1968 dans le monde

1968 dans le monde

Messagede bipbip » 04 Fév 2016, 15:18

En 1968 : dans le monde entier la jeunesse se soulève.

Mexico 1968 : soulèvement populaire et massacre d’état

En 1968 : dans le monde entier la jeunesse se soulève.

A Mexico, un gigantesque mouvement populaire embrase l’automne. Mais la brutalité de l’État fait basculer les étudiants révoltés dans la clandestinité. L’issue en sera un massacre de masse à Tlatelolco prémédité par l’armée, les arrestations, la torture, des centaines de morts et de disparus, les cadavres balancés d’hélicoptères... l’exil aussi.

L’écrivain mexicain de polars Paco Ignacio Taïbo II était de ces étudiants là. Il a pris de nombreuses notes qui devaient lui permettre d’écrire un roman sur ces événements.

Il n’a jamais réussi à le commencer. Il a alors préféré raconter son histoire, celle du mouvement vécu de l’intérieur, ses ambiguïtés, ses difficultés, l’effervescence révolutionnaire, ses espoirs les plus insensés et la répression féroce.

Un débat avec le traducteur du livre de Paco Ignacio Taibo II a eu lieu le samedi 7 juin 2008 à la Librairie libertaire La Gryffe, 5 rue Sébastien Gryphe 69007 Lyon.

Mexique, 2 octobre 1968 : la révolte étudiante écrasée dans le sang

Le 2 octobre 1968, plusieurs milliers d’étudiants mexicains, en lutte depuis 123 jours et réunis en meeting à Mexico sur la place des Trois-Cultures dans le quartier de Tlatelolco, étaient mitraillés par la troupe. Plusieurs centaines de personnes étaient massacrées. Dix jours plus tard, le régime dictatorial du président Diaz Ordaz devait accueillir les Jeux Olympiques, et il entendait d’autant plus porter un coup d’arrêt à la contestation étudiante que celle-ci, dépassant la seule jeunesse scolarisée, s’attirait une sympathie croissante des milieux populaires.

L’autorité du régime contestée

Depuis la révolution mexicaine de 1910-1920, le Mexique avait vécu sous le régime d’un parti unique appuyé sur l’armée et la bureaucratie syndicale. Ce parti, qui avait plusieurs fois changé de nom et avait adopté celui de Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), était le parti de la bourgeoisie mexicaine, dans lequel ses hommes politiques pouvaient faire carrière. La corruption de ses dirigeants, son clientélisme de plus en plus visibles entraînaient un lent discrédit de ce parti qui se présentait comme l’héritier de la révolution.

Des travailleurs combatifs tentaient de se dégager de l’emprise de la bureaucratie syndicale liée au régime. En 1959, les cheminots se lancèrent dans une grève, en rupture avec l’appareil officiel. Dans plusieurs États, il y eut des explosions de colère. Toutes ces luttes furent réprimées et les prisons se remplirent de prisonniers politiques.

À Mexico, la contestation étudiante débuta en 1961. La capitale connut des émeutes étudiantes en 1964. En 1966, les étudiants imposèrent la démission du recteur après que celui-ci eut été séquestré dans son bureau. La contestation toucha aussi la province. Les étudiants de l’université de Sonora dénoncèrent le fait que le gouverneur de cet État ait été nommé par le PRI, et pas par la population. Il y eut trois jours d’émeutes, réprimées par la police.

À Michoacan, les étudiants manifestèrent contre la mort de l’un d’entre eux, au cours d’une lutte contre l’augmentation des tarifs des transports, ils réclamaient notamment l’expropriation de la compagnie privée de bus. La troupe stoppa cette contestation en arrêtant six cents étudiants. En 1967, dans l’État du Nuevo León, les étudiants s’allièrent à des conducteurs de bus en grève contre des licenciements pour imposer la réintégration des licenciés.

La révolte des étudiants de Mexico

Les étudiants mexicains furent évidemment influencés par l’explosion des luttes étudiantes dans le monde au début de l’année 1968. À l’origine de leur mouvement, il y eut d’abord la brutalité de la police qui, le 25 juillet 1968, intervint violemment dans une bagarre entre étudiants d’universités rivales. Le lendemain, les étudiants descendaient dans la rue. En même temps, le Parti Communiste et des groupes d’étudiants d’extrême gauche manifestaient pour le quinzième anniversaire de la création par Fidel Castro du Mouvement du 26 juillet. Les deux manifestations fusionnèrent. L’intervention de la police déclencha une émeute et des affrontements. Dans la nuit, un dirigeant du PC et des militants étaient arrêtés.

Les 29 et 30 juillet, de nouveaux affrontements firent un mort et des blessés parmi les manifestants. Il y eut un millier d’arrestations et la police occupa quatre grandes écoles. Cela mit le feu aux poudres.

Le 1er août, le recteur de l’UNAM (l’Université autonome de Mexico) prit la tête d’une marche de 50.000 étudiants protestant contre cette violation de l’autonomie de l’université. Le 3 août, sept responsables du PCM étaient arrêtés et poursuivis pour sédition. Au nom du PC, le peintre stalinien David Siqueiros (il avait participé, en 1940, à la première tentative, avortée, d’assassinat de Trotsky) dégagea la responsabilité du PC, dénonçant les « méthodes anarchistes » de certains étudiants.

Mais le 8 août les dirigeants étudiants, soutenus par les étudiants de l’UNAM et de l’Institut polytechnique national (IPN), appelaient à la grève et annonçaient des manifestations de masse si le gouvernement ne satisfaisait pas leurs revendications : démission des chefs de la police, dissolution de la police anti-émeutes, restauration de l’autonomie de l’université, libération de tous les prisonniers politiques, dédommagements pour les familles des étudiants tués ou blessés, et abolition d’un article de loi permettant de poursuivre tout Mexicain contestant le régime.

Un Comité national de grève fut mis sur pied. Une partie de ses membres étaient surtout préoccupés de maintenir l’autonomie de l’université, mais d’autres cherchaient à associer le reste de la population à la lutte en cours. Ces derniers créèrent des « brigades politiques », groupes de quatre ou cinq étudiants qui distribuaient des tracts, invitant la population à se joindre à cette lutte et demandant des soutiens financiers.

Fin août, le fossé avait grandi entre les étudiants et les autorités gouvernementales. Le 1er septembre, le président Diaz Ortaz, tout en faisant quelques concessions verbales, avertit qu’il utiliserait toute la force nécessaire pour ramener l’ordre.

Le massacre du 2 octobre 1968

Le 13 septembre, en réponse aux autorités qui accusaient les manifestants d’être provocants, les étudiants organisèrent une marche silencieuse. Des centaines de milliers de personnes y participèrent sans chanter ni crier de slogans. Les plus jeunes s’étaient collé des rubans adhésifs sur la bouche pour ne pas rompre le silence. Au fur et à mesure que le cortège avançait, les passants s’ajoutaient aux marcheurs. Le seul bruit produit par ces centaines de milliers de manifestants (on a parlé d’un demi-million) était le son des pieds frappant le sol. « Il nous sembla qu’on piétinait les torrents de paroles mensongères des politiciens », raconta ensuite un manifestant. « Pour la première fois, le silence nous permit d’entendre les applaudissements de soutien de la population et des milliers de mains se levaient en faisant le signe V pour « nous vaincrons ». »

C’est devant ce qui semblait annoncer un mouvement général que les gouvernants mexicains prirent la décision de briser la contestation. Le 2 octobre, les étudiants avaient appelé à un meeting dans le quartier de Tlatelolco, place des Trois-Cultures, là même où Cortez avait mis un terme à la résistance aztèque en 1521. Alors que des milliers de participants étaient attendus, la police entoura la place, disposant de 500 tanks. À 19 h, elle chercha à disperser les manifestants, qui lancèrent des pierres. Des tireurs disposés sur les toits commencèrent à tirer sur la foule. Les véhicules blindés et les mitrailleuses entrèrent en action. Les autorités parlèrent alors de 27 morts. Le chiffre retenu aujourd’hui est 275, mais il y en eut peut-être 500. Il y eut aussi un ou peut-être deux milliers de blessés graves et autant d’arrestations.

Le mouvement était brisé, même si beaucoup allaient continuer la lutte dans les années suivantes. Le risque d’une mise en cause du régime était écarté, au prix d’un véritable bain de sang pour la jeunesse étudiante contestataire. L’État mexicain, toujours dirigé par le PRI, allait continuer de réprimer toute contestation, étudiante, ouvrière ou paysanne.

Le massacre de la place des Trois-Cultures souleva peu de réprobation chez les puissants du monde. Le président du CIO annonça que les Jeux Olympiques se tiendraient comme prévu. Et le lendemain même du massacre les ministres européens et les représentants du FMI accordaient un prêt au Mexique, gage de confiance pour ses dirigeants qui avaient restauré l’ordre dans ce qui était réputé le pays le plus stable d’Amérique latine.

Et pendant trente ans encore les gouvernants mexicains successifs allaient nier leurs responsabilités, voire l’existence même de ce massacre.

Jacques Fontenoy

http://rebellyon.info/Mexico-1968-soulevement-populaire
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Re: 1968 dans le monde

Messagede bipbip » 23 Fév 2018, 20:28

L’année 68 débute au Vietnam

L’année 68 débute au Vietnam - L’offensive du Têt, la solidarité internationale, la radicalité

En février 1968, les forces de libération engagent au Sud-Vietnam « l’offensive du Têt » (à savoir du Nouvel An). De très grande ampleur, elle est menée sur tout le territoire sud-vietnamien, y compris Saigon. Sa portée internationale est considérable, elle galvanise le mouvement anti-impérialiste, de libération nationale, et accélère la radicalisation de la jeunesse du Japon aux Etats-Unis en passant par l’Europe. Elle représente un point tournant dans la guerre et dans l’envol des résistances jusqu’au sein même de l’armée US.

Depuis 1965, le Vietnam est devenu l’épicentre de la situation mondiale. Les Etats-Unis ont pris le relais des Français. Ils poursuivent une escalade militaire multiforme qui devient, au fil des années, de plus en plus meurtrière, incluant le bombardement massif des zones libérées au sud, du Nord-Vietnam, du Laos et finalement du Cambodge. Washington a envoyé jusqu’à 500.000 soldats sur le terrain (lors de l’intervention de 2003 Irak, il n’y en a jamais eu plus de 180.000). Les bombardiers géants B52 entrent en action. Le plan Phoenix d’assassinats ciblés fait plus de victimes qu’aujourd’hui les drones. L’économie et les ressources scientifiques de la plus grande puissance mondiale sont mobilisées. Le conflit se mène sur tous les plans - y compris social : une réforme capitaliste de l’agriculture est opposée à la réforme agraire révolutionnaire des forces de libération. Par bien des aspects, l’extrême brutalité de l’escalade est alors sans précédent - et reste à ce jour assez unique. Elle incarne la barbarie impérialiste.

Si Washington engage ainsi de tels moyens, c’est que l’enjeu de cette guerre totale n’est pas local. Il s’agit de porter un coup d’arrêt la dynamique révolutionnaire initiée dans le tiers-monde par la victoire de la révolution chinoise (1949), puis de la « refouler » (« contain and rollback ») - l’objectif est de rétablir l’ordre impérialiste dans le monde, sous hégémonie US.

Les racines de la radicalisation de la jeunesse dans les années 60 sont diverses. En France, le régime gaulliste, issu d’un coup d’Etat, devient insupportable (« 10 ans, ça suffit »), de même que la chape de plomb morale à forts relents catholiques. De nouvelles tensions sociales se font jour alors que des étudiants d’origine populaire commencent à accéder en nombre à l’université. L’année 68 présente des visages différents suivant les pays. Cependant, la mobilisation contre l’escalade impérialiste au Vietnam constitue un élément fédérateur, un trait d’identité partagé, un marqueur essentiel entre de nombreux pays. Bien évidemment, c’est moins vrai, du moins à une échelle large, sous des régimes de dictature ou en Europe orientale.

Le moment nécessaire

Au Vietnam, la décision d’engager une offensive de l’ampleur du Têt n’allait pas de soi et a provoqué d’intenses débats au sein de la direction du parti communiste. L’option finalement retenue est une offensive tous azimuts, soutenue, pouvant (objectif maximum) ouvrir la voie à des soulèvements insurrectionnels ou (objectif minimum) changer le cours de la guerre grâce notamment à son impact mondial. La ville de Hué (capitale du Centre Vietnam) a résisté 26 jours avant d’être reconquise par les forces US - au prix de sa destruction. Le siège de la base militaire géante de Khe Sanh par des divisions de l’Armée populaire a duré 77 jours (commencé dès le 21 janvier, il constituait une diversion pour cacher la préparation de l’offensive du Têt proprement dite). Les combats ont touché le cœur de Saigon (y compris l’ambassade des Etats-Unis) et se sont, prolongés longtemps dans les faubourgs populaires.

Toutes les modalités d’une guerre populaire ont été combinées durant l’offensive du Têt : opérations de guérillas, soulèvements, intervention de l’armée régulière (basée initialement au Nord)… Bien des problèmes sont apparus et pas forcément résolus : comment organiser dans un tel affrontement des populations déstructurées réfugiées dans les faubourgs de Saigon ? comment les protéger durablement face à une contre-offensive meurtrière qui se soucie comme d’une guigne des pertes civiles ?

Bien qu’initialement pris par surprise, Washington a en effet rapidement mobilisé ses énormes moyens militaires, ainsi que les réseaux et les forces du régime saïgonnais, pour contrer l’offensive du Têt. Le coût payé par le mouvement révolutionnaire au Vietnam a été très lourd. En particulier, l’infrastructure politique et militante du Front national de libération (FNL) a été sévèrement frappée, car elle est apparue au grand jour - l’ampleur des pertes subies en cadres au Sud a eu des conséquences à long terme.

En 1968, la direction vietnamienne était confrontée à un véritable dilemme. Il fallait changer le cours de la guerre, sinon l’escalade militaire US aurait pu se poursuivre sans limites : jusqu’au bombardement massif des digues dans le delta du Fleuve rouge au Nord, par exemple, ce qui aurait provoqué l’inondation d’une vaste région densément peuplée ? ? Agir sans tarder et d’une façon décisive était d’autant plus impératif que le conflit sino-soviétique battait son plein et que la Chine était plongée dans le tumulte de la mal nommée Révolution culturelle. L’aide matérielle et militaire au Vietnam fournie par Moscou et Pékin arrivait encore, mais pour combien de temps ?

Plus qu’un « moment favorable », février 1968 était un « moment nécessaire ». Mener une offensive spectaculaire, mais ponctuelle (les unités révolutionnaires se retirant rapidement après des attaques simultanées sur l’ensemble du territoire) aurait été beaucoup moins couteux, mais n’aurait peut-être pas changé le cours de la guerre. Engager durablement tant de forces était un pari très risqué - et le coût en fut considérable -, mais le cours de la guerre a effectivement été changé.

L’électrochoc

L’offensive du Têt provoque un électrochoc aux Etats-Unis et dans, le monde. Elle met à nu bien des mensonges de Washington. Elle montre que cette guerre n’est ni « démocratique » ni gagnée, mais terrible, barbare, enlisée. Elle divise la bourgeoisie US, car son coût économique devient rédhibitoire aux yeux de cercles financiers. Les campus s’enflamment. La protestation des soldats US prend une forme collective. Le mot d’ordre de « retrait immédiat » des troupes devient populaire. Plus que jamais, les Noirs se reconnaissent dans la lutte d’émancipation vietnamienne : « Je ne veux pas aller au Vietnam, Parce que le Vietnam c’est là où je suis, Diable, non ! Je n’irai pas ! Diable, non ! Je n’irai pas ! »

Au Japon, le combat contre les bases étatsuniennes et la construction de l’aéroport de Narita se radicalise, avec la mobilisation des paysans, du mouvement pacifiste, de l’extrême gauche. En Europe, la conférence et la manifestation internationales de Berlin se tiennent en février, alors que l’offensive bas son plein, avec pour bannière emblématique : « Le devoir du révolutionnaire est de faire la révolution ». Le combat vietnamien est en effet perçu, à raison, comme la combinaison intime d’une révolution sociale et d’une lutte d’indépendance nationale, l’une dynamisant l’autre.

Le Vietnam symbolise alors aux yeux de l’extrême gauche l’actualité de la révolution mondiale. Le contexte de l’époque est profondément différent de ce qu’il est devenu 50 ans plus tard. En Europe, des dictatures existent en Grèce, Espagne et Portugal ; les contacts transpyrénéens doivent être clandestins. Bien des militants connus (c’est moins le cas des militantes) sont interdits de séjour dans de nombreux pays - pour voyager et tisser des liens entre mouvements, il faut passer « discrètement » les frontières. L’aide aux soldats qui désertent des bases US établies en Allemagne exige tout autant de discrétion. La vie quotidienne des membres d’organisations d’extrême gauche est bien différente de celles des membres du PS ; les heurts sont constants avec les groupes fascisants, les commissariats sont régulièrement « visités », la blessure ou l’emprisonnement toujours une éventualité.

L’identification avec la lutte du peuple vietnamien aide l’extrême gauche à se construire et - dans des milieux beaucoup plus larges - annonce la radicalité du Mai 68.

En France

En France, grâce aux liens noués durant la guerre d’Algérie dans les réseaux de solidarité avec le FLN, le Comité Vietnam national (CVN) regroupe d’emblée de nombreuses composantes : personnalités « autonomes » du PCF et compagnons de route, intellectuels ou scientifiques engagés, médecins et personnel médical, chrétiens sociaux, Américains venus à Paris en protestation contre la guerre, extrême gauche [1], « sans cartes » et « anonymes »… - les principaux courants maoïstes font néanmoins bande à part et l’UJCML lance les Comités Vietnam de Base (CVB). Le PCF anime une large coalition incluant nombre de syndicats. Le CVN prône l’unité, mais le Parti communiste refuse de côtoyer des « gauchistes » ; c’est l’époque où le PCF et le service d’ordre cégétiste s’attaquent physiquement aux membres de l’extrême gauche lors des manifestations ou aux abords des lieux de travail. Pour leur part, les Vietnamiens travaillent avec tout le monde.

De même que la crise du régime gaulliste et l’acuité de tensions sociales latentes, l’héritage de l’expérience encore fraîche du combat contre la très sale guerre algérienne française est l’une des particularités des années 68 en France avec, en arrière-plan plus lointain, celle des résistances à la reconquête coloniale du Vietnam engagée en 1946-1954 pour recréer l’Empire. Il constitue le socle sur lequel une solidarité à caractère anti-impérialiste se redéveloppe dans les années soixante. Le Comité universitaire intersyndicale a joué un rôle charnière dans cette transmission.

Contrecoup à l’offensive du Têt, Washington est forcé d’accepter le principe de pourparlers de paix. Menées à Paris, ils sont quadripartites : gouvernement nord-vietnamien et gouvernement révolutionnaire provisoire au Sud d’un côté, Etats-Unis et régime saïgonnais de l’autre. Le PCV refuse la présence des « grandes puissances ». Il a tiré les leçons des négociations de Genève, en 1954. La Chine et l’URSS avaient alors exercé des pressions considérables pour qu’il accepte un compromis (la division supposée temporaire du pays au 17e parallèle) qui était bien en deçà de ce que les forces de libération étaient en droit d’espérer compte tenu de la réalité des rapports de forces sur le terrain. Le prix exorbitant de ce compromis fut la Seconde Guerre d’Indochine, sous l’hégémonie de Washington qui s’était bien gardé de signer les Accords de Genève.

Cette question a une résonnance importante dans le mouvement de solidarité, en Europe notamment. Le Parti communiste français a traditionnellement « la paix » pour mot d’ordre central ; mais quelle paix ? Fort de l’expérience de Genève, la gauche radicale, le mouvement étudiant, des personnalités « autonomes » du PCF se mobilisent pour « la victoire » des forces de libération. Plus de compromis pourris imposés au Vietnam ! Le PCF fait finalement amende honorable et la coalition qu’il pilote alors prend pour nom Comité national d’action pour la victoire du peuple vietnamien.

