les Anglais avaient peur eux que les Palestiniens s'enhardissent.
Tous ils ont fait pression sur Largo Caballero, qui a donc commencé par refuser les propositions de la CNT."
Abel Paz élargit le propos.
"Il faut quand même se souvenir que si Franco et ses amis se sont soulevés ce n'est pas parce qu'ils redoutaient ou détestaient la République. Il y avait parmi eux pas mal de républicains. C'est pour écraser un mouvement révolutionnaire qu'ils ont pris les armes. Et sur cette question ils avaient l'accord de beaucoup de monde pas seulement des nazis et des fascistes. Toutes les bourgeoisies du monde étaient contre la révolution en Espagne. L'avion rapide que Franco a pris des Canaries pour rejoindre ses troupes, c'est un avion anglais, que les Anglais ont livré.
"Il faut reprendre l'histoire de la guerre d'Espagne à zéro, raconte encore Paz, en rompant avec la vision qu'ont imposée les gens de la gauche modérée et les staliniens. En oubliant tout ce qui existait avant la guerre d'Espagne, en calquant des problématiques issues de la Deuxième Guerre mondiale sur un confit qui était d'une autre espèce."
"Que ce se serait-il passé si le prolétariat français avait maintenu ses exigences, s'il n'avait pas abandonné ses occupations du printemps 36 ?"
"Tout aurait sans doute changé. Même en URSS. Si Staline a frappé si fort cette année là, dans les fameux procès de Moscou c'est qu'il a senti le vent du boulet de la révolution passer très près."
"En Espagne, le système libéral avait failli et la question était Revolution ou Fascisme. Après la défaite, un chapitre de l'histoire du monde est définitivement clos. Un autre chapitre s'ouvre."
Quand on lui pose une question sur le manque de mémoire historique des Espagnols, Paz répond que quarante ans de fascisme laissent obligatoirement des traces.
"La peur a longtemps été la compagne quotidienne des gens ici. Et ils la ressentent encore. Même les gosses de 18 ans qui n'ont rien connu de tout cela, ont hérité de ce patrimoine. Du coup les gens ne veulent plus rien savoir de leur passé et c'est tragique. Car sans passé il n'y a pas d'issue au présent."
Il raconte comment il y a peu de temps, les socialistes ont présenté une loi pour la réhabilitation des maquisards anti-franquistes et comment cette demande fut refusée par la majorité du Parti Populaire, le parti d'Aznar qui, au contraire, a célébré la mémoire d'un chef de la police du pays basque tué en 1967, sous Franco.
"Nous vivons encore dans l'esprit du franquisme", conclut Paz. "C'est d'ailleurs normal, puisque ceux qui nous dirigent aujourd'hui sont les enfants des vainqueurs de 1939 avec de l'argent en plus."
Tirant sur sa cigarette, le regard baissé dans on ne sait quelle remémoration du passé, le vieil homme ajoute:
"Certains jeunes d'aujourd'hui peuvent se dire anarchistes, essayer de réssusciter la CNT, ce n'est plus pareil. Il n'y a plus de presence anarchiste en Espagne. En 1977, un an après le rétablissement d'un certain nombre de libertés démocratiques en Espagne, la Confédération a organisé un grand rassemblement à Montjuic. il y avait 400 000 personnes. J'ai alors dit à Abad Santillan (dirigeant historique de la CNT, à droite):
"Mes enfants c'est le moment de nous dissoudre, cela fera au moins un enterrement de première classe."
"Personne n'a compris ce que je disais. Et pourtant il était facile de comprendre que la CNT était morte en Espagne. Au moins si nous l'avions dissoute ce jour-là, c'eut été un coup surréaliste."
"Aujourd'hui les gens ne veulent pas entrer dans une organisation. Ils ne veulent pas dépendre de décisions prises par d'autres. Même la forme fédérative des anarchistes leur semble trop lourde. Et sans doute ont-ils raison. La crise des organisations qui touche aussi l'Etat est une crise essentielle. Et pourtant il existe un courant de pensée libertaire, fort notamment chez les intellectuels, mais il n'a rien à voir avec la CNT aujourd'hui." (peut-être un débat interressant possible )