Des Œillets rouge et noir
Le 25 avril 1974, la révolution des Œillets met fin à près de cinquante ans de dictature fasciste au Portugal. Les libertaires des années 68 ne peuvent qu’être à l’affut de ce qui va se jouer dans cette partie de la péninsule ibérique, voisine de l’Espagne franquiste. D’autant que, très vite, un véritable « socialisme spontané » s’y exprime…
Dernière secousse révolutionnaire en Europe de l’Ouest, la révolution des Œillets va surprendre une bonne partie de la gauche et de l’extrême-gauche française. Certes des grèves importantes dans les années 60, le mouvement des travailleurs agricoles de l’Alentejo en 1962 ou encore l’agitation étudiante laissent à penser que le système corporatiste du régime salazariste se fissure.
S’y ajoute l’enlisement dans les guerres coloniales en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. Pour y échapper, des centaines de milliers de jeunes portugais désertent et émigrent en France, la plupart clandestinement 3.
Dans la nuit du 25 avril 1974, le coup d’État du Mouvement des forces armées (Movimento das Forças Armadas, MFA), emmené par des jeunes capitaines ayant servi en Afrique, fait s’effondrer l’Estado novo comme un château de cartes.
Aux antipodes du Chili l’année précédente, le coup d’État militaire est ici porteur d’un souffle de liberté, inclinant vers le socialisme, dans lequel vont s’engouffrer les classes populaires portugaises. Et ce jusqu’à ce qu’il soit clôt par un autre coup d’État, le 25 novembre 1975, mené par la frange la plus réactionnaire de la hiérarchie militaire avec l’appui du Parti socialiste de Mário Soares.
Les militant.es de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) vont scruter de près ces quelques mois de la révolution portugaise (1). Non sans avoir en tête la possible contagion de l’élan révolutionnaire à l’Espagne voisine, sous domination franquiste, et dont l’histoire sociale a été marquée par l’action des anarcho-syndicalistes.
Rôle de l’Armée, antagonismes de classe, autogestion et double-pouvoir, reconstruction d’un mouvement libertaire organisé… c’est en révolutionnaires et libertaires qu’ils et elles vont s’attacher à comprendre et à défendre la révolution des Œillets. Une délégation de l’ORA se rendra même sur place une semaine en juillet 1975, en plein « été chaud » (Verão Quente) (2).
« Déserteurs de l’ordre social »
Mais c’est d’abord aux travers des colonnes de son mensuel, Front libertaire, qu’on voit se dessiner une première lecture de la révolution. Avant que l’ORA ne développe sa propre compréhension des événements, la parole est donnée à des travailleurs portugais exilés en France. On peut penser qu’il s’agit des animateurs de Portugal libertário (3), journal qui a paru jusqu’en mai 1974.
Dans un court article ils expriment leur soutien au processus révolutionnaire, tout en mettant en garde : « de la capacité des producteurs à s’organiser à la base, dans les usines, les quartiers, faire la liaison avec les soldats et les marins chauffés par la rue, prendre en charge l’organisation de la vie sociale directement et sans délégation de pouvoir à aucun niveau, dépend l’issue de la situation ».
Puis c’est un mystérieux « Collectif de déserteurs de l’ordre social régnant » à qui Front libertaire octroie deux pages dans le numéro suivant (4). Liant insoumission militaire et refus du capitalisme, les auteurs y tiennent aussi des positions farouchement anticolonialistes et antinationalistes. Tout en se déclarant « solidaires des tentatives faites par les éléments les plus radicaux du MFA », ils persistent à refuser toute incorporation ou réincorporation dans l’armée. C’est en fait tous les « actes de subversion réelle contre la machine militaire au Portugal, […] au-delà du simple appui au nouveau gouvernement » qu’ils veulent promouvoir.
Si leur texte est particulièrement centré sur la question militaire, au regard de la place évidente du MFA, il n’oublie pas pour autant de mentionner les « grévistes des postes et de l’usine Soponata » ou ceux « du Port de Lourenço Marques (5)et d’autres régions urbaines ».
Cette question sociale est nettement plus présente dans les articles suivants de Front libertaire, cette fois directement rédigés par des militant.es. En février 1975, une brève dénonce la loi sur le syndicat unique portée par le Parti communiste portugais (PCP). S’ensuit deux articles de fond en juin et novembre, un quatre-pages spécial faisant le bilan de la délégation de l’été 75 (6) et une brochure publiée à la fin de l’année (7). Dans tous ces textes c’est bien « l’affrontement de classe » au Portugal qui préoccupe l’ORA.
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