Accepter, contraints et forcés, des pourparlers ne veut pas dire désirer s’engager dans de véritables négociations. En fait, Washington essaie encore de gagner la guerre, ou sinon de détruire ce pays qui lui résiste au point pour qu’il ne puisse plus se relever. L’escalade militaire se poursuit donc, mais le contexte international et la situation interne aux Etats-Unis rend impossible le recours à des mesures ultimes comme le bombardement massif des digues dans le delta du Fleuve rouge (certaines sont cependant frappées et fragilisées), voire, pourquoi pas, l’usage de l’arme atomique.

Le temps risque cependant de jouer en faveur de Washington. La normalisation des rapports entre la Chine et les Etats-Unis est engagée. La République populaire remplace Taïwan au Conseil de sécurité de l’ONU en 1971 et Nixon se rend à Pékin l’année suivante.

Les forces de libération au Vietnam lancent finalement un appel à toutes les composantes de la solidarité internationale pour qu’elles se mobilisent et forcent Washington à signer les Accords de Paris - un compromis, mais cette fois un compromis gagnant acquis en 1973. Les troupes étatsuniennes se retirent progressivement du Vietnam (mais les bombardements se concentrent sur le Cambodge…). En 1975, le régime saïgonnais s’effondre.

L’internationalisme

Ces années de feu ont constitué une véritable école d’internationalisme pour notre génération militante. L’utilité - et donc la nécessité - de la solidarité a été éprouvée. Elle a pris mille formes, mille visages, mille expressions et sa diversité a renforcé son efficacité [2].

Les prises de position politiques en soutien aux luttes dans le monde ont évidemment leur importance et, parfois, compte tenu de la situation, elles ne peuvent pas être transcrites en campagnes actives. Néanmoins, l’internationalisme n’est pas une notion abstraite. Il n’est pas seulement une théorie, un programme, une éthique, une empathie, un état d’esprit, le sens d’une communauté de combat, même s’il y a de tout cela. Il ne prend vie qu’en acte. Quand il reste désincarné alors que l’action est possible, il devient impotent, réduit à des proclamations vides d’engagement. L’engagement était pour des centaines de milliers, voire des millions, une évidence durant les « années 68 ».

Le cas français montre cependant à quel point cette solidarité en acte peut être fragile. Après la grève générale de Mai 68 les CVN et CVB ont disparu, alors que l’extrême gauche se concentrait sur son implantation ouvrière. Nous étions pourtant encore loin de cette victoire vietnamienne que nous appelions de nos vœux. Le « moment politique » français permet de comprendre pourquoi il en a été ainsi. Pour une aile du maoïsme, il n’était en fait plus question de soutenir les Vietnamiens jugés trop proches des Soviétiques : cela la conduira à se ranger du côté des Khmers rouges. Pour la majorité de notre génération militante, cela n’a pas été le fait d’une décision cynique, mais d’un brusque basculement des « priorités » et des enthousiasmes.

L’interruption brutale des mobilisations de solidarité n’en était pas moins irresponsable au sens fort du terme, une irresponsabilité douloureusement ressentie par une partie des composantes du CVN.

La meilleure aide que nous pouvions apporter au Vietnamien aurait bien entendu été de faire la révolution chez nous, mais il y avait encore loin de la coupe aux lèvres - et même beaucoup plus que nous ne l’envisagions à l’époque. La crise de Mai a fragilisé le camp impérialiste, sans pour autant réduire l’importance d’un mouvement spécifique de solidarité comme en témoigne l’âpreté des années indochinoises 1968-1975. Nous le savions, mais la reconstitution d’un mouvement de solidarité ne fut pas spontanée.

La représentation vietnamienne en France a fait tout ce qu’elle pouvait pour y aider. Au grand dam du PCF, alors passif, le GRP (Sud-Vietnam), les Laos et Khmers ont même participé à un meeting de la Ligue communiste (ex-JCR) appelant à relancer la solidarité Indochine. L’arc de forces qui avaient animé le CVN s’est, dans une large mesure, reconstitué pour fonder en 1971 le Front solidarité Indochine (FSI) qui a multiplié les initiatives jusqu’en 1973 - mais n’a pas pu, après 1975, répondre à la politique d’étranglement poursuivie des années durant par l’impérialisme, aux conséquences des conflits interbureaucratiques Chine-URSS et à la crise sino-indochinoise.

La conception même du mouvement anti-impérialiste a été l’objet de divisions en France au sein de l’extrême gauche. S’agissait-il avant tout de populariser chez nous l’exemplarité du combat révolutionnaire mené au Vietnam (« Oser lutter ») ? Etait-ce vraiment au peuple vietnamien de nous aider à nous construire ? La boussole qui guide la solidarité, si ce mot a un sens, ce sont les besoins de celles et ceux qui luttent « là-bas ». En y répondant du mieux que nous pouvons, on se construit certes, mais comme organisation internationaliste.

Pierre Rousset


P.-S.
* Version augmentée d’un article écrit pour le site Viento Sur :
http://www.vientosur.info/spip.php?article13445


Notes

[1] Dont une partie de la mouvance maoïste, le Parti socialiste unifié, la Jeunesse communiste révolutionnaire et la Quatrième Internationale, ainsi que l’Alliance marxiste révolutionnaire, mais pas le courant « lambertiste » qui ne participe pas à la solidarité ni, d’ailleurs, au soulèvement de Mai dont il dénonce le caractère « aventuriste ».

[2] ESSF (article 10123), La solidarité envers les luttes indochinoises dans la « France de 68 » : les années 1960-1970 https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article10123.


https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article43035
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Re: 1968 dans le monde

Messagede bipbip » 24 Fév 2018, 19:08

Tables rondes

« Mai 68, une vision mondiale vue des Suds »

A l'occasion de la treizième semaine anticoloniale et antiraciste, organisée en Mars 2018, Le Réseau Sortir du colonialisme, le Cedetim et l'Institut Tribune socialiste (ITS) ont choisi d'évoquer Mai 1968 à partir des Suds.

L' objectif est de mettre en lumière le « mouvement mondial de Mai 68 vu des Suds » au cours de la période 1965-1973, afin de comprendre comment ses ressorts profonds, trop oubliés, font encore sens et trace aujourd'hui. Cette initiative débute par une séance inaugurale en Sorbonne, suivie de cinq débats publics au Maltais rouge - 40 rue de Malte, Paris 75011 - du 20 au 30 mars, permettant d'approfondir les situations par régions du monde, et d'une séance de clôture le 14 avril à,14h30 au CICP -21 rue Voltaire, Paris 75011.

Avec le soutien de la Fondation PAM, la Fondation Gabriel Péri, la Fondation de l'écologie politique, la Fondation Copernic, Espaces Marx le Centre d'histoire sociale du XXe siècle, et Mediapart.

Séance inaugurale le 2 mars 2018 à la Sorbonne- Amphithéâtre Richelieu le 2 mars de 14h30 à 20h30

Accès libre mais sur inscription préalable :
https://framaforms.org/mai-68-vu-des-suds-151

Image

1) Le contexte général mondial
(modératrice : Valérie Nivelon, journaliste à RFI)
Intervenants :
• Étienne Balibar : « Des gauches nationales à la gauche globale. »
• Gustave Massiah : « 1965-1973, une période révolutionnaire ? »
• Bachir Ben Barka : « Les espoirs frustrés de la Tricontinentale. »
• Luciana Castellina : « La crise du mouvement communiste mondial. »
• Ludivine Bantigny : « L' influence des mouvements anti-impérialistes des Suds en Europe. »

2) Les luttes continentales
(modératrice : Françoise Blum, ingénieure de recherche au CNRS)
Intervenants :
• Elias Sanbar : « Palestine, l' émergence d'un mouvement national. »
• Amzat Boukari-Yabara : « Afrique et panafricanisme. »
• Catherine Samary : « Pays d' Europe centrale et orientale et dissidences. »
• Carmen Castillo : « Amérique latine et luttes armées. »
• Abraham Béhar : « Asie, révolutions et réactions. »

3) Les vecteurs de la révolte
(modérateur : Patrick Farbiaz, Sortir du colonialisme)
Intervenants :
• Michèle Riot-Sarcey : « L' émergence des luttes de femmes au Nord et… aux Suds ? »
• Nils Andersson : « Le rôle des maisons d' édition alternatives dans la diffusion mondiale des idées
d' émancipation de l' époque (Feltrinelli, La Cité, Maspero, Wagenbach, Présence africaine…). »
• Pap Ndiaye : « L' influence des mouvements noirs des États-Unis (mouvement des droits civiques, Black Panthers, etc.). »
• Serge Audier : « Les différents courants de pensée autour de Mai 68. »
• Philippe Artières : « Le rayonnement de Mai 68 dans le monde. »

https://paris.demosphere.eu/rv/59533
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Re: 1968 dans le monde

Messagede Pïérô » 20 Mar 2018, 14:30

18 Mars 68: début du Mai sénégalais

Le 18 mars 68 est la première mobilisation contre le fractionnement des bourses des étudiants. Ce jour est considéré par les historiens et acteurs sénégalais comme le début du Mai dakarois. Les ­étudiants jouent un rôle majeur dans la révolte et grève générale de mai 68 au Sénégal. Ils contestent un enseignement qualifié de « francophile » et de « néocolonial », et s'identifient avec Cuba, le Vietnam et les mouvements de libération nationale en Afrique.

Le contexte et les évènements sont bien dressés dans cet article de Paul Martial 3:

«Même chose Toubab » (veut dire étranger) : c’est en ces termes que Senghor, président du Sénégal dans les années 1960, a critiqué les étudiants sénégalais en les accusant de « singer les étudiants français ». Mais comprendre le mai sénégalais implique aussi d’appréhender les particularités du pays, au-delà des fortes similitudes qui ont existé entre les deux ­évènements.

Le Mai d’un pays dominé

L’université du Sénégal date de la fin de la colonisation et avait une vocation régionale. Le fonctionnement et l’enseignement étaient calqués sur les universités françaises, ce qui sera fortement rejeté par les deux organisations étudiantes, l’Union des ­étudiants sénégalais (UDES), qui regroupe les étudiantEs autochtones, et l’Union des étudiants de Dakar (UED), qui rassemble les étudiantEs des différents pays africains. Ces deux organisations vont jouer un rôle majeur dans la révolte de mai 68.

Autre particularité, le Sénégal est un pays majoritairement paysan, le salariat se trouve dans les grandes villes, et est surtout employé dans l’économie informelle. L’Union nationale des travailleurs sénégalais (UNTS) est la centrale syndicale qui tente de défendre son indépendance face à un pouvoir particulièrement ­autoritaire.

Dernier élément, et pas des moindres : le Sénégal est un pays dominé et la question de l’impérialisme y résonne donc bien différemment de ce qui se passe en France. Si des mobilisations en solidarité avec le Vietnam se sont déroulées à Dakar, la question centrale reste la présence française dans tous les secteurs clefs du pays. À titre d’exemple le bureau de la chambre de commerce du Sénégal, pourtant indépendant, comptait huit Français et seulement un Sénégalais !

La bourse ou la révolution

Contre le projet du gouvernement de diminuer les bourses d’études, un premier appel à la grève est lancé mi-mars. Le mouvement s’amplifie rapidement, les étudiantEs votent la grève générale avec occupation. La mobilisation s’étend dans les lycées et collèges. Le pouvoir envoie les forces de l’ordre pour déloger les étudiantEs, qui sont emprisonnés, tandis que les étudiantEs africains sont renvoyés dans leur pays d’origine. L’UNTS décrète aussitôt une grève générale et convoque le 31 mai une manifestation à la bourse du travail, qui sera réprimée, les dirigeants syndicaux étant à leur tour emprisonnés. Le couvre-feu est décrété et Senghor fait appel à l’armée française. Le pouvoir gaulliste s’empresse d’accepter et les soldats français vont « sécuriser » les points vitaux de la capitale.

Acculé, le pouvoir sénégalais va engager des négociations, les prisonniers vont être libérés. Côté salariéEs, le salaire minimum est augmenté de 15 %, et une politique de « sénégalisation » de l’économie va être engagée. Côté universitaire, les étudiantEs africains expulsés sont autorisés à revenir, les bourses d’étude sont revalorisées et des investissements sont lancés pour améliorer le campus.

À ce bilan, il convient d’ajouter qu’une nouvelle génération de militantEs est née en Afrique avec une forte expérience de lutte et d’auto-­organisation, qui se vérifiera quelques années plus tard à Madagascar. »

Pour le détail de la mobilisation, on lira Sénégal 1968 : révolte étudiante et grève générale 3, parFrançoise Blum 3. Cette étude a en plus le mérite de faire une comparaison avec le Mai français et de mentionner les interférences. Elle rappelle la soumission de Senghor à l’impérialisme françafrique, sollicitant par écrit, l’aide de l’armée française en application des accords de défense – qui pourtant ne comprennent aucune clause sur le maintien de l’ordre. Senghor, menacé et paniqué tout comme De Gaulle pendant 48 heures, sait qu’il existe des précédents d’un pouvoir africain renversé par une révolution populaire : Fulbert Youlou à Brazzaville  et Hubert Maga au Dahomey.L’accord de Paris arrive le jour même, sous la forme de ce télégramme à l’ambassadeur de France :

« Dès réception de ce télégramme je vous serais obligé de demander audience au Président Senghor. Vous ferez savoir au Président du Sénégal que nous sommes décidés à lui fournir le soutien qui lui est nécessaire. Dans le cadre de l’accord de défense du 22 juin 1960 qui nous lie au Sénégal et de l’instruction ministérielle n° 69 DAM du 31 août 66, vous êtes autorisé à signer la réquisition générale. L’objet de cette réquisition doit être : “Prêter le concours des troupes nécessaires pour assurer la sécurité intérieure du Sénégal… Il conviendrait toutefois d’éviter, autant que possible, de placer nos forces sur des positions qui les mettraient en contact direct de la population…” Le commandant supérieur des forces françaises du point d’appui de Dakar recevra du ministère des Armées des instructions complémentaires » 

La sinistre armée française se tient prête comme ailleurs à massacrer les opposants à la Françafrique. Elle est chargée en attendant des points stratégiques comme aéroports ou centrales électriques.

Un témoignage qui ne manque pas de sel de Mamadou Racine Bathily




https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/ ... senegalais

Mai 68 Dakar - Interview de Amadou Doukouré

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Re: 1968 dans le monde

Messagede Pïérô » 26 Mar 2018, 01:34

1er Mars 68: bataille romaine de Valle Giulia

Le Mai rampant italien couvre en fait près de 10 ans, depuis la date symbolique du 1er mars 1968, avec l’occupation de la Faculté de Rome et la bataille de Valle Giulia, qui fit plus de 400 blessés, et la fin de ce mouvement vers le 22-24 septembre 1977, date du rassemblement international contre la répression de Bologne.

Avec la croissance économique de l’après-guerre, comme en France et dans d’autres pays européens, une partie des enfants de la classe ouvrière accède enfin aux études universitaires, mais plus souvent pour devenir employés que cadres dirigeants des entreprises. Et comme ailleurs, au moins depuis 1966, une part croissante de la jeunesse italienne conteste l’autorité et le savoir des mandarins universitaires. Voir ici 3 un interview d'Alberto Moravia sur la société italienne en 1968.

Avant la France, mais comme aux Etats-Unis et en Allemagne, les étudiants occupent et bloquent les facultés, mettant en cause les enseignements et la société de classes. L’agitation commence au début 1966 à Trente (Institut des sciences sociales), avec la création d’une « contre-université » alternative à « l’université de classe ». En 1967, grèves, occupations, organisation d’une semaine pour le Vietnam s’y succèdent. L’agitation s’étend et atteint la Sapienza de Pise (Ecole Normale), occupée en février 1967, puis l’Université catholique de Milan et la faculté des lettres de Turin (occupation du Palais Campana). La mobilisation gagnera le Sud en 1968.

Le projet de réforme des universités de décembre 1967 met le le feu aux poudres, mettant les étudiants de Naples et de Gênes dans le mouvement. Et lorsque ce même mois, le président Johnson arrive à Rome, la protestation est monstre. La lutte contre la guerre du Vietnam est un facteur important de politisation de la jeunesse en Italie comme le reste de l’Europe, comme détaillé dans ce article: 17-18 Février 68: La jeunesse européenne avec le Vietnam.

À Florence, dès le mois de janvier 68, le recteur démissionne à la suite aux violences policières. Le 1er Mars 1968, la police intervient pour évacuer les locaux de l’Université de Rome. Les étudiants se mobilisent alors massivement pour réclamer la réforme de l’université et marchent, rue Giulia, vers la faculté d’architecture, fermée sur décision du recteur. La bataille, dite de la Villa Giulia, fera de nombreux blessés et restera dans les mémoires comme l’événement fondateur de la révolte qui gagne toute l’Italie. Dans cet entretien 3 à la télévision française une étudiante italienne rend compte de la situation en l'Italie au printemps 68.

L’intérêt et la force du Mai rampant italien est la jonction entre la contestation étudiante et les luttes ouvrières. A la différence de la France, la lutte commune est favorisée au départ par le Parti communiste et les organisations syndicales. Au printemps 1968, les étudiants font alliance avec les ouvriers de quelques usines, en particulier Lancia à Turin et Saint-Gobain à Pise. Ces relations produisent des formes organisationnelles nouvelles, comme l’assemblée operai-studenti (ouvriers-étudiants) autour de la Fiat de Turin. Les tentatives syndicales pour « chevaucher le tigre du mouvement ouvrier spontané » conduiront, au cours des années suivantes, à la formation des conseils ouvriers dans les usines, une structure de démocratie directe.

Le mouvement étudiant commence à décroître au printemps, les élections de mai provoquant une diversion définitive. Les luttes ouvrières continuent par contre jusqu’à l’"automne chaud " de 1969. Le mouvement étudiant et ouvrier se durcit ensuite en réaction à la répression étatique, avec les « années de plomb » de la décennie 79 marquée par le terrorisme.

La montée des luttes ouvrières datent de la moitié des années 60. Les migrants venus du sud arrivent alors dans le nord de l’Italie pour assumer des tâches non qualifiées. Dès 1967, des grèves locales éclatent: pétrochimie à Porto Marghera en 1967, entreprise textile Marzotto à Valdagno en 1968, et dans des centaines d’autres entreprises contre le travail au rendement, les cadences et les classifications imposées. Les formes de lutte sont parfois très radicales, comme à Marzotto où les ouvriers mettent au sol la statue du comte fondateur de la société puis de se rendent à la villa de son descendant pour en briser les vitres …

À Turin les ouvriers de la FIAT Mirafiori (50 000 travailleurs) reçoivent le soutien des militants étudiants dès 1968. Une série de grèves « tournantes » provoque des pertes importantes pour la FIAT. Ailleurs, comme à l’usine de Borletti, les travailleurs cassent les cadences. Mais il n’y a pas de grève générale comme en France, malgré une combativité, un niveau de conscience de classe et d’auto-organisation supérieur à celui du Mai français.

Petite bibliographie
Mouvement étudiant et « automne chaud » en Italie
http://association-radar.org/IMG/pdf/16-040-00424.pdf
1968-1969: du Mai rampant à l’automne chaud
https://www.npa2009.org/content/italie- ... omne-chaud
Le Mai rampant italien
http://quefaire.lautre.net/Le-Mai-Rampant-italien


https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/ ... lle-giulia
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Re: 1968 dans le monde

Messagede Pïérô » 27 Mar 2018, 11:38

15 Mars 68: Université en grève et répression sauvage en Tunisie

Le 15 mars 68, les étudiants se mobilisent pour le militant anti-impérialiste Ben Jeunet, condamné « pour l’exemple » à vingt ans de travaux forcés. La répression, à l'image de cette dictature de plus de la Françafrique, est terrible.

Même parmi les militants révolutionnaires, fort peu ont su le 15 mars 68 ou dans les journées qui ont suivi la vague de répression sauvage qui s’est alors abattue sur la Tunisie, la presse française faisant silence sur la dictature d’un pion de la Françafrique, Bourguiba.

Voici un extrait du rapport Liberté pour les prisonniers de Tunis - 1968, publié par Maspero et présenté par J-M Domenach:

« Tout recommença le vendredi 15 mars. La Cour de cassation devait examiner le pourvoi du militant anti-impérialiste Ben Jeunet, condamné « pour l’exemple » à vingt ans de travaux forcés. L’opposition appela tous les étudiants à manifester leur solidarité avec lui. Les choses se gâtèrent aussitôt. Parmi les très nombreux étudiants rassemblés dans le hall de l'Université, des militants destouriens - étudiants et non-étudiants, et dont une bonne partie appartenait à la police parallèle commandée par Hassan Kacem - s'attaquèrent aux responsables du meeting. L'objectif était de traîner ceux-ci, par la force évidemment, hors, des locaux universitaires (puisque la police en uniforme n’y pénétrait pas) et a les faire emmener dans des voitures de la police (officielle ou non). Ceux qui furent ainsi enlevés eurent droit dans les locaux des cellules destouriennes voisines, au passage à tabac devenu habituel et confié à des destouriens de choc, généralement responsables des services et organisations de jeunesse (Hédi Artya, Mustapha Béhira, Ali Méliène).

L'après-midi, une longue réunion se tint à l'Université, à l'issue de laquelle une grève de trois jours fut annoncée, ainsi que la tenue d'« assemblées libres». Ainsi fut-il fait dès le lendemain samedi, et dans l'ordre, malgré de nouvelles tentatives des militants destouriens, empêchés d'agir, notamment, par la résistance passive d’un groupe de professeurs. Il en alla de même le lundi, la grève restant totale, à cela près que les assemblées libres se tenaient non seulement dans les locaux de l'Université, situés sur la périphérie de la ville, mais aussi à la Faculté des sciences, qui se trouve en plein centre, à deux pas du siège du P.S.D. : les bagarres naissaient plus facilement en cet endroit, et le doyen eut du mal à empêcher l'entrée en force de la police parallèle et officielle.

Le lundi soir, après qu'une sorte d'accord eut été conclu entre le recteur par intérim et une délégation d'étudiants, pour mettre fin aux manifestations à l'intérieur de l'Université (et par là ôter tout prétexte à une intervention de la police), mais en même temps respecter le droit de grève, deux étudiants de l'opposition étaient enlevés par un commando destourien et longuement «tabassés» dans les locaux môme du Parti. Le lendemain matin, ces deux étudiants, plus trois autres qui se rendaient avec eux dans le bureau du pro-recteur, y furent arrêtés sur ordre du procureur de la République. L'après-midi, à la suite de manifestations à l'intérieur et à l'extérieur de deux lycées tunisois, le ministre décidait la fermeture anticipée de tous les établissements d'enseignement de Tunisie.

Ainsi s'acheva la série de prises de positions qui toutes traduisaient le malaise puis l'exaspération des jeunes intellectuels devant la politique de l'U.G.E.T. d'abord, et, bientôt, celle du régime tout entier. En face des destouriens qui se contentaient de scander des «Vive Bourguiba» incantatoires ou de chanter l'hymne du Néo-Destour, les slogans des opposants étaient précis et concrets : par chacun de ces slogans, il s'agissait, pour la minorité organisée qui les proposait, et pour la grande majorité qui les reprenait à son compte, de souligner les innombrables contradictions du régime : à propos du problème palestinien, certes, mais aussi à l'intérieur, pris qu'il est entre un souci de scolarisation et de développement à l'européenne et, d'autre part, le refus de donner à ceux qu'il aide ainsi à penser les moyens d'exercer leur jugement, puis leurs responsabilités; la contradiction, sur le plan universitaire, entre le désir de bénéficier de l'appui des intellectuels, et la terreur panique que ceux-ci, parce qu'ils en sont capables, ne fassent la critique d'une politique qui se prétend au-dessus de toute critique. Les événements de mars 1968 avaient montré, irréfutablement, que l'Université était provisoirement perdue pour un parti sans doctrine et incapable de dialogue. On allait en tirer la leçon.

Dans les jours qui suivirent le 19 mars, commença une interminable vague d'arrestations, qui ne devait s'apaiser qu'à la veille même du procès. Après les principaux responsables étudiants, on interpella (avant de les incarcérer) tous les professeurs ou chercheurs déjà suspects, et notamment la plupart des membres du Comité de Solidarité avec le Vietnam, - suspects d'appartenir soit à l’ex-P.C.T., soit surtout au G.E.A.S.T. Une fois arrêtés, ils étaient interrogés dans les locaux de la police, où ils demeurèrent près de six semaines. Les tortures de toute nature employées contre eux ont pu être attestées par l'un d'entre eux que la police relâcha, pour le reprendre peu après, et par les femmes interpellées, que l'on n'osa maintenir en prison, mais qui, au long de leurs interrogatoires, purent voir et entendre. Parallèlement, quelques kidnappings dus au zèle de la police officieuse montrèrent que la Sûreté menait la lutte sur tous les fronts et par tous les moyens.

Un aspect nouveau de la répression fut son élargissement au monde non-étudiant. Furent arrêtés, par exemple, des avocats, dont certains avaient défendu les accusés de décembre 1966, des professeurs ou chercheurs qui à plusieurs reprises étaient intervenus en faveur d'étudiants menacés ou brutalisés. On en comprit mieux les raisons, quand il se révéla que la police avait réussi à mettre la main sur les principaux responsables du G.E. A.S.T. et , de proche en proche, sur la majorité des militants actifs de ce mouvement. Il ne s'agissait plus dès lors d'étudiants, ni même d'universitaires: on incarcéra des fonctionnaires, des employés, des ouvriers (…)

La répression, tout au long de ces cinq mois (d'avril à aout) ne se limita pas aux prisonniers, de fait ou en puissance, Les parents des détenus ou des suspects furent l'objet de brimades sans nombre; épouses congédiées sur demande (verbale) de la Sûreté; lycéens exclus de leur établissement parce que leur frère était en prison; et l'on vit même des fonctionnaires sur lesquels ne pesait aucune charge priés de ne plus remettre les pieds sur le lieu de leur travail. Ainsi se déroula une longue période marquée par la peur, l'incertitude et l'angoisse. C'était vrai, au premier chef, des prisonniers, qui ne se remettaient pas tous également bien des tortures subies. C'était vrai de leurs familles, longtemps sans nouvelles, et incapables d'envisager un avenir moins décourageant. C'était vrai aussi pour les étudiants et les professeurs non-destouriens qui se demandaient où finissait la réserve, et où commençait la subversion. C'était vrai pour tous ceux qui prenaient à cœur le sort de la Tunisie, qu'ils fussent ressortissants de ce pays ou coopérants étrangers.

Ce n'était pas vrai, malheureusement, de la presse, essentiellement la française (la tunisienne, on le sait, n'ayant nulle existence en dehors du pouvoir), dont le silence soulignait la réussite de la mystification entretenue depuis plusieurs années sur la nature du « socialisme destourien ».


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Re: 1968 dans le monde

Messagede bipbip » 31 Mar 2018, 23:29

Mai 68 dans le monde. Une déferlante commune au-delà des spécificités nationales

Du 2 mars au 14 avril 2018 se tient une série d’initiatives consacrées à « Mai 68 vu des Suds », initiées et soutenues par le Réseau Sortir du colonialisme, le Cedetim, l’Institut Tribune socialiste (ITS), la Fondation IPAM, la Fondation Gabriel Péri, la Fondation de l’écologie politique, la Fondation Copernic, Espace Marx et le Centre d’histoire sociale du XXe siècle.

Contretemps va publier tout au long de l’année 2018 des articles sur les années 68 parmi lesquels une partie des interventions de « Mai 68 vu des Suds ». Nous remercions les organisateur-trice-s de nous permettre de publier ces communications ; la première d’entre elles, celle de Gus Massiah, a été prononcée une première fois en 2008 et offre un panorama global de mai 68 dans le monde[1].

Mai 68 en France a été l’épicentre d’une période révolutionnaire qui a été largement mondiale. Comme tout événement, il s’inscrit dans plusieurs temporalités ; son irruption n’est pas exactement prévisible et ouvre de nouveaux possibles. La période de 1965 à 1973 a été celle des grands bouleversements. Elle s’inscrit dans une période plus longue qui va du début des années 1960, marquées par la décolonisation, au début des années 1980 avec le triomphe du néolibéralisme qui ouvre une nouvelle phase de la mondialisation. Cet événement amène à relire la période précédente, il réordonne les faits et leurs interprétations, donne un sens aux évolutions et en révèle la charge subversive.

Deux évolutions, inscrites dans la durée, se nouent en mai 68. D’abord, un mouvement social et sociétal d’une exceptionnelle ampleur. Ce mouvement combine une internationale étudiante intempestive qui sert de détonateur, en fonction des situations, aux luttes sociales et politiques et un mouvement ouvrier, qui occupe toujours une place stratégique, et qui dans sa jonction avec les luttes étudiantes va donner son sens aux événements. Ensuite, un renouvellement de la pensée du monde et de ses représentations. Ce renouvellement entremêle de nouveaux et puissants courants d’idées ; il donne naissance à un intense bouillonnement artistique et culturel. Ces évolutions infléchissent la recomposition géopolitique du monde qui accompagne la fin de la détente. Elle s’organise autour des soubresauts de la décolonisation, de la crise de l’empire soviétique et de la construction du nouveau bloc dominant composé des États-Unis, de l’Europe et du Japon.

Mai 1968 en France n’a pas éclaté par surprise dans un ciel serein. Dès avant le Mai français, des universités sont occupées dans de nombreux pays. De même, les débats et le renouvellement de la pensée sont engagés depuis 1960. C’est la forme de la convergence avec les luttes ouvrières qui va marquer le caractère emblématique de la situation française qui ne sera comparable de ce point de vue qu’au « mai rampant » italien. Dans cet exposé, le mouvement en France ne sera abordé que par référence au mouvement international.

Une internationale étudiante impétueuse chemine sur la scène mondiale

Dès 1960 un mouvement étudiant, forme explicite d’un plus large mouvement de la jeunesse, émerge dans plusieurs régions et met en avant plusieurs questions nouvelles. Les guerres coloniales travaillent ces mouvements et les radicalisent. Elles agitent les pays engagés dans des interventions qui font appel à la conscription avec des jeunes qui passent plusieurs années dans l’armée. En France avec la guerre d’Algérie (de 1954 à 1962), aux États-Unis avec la guerre du Vietnam (des premiers raids aériens en 1965 à la chute de Saigon en 1975), au Portugal avec les colonies portugaises (jusqu’à la « révolution des œillets » en 1974). Dans chacun de ces pays, les mouvements contre la guerre sont soutenus par de larges fractions de la jeunesse et reconstruisent des liens intergénérationnels. Dans de très nombreux autres pays, la solidarité avec les mouvements contre la guerre contribue à étendre un mouvement international étudiant. Ces mouvements partent de la compréhension de ce que représente le mouvement historique de la décolonisation. Ils se radicalisent dans l’affrontement avec les forces de l’ordre, dont l’intervention durcit les contradictions entre les institutions universitaires et les autorités politiques. Ces mouvements portent aussi une critique de plus en plus forte de l’évolution des sociétés caractérisées comme coloniales, autoritaires, hiérarchisées et moralisatrices.

Le mouvement étudiant se bat pour sa reconnaissance, son indépendance et ses orientations

Il couvre l’Europe et les États-Unis Par exemple, en France, dès 1962, l’UNEF cherche un second souffle, dans le refus de la sélection et la défense de la condition étudiante, après la radicalisation exceptionnelle de l’engagement pour la paix en Algérie. A partir de 1965, l’agitation étudiante allemande s’étend de Berlin à toute la RFA, dénonçant les interdictions de rassemblement et la limitation du temps des études. En 1965, a lieu à Madrid la marche silencieuse contre le contrôle gouvernemental des élections du syndicat étudiant officiel. En 1966, en Grande-Bretagne, a lieu la création de la Radical Student Alliance contre la direction jugée réformiste du syndicat étudiant. En décembre 1967, les manifestations étudiantes contre la fermeture de la faculté de sciences économiques de Madrid s’étendent à Barcelone, Salamanque et au reste de l’Espagne. De puissantes manifestations ont lieu à Londres et l’Université de Leicester est occupée en février 1968, mettant en question les formes de représentation des étudiants. En mars 1968, la fermeture de l’Université de Séville entraîne une agitation à Madrid, Saragosse et même à l’Université de l’Opus dei de Navarre à Bilbao. En avril, quatre jours d’émeute à Madrid, sont suivis par Séville, Bilbao et Alicante. Les barricades dans Madrid forcent le gouvernement espagnol à annoncer des réformes.

Les manifestations contre la guerre au Vietnam durcissent et unifient les mouvements étudiants

Elles mettent directement en cause les autorités américaines, aux États-Unis, puis en Europe, au Japon, et dans le reste du monde. A l’automne 1964, le Free Speech Movement à Berkeley va être à l’origine du Vietnam Day Commitee. Début 1965 commencent les premiers autodafés de livrets militaires aux États-Unis et les premières manifestations sur Washington organisées par le SDS (Students for a Democratic Society) créé en 1962. En été 1965, les premiers « teach in » sont tenus à Oxford et à la « London School of Economics » et à l’été 1966, Bertrand Russell lance le Tribunal sur le Vietnam qui se réunit en mai 1967 à Stockholm en séance plénière. En 1966 ont lieu les premières grandes manifestations à Berlin. En octobre 1967, à Washington, les membres du syndicat étudiant, le SDS, forcent les barrages autour du Pentagone. Malgré les fleurs plantées par les hippies dans les canons des fusils de soldats, les militaires dispersent violemment les manifestants. En janvier 1968, les étudiants japonais à l’appel de la Zengakuren manifestent contre l’escale de l’US Entreprise, 300 manifestants sont arrêtés. En février 1968, les manifestations anti-américaines se déroulent dans plus de dix villes de RFA. En mars 1968, à Rome et à Londres, les marches sur l’Ambassade des États-Unis entraînent des heurts violents avec la police. Les lycéens manifestent massivement à Tokyo. En Espagne, les étudiants manifestent pour la paix au Vietnam et contre les bases militaires. En avril 1968, l’occupation de l’Université Columbia à New York élargit l’espace des confrontations.

Les mouvements étudiants servent de détonateurs, en fonction des situations, aux luttes politiques et sociales

Les mouvements étudiants s’engagent dans une réflexion active et mouvementée qui les amène d’une contestation des institutions universitaires et de leur rôle à une prise en charge d’une critique radicale de l’évolution des sociétés. Dans plusieurs cas avant 1968, les mouvements étudiants sont en prise directe sur les situations politiques et enclenchent les réactions en chaîne qui vont ébranler les pouvoirs sous leurs différentes formes. C’est le cas à Prague, à Varsovie et à Belgrade, avec la remise en cause du système soviétique. C’est le cas à Madrid, comme à Athènes ou à Lisbonne, avec la remise en cause des régimes dictatoriaux européens. C’est le cas à Mexico et dans de très nombreux pays avec la mise en évidence des relations entre les situations sociales et les subordinations géopolitiques. C’est le cas aux États-Unis avec la convergence entre le mouvement étudiant et le mouvement contre les discriminations et le racisme. C’est le cas de la jonction entre les mouvements étudiants et les luttes ouvrières particulièrement en Italie et en France, et à un degré moindre en Espagne. Après 1968, dans de très nombreux pays vont se développer des mouvements qui, à partir des situations spécifiques, vont s’élargir aux différentes questions qui deviennent explicites en 1968 : la primauté des luttes sociales et la remise en question des rapports de pouvoir et de domination.

Les mouvements étudiants se radicalisent et abordent de front les questions politiques

En 1962, aux États-Unis, la déclaration du SDS porte sur le malaise générationnel, les pays du Sud, la guerre froide et la bombe. En 1965, la FUNY (Free University of New York) est créée. Les heurts avec la police accompagnent les protestations d’étudiants africains et allemands à Berlin Ouest, contre un film accusé de racisme. De 1965 à 1967, les provos vont libérer l’imagination à Amsterdam et explorer les multiples pistes écologiques, féministes, libertaires, solidaires. En 1966, a lieu le premier séminaire d’étudiants entre l’Association des étudiants allemands (AstA) et la FGEL (Fédération Générale des Etudiants en Lettres) de France. En juillet 1967, AstA rend publique, en présence d’Herbert Marcuse, une « nomenclature provisoire des séminaires de l’Université critique ». En novembre 1967 est créée l’Anti-Université à Londres. Après les manifestations violentes à Shinijuku, Tokyo, les grandes compagnies japonaises annoncent qu’aucun des étudiants arrêtés ne sera embauché. En novembre 1967, en Italie, l’occupation des universités de Trente et de Turin, s’étend à d’autres villes. En mars 1968, dans l’occupation des facultés des Beaux-Arts, les Gardes rouges de Turin exigent l’élection des professeurs.

De manière dramatique, les évènements aux États-Unis vont continuellement servir de référence à l’agitation internationale. Dès août 1965, les émeutes éclatent dans le quartier de Watts à Los Angeles. En octobre 1966, la création des Black Panthers à Oakland ouvre une phase de révolte frontale. Les dirigeants des Black Panthers sont arrêtés en janvier 1968 à San Francisco. L’assassinat de Martin Luther King le 5 avril 1968 stupéfie le monde entier ; il est suivi d’émeutes dans cent-dix villes américaines avec des milliers de blessés et des dizaines de morts. Le 13 mai 1968 est marqué par l’arrivée de la marche des pauvres à Washington.

La remise en cause, concomitante, du système soviétique dans ses périphéries européennes, va accentuer le caractère universel de la contestation. Octobre 1967 est marqué par une manifestation étudiante spontanée à Prague. En janvier 1968, à Varsovie, 50 étudiants sont arrêtés et Adam Michnik est exclu de l’université pour avoir manifesté contre l’interdiction d’une pièce jugée antisoviétique. En mars, les manifestations d’étudiants à Varsovie s’étendent. Les universités polonaises se mettent en grève et les heurts violents avec la police s’étendent à Cracovie et Posnan. L’occupation de l’Ecole Polytechnique de Varsovie souligne la centralité du mouvement. En juin 1968, à Belgrade, l’occupation des facultés de philosophie et de sociologie proclame : « Nous en avons assez de la bourgeoisie rouge ». C’est en Tchécoslovaquie que le mouvement prendra toute son ampleur. En mars 1968, une assemblée de 20 000 jeunes approuve le manifeste de la jeunesse pragoise. Un article de Vaclav Havel « Au sujet de l’opposition », en avril, en souligne la signification. A Prague, le 1er mai, un immense cortège marque le soutien à Alexandre Dubcek et au secrétariat du parti communiste. Le 20 août 1968, c’est l’invasion de la Tchécoslovaquie ; les chars soviétiques imposent la normalisation. L’ébranlement du printemps de Prague et ses revendications démocratiques fissurent en profondeur le bloc soviétique.

En avril et mai 1968, le mouvement va s’accélérer en Europe de l’Ouest, s’étendre et s’approfondir. Les occupations des universités sont nombreuses et virulentes. En avril 1968, Rudi Dutschke, dirigeant du SDS allemand est blessé dans un attentat ; l’élargissement du mouvement englobe les lycéens et les jeunes travailleurs. Des heurts violents ont lieu à Berlin Ouest, Hambourg, Munich, Hanovre. En Italie, l’agitation s’étend à Pise, Milan, Florence, Rome, Naples, Venise, Catane, Palerme et Trente. Les évènements en France à partir du 13 mai 1968 vont doper le mouvement international. Le 29 mai 1968, à Rome, les barricades sont construites avec des voitures renversées. Le rectorat est occupé à Bruxelles. Les occupations se multiplient en Grande Bretagne en novembre. Le 24 janvier 1969 à Madrid la crise universitaire conduit à la proclamation de l’état d’urgence.

Le théâtre européen n’est pas le seul en cause. Le Mexique va occuper une place importante. En juillet 1968, à Mexico, alors que se préparent les jeux olympiques, une manifestation favorable à Cuba, organisée par les étudiants, est violemment réprimée. En août, 300 000 manifestants défilent à Mexico. En septembre, 3 000 personnes sont arrêtées et la police occupe la Cité Universitaire et l’Université Autonome. Des barrages sont érigés à Tlateloco, sur la place des Trois-Cultures, avec la solidarité de la population. Le 2 octobre, les chars donnent l’assaut, les morts se comptent par dizaines. Un appel à boycotter les jeux olympiques, avec l’appui de Bertrand Russell, est largement relayé.

Dans de très nombreux pays, les affrontements se multiplient. En Egypte, les manifestations en avril et mai 1968, centrées sur la Palestine, vont se prolonger dans le mouvement étudiant de 1972 qui va interpeller la politique de Sadate. Les manifestations étudiantes prennent de l’ampleur au Pakistan. A Alger, les étudiants vont amener l’infléchissement de la politique de Boumediene. Au Sénégal, les manifestations étudiantes sont vives dès 1968. Omar Blondin Diop, un des fondateurs du mouvement du 22 mars en France, sera assassiné en 1973, à Dakar, dans sa cellule.

La jonction du mouvement étudiant avec les luttes sociales et le mouvement ouvrier va donner son sens à la période

Les mouvements étudiants, quand ils mettent en évidence les fractures ouvertes des sociétés, bouleversent les situations politiques. Le système éducatif et universitaire est au centre des contradictions sociales, de par le rôle qu’il joue tant dans la reproduction de la société que dans sa transformation. Il rencontre les questionnements de la petite bourgeoisie intellectuelle sensible à l’évolution politique des régimes et à la garantie des libertés. Nicos Poulantzas insistera sur le rôle de ces couches sociales dans une « sortie pacifique » du fascisme en Espagne, en Grèce et au Portugal. Mais, ce sont les luttes sociales dans la production, et particulièrement les luttes ouvrières qui donnent à un mouvement sa portée réelle. C’est avec les grandes grèves et leur généralisation que commence la confrontation ; et l’implication des syndicats doit être gagnée pour passer à un niveau supérieur et envisager une grève générale déterminée et offensive. Le mouvement ouvrier est toujours en position stratégique, même s’il ne résume pas l’ensemble du mouvement social. La jonction entre les luttes étudiantes et les luttes ouvrières donne au mouvement une dimension sociétale et facilite une mobilisation d’une large part de la société. La jonction entre les mouvements étudiants et les luttes ouvrières, le passage à la grève générale, en France et en Italie, a caractérisé Mai 68.

La modernisation industrielle à partir des années cinquante ne va pas sans contestations

Le compromis fordiste implique la soumission au taylorisme et à la militarisation du travail baptisée organisation scientifique du travail. La productivité intègre la production de technologies dans les chaînes de production. Le mouvement syndical s’affirme comme mouvement antisystémique et multiplie les grèves. La croissance fondée sur le marché intérieur instaure la consommation en mode de régulation et en facteur d’intégration des couches populaires et de régulation sociale. L’Etat providence prend en charge le salaire indirect et assure, à travers les services publics, la santé, l’éducation, les retraites. La démocratisation s’appuie sur le système éducatif et l’affirmation de l’égalité des chances et du mérite.

Un profond bouleversement social accompagne cette révolution des procès de production

La nouvelle classe ouvrière dans les secteurs en pointe s’élargit aux nouvelles couches salariées, les techniciens, cadres et ingénieurs. A l’autre bout de la chaîne, la déqualification du travail concerne de nouvelles couches sociales, les femmes, les jeunes urbains, les migrants ruraux et les immigrés étrangers. Entre les deux, les ouvriers qualifiés, stables, perpétuent une représentation du mouvement syndical ancrée dans l’histoire du mouvement ouvrier.

Le milieu étudiant est engagé dans une mutation

Le double mouvement de technicisation des méthodes et de contrôle et d’encadrement des ouvriers ainsi que l’intégration sociale entraînent une massification des étudiants. En France, en 1968, le nombre d’étudiants qui a doublé en huit ans atteint 500 000. D’un autre côté, la prolétarisation, même relative, de ces couches intégrées dans le procès de production, entre en contradiction avec l’avenir promis à la petite bourgeoisie. Cette contradiction trouve un écho dans la difficile condition étudiante, accentuée par la crise urbaine et du logement, et rencontre les thèses situationnistes sur la misère en milieu étudiant. Le mouvement étudiant s’élargit aux universitaires, particulièrement aux jeunes assistants, et aux lycéens. Le mouvement étudiant rejette le rôle qui est assigné aux futurs cadres et remet en cause la hiérarchie, l’autorité, et la reproduction des élites.

Dans les pays en industrialisation rapide, les tensions sociales s’exacerbent

Les syndicats sont sensibles à l’agitation. En 1967, des représentants d’IG Metall participent au rassemblement étudiant à Berlin Ouest. Les syndicats sont partagés entre la méfiance vis à vis d’un mouvement étudiant qui n’est pas avare en critiques acerbes et les opportunités ouvertes. En Espagne, les Commissions Ouvrières partagent l’agitation étudiante. C’est en France et en Italie que la jonction est la plus spectaculaire. En Italie, dès novembre 1967, c’est en solidarité avec les ouvriers de Fiat que manifestent les étudiants qui accompagnent les occupations des universités de Trente et de Turin et qui s’étendent à Milan, Rome et Naples. On y voit déjà la diversité des groupes de différentes obédiences (Gardes Rouges, Uccelli, autonomes, situationnistes, trotskistes, maoïstes) qui agitent le mouvement étudiant sans qu’aucun d’entre eux ne puisse prétendre le diriger. En 1968, l’agitation monte dans les universités et dans les usines. Le PCI se prononce contre un mouvement étudiant autonome mais organise plusieurs tables rondes sur la révolte de la jeunesse. En mai 1968, il propose un nouveau bloc historique incluant étudiants et ouvriers. En novembre, une vague de grèves éclate, les lycéens rejoignent les étudiants et l’agitation sociale. Le 5 décembre 1968, la grève générale est déclarée à Rome.

En France, une modernisation à marche forcée

Les syndicats, malgré leurs divisions se joignent au mouvement. Les occupations d’usine sont des moments extraordinaires de reconnaissance sociale. La grève générale, effective et avec sa charge symbolique, conduit le mouvement à son paroxysme. La victoire électorale massive des partis de droite n’abolit pas le rapport de forces sociales. Les négociations de Grenelle, même contestées, débouchent sur les meilleurs accords gagnés depuis le Front Populaire en 1936. La force propulsive du mouvement social n’est pas épuisée. Elle va se décliner dans différentes formes de comités et d’assemblées ouvrières et paysannes. Elle va se retrouver en 1973 dans la « lutte des LIP » qui met en avant l’autogestion. Elle va marquer les luttes paysannes avec le développement du mouvement des paysans travailleurs initié par Bernard Lambert et les marches du Larzac. Elle va donner naissance à un grand nombre de formes collectives d’émancipation sociale et à des nouveaux mouvements sociaux comme les nouveaux mouvements féministes, les mouvements de consommateurs, les mouvements homosexuels, les premiers mouvements écologistes et un large éventail de mouvements de solidarité.


à suivre ...
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Re: 1968 dans le monde

Messagede bipbip » 31 Mar 2018, 23:35

Suite
Un renouvellement de la pensée du monde et de ses représentations marque Mai 68

Depuis la fin des années cinquante, et quelquefois, dès 1947, de nouveaux et puissants courants d’idées cheminent dans le monde. Ces idées jaillissent dans certains endroits, en fonction des lieux, des moments et des situations. Elles se concentrent fortement à partir de 1965. Elles sont portées par la recherche d’une critique radicale et d’une théorie critique. Mai 68 n’a pas fait l’unanimité des intellectuels. On n’oubliera pas la colère de Raymond Aron pour qui il s’agit, dans sa réaction la plus mesurée d’un simple et tragique « psychodrame». Nous mettrons l’accent sur les idées qui ont construit ce mouvement intellectuel, même si certains qui les ont portées un moment sont revenus dessus ultérieurement. Soulignons ici quelques uns des thèmes qui vont marquer Mai 68 et ses suites. Les noms cités plus à titre d’illustration, rappellent quelques personnes qui ont formalisé et explicité, parmi beaucoup d’autres, ce courant. La crise des universités sur le sens et sur le nombre des étudiants, et les réponses en termes d’autonomie relative et d’échanges internationaux, a considérablement aidé à l’émergence, la maturation et la diffusion de ce courant. Elle a accentué la perméabilité des universités, notamment aux questions et réflexions portées par les intellectuels des mouvements sociaux, particulièrement des intellectuels ouvriers.

Une analyse critique des sociétés industrielles

La vision critique se nourrit des analyses des sociétés industrielles et de leurs nouveaux paradigmes, le fordisme, le keynésianisme, l’État-providence, le social-libéralisme et la social-démocratie. Elle attache une grande importance aux recompositions de la classe ouvrière à travers les significations des nouvelles luttes ouvrières, comme le soulignent de très nombreux travaux dont ceux de Daniel Mothé, Serge Mallet, Emma Goldschmidt. Elle ouvre de nouvelles perspectives avec le repositionnement des paysans-travailleurs par Bernard Lambert. Elle s’enrichit des analyses de la nature de l’État, avec notamment Pierre Naville. En Italie, une production d’idées impressionnante fleurit, avec notamment le journal Il Manifesto créé par Luciana Castellina, Lucio Magri et Rossana Rossanda. Cette critique met en cause la civilisation technicienne, le productivisme, la société de consommation.

Révision du marxisme

La révision du marxisme, particulièrement occidental, se nourrit de la critique du stalinisme et des dérives du soviétisme. Elle a été relancée par la rupture sino-soviétique et les explorations nombreuses, notamment cubaine et vietnamienne. Les analyses du totalitarisme et de la bureaucratie s’affinent. Elle est portée par les intellectuels tchèques et polonais et quelques grandes voix soviétiques, dont Sakharov. A Belgrade, Milovan Djilas tente une analyse de classe du communisme réel. L’analyse des capitalismes d’État ou de parti sont débattus par Charles Bettelheim et Paul Sweezy. Aux États-Unis, plusieurs économistes, dont Harry Magdoff, décryptent l’impérialisme américain. La révision du marxisme est aussi à l’œuvre dans les pays décolonisés, sur le système international et les nouveaux régimes. Samir Amin et André Gunder Frank revisitent l’espace, mondial, et le temps, long, du capitalisme. Aux États-Unis, Immanuel Wallerstein analyse le capitalisme historique et travaille avec Fernand Braudel, George Duby et bien d’autres à la refondation de la méthode historique de l’Ecole des Annales.

Anti-bureaucratie et anticapitalisme

Une démarche deviendra une évidence de Mai 68, la nécessité d’une pensée unitaire du totalitarisme bureaucratique et des sociétés occidentales qui s’affichent libérales. Elle a été travaillée de 1949 à 1967 par Socialisme ou Barbarie, et notamment Cornelius Castoriadis, Claude Lefort et Jean François Lyotard, et par la revue Arguments, créée notamment par Edgar Morin et Kostas Axelos. La critique unitaire des deux types de régimes, élargie aux nouveaux Etats décolonisés, a montré au-delà de leurs différences, l’unité du capitalisme privé et des systèmes bureaucratiques et de leurs modèles de développement. Ils ouvriront aussi quelques pistes qui seront reprises en Mai 68, celle des libertés, de la créativité et de l’autogestion ouverte. Cette discussion n’est pas un long fleuve tranquille, elle est pleine de passions et de déchirements. Elle se décline en une multitude de courants ennemis, hétérodoxes, trotskistes et maoïstes divers, guévaristes, libertaires et situationnistes, réformistes radicaux, … qui ferrailleront avec ferveur sur l’analyse de la période, les stratégies de conquête du pouvoir, la construction du socialisme.

Le marxisme reste une question d’actualité

Au 19ème siècle, le marxisme avait réussi à jeter un pont entre la pensée scientifique dans ses différents développements et le mouvement social alors résumé dans le mouvement ouvrier. Le dogmatisme a rompu ce lien. Et pourtant, c’est à partir du marxisme que se fait le renouvellement. Immanuel Wallerstein avance que, comme la pensée scolastique est sortie du christianisme à partir du langage de l’Eglise, le dépassement du marxisme se fera dans le langage du marxisme qui s’est imposé comme la clé de compréhension de l’évolution des sociétés. Le structuralisme a pris la suite de l’existentialisme qui continue à cheminer. Sartre a pesé sur la culture du mouvement et s’est retrouvé pleinement dans les suites de Mai 68 ; il a, parmi bien des apports, transmis au mouvement sa référence aux situations et à la liberté situationnelle. Simone de Beauvoir va être un repère dans de nombreux domaines ; particulièrement, mais pas seulement, pour la nouvelle génération du féminisme. Sa parole retrouve une nouvelle jeunesse avec la découverte du Deuxième Sexe, écrit en 1949, par les nouvelles générations de jeunes femmes et hommes, qui saisissent toute la portée de la tranquille et pénétrante affirmation : on ne naît pas femme, on le devient. Le structuralisme a renouvelé et exploré les sciences sociales. L’économie politique a été bouleversée à travers le magistère d’Althusser à commencer par Lire le Capital, avec notamment Etienne Balibar et avec l’Ecole de la Régulation ; l’anthropologie structurale, à la suite de Claude Lévi Strauss, avec Emmanuel Terray et Claude Meillassoux et tant d’autres ; la sociologie avec Bourdieu et Passeron (Les Héritiers en 1964 et la Reproduction en 1970) ; la psychanalyse avec le magistère de Lacan et de l’Ecole Freudienne. Dans le chambardement général des disciplines, notons-en quelques unes en situation stratégique : les sciences du droit, confrontées à l’ouragan libertaire ; les sciences de l’éducation qui sont dans l’œil du cyclone et que travaille le renouveau de la linguistique avec notamment Noam Chomsky et Umberto Eco. Mai 68 va achever le pont entre le marxisme et le continent de la psychanalyse. Herbert Marcuse jouera un rôle éminent par ses travaux sur Freud ; Eros et civilisation date de 1955 et l’Homme Unidimensionnel de 1964. Il affirme «la possibilité d’un développement non répressif de la libido, dans les conditions d’une civilisation arrivée à maturité ». Il assure une certaine continuité avec l’École de Francfort, son influence est grande sur l’extrême gauche allemande, directement et à travers Rudi Dutschke ; il est présent sur tous les fronts qui bougent. Il faut aussi rappeler la redécouverte de William Reich, et les rééditions de La fonction de l’orgasme (première édition 1927) et de La psychologie de masse du fascisme (première édition 1934).

Des aspirations individuelles

Mai 68 met en scène l’aspiration à l’autonomie individuelle. Elle implique de lutter contre l’aliénation qui est un des maître-mots de Mai 68. La prise de conscience de l’aliénation résulte d’une critique radicale de la vie quotidienne. Elle avance qu’une pensée politique commune pourrait naître d’une remise en question radicale du quotidien. Jürgen Habermas, fortement impliqué dans les mouvements allemands rappelle la théorie critique de l’Ecole de Francfort sur les systèmes d’éducation, l’impérialisme et la révolution socialiste, la culture et le système capitaliste, la psychologie et la société. Antonio Gramsci retrouve droit de cité avec ses analyses éclairantes de la culture et du politique qui va inspirer de nouvelles propositions comme celle par exemple du mouvement politique de masse. Henri Lefebvre analyse et critique la vie quotidienne, la ville et l’urbanisation, la sociologie des mutations, la critique de la modernité. La critique des situationnistes, qui vont jouer à travers l’Internationale Situationniste, un rôle important dans la préparation des événements et dans la diffusion internationale, sera ravageuse. Trois pamphlets prémonitoires vont paraître en 1967 : La Société du spectacle de Guy Debord ; Le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem et De la misère en milieu étudiant de Mustapha Khayati. Ils vont ouvrir des pistes nouvelles notamment sur la société spectaculaire marchande, la société de consommation, la nature et le rôle des médias Pour eux, la vie quotidienne est littéralement colonisée. L’aspiration à l’autonomie individuelle va de pair avec l’évolution des mœurs, la libération des corps et la révolution sexuelle. La sexualité rend compréhensible l’aliénation, elle concrétise la misère du monde moderne et souligne la violence de la rareté.

Autonomie et collectif

L’aspiration à l’autonomie, l’individualité affirmée n’est pas contraire à la solidarité sociale, à l’émancipation et à l’engagement collectif. D’autant que Mai 68 affirme comme le dit très justement Kristin Ross, la passion de l’égalité, d’une égalité massivement revendiquée et inscrite dans le présent. Mai 68 n’a pas été la cause de l’individualisme sacralisé et de la contre-révolution libérale ; c’est la réaction conservatrice à Mai 68 qui en a été la promotrice. Mai 68 a réaffirmé la compatibilité, en fonction des situations, de la liberté et de l’égalité ; c’est la réaction conservatrice qui l’a détournée en « droits de l’hommisme » raccourcis et qui a rabattu la démocratie sur le marché et la politique sur la gestion. Mai 68 affirme la liberté non pas malgré les injustices, mais nécessaire pour lutter contre elles. La haine de Mai 68 est toujours vivante pour les dominants qui considèrent comme un saccage tout questionnement de la morale, du travail, de l’autorité, de l’État et de la Nation qui remet en cause la reproduction des rapports sociaux dominants.

Une dynamique anti-autoritaire

La critique de l’autoritarisme et de la hiérarchie va éclairer violemment la question du pouvoir et des rapports de domination. Foucault va dévoiler la nature de ces rapports à travers l’hôpital et la prison. Toutes les approches des années soixante convergent pour déconstruire les systèmes coercitifs et les idéologies arbitraires. Les rapports de domination ne sont pas naturels et sont historiquement construits ; leur légitimité est sujette à caution. La critique des rapports de domination interpelle l’Histoire et s’exacerbe avec le déchirement du voile pudique qui recouvrait la réalité des colonisations. La politisation de la vie quotidienne, de la sexualité, des rapports Homme/Femme se traduit contradictoirement par le refus des formes quotidiennes de domination et par un désir de révolution complète.

Après Mai 68, un nouveau cours a pris naissance. Insistons sur un seul aspect, la réflexion sur l’action quotidienne, la liaison nouvelle du travail intellectuel, pas seulement universitaire, avec l’action sociale et politique. Les nouvelles approches laissant place au changement de pratique sociale vont caractériser de nombreux domaines, celui de la sociologie, à l’exemple de Bourdieu, de la psychanalyse à l’exemple de Deleuze et Guattari, et aussi de la psychologie, de l’enseignement, de la médecine, etc. Le refus des formes d’autorité et de la fatalité redonne une place aux femmes et aux hommes dans la construction de leur histoire. De nouvelles formes de militantisme se déploient, à l’exemple de Foucault avec la création dès 1970, du GIP (Groupe d’Information sur les Prisons). Mai 68 a révélé la pensée d’intellectuels, non seulement pour l’extérieur, mais encore et surtout pour eux-mêmes ; l’événement a modifié pour certains d’entre eux la pensée et le comportement.

Un intense bouillonnement artistique et culturel caractérisera l’explosion de Mai 68

Mai 68 va faire converger deux approches en général divergentes. La critique sociale, celle des inégalités et des injustices, rencontre la critique artistique de l’aliénation dans le travail et la vie quotidienne. La culture est entendue comme le bien commun de tous. Elle met en avant la volonté de se réapproprier sa vie et son corps. La critique de la vie quotidienne et des médias s’accompagne, et ouvre, de nouvelles approches de l’analyse sociétale, de la mode par exemple ou des stars. La jeunesse en révolte se donne à voir dans les énormes rassemblements hippies et dans les concerts géants de Rock qui accompagnent les manifestations contre la guerre au Vietnam.

Les Ecoles des Beaux-Arts et les Facultés d’Architecture sont des hauts lieux de l’agitation dans le monde. En Italie, en France et en Grande-Bretagne. Dans l’Ecole des Beaux-Arts occupée à Paris, l’atelier d’affiches redonne des lettres de noblesse à l’art pictural qui va éclore dans de nombreux pays du Nord et du Sud. L’architecture va croiser fonction sociale et geste architectural, création collective et formalisation individuelle, démarche populaire dans les quartiers et ghettos de luxe enfermés dans les circonvolutions du post-modernisme.

La littérature s’attaque à la forme. George Perec écrit Les Choses en 1965. La littérature révolutionnaire est une tentation permanente. Tel Quel, lancé par Philippe Sollers dès 1960, publie Barthes, Foucault, Derrida, Eco, Todorov… En 1968, le groupe défend le parti d’une littérature d’avant-garde, offerte à la révolte, qui combinerait marxisme et freudisme.

Le cinéma et le théâtre entrent en révolution de mille manières dans le monde. Toutes les recherches éparses sont sublimées dans des instants. L’occupation de l’Odéon et le Festival d’Avignon envahi traduisent une terrible impatience. Le succès de « La Chinoise » de Jean-Luc Godard paraît à posteriori prémonitoire. L’occupation du festival de Cannes le 31 mai 1968 sonne comme un défi éphémère. La marchandisation de la culture et des productions artistiques et les feux de la parade médiatique bornent un chemin totalitaire. Mais Mai 68 a révélé une fragilité dans l’hégémonie qui combine commande d’Etat et capital financier.

Mai 68 a renoué avec les accents du surréalisme. La poésie permet d’explorer cet impensable, cet irréalisme, cette improbabilité. Les murs de 68 débordent de l’imagination d’un rejet des rapports de domination, rêve d’un monde libéré de la tentation du pouvoir. Les slogans de Mai 68 qui ont fleuri sur les murs se lisent à deux degrés. Au premier abord, la provocation d’une libération iconoclaste et jubilatoire de l’expression ; la liberté de la parole s’engouffre et enivre. Au second abord une question inattendue et difficilement épuisable. Prenons, par exemple, un des slogans les plus contestés « jouissez sans entraves ». Il peut être compris au premier degré comme le comble de l’égocentrisme. Il peut aussi interpeller sur la possibilité de jouir autrement que par la contrainte ou le pouvoir, sur le choix d’un autre chemin que l’entrave pour se dépasser.

Certains reconnaîtront dans Mai 68 un « mouvement philosophique de masse » (Jean Paul Dollé et Roland Castro, Vive la Révolution). Deleuze et Guattari, en 1984, analyseront Mai 68 comme un événement pur, libre de toute causalité normale ou normative, comme « un phénomène de voyance, comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose ». Henri Lefebvre élaborera un concept nouveau et fécond, dans lequel se reconnaissent bien ceux qui ont vécu ces évènements, celui de la « fête révolutionnaire ».

Mai 68 débouche sur de nouveaux systèmes de contradictions et de nouvelles formes de conflits

La décolonisation amorce sa crise qui se traduit pour les nouveaux États par des régimes autoritaires et sécuritaires. A partir de 1979, le néolibéralisme remet en cause le compromis social du New Deal et engage une nouvelle voie de précarisation généralisée. En 1989, l’implosion de l’Union Soviétique achève une crise dont on imaginait mal l’accélération. Le bloc dominant organise un nouvel ordre international.

Mai 68 a montré les limites du compromis social du New Deal

Dans les années 1960, la productivité et la croissance du marché intérieur n’annulent pas la réalité des pouvoirs discrétionnaires et l’absence de démocratie dans l’entreprise. L’État providence achoppe sur le rejet d’une partie de la jeunesse. Le capitalisme industriel peine à construire les bases sociales de son projet. Le système international repose toujours sur l’échange inégal et sur l’exploitation des matières premières et ne permet pas l’extension du modèle dans le tiers-monde. Le modèle de développement n’est pas encore épuisé après 1968 et va poursuivre sa croissance pendant une décennie. Mais le ver est dans le fruit et sa dynamique ne s’impose plus comme une évidence. A partir de la fin des années 1970, une nouvelle phase de la mondialisation capitaliste commence, la phase néolibérale. Le capitalisme financier impose sa logique au capitalisme industriel, l’entreprise est soumise à la dictature des actionnaires. La lutte contre l’inflation succède à la recherche du plein emploi et entraîne le chômage et la précarisation. Un bloc dominant composé, autour des États-Unis de l’Europe et du Japon, organise un nouvel ordre international autour du G7 qui marginalise les Nations Unies. Il s’appuie sur les institutions internationales économiques, le FMI et la Banque Mondiale, commerciales, l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et militaire, l’OTAN.

Mai 68 a contribué à révéler les limites du système soviétique

Le mur de Berlin, édifié en 1961 marque la fin de la détente. Il souligne une évolution qui interdit la contestation à l’Ouest de se tourner vers l’Est. La rupture entre la Chine et l’Union Soviétique, dès 1965, annonce la fin d’un monde bipolaire. L’intérêt soulevé par la voie chinoise jouera son rôle en 1968, mais les échos de la Révolution Culturelle chinoise lancée en 1966, viendra désarçonner une grande partie de ceux qui s’y réfèrent. La stupéfiante et tragique folie meurtrière Khmère Rouge complétera la désillusion. Les événements de 1968, en Pologne et surtout en Tchécoslovaquie ébranlent durablement le bloc soviétique. Élu en 1976, Jimmy Carter va tenter de remonter la pente du Vietnam et de ses démêlés avec l’Iran de Khomeiny. Il va lancer son offensive qui mêle intimement le marché capitaliste et la démocratie réduite à une idéologie spectaculaire des droits de l’Homme. En 1980, Reagan contraint l’URSS à la course aux armements, limitant définitivement les capacités d’évolution interne de la société soviétique. En 1989, sous l’effet de la combinaison de cette offensive extérieure et des contradictions internes, dues au manque de libertés et de démocratie, l’implosion de l’Union Soviétique achève une crise dont on imaginait mal l’accélération.

Mai 68 s’est nourri de la décolonisation et en a accompagné la crise

En 1968, la décolonisation n’est pas achevée. Les luttes liées à la guerre d’Algérie et à celle du Vietnam ont rythmé le mouvement. Il faut aussi rappeler l’interminable libération de la Palestine toujours inachevée ; la période est marquée par la guerre de 1967, Septembre noir jordanien en 1970, l’attentat de Munich en 1972 et la guerre de 1973. En 1975, les indépendances en Angola, Mozambique, et Guinée Bissau sont intimement liées à l’avènement de la démocratie au Portugal. Et il faudra attendre 1993 pour voir la fin de l’apartheid et la libération de l’Afrique du Sud. La crise de la décolonisation commence alors que la décolonisation n’est pas encore achevée. En 1961, le mouvement des non-alignés se réunit à Belgrade. Le modèle de développement qui se dégage combine une approche mettant l’accent sur un Etat prédominant, l’industrie lourde, l’encadrement de la paysannerie et avec un horizon keynésien. Il montre ainsi le cousinage entre les approches productivistes occidentales et soviétiques. En 1966, la Tricontinentale à la Havane, soulignée par l’annonce de la mort de Che Guevara, en Bolivie en octobre 1967 donne une référence à la radicalité des mouvements. De 1968 à 1972, les mouvements étudiants révèlent l’évolution des régimes dans les pays du Sud. Ils dénoncent la nature des États et leur incapacité à remettre en cause le système international. Les violations des droits individuels, les manquements à l’État de droit, la négation de la démocratie en amenuisent les bases sociales. La rupture des alliances de classes des libérations nationales affaiblit les Etats. Les crises pétrolières de 1973 et 1977 semblent montrer la montée en puissance du Tiers Monde et des non alignés. En fait, l’offensive du nouveau G7 va inverser la tendance. Cette offensive s’appuie sur les contradictions et le discrédit de nombreux régimes autoritaires et répressifs. Elle utilise une nouvelle arme redoutable, la gestion de la crise de la dette préparée et utilisée comme une manière de mettre au pas politiquement, et un par un, les pays du Sud. Le modèle de développement imposé repose sur l’ajustement structurel de chaque société à un marché mondial dont la régulation est assurée par la liberté de circulation des capitaux qui fonde la logique du marché mondial des capitaux.

La contradiction entre le nouvel élan et la restauration se prolonge

Après Mai 1968, s’ouvre une période de fortes tensions entre la progression des formes et des idées qui en sont issues, porteuses de nouvelles modernités, et les réponses conservatrices des pouvoirs en place.

Les révolutions inachevées, la répression et la récupération

L’ordre moral redresse la tête, en France et dans le monde ; la vertu de l’autorité est répétée à l’infini ; la légitimité des rapports de domination est réaffirmée. Après les évènements révolutionnaires, s’ouvre souvent une période de reflux, voire de restauration. La société française est coutumière du fait, comme nous le rappelle la Révolution de 1789, la Commune en 1871, le Front Populaire en 1936. Ainsi de Mai 68 qui verra la fougue des libertés retournée dans l’individualisme, la passion de l’égalité recyclée dans l’élitisme, l’amour de l’universel confondu dans l’occidentalisation, l’imagination canalisée par la marchandisation.

Les impulsions nouvelles continuent à cheminer

Malgré les procès renouvelés, la haine des bien-pensants et la récupération débridée des publicitaires, la signification subversive de Mai 68 n’a pas disparu. Les nouveaux mouvements sociaux ont renouvelé les mobilisations, la citoyenneté a reconquis le droit de cité, le collectif et le social peuvent se nourrir de l’autonomie individuelle, la critique des rapports de domination a ouvert de nouveaux espaces d’émancipation.

Mai 68 fait remonter à la surface les questions non résolues des révolutions précédentes

Rappelons les interrogations du mouvement de la décolonisation et notamment la question de la souveraineté populaire et de la nature des États-Nations. Rappelons aussi les interrogations nées de la révolution de 1917, et notamment la question de la démocratie et des libertés. Rappelons enfin les interrogations nées des luttes ouvrières des années 1930 et notamment la question de la démocratie dans l’entreprise et du rapport entre les mouvements sociaux et la citoyenneté. Il reste aujourd’hui à s’interroger sur les limites du modèle keynésien, du soviétisme et des modèles issus des libérations nationales.

Les débats sur la transformation des sociétés, et du monde, sont toujours d’actualité

L’impensé non résolu est la question de la démocratie qui reste à définir. C’est sur cette question que porte l’affrontement. Les États-Unis ont mis en avant la démocratie intimement liée au marché capitaliste et l’idéologie spectaculaire des droits de l’homme. Cette prétention cynique ne permet pas de masquer les dénis de justice qui minent la démocratie. Elle relève, comme l’a montré Jacques Rancière, de la haine de la démocratie par ceux là-mêmes qui s’en gargarisent. La détestation de Mai 68 marque toujours les amoureux de l’ordre et des normes qu’une brise de liberté affole, les classes dominantes qui ont eu si peur et qui sont toujours, depuis, inquiètes de ne pas voir venir une révolte inattendue. Les nouveaux conservatismes relancent le débat sur Mai 68.

Un nouveau mouvement anti-systémique

Le mouvement altermondialiste prolonge et renouvelle les ruptures précédentes, celle de la décolonisation, celles de la révolution de 17, celles du mouvement ouvrier des années 30, celle de Mai 68. Sur la lancée de Mai 68, il propose : le refus de la fatalité en affirmant un autre monde possible ; les activités de forums sociaux autogérées ; la convergence des mouvements sociaux dont beaucoup se sont affirmés dans cette période ; une alternative à la régulation du monde et de chaque société par le marché mondial des capitaux, celle de l’accès aux droits pour tous qui renoue avec la passion de l’égalité.

La période de Mai 68 est close, mais les ondes de choc qu’elle a déclenchées n’ont pas fini de produire leurs effets et leurs contradictions.


Notes

[1] Plusieurs parties de cet exposé ont été rédigées pour l’introduction du Dictionnaire de mai 68, dirigé par Jacques Capdevielle et Henri Rey, Paris, Larousse, mars 2008.


http://www.contretemps.eu/mai-68-deferlante-commune/
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Re: 1968 dans le monde

Messagede Pïérô » 03 Avr 2018, 11:08

28 mars 68: à Rio l’assassinat d’un étudiant déclenche un mouvement de masse

Les étudiants brésiliens se battent pour la démocratisation de l'Université, et depuis 1964 contre le régime des généraux. fascistes. L'assassinat de l'un d'entre eux, le 28 mars 68, est un tournant dans leur mouvement.

Le lendemain du 28 mars 68, le Jornal do Brasil titre: « Un assassinat pousse les étudiants à la grève nationale ». Les brésiliens y lisent ceci:

« La mort de l’étudiant Edson Luís de Lima Souto, d’une balle dans la poitrine, hier à 18 h 30, au cours d’un affrontement qui opposa la PM [police militaire] aux étudiants du restaurant Calabouço, a déclenché un mouvement de grève générale au sein de plusieurs facultés de Rio, un mouvement qui devrait s’étendre au reste du pays. […] Ces événements agitèrent la session nocturne à la Chambre des députés […]. Le Congrès national et l’Assemblée législative de Guanabara ont décrété un deuil […]. Tous les établissements d’enseignement de l’État resteront clos aujourd’hui en signe de recueillement à la suite du décès […] conformément à la décision du [gouverneur] Negrão de Lima […]. Pour l’heure, deux versions des faits s’affrontent […]. 1) [Quelques étudiants] prenaient leur repas tranquillement, pendant que d’autres assistaient à un cours, lorsqu’un escadron de la PM, dirigé par un lieutenant du nom d’Alcindo ou Costa, envahit le restaurant et commença à s’en prendre violemment aux étudiants […]. 2) Les étudiants auraient été arrêtés par la PM au cours d’une manifestation contre les retards dans l’avancée des travaux de rénovation du restaurant? »

Le 28 mars, les étudiants, organisés dans l’Union nationale des étudiants (UNE) décident de marcher jusqu’à l’Assemblée législative, un acte solennel assurant la présence de la presse. La police agresse les étudiants dans le restaurant universitaire. Les étudiants décident d’entamer immédiatement la marche vers l’Assemblée, mais avec le corps en sang du camarade assassiné.

La dictature étale une fois de plus son visage. Depuis le coup d’Etat militaire de 1964, la UNE fonctionne clandestinement, et demande la démocratisation de l’enseignement et la restauration des libertés. Le 28 mars est le début d’une grande révolte étudiante. Sur l’histoire de l’Université et du mouvement étudiant, avant et après le coup d’Etat, on peut lire le document 1968 au Brésil 3.

Des milliers de personnes participent à l’enterrement à Rio de Janeiro. Des manifestations dans tout le Brésil inaugurent une vague de protestations. Le 1er avril, alors 4e anniversaire de la dictature, elles se soldent par au moins un mort, 60 blessés et 200 arrestations. La semaine suivante, la dictature tente en vain d’empêcher la messe anniversaire du septième jour dans la principale église de Rio, la Candelária. Dans ce reportage 3 en français de 2 mn on peut voir l’insurrection étudiante déclenchée par l’assassinat du 28 mars 1968.

Puis les étudiants multiplient les actes de défiance: grèves, occupations ou manifestations. Le 20 juin, ils occupent la salle et obligent les professeurs du Conseil universitaire de l’université de Rio à discuter des problèmes de l’Université dans le pays. La police y arrête plusieurs centaines. Dans les jours qui suivent, la police se déchaine et les étudiants se défendent avec ce qu’ils trouvent, y compris cocktail molotov et des barricades sur l’avenue Rio Branco. Le 21 juin, dit « vendredi sanglant », plusieurs y laissent la vie, plus de 1 000 personnes sont arrêtées, mais un soldat est tué et 10 véhicules de police partent en flammes. Pour empêcher que la population puisse leur rendre hommage, comme elle l’avait fait à Edson Luis, la police vole les corps et les fait disparaitre.

Une marche est convoquée pour le 26 juin par les étudiants, des professeurs, des artistes, des secteurs populaires et religieux. Le lendemain, le Correio da manhã titre: « La marche du peuple réunit 100 000 personnes » et il explique:

« Plus de 6 heures durant, plus de 100 000 cariocas ont protesté contre le gouvernement, soutenant ainsi le mouvement des étudiants qui, comme prévu, se déroula sans incidents ; des dizaines de discours d’universitaires, d’ouvriers, de professeurs et de prêtres se sont succédé […]. Le ministère de la Sécurité a informé que personne ne fut emprisonné, mais le Dops arrêta 5 étudiants pris en train de distribuer des tracts. »

Le mouvement étudiant face à la dictature militaire (sur la musique et voix de Chico Buarque)



La commission dite des Cent mille tente en vain de négocier la libération des étudiants emprisonnés, la fin de la répression policière et de la censure. La répression s’intensifie. Les étudiants préparent clandestinement le 30e Congrès de l’UNE. Ils sont divisés entre deux orientations. La première défendue par José Dirceu, est qualifiée de “lutte revendicative”. La seconde, de Luís Travassos et Jean Marc van der Weid, est qualifiée de “lutte politique”. Le Congrès, ouvert le 11 octobre à Ibiúna dans l’État de São Paulo, est dissout par la police le lendemain. Elle y arrête plus de 1000 étudiants originaires de tout le Brésil. Le 13 décembre, le gouvernement prend prétexte du Congrès de l’UNE pour déclarer l’Etat d’exception connu comme l’Acte institutionnel n° 5 (AI-5).

La seule option valable semble alors à beaucoup la lutte armée jusqu’au socialisme, que préparent déjà l’Action libératrice nationale (ALN) et l’Avant-garde populaire révolutionnaire (VPR). On peut lire le tableau de la nouvelle gauche communiste 3 née alors au Brésil.

Dans les semaines qui suivent l’explosion à Rio, un général, se référant aux « instigateurs subversifs » de la révolte étudiante, déclare: « Il s’agit de communistes, de communistes vraiment dangereux, comme ceux qui agissent à Berlin, à Rome, à Varsovie ».

Ces « subversifs » à Berlin mériteront un article le 11 Avril, date anniversaire de l’attentat contre Rudi Dutschke. La « subversion » à Rome à fait l’objet dans cette série d’un article le 1 Mars. Celle de Varsovie a fait l’objet d’un article le 8 mars. La subversion a alors déjà bien commencé aussi en France, comme le montre la série des articles publiés dans cette série...

Filmographie

Barra 68 - Sem perder a ternura, de Vladimir Carvalho (2001)


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Re: 1968 dans le monde

Messagede Pïérô » 14 Avr 2018, 15:02

11 avril 68: attentat à Berlin contre Rudi Dutschke

Le 11 avril 68, Rudi Dutschke, leader du mouvement étudiant et de la gauche révolutionnaire, est victime d'un attentat, suite à une campagne de presse du magnat Springer. Les protestations embrasent l'Allemagne, et suscitent une vague de protestation immense.

Le 11 avril 68, au centre de Berlin, Rudi Dutschke s'apprête à pénétrer dans le siège de la SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund), l'organisation étudiante dont il est un porte-parole remarquable (j’ai eu l’occasion de l’entendre à Berlin). Josef Bachman, un jeune travailleur berlinois lui tire trois balles dans la tête. Rudi Dutschke est très grièvement blessé, il survit difficilement et meurt en décembre 1979 des séquelles neurologiques de la tentative d’assassinat. Cette même année, il avait participé à la création du parti Les Verts (Die Grünen).

Josef Bachman est arrêté le jour de l’attentat par la police allemande. Il a sur lui une photo de presse de la victime, et un exemplaire de la feuille d’extrême-droite Nazionalzeitung.Alors qu’il est condamné à la prison pour sept ans, Dutschke prend contact avec son agresseur, lui explique qu'il n'a pas de ressentiment, et tente de le convaincre de lutter pour le socialisme. Bachmann se suicide en prison en février 1970. Dutschke se reproche de ne pas lui avoir écrit plus fréquemment : « La lutte pour la libération vient juste de commencer; malheureusement, Bachmann ne pourra plus y participer…».

Le lendemain de l’attentat, les militants allemands désignent le responsable intellectuel, le magnat de la presse Axel Springer, dont les journaux sont déchaînés contre le mouvement étudiant et son leader. Le torchon à scandale Bild Zeitung, qui 50 ans plus tard sévit toujours, venait de titrer: « Il faut en finir avec Dutschke maintenant ! ». Rudi Dutschke avait dénoncé la campagne du groupe de presse contre les étudiants l'année précédente, lors de l’assassinat de l'étudiant Benno Ohnesorg lors d'une manifestation contre le Shah d’Iran.

La police reçoit ce 2 juin 1967 à Berlin l’ordre de vider les rues et diffuse par radio un message selon lequel « deux policiers avaient été agressés par des étudiants ». C’est un mensonge qui conduit inévitablement à la violence. Benno Ohnesorg, de la SDS, reçoit des coups terribles et tombe. Un autre policier arrive, sort son arme et le tue comme au bon vieux temps. Le maire de Berlin, Alberts, dénonce l’assassinat. Il est alors remplacé par un social-démocrate prête-nom, Schultz. Le pouvoir est en fait à Berlin, aux mains du sénateur chargé de l’Intérieur, Neubauer, dénoncé par la SDS comme un « national-socialiste », de fait situé pour le moins à l’extrême droite du Parti social-démocrate allemand (SPD)…

L’attentat contre la vie de Rudi Dutschke déclenche une immense vague de manifestations en Allemagne qui fera deux morts et plusieurs centaines de blessés. A Berlin, ils tentent de prendre d'assaut le siège des éditions de Axel Springer, qu'ils accusent d'avoir attisé la haine de la population contre leur leader. Dans une trentaine de villes allemandes, les manifestations étudiantes tournent à l'affrontement avec les forces de l’ordre, connues comme « les émeutes de Pâques ». La répression est brutale, et met un terme aux manifestations massives. La dernière a lieu à Bonn, le 11 mai 1968, et réunit une centaine de milliers des personnes.

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Re: 1968 dans le monde

Messagede Pïérô » 19 Avr 2018, 17:51

17 avril 68: victoire politique sur les massacres du « Mé 67 » en Guadeloupe

Le 17 avril 68, la Cour de Sûreté de l'Etat doit libérer les19 guadeloupéens accusés de sédition lors des massacres coloniaux un an plus tôt, en Mai 67 en Guadeloupe.

Le 17 avril 1968, 13 déportés un an plus tôt en France et déférés devant la cour de Sûreté de l’État, sont acquittés, et 6 autres sont condamnés avec sursis. Les 19 au total, liés au GONG (Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe), avaient été déportés pour sédition lors des événements du Mai 1967 en Guadeloupe (Mé 67 en créole). C’est une déroute pour la France coloniale, acquise par la défense et les mobilisations politiques. Mais le coup porté au mouvement indépendantiste, du fait des massacres de Mai 67 (Mé 67 en créole), reste violent.

Le Rapport Stora 3, de 2016, jette un peu de lumière sur ce Mé 67. Voici un extrait de sa conclusion: « Dès mars 1967, le préfet de Guadeloupe Pierre Bolotte a instruit à charge la responsabilité du GONG dans les désordres, y compris dans ses « Mémoires » écrites en 2000, alors que deux enquêtes successives de la police judiciaire nationale et de la DST en avril 1967 (pour les événements du 22-23 mars à Basse-Terre) et en juin 1967 (le commissaire Gévaudan pour les événements de mars et de mai 1967) ont réfuté la théorie de chef d’orchestre clandestin joué par le GONG. »

Le Mé 67 en Guadeloupe commence en fait le 20 mars 1967. Ce jour là, un gaulliste d’origine tchèque, Snarsky, propriétaire d’un grand magasin de chaussures à Basse-Terre, veut interdire à Raphaël Balzinc, un vieux Guadeloupéen infirme, cordonnier ambulant, sympathisant du Parti Communiste Guadeloupéen, de passer sur le trottoir devant son magasin. Il lâche sur lui son berger allemand en s’écriant : « Dis bonjour au nègre ! » Balzinc, renversé et mordu, est secouru par la foule en colère qui met à sac le magasin. Snarsky, dont la grosse voiture est jetée à la mer, s’enfuit à temps.

Le préfet de Guadeloupe, Pierre Bolotte, protège et organise l’exfiltration du raciste. Il ne sera jamais inquiété. Par contre, la suite, pour les victimes du racisme, sera comme toujours l’enfer colonial. Boulotte n’a pas été envoyé par De Gaulle pour rien en Guadeloupe. Après avoir commencé une carrière de préfet au service de Pétain et des occupants, il sévit naturellement en Indochine puis devient directeur de cabinet du préfet lors de la fameuse bataille d’Alger qui donna lieu à toute la barbarie coutumière de la France coloniale. Il poursuivra ses méfaits jusqu’en Seine-St-Denis 3.

Le gouverneur de Guadeloupe tient l’occasion de « mater les indigènes », dont il se plaint dans plusieurs rapports de leur volonté d’indépendance. Il va prendre sa revanche sur deux peuples qui ont conquis leur indépendance malgré toutes les massacres coloniaux sans fin: les vietnamiens et les algériens. Il fait venir force renfort de gendarmes de Martinique et de Paris et engage la bataille: ses chiens en uniforme répriment sauvagement les protestations, au prix d’une cinquantaine de blessés.

Le raciste gaulliste étant protégé par le préfet, c’est le magasin de son frère qui est dynamité le 23 mars à Pointe à Pitre. Mais la répression coloniale ne fait alors que commencer. Voici la suite des évènements tels que décrits par l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG) 3

Mercredi 24 mai 1967 - Début de la grève des ouvriers du bâtiment : Les ouvriers du bâtiment qui réclament 2% d’augmentation et la parité en matière de droits sociaux entrent en grève.

Jeudi 25 mai 1967 : L’importance de la mobilisation et la tension régnant sur les piquets poussent le patronat à convoquer une réunion de négociations pour le lendemain à la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre.

La journée du vendredi 26 mai 1967

Tôt le matin, la mobilisation des ouvriers à la Pointe Jarry donne lieu à une "répression énergique" (mots du commissaire CANALES) des CRS et des Képis rouges : bastonnades, coups de crosse, tirs tendus sur les ouvriers.

Dans la matinée : A la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre, de nombreux ouvriers se rassemblent devant et aux alentours de la Chambre de commerce.

11H00 : En présence de l’inspection du travail, débutent les négociations entre la délégation syndicale de la CGT (composée notamment de Ms BERGAME, CALIFE & QUEREL) et la délégation patronale conduite par BRIZZARD.

12H45 : Les négociations, qui étaient sur le point d’aboutir, sont ajournées, en raison de l’opposition du représentant de la SOGOTRA. Dehors, le mot s’est répandu que c’est BRIZZARD qui est à l’origine de cet échec. Les CRS prennent position.

13H00 : A l’entrée du bâtiment, un responsable syndical membre de la délégation explique.

Vers 14H30 : Des renforts de CRS sont déployés sur la Place de la victoire et devant la Chambre de commerce pour permettre la sortie de celui qui a laissé entendre que : "lorsque les nègres auront faim, ils reprendront le travail". L’arrivée des CRS provoque la colère générale : les affrontements débutent.Les CRS lancent des grenades lacrymogènes pour disperser la foule et chargent à coup de matraques, à coups de crosses... et à coups de pieds, ceux qui tombent, glissent ou traînent. Les manifestants, renforcés par des jeunes, répliquent par des jets de pierres, de conques de lambi, de bouteilles.

15H00 : Brizzard évacué, les affrontements se poursuivent : dans toute la ville, des groupes se forment.

15H15 : Le préfet BOLOTTE - en repli à la sous-préfecture en compagnie des chefs militaires et du sous-préfet PETIT - donne alors l’ordre de tirer, "en faisant usage de toutes les armes". Il sait la portée de son ordre, et pour cause :l’homme a effectué deux séjours en Indochine (en 1950, au cabinet du maréchal de Lattre de Tassigny ; puis en 1953, au cabinet du ministre des Relations avec les Etats associés) ; et a passé trois années en Algérie où entre 1955 et 1958, il a été sous-préfet à Miliana, puis directeur de cabinet du préfet d’Alger... C’est donc un familier des tueries françaises en terres coloniales.

Le massacre de 87 civils guadeloupéens par des gendarmes, CRS et parachutistes français

15H30-15H35 : Le commissaire CANALES désigne un manifestant du doigt. Rafales d’IPM et de fusils automatiques. Sur la place de la Victoire, non loin du monument aux morts, un homme tombe...Atteint de deux balles dans le ventre. Très vite, il est ramassé, emporté et conduit à l’Hopital général. Il y décède peu après. Il s’agit de Jacques NESTOR, Jaki pour ses camarades, Kiki pour ses amis. Il a alors 26 ans, et milite au GONG.

Vers 15H40 : Autour de la Place, dans la foule des badauds, un guadeloupéen est atteint d’une balle en pleine tête. Puis c’est au tour du jeune PINCEMAILLE de s’effondrer, la tête elle aussi chiquetaillée par une balle meurtrière. C’est le signal de début d’un long massacre...

16H00 : Dans la ville, la sauvagerie de la répression et l’annonce de l’exécution de Jacques NESTOR puis de deux autres guadeloupéens déclenchent une vague de colère. Les armureries PETRELUZZI-QUESTEL & BOYER sont prises d’assaut : des armes et des munitions sont emportées.Contre la barbarie militaire, un mouvement de résistance populaire s’organise. Les affrontements redoublent d’intensité : plusieurs groupes de civils armés s’opposent aux forces de répression ; ailleurs, des cars de CRS et de gendarmes déboulent en trombe, avec pour consigne de "nettoyer la ville".

17H30 : Le maire de la ville, Henri BANGOU, accompagné notamment d’HERMAN SONGEONS, d’Hégésippe IBENE, de Pierre TARER se rend au Canal et, sous prétexte d’appeler au calme. Toujours juché sur les vaillantes épaules de Daniel GENIES qui l’avait ainsi amené, il en profite une nouvelle fois pour dénoncer "les agitateurs professionnels" qu’il désigne comme autant de coupables à châtier :

Il est 18H00 : Une pluie incessante de rafales d’armes automatiques a déjà fauché des dizaines de guadeloupéens... : on signale à cette heure 4 tués et plus de 30 blessés civils. De nouvelles troupes de parachutistes, arrivées en renfort des gendarmes et des CRS, font leur apparition et commencent à prendre position. L’émeute populaire redouble alors d’intensité : les magasins UNIMAG & PRISUNIC, les immeuble d’AIR FRANCE & de FRANCE ANTILLES ainsi que le dépôt de la BANQUE de la GUADELOUPE sont attaqués et incendiés... Comme un symbole, TITECA - BEAUPORT, poursuivi, court se réfugier à la gendarmerie de MIQUEL ; le juge français COMBESCUR est blessé.

19H00 : Les képis rouges investissent la ville ; aidés et accompagnés dans leurs repérages, leurs déplacements et leurs interpellations par des policiers guadeloupéens : les LAPORAL, LAURENT, BOURGEOIS... et par d’autres indicateurs qui s’étaient glissés parmi les manifestants... C’est le couvre-feu, alors que la radio d’Etat annonce que le calme est revenu.

20H00 : La décision est prise - par qui : BILLOTE ? BOLOTTE ? FOCCARD ?.... - d’envoyer les "pots de fleurs", jeeps militaires équipées d’une mitrailleuse. Cette décision se double d’un ordre clair : "tirer sur tout ce qui bouge, qui est noir ou qui tire ses origines de cette couleur".... Pointe à Pitre est en état de siège. Le massacre va alors virer à la boucherie : Les artères de la ville sont dégagées ; plus aucun regroupement n’est admis ; badauds, passants, riverains essuient les rafales des meurtrières. Des centaines de guadeloupéens sont pris pour cible, mis en joue, blessés, mutilés, fauchés. Le jeune Camille TARET qui rentre du travail est abattu à deux pas du domicile de ses parents. Dans la nuit, la patrouille repasse alors que les parents et proches organisent la veillée : nouvelle rafale. Gildas LANDRE ne se relèvera pas.

00H00 : Un avion militaire en provenance de Martinique vomit d’autres assassins ; une nouvelle meute de militaires parachutistes français, chargée celle-ci de "finir le travail".

02H00 du matin : Le silence se fait.

Les rues sont vides, nettoyées de toute présence guadeloupéenne exception faite des quelques policiers et indics servant de guides aux chiens..

La journée du samedi 27 mai 1967

06H00 : Douvan jou, le premier bilan de la journée du vendredi 16 mai est lourd :

o Plusieurs centaines d’arrestations (27 officiellement).

o 5 morts identifiés parrmi les civils guadeloupéens : Jacques NESTOR - ZADIG-GOUGOUGNAM - PINCEMAILLE - Camille TARET - Guidas LANDREE.

o Plus d’une centaine de blessés.

o Passant sous silence le nombre réel de victimes innocentes guadeloupéennes, la radio d’Etat annonce 27 CRS et 6 ou 7 gendarmes blessés…

07H00 : Le matin, des guadeloupéens se rassemblent par petits groupes pour constater l’état de la ville et commenter les massacres de la veille. Ils découvrent une ville assiégée, transformée en champ militaire. Dans les rues de Pointe-à-Pitre, la France mène une guerre contre des civils désarmés. On murmure des noms : ceux de guadeloupéens assassinées par les képis rouges, ceux des blessés. Toujours à voix basse, on s’interroge sur le nombre de victimes et les véritables raisons d’un tel massacre.

08H00 : A moins d’un kilomètre de là, au lycée de Baimbridge, les jeunes lycéens s’apprêtent à manifester pour dénoncer les massacres et la sauvage répression de la veille. En route, ils seront rejoints par d’autres

10H00 : Le millier de jeunes s’arrête face à la sous préfecture, et après une prise de parole, commence à scander les noms des bourreaux : "CRS... SS !", "BILLOTE... Assassin !".Les cordons de képis rouges et de CRS postés sur place les encerclent, puis commencent à frapper. Plusieurs jeunes sont interpellés. Cette nouvelle agression, ravive la braise : des affrontements sporadiques continuent d’opposer des groupes de guadeloupéens aux CRS et aux képis rouges. Làs, le rapport de force est par trop déséquilibré (pierres et bouteilles contre fusils automatiques et mitraillettes). Tout au long de la journée des guadeloupéens continueront d’être assassinés, mutilés, ou arrêtés. Des corps sans vie dans les rues et quartiers de la ville sont furtivement récupérés par leurs proches.

17H00 : Des dizaines de Gaudeloupéens, bravant la politique de Terreur, accompagnent le corps de leur camarade Jacques NESTOR au cimetière de Mortenol. D’autres victimes sont enterrées au même moment. Assoiffés de sang guadeloupéen, les chiens déployés par centaines et postés sur tout le parcours, veillent. Leurs griffes enserrant soigneusement les armes de guerre pointées en direction des cortèges funéraires. En plus des centaines d’arrestations arbitraires en "flagrant délit", la chasse est lancée contre les "agitateurs, meneurs et instigateurs rendus responsables de cette boucherie dont la France coloniale est coutumière.

L’étreinte de la nuit se referme sur la ville qui s’endort pour la deuxième fois en baignant dans une odeur de mort et de poudre.

Mardi 30 mai 1967 : Un accord, signé en préfecture avec le patronat accorde une augmentation de 25% aux ouvriers ; 12 fois supérieure à ce qui était réclamé le 26 mai, 25 fois supérieure à la proposition maximale faite par BRIZZARD le même jour.

La répression judiciaire

Mercredi 31 mai 1967 : Premier d’une longue série de procès : parmi les dizaines de guadeloupéens emprisonnés, 15 comparaissent devant le tribunal. Le 7 juin, ils seront lourdement condamnés, seuls cinq d’entre eux écopent de peines avec sursis.

Dimanche 4 juin 1967 : Recherché par la loi, Louis THEODORE (Jean) entre en clandestinité. Il sera le seul à ne pas être arrêté.

Lundi 12 juin 1967 : Un communiqué du ministère public près de la cour de sûreté de l’Etat annonce l’inculpation et l’arrestation de dizaines de Guadeloupéens : SAINTON - BARFLEUR - GLAUDE - DANCHET - MONROSE - LONGA - LAURIETTE - OLIVIER - BALAGUETTE - RODES - BADEN - ETILCE - GUSTAVE - JACQUES-ANDRE - KELLY - MAKOUKE - NUMA - NICOLO.

Mardi 13 juin 1967 : Fort du massacre des 26 et 27 mai et des centaines d’arrestations, FRANCE ANTILLES peut exulter : "Le GONG est décapité..."

Vendredi 14 juillet 1967 : A Basse-Terre, plusieurs détenus de basse-terre entament une grève de la faim : Hector DEGLAS - Victor COCO-VILOING - Jean-claude COURBAIN - Serge JERPAN - Marius KARAT - Pierre MARIVAL - Pierre RENIER - Daniel RICHARDSON - CLaude ROMUALD - SAVONNIER - Paul TOMICHE.

Novembre 1967 : Dans une déclaration, Le Comité Populaire et National de la Jeunesse Guadeloupéenne (CPNJG), s’insurge contre les procès et "le transfert cynique des responsabilités" et réclame le châtiment des véritables responsables et des assassins : "On prépare un procès. Ce ne sont pas les trognes armées qui seront déferrées à la barre. Ce ne sont pas les méthodes scélérates de la répression armée qui seront dénoncées. Ce ne sont pas les procédés colonialistes de la répression judiciaire qui seront condamnées. Ce ne sont pas ceux , dont l’arme cachait la mort, qui seront jugés pour leur crime."

Lundi 19 février 1968 : Le procès de 19 patriotes guadeloupéens jugés pour atteinte à la sûreté de l’Etat et à l’intégrité du territoire s’ouvre à Paris.

Vendredi 1er mars 1968 : Treize des accusés sont acquittés ; 6 autres sont condamnés à des peines avec sursis.

* Sont condamnés à Quatre ans de prison avec sursis : Serge GLAUDE - Claude MAKOUKE - Pierre SAINTON - Louis THEODORE (en marronnage)

* sont condamnés à Trois ans de prison avec sursis : Georges BADEN - Remy FLESSEL

* Sont acquittés : Albert CARACALLA - Edouard DANCHET - Amédée ETILCE - Mathias GUSTAVE - Ken KELLY - Gérard LAURIETTE - Antoine MARGUERITE - Roland MINATCHY - Saturnin NICOLO - Michel-Théodore NUMA - Felix RODES - Henri RODES - Georges RUPAIRE

En Guadeloupe 70 autres sont encore sous le coup de poursuites judiciaires.

Mercredi 3 avril 1968 : Sur la base d’une distinction fallacieuse entre prisonniers "politiques" et prisonniers de droit commun" le premier des deux procès débute au tribunal de Pointe-à-Pitre. Ils sont 26 à comparaître. Le commissaire CANALES absent, le procès est renvoyé au 10 avril et les prisonniers sont relâchés sous le régime de la liberté provisoire.

LIRE:

Pour servir l’histoire et la mémoire guadeloupéenne - Mai 1967" , COPAGUA - (Collectif des Patriotes Guadeloupéens) - 15 Juin 2003

Mé 67 - Mémoire d’un évènement , Raymond GAMA & Jean-Pierre SAINTON ,Société Guadeloupéenne d’édition et de diffusion - Juillet 1985

Vie et survie d’un fils de Guadeloupe, Pierre SAINTON , Les Editions NESTOR - Juin 2008

Liberté pour la Guadeloupe - Felix Rodes - 169 jours de prison, Félix RODES, Éditions du "Témoignage chrétien" - Septembre 1972


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Re: 1968 dans le monde

Messagede bipbip » 22 Avr 2018, 11:13

Avant, pendant et après le 68 italien

1968 en Italie fut à la fois un événement et un processus de long terme. Les transformations socio-économiques à partir du début des années 1960 bouleversent le pays. La révolte étudiante va rencontrer la vague de luttes ouvrières en 1969, la naissance des conseils d’usine, de la gauche « extraparlementaire » et d’autres mouvements sociaux prolongeant les effets de 68 à l’échelle d’une décennie. Dans la seconde moitié des années 1970, la décision du Parti Communiste Italien (PCI) de participer à la majorité gouvernementale contribue à l’échec des mouvements tout en révélant les difficultés de la gauche « extraparlementaire », laissant le champ libre aux actions « spectaculaires » et sanglantes du terrorisme rouge.

Il y a dix ans [en 1998, NDLR], parmi tant de choses dites à l’occasion du trentième anniversaire de 68, le débat le plus intéressant fut celui entre ceux qui voyaient 1968 comme le résultat d’un processus et ceux qui l’envisageaient avant tout comme un événement. Les uns mettaient plutôt l’accent sur la moyenne et longue période, la préparation, les causes, et les répercussions après 68 dans la société, tandis que les autres tendaient à insister sur l’instant de la rupture, représentée par l’événement. Dix ans après, dans un climat peut-être plus apaisé, un choix net entre ces deux thèses reviendrait à enlever quelque chose à la compréhension historique, puisque 68 fut à la fois un processus et un événement.

Ce fut un processus parce que, si l’on regarde le monde dans les années précédentes, on voit mûrir des changements historiques et sociaux, des forces et subjectivités nouvelles qui ont favorisé des mouvements étudiants de protestation et les luttes des ouvriers dans la période 1968-1969. Un processus aussi pour des raisons spécifiques à l’Italie où 68 ne finit pas cette année, mais s’entremêle aux luttes ouvrières de 1969 puis investit la vie sociale et politique de la décennie 1970. Mais ce fut également un événement car ces contradictions et éléments nouveaux produisirent un « infarctus » simultané sur l’arène mondiale. Il est étonnant de voir encore aujourd’hui, lorsqu’on parcourt une chronologie des événements de 1968, la convergence synchronisée de mouvements de lutte et de contestation dans les trois parties de la planète que la géopolitique de l’époque divisait : le tiers-monde, le bloc occidental et le bloc oriental, comme si les mouvements s’étaient appelés l’un l’autre pour se donner rendez-vous cette année-là.

Avant 68, pendant les années du boom économique, l’Italie avait connu de profondes transformations qui avaient changé la physionomie des classes sociales, de la société et de la culture. Selon le jugement de l’historien Guido Quazza, ces années représentèrent un

« vrai tournant de l’histoire sociale italienne, qui fut non pas les vingt ans [fascistes] ou la lutte armée [partisane], mais la grande migration de peuples pendant le boom de l’économie du pays (1958-1963) du Sud au Nord, de la campagne à la ville »[1].

Cette vague migratoire mélangea cultures, modes de vie, coutumes et dialectes différents. Le développement économique changea la composition des classes. Les travailleurs de l’industrie, du bâtiment, du commerce, des services et des transports augmentèrent par rapport aux travailleurs agricoles.

La classe ouvrière, ainsi concernée par des processus de renouvellement et de recomposition, connut en particulier un changement générationnel avec l’imposant flux de travailleurs provenant de migrations internes. Ces nouveaux ouvriers présentèrent des comportements et attitudes qui les posèrent, en 1969, à la tête du mouvement de lutte dans les usines et au dehors. C’étaient les « ouvriers masse », selon le terme frappant de l’operaismo italien, plus ou moins des jeunes travailleurs, souvent immigrés, travaillant surtout à la chaîne, peu syndicalisés, sujets à la parcellisation des fonctions liée à la diffusion du taylorisme dans les usines. Sur cette condition ouvrière pesait la difficulté de s’insérer dans la vie urbaine. Un malaise social et existentiel avait surgi, qui se manifestait avec une tension accrue dans les quartiers de la ville envahis par les immigrés, où souvent des épisodes de rébellion violente et improvisée avaient lieu. Ces événements échappaient souvent à la compréhension des organisations syndicales et partis liés au mouvement ouvrier, comme le cas de la Piazza Statuto du juillet 1962 à Turin, lorsqu’en queue d’une manifestation syndicale se développèrent des échauffourées entre police et jeunes qui durèrent trois jours.

Parmi les effets provoqués par la modernisation du pays il y avait, comme dans les autres pays d’Europe, l’apparition massive d’une nouvelle jeunesse. Il s’agissait d’une « rébellion » fondée sur un conflit générationnel, des styles de vie opposés à ceux des adultes, liés à la musique beat, à la façon de s’ha- biller, de porter les cheveux, de vivre les rapports interpersonnels. Ces conflits se manifestaient au sein des familles et dans les institutions, à l’école par exemple, avec des modalités et demandes qui n’étaient pas politiques, relevant de la sphère des libertés personnelles. Dans la société de ces années-là était en train de se constituer un tissu de jeunes qui, lorsqu’explosèrent les luttes étudiantes dans les universités, constitua un vaste arrière-plan décisif, même s’il ne se mua pas directement en participation directe. Lorsqu’en effet la protestation explosa sous la forme du mouvement étudiant, les 61 % d’un échantillon statistique représentatif des jeunes italiens déclaraient approuver les manifestations et leurs buts.[2]

Toujours pendant cette décennie se formait en Italie une génération de jeunes marquée par les événements politiques internationaux : les révolutions algérienne et cubaine, les manifestations contre la guerre du Vietnam, la mort de Che Guevara en Bolivie en 1967, la révolution culturelle chinoise. Le désaccord et la critique de gauche se développait dans et hors du PCI et, en particulier, au sein des jeunes de la Fédération des Jeunes Communistes. La naissance du Parti Socialiste Italien d’Unité Prolétarienne (PSIUP) en 1964, issu d’une scission du Parti Socialiste, contribua à animer le débat, pendant que les contrastes entre la Chine et l’URSS favorisaient la naissance d’une dissidence marxiste-léniniste. Il s’agissait de désaccords formulés par des cadres militants du PCI, de la FGCI, du PSIUP, de la Quatrième Internationale, des formations marxistes-leninistes et d’autres groupes de la gauche révolutionnaire, rassemblés autour de revues tel que Falcemartello, La Sinistra, Quaderni Rossi et Classe Operaia. Même le monde catholique, traversé de ferments critiques, apporta sa contribution aux contestations étudiantes dans le climat de renouvellement de l’Église inauguré par le pontificat de Jean XXIII lors du Concile Vatican II et par les luttes de libération dans les pays d’Amérique latine (avec des figures catholiques comme Camilo Torres et la publication de l’encyclique Populorum Progressio signée par Paul VI).

Les origines du mouvement étudiant sont à rechercher dans les réformes scolaires de cette décennie qui introduisirent l’école secondaire obligatoire jusqu’à 14 ans en 1962 et permirent à un nombre élevé de jeunes de poursuivre leurs études supérieures après le secondaire. Le nombre d’inscrits à l’université commença à croître. La proposition de réforme avancée par le gouvernement provoqua la protestation des universitaires déjà en 1966-1967. À ce motif de mécontentement s’ajoutèrent vite d’autres malaises déjà présents parmi les étudiants. La vieille structure de l’enseignement paraissait incapable de répondre aux nouveaux besoins induits par la transformation néocapitaliste de la société ; les systèmes de sélection, les difficultés matérielles de diverse nature, l’oppression idéologique et le despotisme des « barons » universitaires, devenaient de plus en plus intolérables à la nouvelle masse des étudiants. Le choix de la répression policière pour faire face aux mouvements étudiants contribua à aiguiser les tensions. Pour la première fois depuis l’après-guerre, la police intervint pour évacuer l’université occupée à Pise et à Turin en février 1967 ainsi qu’à Trente en mars de la même année. L’autoritarisme n’était pas seulement celui des « barons », en déduisirent les étudiants : c’est la société entière, dans ses diverses institutions, qui était autoritaire et répressive.

Pendant l’année 1967-1968 l’agitation dans les universités prit des dimensions et des aspects jamais vus auparavant. De novembre 1967 à juin 1968 il y eut 102 occupations de sièges ou facultés universitaires ; 31 sièges universitaires sur 33 furent totalement ou partiellement occupés au moins une fois. Les luttes étudiantes et la naissance du mouvement étudiant dépassèrent la traditionnelle demande de réforme démocratique de l’école et des moyens de représentation étudiante pour lui substituer la pratique de la démocratie directe basée sur l’assemblée générale et sur les groupes d’étude et de travail. Dans les années précédentes les différentes organisations de jeunesse universitaire s’étaient limitées à demander la modernisation et la réorganisation des études, la réalisation de la cogestion de l’Université, le droit à étudier, selon les principes sanctionnés par la Constitution. Pendant les occupations les étudiants prirent conscience du rapport existant entre système scolaire et monde de l’accumulation capitaliste. Ils en déduisirent que l’objectif de la réforme de l’école, à l’intérieur des marges permises par le système, n’aurait produit rien d’autre qu’un renforcement du système capitaliste dans son ensemble. La lutte investit donc le système de domination et de pouvoir.

Avec le printemps 68 et le mai français on arriva au sommet de la protestation étudiante. Après l’été se développa un débat pour déterminer les lignes d’une stratégie révolutionnaire avec une série de mesures d’organisation et d’initiatives de lutte à mener avec les autres couches sociales opprimées. La rencontre avec les luttes ouvrières de l’année suivante fit que le 68 italien ne mourut pas après l’été, mais ouvrit une longue phase de confrontations qui continua pendant toutes les années 1970.

À bien regarder, sans attendre le 69 ouvrier, en 68 s’étaient déjà développées des luttes ouvrières aux caractéristiques nouvelles et inquiétantes pour le patronat, mais aussi pour les syndicats et ce au cours de quelques importants différends, comme ceux de l’usine Marzotto à Valdagno, de Pirelli à Milan et ceux dans l’aire de Port Marghera. Dans ces deux derniers établissements avaient surgi des organismes autonomes de base en désaccord avec les syndicats : il s’agissait des CUB (Comités Unitaires de base) et de l’assemblée d’ouvriers qui s’est nommé « Potere operaio ». En 1969 se réveilla le géant industriel, la Fiat. Déjà en mai-juin cette année s’étaient ouverts des différends dans les différentes branches de l’usine au cours desquels à plusieurs reprises les syndicats furent dépassés au niveau des revendications (augmentations des salaires, moins d’heures, passage automatique à la seconde catégorie) et dans les formes de luttes (interruptions et grèves sauvages). Peu après arriva un fait inattendu : le 3 juillet une manifestation ouvrière promue non pas par les syndicats, mais par une assemblée d’ouvriers et d’étudiants, trouva une adhésion considérable, s’organisa en cortège, lequel, attaqué par la police, donna vie à une longue série d’émeutes répétées. Après les vacances vint l’automne chaud, un cycle de luttes, le point le plus haut de la confrontation de classe par rapport aux années précédentes.

En Italie, lorsqu’éclata le mai français, le « gros » de la révolte avait déjà eu lieu et le mouvement étudiant discutait déjà de comment se relier à d’autres couches sociales où résidaient des symptômes de rébellion et de protestation, principalement les étudiants des lycées et des instituts professionnels ainsi que les travailleurs des grandes industries. Certes, la révolte étudiante n’atteignit jamais l’intensité du mai français, mais conduisit plutôt comme on disait à l’époque à une longue lutte, un « mai rampant » qui provoquait de nouveaux mouvements de protestation dans les institutions, dans les usines et dans les lycées. La protestation ouvrière italienne, comparée avec d’autres situations de confrontations dans des pays industrialisés, frappait par l’intensité de l’explosion conflictuelle qui se manifesta au sein de l’« automne chaud » de 1969, mais aussi par la continuité et l’étendue du phénomène. Les journées du mai-juin français sont beaucoup plus fortes que celles de l’automne chaud : il s’agit cependant d’un pic contingent, après lequel tous les indicateurs de conflit industriel reviennent à des niveaux même inférieurs à ceux du quinquennat précédent. Dans le cas italien la moyenne se maintient à un niveau nettement plus élevé : pas seulement la vague de 1973, qui donne lieu à une nouvelle forte vague de conflits, de peu inférieure à celle de l’automne chaud, mais les années intermédiaires témoignent d’une confrontation beaucoup plus intense que les années de la décennie précédente.[3]

Après 68, ce qui suivit, a écrit un historien de l’Italie républicaine,

« fut une période extraordinaire au niveau social, la plus grande période d’action collective dans l’histoire de la République. Pendant ces années l’organisation de la société italienne fut mise en discussion presque à tous les niveaux. Certes, l’Italie n’égala pas, pour l’intensité et le potentiel révolutionnaire, les faits de Mai 68 en France, mais le mouvement de protestation italien fut le plus pro- fond et le plus durable en Europe. »[4]

En Italie, 68 entraîna le début de la crise des gouvernements de centre-gauche comme le démontrèrent les résultats électoraux des élections politiques de cette année. Ces élections mirent en évidence, outre la croissance du Parti Communiste et du PSIUP, la défaite du projet visant à construire une grande force social-démocrate autour de l’unification des deux partis socialistes advenue en 1966. La crise de direction politique en Italie se prolongea pendant des années et ne se précipita pas immédiatement comme en France en mai. Ces jours-là en France, un écroulement du régime politique, incarné par la figure de De Gaulle, paraissait imminent, et déplaça la confrontation sur le plan politique, en clouant la « révolution de mai dans le cercueil des résultats électoraux »[5], défavorables aux partis de gauche avec des répercussions immédiatement négatives sur le mouvement et sur les syndicats. Pendant qu’en Italie se succédaient les crises de gouvernement et, pour la première fois, les élections politiques anticipées en 1972 ; en France la situation gouvernementale et institutionnelle redevint stable et le gouvernement fort.

Les luttes étudiantes et ouvrières de la période 1968-1969 amorcèrent une crise politique, sociale et culturelle pendant laquelle deux protagonistes nouveaux apparurent : la nouvelle subjectivité ouvrière et la gauche extraparlementaire. Les luttes ouvrières modifièrent à l’avantage des travailleurs les rapports de force dans les usines. Des thèmes tels que l’organisation de la production, les rythmes et les temps, l’ambiance de travail – qui auparavant étaient objet de décisions assumées unilatéralement par la direction de l’entreprise – furent subordonnés à la négociation de délégués ouvriers élus par les assemblées. Pendant ces années un « pouvoir ouvrier » dans l’usine prit de l’importance, un « contrôle sur la production » impliquant un changement de la présence des syndicats sur les lieux de travail, de leur enracinement qui en Italie était assez limité.

« Rien de tout ceci ne se produisait en France après le mai : une fois épuisée le mouvement collectif, l’autorité des directions d’entreprise dans l’usine régna à nouveau »[6].

À travers l’introduction des conseils d’usine et des délégués, acceptés par les syndicats en remplacement des vieilles commissions internes, les travailleurs trouvèrent une réponse à la question de leur représentation qui dans d’autres pays, à la syndicalisation plus ancienne et diffuse, avait déjà été satisfaite. En Italie la vague de luttes de l’automne chaud s’arrêta, provisoirement, avec la signature de contrats de travail qui marquaient un tournant dans les rapports de force en laissant ouverts des espaces pour les luttes et conflits à l’usine, comme cela arriva de fait dans les mois et les années suivantes. En France, après les accords de Grenelle de 1968 qui arrêtèrent la bataille dans les usines et les grèves, les résultats électoraux furent négatifs pour la gauche et pour les syndicats ; l’autorité du gouvernement fut vite rétablie. En Italie, par contre, les capacités insuffisantes d’initiative du gouvernement à proposer et à mener à terme des réformes adaptées laissèrent des espaces ouverts aux syndicats qui devinrent des sujets aptes à proposer des changements, interlocuteurs directs du gouvernement ; ils donnèrent vie à ce phénomène qui fut appelé pansindacalismo (« pansyndicalisme »).

Malgré les efforts d’une partie du PCI, avec pour secrétaire Luigi Longo, d’essayer en 1968 de récupérer le mouvement étudiant en proposant un front anticapitaliste – en évitant ainsi les risques de revendications considérées par ce parti comme des dérives gauchistes – il ne réussit pas à éviter la formation, pendant la vague de luttes de la période 1968-1969, d’une minoritaire mais dynamique participation politique aux formations extraparlementaires. Le PCI offrit même sa contribution à la naissance d’une de ces formations lorsque, en 1969, il expulsa les gens qui se regroupaient autour de la revue Il Manifesto, et qui prirent comme nom « l’Organisation Politique » qui a pu compter, selon des sources du PCI, 6 000 à 7 000 adhérents, tandis qu’Avanguardia Operaia (AO), née en 1968, comptait entre 13 000 et 18 000 militants. Lotta Continua, qui tirait son nom du journal homonyme publié à partir de novembre 1969, en avait 13 à 14 000 et le Partito d’Unità Proletaria (PdUP), qui surgit après la dissolution du PSIUP, 14 000-15 000.

Il s’agissait, au moins au départ, de groupes véritables ; souvent ils prenaient le nom de leur organe de presse, sans cartes ni inscrits. Le cas le plus significatif de ces formations politiques, composées surtout de jeunes voire très jeunes, était représenté par Lotta Continua, organisation apparue « dans le vivant de la lutte », comme on disait alors. Une organisation originale, qui convoqua son premier congrès seulement en 1975, six ans après le début de son existence, pour se dissoudre au moment de son second congrès, l’année suivante. Toutes ces organisations furent immédiatement confrontées à l’épreuve du « faire de la politique » dans un contexte qui prit des aspects troubles et obscurs, surtout à partir du massacre de Piazza Fontana à Milan le 12 décembre 1969, lorsqu’une bombe explosa dans une banque faisant 17 morts et une centaine de blessés. C’était le début de la saison des massacres néofascistes et des complots, des groupes de droite et des secteurs des services secrets d’État. La première moitié des années 1970 fut dominée par le « terrorisme noir ». Du massacre de la Piazza Fontana jusqu’en 1974 se déroulèrent d’autres attaques de matrice fasciste, deux dans cette même année pour un total de 20 morts. De 1969 à 1974, on compta 92 morts pour des faits politiques, dont 63 à cause de violences et d’actes terroristes de droite, 10 morts dans des heurts avec les forces de l’ordre, 8 dans d’autres circonstances et 9 attribuables à des actions de groupes de gauche. 1 706 attentats, dont 71 % sont attribuables à l’extrême droite et 5,5 % à l’extrême gauche. Sur 2 359 actes de violence recensés, 2 304 étaient attribuables à des organisations néofascistes et 152 à des organisations de gauche[7].

Le but des massacres était de provoquer une réaction d’ordre et conservatrice face au « désordre » suscité par les luttes ouvrières et étudiantes. La réaction de droite ne tarda pas à se manifester par une hausse de la répression contre la gauche extraparlementaire et par un accroissement des votes pour le MSI jusqu’à la constitution, après les élections de 1972, d’un gouvernement de centre-droit. La réaction conservatrice était un danger réel, d’ailleurs l’Italie était la seule démocratie du sud de l’Europe occidentale, entourée par la Grèce des colonels, l’Espagne franquiste et le Portugal de Salazar. Dans cette situation fut redécouverte et reprise par les mouvements et groupes extraparlementaires la thématique de la Résistance et de l’antifascisme. Naquit l’antifascisme militant, entendu comme pratique de lutte, et pas seulement comme célébration de la libération, contre un État et un patronat qui se situaient encore, par beaucoup d’aspects, en continuité avec les appareils de pouvoir du régime fasciste. Sans doute ce nouvel antifascisme reconnaissait et pratiquait explicitement le recours à des formes de violence défensive, tels que la protection des cortèges et des espaces publics avec services d’ordre et heurts avec les fascistes. Toutefois, tout n’était pas réductible à la violence,

« c’est-à-dire qu’à aucun moment on n’eut l’illusion de résoudre avec la violence le problème politique »[8].

En ce sens, malgré l’apparence de dérives multiples, existaient des profondes différences entre la pratique de l’antifascisme militant et celle du terrorisme rouge. Certes, les Brigades Rouges notamment, soignèrent beaucoup l’appel à la Résistance, mais de fait, comme l’a admis un des dirigeants de l’organisation, Mario Moretti, leurs choix marquèrent une rupture substantielle vis-à-vis de la conception traditionnelle de l’emploi de la violence qui reconnaissait que

« la violence même armée pouvait être nécessaire, mais en la subordonnant à la stratégie de masse ; c’était une conception défensive qui considérait la violence comme une nécessité incommode »,

tandis que les Brigades Rouges, d’un certain point de vue, déployèrent une

« violence offensive, [… ] non plus la défense des garnisons politiques tels que les cortèges, les piquets ou autre, mais la conquête d’autres espaces. On attaquait avec les armes l’ennemi où il se trouvait, on ne se limitait pas à défendre avec les armes le terrain de la lutte de masse »[9].

Dans ces circonstances la gauche extraparlementaire dut réorienter sa tactique et sa stratégie, en commençant à raisonner sur des temps révolutionnaires beaucoup plus longs par rapport à ceux désirés, en apprenant à tisser des alliances politiques et à saisir les opportunités issues des luttes. 1973 fut une année qui ouvrit une nouvelle période. La crise pétrolière fut l’alerte de la vague de récession qui atteignit les économies capitalistes en 1974, mettant fin à « l’âge de l’or » du développement économique. Entre temps il avait eu une effervescence de mouvements sociaux avec des prise de parole et de participation : des femmes, dans la magistrature, la psychiatrie, des soldats, des détenus, jusqu’aux étudiants des lycées. Ces mouvements appuyaient le mouvement ouvrier, actif et renouvelé dans sa composition, organisé dans le réseau des conseils d’usine.

Le putsch chilien du 11 septembre 1973 fut l’occasion pour le PCI, par la voix de son secrétaire Enrico Berlinguer, de lancer le « compromis historique », un appel à l’unité de tous les partis antifascistes pour gouverner le pays. Il s’agissait, au fond, de la proposition d’unité des partis antifascistes qui avaient caractérisé la ligne communiste dans les Comités de Libération Nationale pendant la seconde Guerre Mondiale, qui entraîna la participation communiste aux gouvernements de la reconstruction jusqu’en 1947. La nouvelle gauche, bien que divisée, essaya de contrer la stratégie communiste en travaillant pour l’unité de la gauche contre les forces fascistes et la DC, accusée d’être un parti de régime. La victoire électorale du référendum sur le divorce, convoqué par la DC qui voulait abroger la loi qui le permettait, fut une surprise et signala la maturité de la société italienne par rapport aux droits civils. Politiquement ce vote fut interprété comme une grande poussée vers le renouvellement et le changement. Mais tandis que la nouvelle gauche (qui publiait trois journaux quotidiens : Il Manifesto, Lotta Continua et Il quotidiano dei lavoratori) posait au centre du changement le sujet social représenté par les mouvements et la lutte ouvrière, qui aurait dû constituer la base d’un possible gouvernement de gauche, le PCI avait en tête une stratégie visant à amener les mouvements au gouvernement et les partis dans les institutions. La transformation fut perçue comme une opération tactique du parti visant à instaurer des alliances dans le monde politique pour constituer un gouvernement de grande coalition allant des communistes et socialistes aux catholiques et libéraux.

Les élections politiques du 20 juin 1976 représentèrent le tournant de la politique communiste et de la nouvelle gauche : grand succès de PCI (34 % des voix), baisse des socialistes, bonne tenue de la Démocratie chrétienne, éphémère et non satisfaisant résultat de la liste de Démocratie Prolétarienne, soutenue cette fois même par Lotta Continua. Il n’y avait pas la possibilité d’une majorité gouvernementale de gauche, et le PCI n’allait de toute façon pas dans cette direction. On constitua un gouvernement de solidarité nationale avec l’abstention des communistes, qui entrèrent dans la majorité gouvernementale l’année suivante. La politique communiste se caractérisa dès le début par un sens de l’État, de la légalité et du respect du système. À la crise économique ils répondirent en demandant des sacrifices aux travailleurs ; avec ces sacrifices ils se montraient comme la « classe dirigeante nationale », permettant la reprise du système productif, de l’accumulation et des taux de profit. Les sacrifices consistaient à renoncer aux augmentations salariales, à augmenter la productivité du travail et à adopter un modèle de vie plus sobre, moins « consumériste », baptisé « l’austérité ». C’est seulement après cette première phase, que l’on pouvait envisager la seconde : celle des réformes qui pouvaient arriver, selon le secrétaire Enrico Berlinguer, à l’introduction de quelques « éléments de socialisme ». À cette phase, inutile de le rappeler, on n’arriva jamais. Cette tâche accomplie, le PCI aux élections de 1979 subit une perte de 4 % des voix et fut forcé de revenir à l’opposition.

La déception des résultats électoraux du 20 juin 1976 se mua en crise pour les formations de la nouvelle gauche. Lotta Continua cessa pratiquement d’exister en tant qu’organisation en octobre 1976. Beaucoup de militants et sympathisants des formations de la nouvelle gauche abandonnèrent l’engagement politique direct, d’autres crurent trouver leur salut en se plongeant dans le mouvement des jeunes et étudiant de 1977, dans lequel l’autonomie ouvrière, en expansion et croissance après la crise des principaux groupes extraparlementaires, joua un rôle important. Face au nouveau mouvement de protestation, la politique du PCI fut sévère et très dure. La plupart des participants furent jugés comme des provocateurs fascistes, des voyous, des marginaux, à combattre à tout prix. Contrairement à 68, aucun dialogue ne fut possible avec un parti qui se sentait force de gouvernement et non plus d’opposition. Même les syndicats, la CGIL en particulier, prit position en faveur de la politique communiste, et fut impliqué dans l’opposition au mouvement. Le point culminant fut l’expulsion du secrétaire Luciano Lama par les étudiants de l’université de Rome, venu pour un meeting, le 16 février 1977.

Dans la seconde moitié des années 1970, le terrorisme rouge prit de l’importance. Auparavant les groupes ultraminoritaires qui pratiquaient la clandestinité et la lutte armée pouvaient être rapprochés de l’expérience des GAP (qui reprenait dans le sigle celle des Groupes d’Action Patriotique de la Résistance). En 1972, après la mort d’un de ses fondateurs, l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli, les GAP fusionnèrent en partie dans les Brigades Rouges et ensuite dans le NAP (Noyaux Armés Prolétariens), apparus au milieu des années 1970. Sous-estimés ou hâtivement caractérisés par les forces de la gauche traditionnelle et nouvelle comme provocateurs fascistes, agents de la CIA ou issus d’un complot tramé par la classe dominante, leur stratégie changea lorsqu’ils passèrent des actions politiques démonstratives à la pratique des séquestrations, des meurtres ou de la blessure de ceux qu’ils estimaient être les adversaires à frapper. De 1974 à 1980 on compta 293 morts et 171 blessés pour des raisons politiques. Parmi eux, 104 morts et 106 blessés étaient attribuables au terrorisme de gauche. 1 787 attentats étaient attribuables à des organisations de gauche contre 1 281 attribuées à la droite. À côté des Brigades Rouges, groupe rigide clandestin, structuré par cellules et colonnes, on trouve à partir des années 1976 une myriade d’autres sigles, qui pratiquaient une sorte de lutte armée spontanée, consistant dans l’organisation d’attentats contre des personnes ou des choses. Parmi ces groupes, le plus significatif fut Prima Linea, dont les membres pratiquèrent une double activité dans les mouvements et dans les groupes armés. Tout devint plus difficile et compliqué pour les mouvements qui, comme celui de 1977, coincés entre le terrorisme de gauche, la répression policière et l’opposition frontale du PCI, furent amenés dans une position défensive et ensuite battus.

Contre les histoires fourre-tout, aujourd’hui dominantes lorsque l’on parle des années 1970, il faut réaffirmer qu’il existait une différence profonde entre le mouvement et la plupart des groupes ou partis de la nouvelle gauche d’un côté, et ceux qui, de l’autre, choisirent la route de la clandestinité et de la lutte armée. Les mouvements et la nouvelle gauche continuèrent à penser que

« pour changer la société italienne il fallait agir en profondeur à l’intérieur de la société civile même, en cherchant à constituer un mouvement de masse pour changer les consciences. […] Les terroristes, au contraire, choisirent la clandestinité et l’action violente, en se posant hors de la réalité et en s’isolant […] ils restèrent incapables de mesurer les probables effets de leurs actions, d’en évaluer le tragique bilan : non seulement ils tuèrent de sang-froid, mais ils contribuèrent grandement à la destruction du mouvement qui voulait modifier la société italienne. »[10]

Dans ce sens, le kidnapping du président de la Démocratie Chrétienne, Aldo Moro, œuvre des Brigades Rouges, le 16 mars 1978 et son meurtre le 9 mai, représenta la fin d’une période de lutte et de participation collective qui durait au moins depuis une décennie : il marqua le renforcement de l’unité des partis de gouvernement d’unité nationale, l’adoption de mesures répressives contre les mouvements de protestation, la condamnation de chaque position contrastant avec celle officielle du gouvernement et de l’État. Il représenta aussi le chant du cygne du terrorisme de gauche qui peu d’années plus tard fut vaincu militairement et politiquement, pas seulement par les mesures répressives, mais plutôt par une loi, dite des repentis, qui établissait des importantes réductions de peine pour ceux qui, capturés, avaient collaboré avec la police, en indiquant des noms, lieux et sièges. Opportunité dont ils profitèrent beaucoup, en devenant des ex-terroristes repentis et en contribuant, de cette manière à la défaite, même morale et idéologique, de ces formations. L’autre évènement qui marqua la fin des années 1970 fut la bataille à la Fiat de 1980. Pour battre la résistance ouvrière et les conseils d’usine, comme la pression patronale et gouvernementale ne suffisait pas, la direction des syndicats confédéraux et une bonne partie de la direction communiste durent intervenir. Ils le firent à leur manière, en disant que l’accord obtenu, après 35 jours de lutte, était une « victoire ».

Bien que trois décennies depuis les années 1970 et quarante ans après 68 se soient écoulées, on manque encore de réflexions historiques capables d’insérer ces évènements dans une histoire plus générale de l’Italie. Ainsi, si souvent 68 est encore présenté comme un bref météore passé en peu de mois, la décennie 1970 devient la période des « années de plomb » et passe dans la mémoire commune comme le temps du terrorisme et de la lutte armée. Au-delà de cette image réductrice, mais désormais ancrée, on doit constater que cette décennie semble ne pas appartenir à l’histoire de l’Italie. Il apparaît plutôt comme une parenthèse dans laquelle prend forme un « pays manqué »[11]. À la lumière du présent, beaucoup des conquêtes obtenues à l’époque dans le domaine des droits civils et du travail, semblent appartenir à notre avenir, et non pas au passé : l’échelle mobile des salaires, le contrôle exercé par les travailleurs sur les lieux de travail, les contrats de travail à durée indéterminée, la forte lutte contre le chômage, le sous-emploi, l’obtention d’un système de retraite et d’une mutuelle dignes, l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, la valorisation d’un syndicalisme de base et participatif à travers les conseils, etc.

Dans un pays traversé par des changements historiques souvent subis par la population, comme dans le cas du Risorgimento qui amena à l’Unité d’Italie, 1968 et les années 1970 se distinguèrent par une grande implication de la population, une envie de participer et de ne pas déléguer : elles ressemblent, dans une dimension moindre mais significative, à l’expérience de la lutte partisane de 1943-1945. À côté de la démocratie formelle, celle qui se réduit à la participation de petites élites oligarchiques des partis, souvent lointaines et renfermées dans leurs palais et leurs centres décisionnels, émergea une nouvelle démocratie plus conséquente. Une participation qui n’est pas réductible au vote et à la délégation aux partis dans les institutions, mais construite sur la présence active dans les assemblées de quartier, d’école, dans les lieux de travail et dans les mouvements, qui transforma même les relations sociales et interpersonnelles. On doit repartir de ce substrat de relations et de rapports sociaux, d’effervescence qui anima la société civile, des mouvements et des conflits qu’il amorcèrent, de l’active et consciente participation de couches sociales auparavant exclues ou mal représentées, pour raconter les faits et les évènements de « surface » de cette décennie et leur relation aux institutions, partis et syndicats. Dans ce cadre, les faits acquièrent une signification, une place, une perspective, qui peuvent être compris, expliqués et parfois jugés aberrants dans certains cas, car en décalage avec le contexte. L’historien seul ne peut naturellement pas faire tout ceci, car l’intérêt pour le passé, s’il ne se lève pas de questions du présent, reste ou devient érudition pure, exercice d’accumulation d’un savoir sans âme, incapable d’être vivant.


Traduit de l’italien par Chiara Bonfiglioli.

Paru initialement dans Contretemps (1ere série), n° 22, mai 2008.


Notes

[1] G. Quazza, « La Resistenza al fascismo in Italia », Italia Contemporanea n° 162, mars 1986, p. 11.

[2] Enquête Shell n. 9, Questi giovani, Genova, Shell Italiana, 1970, pp. 15-16.

[3] A. Gigliobianco, M. Salvati, Il maggio francese e l’autunno caldo italiano : la risposta di due borghesie, Il Mulino, Bologna, 1980, pp. 20-21.

[4] P. Ginsborg, Storia dell’Italia dal dopoguerra a oggi, Torino, Einaudi, 1989, p. 404.

[5] A. Gigliobianco, M. Salvati, op. cit., p. 62.

[6] Ibid., p 34

[7] Dati tratti da M. Galleni (a cura di) Rapporto sul terrorismo. Le stragi, gli agguati, i sequestri, le sigle 1969-1980, Milano, Rizzoli, 1981, pp. 51-84-89.

[8] A. Rapini, Antifascismo e cittadinanza. Giovani, identità e memorie nell’Italia repubblicana, Bologna, Bonomia University Press, 2005, p. 170.

[9] M. Moretti, Brigate Rosse. Una storia italiana, Milano, Anabasi, 1994, p. 47.

[10] P. Ginsborg, op. cit., p. 488.

[11] Cf., G. Crainz, Il paese mancato. Dal miracolo economico agli anni ottanta, Roma Donzelli, 2003.


http://www.contretemps.eu/mai-68-italie/
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Re: 1968 dans le monde

Messagede bipbip » 03 Mai 2018, 20:58

Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie : 1968 aux antipodes de 1989

Je me réjouis de m’inscrire dans un “décentrage” international sur 1968. Il est essentiel. Et je pense important d’apporter l’éclairage qui m’a été proposé sur “l’Europe centrale et orientale”. Il est évidemment spécifique et à première vue on a du mal à le « situer »… dans un panorama sur “1968 vu des SudS” – c’est-à-dire, au plan géo-politique, des pays colonisés et néo-colonisés ! Et pourtant, il trouve sa place dans les vues d’ensemble présentées lors du premier forum introductif : outre le décentrage – par rapport au Mai 1968 français -, les mouvements dont je vais parler (concernant la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie) partagent deux aspects généraux transversaux aux « années 1968 » dans le monde, en dépit de contextes différents à spécifier : le premier est la radicalisation politique d’une nouvelle génération, partout constatée ; le second est la dynamique révolutionnaire de 1968, sans pour autant qu’elle relève de « projet » clair et encore moins unifié. Comme l’a fort bien souligné Luciana Castellina, cette dynamique contestataire, critique de l’ordre existant et de ses rapports de domination, n’épargne pas les régimes issus des révolutions du XXème siècle et s’inscrit dans la recherche d’une alternative socialiste plus émancipatrice et démocratique – c’est précisément ce qu’on va voir en Pologne Tchécoslovaquie et Yougoslavie. Leur place dans le débat des années 1968 est « géo-politique ». Je voudrais la préciser, dans une vue d’ensemble, avant de décrire les mouvements de 1968 dans ces trois pays .

... http://www.contretemps.eu/pologne-tchec ... avie-1968/
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Re: 1968 dans le monde

Messagede bipbip » 10 Mai 2018, 23:53

Interview vidéo

Alessandro Stella sur le mai 68 italien : "On voulait continuer jusqu’à l’épuisement"

En marge du cycle de conférences sur Mai 68 organisé par Révolution Permanente, nous avons interviewé Alessandro Stella, auteur de "Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980)", Agone.

Vous avez dit 68 en Italie ? « Mai rampant », « automne chaud », « luttes chez Fiat », « stratégie de la tension », « autonomie ouvrière », mais pas seulement… Alessandro Stella revient sur ce qui fait la spécificité et les caractéristiques du processus italien.



Pour approfondir, voir la vidéo de la rencontre-débat avec Alessandro Stella :



http://www.revolutionpermanente.fr/Ales ... epuisement
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Re: 1968 dans le monde

Messagede Pïérô » 11 Mai 2018, 19:12

8 mars 68 : révolte étudiante en Pologne

Le 8 mars 68 à Varsovie, l’interdiction d’un spectacle jugé antisoviétique est la goutte qui fait déborder le vase, provoquant des manifestations massives, et une répression à la mesure de la dictature stalinienne.

Jan Malewski relate ainsi dans un article récent https://npa2009.org/idees/histoire/pologne-mars-1968 le mars 68 de Pologne:

« En 1956, c’est l’Octobre polonais : une mobilisation des masses plébiscite à la tête du parti au pouvoir son ancien secrétaire général, W. Gomulka, exclu en 1948 et emprisonné en 1951. Dès 1957, Gomulka entreprend de « normaliser » le pays, mais la gauche d’octobre poursuit la critique du régime bureaucratique. Les emprisonnements, en 1964, de ses porte-parole, J. Kuron et K. Modzelewski, ainsi que des militants trotskistes L. Hass et K. Badowski, n’ont pas mis fin à sa lutte. Bien que normalisé, le régime bureaucratique est en crise.

« Indépendance sans censure »

C’est dans ce contexte que le 16 janvier 1968 le ministère de la Culture annonce que la représentation des Aïeux du grand poète polonais Adam Mickiewicz, dénonçant l’occupation tsariste de la Pologne, ne pourra plus être jouée après le 30 janvier. Ce jour-là le public applaudit l’acteur qui dit « Je connais la liberté que donnent les Moscovites… ». À la fin du spectacle les cris « indépendance sans censure » sont scandés et plusieurs centaines de personnes partent en manifestation, à l’initiative des étudiants de la gauche oppositionnelle. La police intervient, arrête 35 personnes.

Le lendemain, les étudiants lancent une pétition contre la censure des Aïeux et « la politique qui s’écarte des traditions progressistes de la nation polonaise » : 3 000 signatures à Varsovie et plus de 1 000 à Wroclaw. Le 29 février une assemblée générale de l’Association des écrivains de Varsovie vote une résolution contre la politique culturelle du régime et les écrivains dénoncent « une dictature des ignorants ».

Mobilisation étudiante et répression

Le régime réagit brutalement. Les dirigeants de l’opposition de gauche étudiante, A. Michnik et H. Szlajfer, sont exclus de l’université par le ministre. Le 8 mars les étudiants de l’université de Varsovie adoptent une résolution : « Nous ne permettrons à personne de piétiner la Constitution, […] de nous priver du droit de défendre les traditions démocratiques et indépendantistes de la nation polonaise. Nous ne nous tairons pas face à la répression ». La police intervient brutalement contre leur meeting, mais ils partent en manifestation. Le lendemain l’École polytechnique rejoint la grève. Des assemblées générales, des grèves étudiantes se répandent à Cracovie, Wroclaw, Gdansk, Poznan, Lodz, Torun, Lublin et Katowice. Des lycéens rejoignent les manifestations. Le 28 mars, une déclaration du mouvement étudiant exige la liberté d’opinion, d’organisation, la suppression de la censure, la transparence de la vie publique, le contrôle social des biens d’État et le respect des droits constitutionnels.

Le régime répond par la répression : 2 700 arrestations, 262 procès, condamnations des militants de l’opposition de gauche. Six facultés sont dissoutes, plusieurs milliers d’étudiants suspendus de leurs droits, le parti est nettoyé (8 000 exclusions), des dizaines d’universitaires et hauts fonctionnaires licenciés. Le régime entreprend une campagne antisémite à la suite de laquelle plus de 15 000 personnes quittent le pays.

À Paris, les JCR organisent une manifestation devant l’ambassade de Pologne, le 21 mars, exigeant la libération de Kuron et Modzelewski, de nouveau arrêtés en mars 1968, et de leurs camarades. Et la Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais, écrite par ces deux opposants, est publiée en France, en Grande-­Bretagne, en Allemagne, en Italie… et même au Japon ! Une tentative de ressusciter l’internationalisme sans tenir compte des « rideaux de fer ».

Histoire polonaise:
Qu’est-ce que trois étudiants ? Un meeting
Qu’est-ce que cinq étudiants ? Une manifestation interdite.
Qu’est-ce que 10 000 étudiants ? Un groupe de meneurs.


https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/ ... en-pologne
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